George Sand, sa vie et ses œuvres/3/1

Plon et Nourrit (3p. 1-100).

CHAPITRE PREMIER

(1838)


Date importante dans la vie spirituelle de George Sand. — Pierre Leroux et ses doctrines. — Frédéric Chopin ; l’homme et l’artiste. — Les débuts du roman. — Le printemps de 1838. — Voyage à Majorque. — Les Préludes et la Sonate en si bémol mineur. — Un Hiver à Majorque. — Marseille. — 19 juin 1839.


Les amis de George Sand, dans les vingt-cinq dernières années de sa vie, ceux de la dernière heure surtout, auxquels la « bonne Dame de Nohant » n’apparut que sous les traits de cette aïeule si philosophiquement sereine, si maternellement bienveillante, si impersonnellement bonne envers tout ce qui l’entourait, on dirait même si bourgeoisement vertueuse, ont de la peine à croire que cette même aïeule écrivit jadis à Musset des lettres follement brûlantes, qu’elle avait traversé des périodes de doutes cuisants, de désespoir, de révolte passionnée dont Lélia et le Journal de Piffoël gardent la trace. Il leur semble que ce George et cette Mme Sand (comme on la nommait dans sa vieillesse) sont deux êtres différents.

Les contemporains de la « gloire militante » de la grande romancière, les admirateurs de ses premières œuvres fougueuses sont par contre tout ébahis en lisant ses romans ultérieurs tout imprégnés de douceur et de clémence.

On aurait grand tort pourtant de chercher la cause de ce changement dans l’âge seul de l’auteur, voire, dans ce quiétisme inévitable et naturel qui s’y rattache. Non, eût-on même quelque raison de répéter ici le dicton si peu respectueux : « Il n’y a pas de cheval ombrageux dont le temps ne se rende maître », on aurait tort jusqu’à un certain point. En effet, nous pouvons observer déjà des indices graduels d’équilibre sentimental et intellectuel, d’un tour d’esprit plus calme et plus harmonieux à une époque où la vie spirituelle de George Sand était dans tout son éclat, alors qu’elle prenait la part la plus active à la vie sociale, où, la plume à la main, elle combattait contre les préjugés, les injustices, les jougs sociaux et les imperfections de l’ordre politique, en un mot à une époque où non seulement l’on ne peut remarquer en elle l’ombre d’une diminution de l’énergie, d’un affaiblissement de la volonté ou de la pensée, mais où ces qualités se manifestaient, au contraire, avec le plus d’éclat. Donc ses doutes d’antan, ses désenchantements, ses protestations passionnées s’étaient calmés non sous l’influence des années, mais grâce à une nouvelle doctrine qu’elle s’était formulée et qui vint tout apaiser, tout éclairer d’une nouvelle lumière.

« Mon enfant, lis les œuvres de Pierre Leroux, tu y trouveras le calme et la solution de tous tes doutes », disait-elle dans sa vieillesse à une jeune femme qui la suppliait de l’aider à trouver la solution des problèmes de notre existence, « c’est Pierre Leroux qui me sauva. » Et vraiment, si les théories de Michel, de Liszt et de Lamennais furent les premières étapes de cette évolution qui se fit graduellement dans l’esprit de la grande romancière entre 1835 et 1838, c’est Pierre Leroux qui contribua à l’achèvement final de cette évolution, et il fut facile à George Sand de passer de la doctrine de Pierre Leroux à celles de Reynaud et de Leibniz qui, à son propre dire, fermèrent le cercle de son évolution spirituelle.

C’est à cause de cela que nous considérons 1838 comme un point de démarcation entre deux périodes de la vie de George Sand : le moment de son passage définitif du pessimisme à l’optimisme.

En dehors de ceux qui prennent un intérêt spécial à la philosophie ou de ceux qui étudient l’histoire du mouvement social du dix-neuvième siècle il est fort douteux que quelqu’un lise de nos jours les écrits de Pierre Leroux. Il est néanmoins certain que ses doctrines donnèrent naissance à force romans de George Sand et furent pour une grande part la source première de ce qui enchante et attire le plus dans ses idées même fort ultérieures.

Pierre Leroux peut donc être considéré comme un de ces arbustes sur lequel on aurait greffé une branche d’un rosier rare ou d’un noble pommier. La plante nouvelle, nourrie des sucs de l’églantier, ou du pommier sauvage, devint un arbre magnifique et porta des fleurs splendides ou des fruits succulents, et personne ne se souvient plus de l’arbuste inconnu.

Mais « à chacun selon ses œuvres », et c’est à nous qui étudions la genèse des idées de George Sand qu’incombe aussi le devoir de signaler tout ce qu’avait en elle de précieux, de durable et de vivifiant cette doctrine de Pierre Leroux, quelque peu vague et pas toujours originale, trop prônée par ses contemporains, en Russie tout comme en France, trop oubliée par la postérité.

C’est ainsi, par exemple, que Julien Schmidt refuse de reconnaître à Leroux toute valeur intrinsèque comme penseur primordial, il assure que ses contemporains l’ont bien gratuitement porté aux nues, que non seulement ses écrits ne se distinguent ni par leur profondeur, ni par l’originalité de la pensée philosophique, mais qu’ils sont nébuleux, diffus, pleins de mysticisme, enfin empreints de tous les défauts qui caractérisent les penseurs de second ordre, toujours enclins à « redécouvrir les Amériques ».

Admettons que Leroux fut réellement un penseur de second ordre, qu’en mainte occasion cette discipline scolaire qui distingue les philosophes de profession lui fit défaut, et qu’il ne put se vouer à de vraies spéculations philosophiques qu’après avoir essayé toutes sortes de professions et traversé toutes sortes d’épreuves. Mais nous allons tenter de donner un abrégé des doctrines de Leroux, et le lecteur jugera s’ils ont raison ou tort ceux qui refusent toute valeur à ces idées (qui semblent, disons-le entre parenthèses, en ces tout derniers temps, éveiller de nouveau un intérêt assez vif en France). Et d’abord racontons en peu de mots la vie de Leroux aussi peu connue de nos jours que ses théories.

Né à Paris en 1798 de parents pauvres, Pierre Leroux fit ses études d’abord au lycée Charlemagne, puis au lycée de Rennes ; enfin il entra à l’École polytechnique, il paraît n’y pas avoir terminé ses études, sa pauvreté l’ayant forcé à trouver quelque gagne-pain. Il essaya tour à tour plusieurs métiers, il fut même tailleur de pierres, puis ouvrier typographe, plus tard prote, enfin gérant d’une typographie. Il ne devint, et ceci encore dans un but spécial, propriétaire d’une typographie que sur le tard de sa vie. Il se maria très jeune, perdit sa femme, se remaria, et devint ainsi père d’une double famille (il eut neuf enfants), se chargea en outre de ses frères, — qui eux aussi étaient toujours menacés par la misère et nombreux ; — (il fut un temps où Leroux dut subvenir à nourrir trente personnes)[1]. Et en même temps il s’adonnait constamment à différentes inventions compliquées. C’est ainsi par exemple qu’il travailla vers 1843-1844 à fabriquer un clavier à caractères d’imprimerie, surnommé le pianotype, qui devait faciliter le travail de prote. Il n’est que trop clair qu’il gaspillait son argent et son temps à ces inventions, car, à défaut de fortune, n’étant pas en état de louer un forgeron ou un serrurier, très souvent, au lieu d’écrire ses livres ou d’imprimer ceux d’autrui, il se faisait serrurier lui-même et maniait et martelait les parties métalliques de sa « machine ». Bien souvent aussi il devait avoir recours à l’aide pécuniaire de ses amis. Il y eut, dans sa vie, mainte invention pareille, mainte entreprise fantastique dont il s’engouait pour des mois et des mois ; toutes se terminaient par l’insuccès, par la faillite et la misère. Pourtant à cette époque il n’était déjà plus un obscur ouvrier, mais bien un écrivain conscient de sa valeur et de sa vocation. Dès 1824 un de ses condisciples du lycée l’invita à participer à la rédaction du Globe ; ce journal, fondé depuis peu, devint plus tard le porte-voix officiel des saint-simoniens. Les chefs de ces derniers étant, comme on le sait, presque tous des polytechniciens, Leroux fut bientôt très lié avec Jean Reynaud et Armand Bazard, qu’il n’abandonna point, alors même que la secte se divisa et que Bazard se retira avec ses prosélytes dans une réclusion volontaire. Après le procès des saint-simoniens (1832) et la dispersion de la société, Leroux et Reynaud rédigèrent pendant quelque temps la Revue encyclopédique, qui expira prématurément… faute d’abonnés ; puis ils éditèrent, toujours ensemble, l’Encyclopédie nouvelle, dictionnaire philosophique et encyclopédique[2], dans lequel, comme dans celui de Diderot, tous les articles étaient subordonnés à une seule et même idée foncière et à l’exposition suivie d’une doctrine précise.

L’Encyclopédie rendit Leroux célèbre et cette célébrité ne fit que s’accroître à mesure qu’il publia toute une série de traités philosophiques et sociaux. Sans nous attarder aux détails de la biographie de Leroux[3], signalons seulement qu’après l’Encyclopédie nouvelle, il fonda ou dirigea la Revue indépendante (1841), la Revue sociale (1845), l’Éclaireur de l’Indre, l’Espérance, et en 1844, à Boussac, une imprimerie, autour de laquelle se groupa une espèce de communauté socialisto-chrétienne où l’on acceptait comme membres hommes et femmes indifféremment. Leroux ne se contentait pas d’adopter les idées saint-simoniennes sur l’égalité des sexes, il prédisait aux femmes un grand rôle dans l’avenir.

En 1848, Leroux fut député à la Constituante et à la Législative, il y prononça plusieurs discours qui n’éveillèrent point l’intérêt qu’ils méritaient. Les plus connus furent celui contre l’adultère des députés et celui en faveur de l’affranchissement des femmes, que Leroux prêchait ardemment, ce qui lui attira la sympathie de J.-S. Mill. Après le coup d’État, Leroux dut émigrer en Angleterre, avec toute sa famille et ses frères, il y passa plusieurs années, d’abord à Londres, puis à l’île de Jersey, souffrant de la misère la plus cruelle, mais ne perdant jamais courage, gardant toujours le même optimisme, malgré une série nouvelle de désillusions. (C’est ainsi, par exemple, que ce même J.-S. Mill, qui lui écrivait de loin des lettres louangeuses, fit, de près, montre de grande insensibilité et de la plus parfaite sécheresse britannique.) Leroux envisageait toutes ces misères avec un mépris tout philosophique ; il menait toujours de front ses travaux philosophiques et littéraires et ses inventions ; il faisait des conférences, il édita même pendant quelque temps le journal l’Espérance, grâce à l’aide généreuse de l’émigré russe Engelson qui fit sa connaissance à Jersey, se lia d’amitié avec lui et lui légua, en 1858, une certaine somme d’argent[4]. Enfin il y écrivit une brochure politico-économique, le Circulus, sur l’avantage à retirer des excréments humains, — théorie fort connue en Chine, que Leroux crut mettre en pratique en fondant à Jersey une fabrique de guano humain, d’encre et de cirage !!! Vers 1859, Leroux, au cours d’un petit voyage en France et en Suisse, fit à Genève une série de conférences et, en 1860, grâce à l’aide matérielle de ses ex-amis les saint-simoniens qui devinrent pour la plupart d’influents financiers ou de grands politiques, il put liquider ses affaires à Jersey et revenir en France. Il séjourna pendant quelque temps dans le Midi, à Grasse, puis revint à Paris, qu’il quitta de nouveau pendant le siège de 1870, et y étant définitivement revenu pendant la Commune, il y mourut en avril 1871.

Ayant fait connaissance, grâce à Sainte-Beuve et à Liszt, d’abord avec les écrits de Leroux, puis avec Leroux lui-même, George Sand s’enthousiasma pour lesdits écrits et se sentit pénétrée d’une entière et absolue confiance pour la personne du philosophe. Elle crut voir dans son œuvre la prédication d’un nouvel Évangile : elle y trouva, quoique formulées d’une manière confuse, mystique et quelque peu sentimentale, mais pourtant réduites en un système plus ou moins bien réglé, les doctrines qui lui étaient apparues jusqu’alors comme des idées et des dogmes épars, point reliés entre eux et empruntés soit au christianisme, soit à la doctrine de Platon, soit au saint-simonisme, soit aux œuvres de Lamennais, aux prédications de Michel et de son parti, comme à Rousseau et au Bonhomme Richard de Franklin.

1) « Qu’est-ce que l’homme, quelle est sa destination et par conséquent quel est son droit, quel est son devoir, quelle est sa loi ?… » demande Leroux[5], et il répond : « L’état permanent de notre être est l’aspiration, c’est cet état d’aspiration qui constitue proprement l’homme…, qui constitue le moi, la personnalité des êtres… » — L’homme n’est heureux, ni lorsqu’il court après les sensations et s’abandonne à ses passions, ni lorsqu’il s’abstient des joies de la vie, mais seulement lorsqu’il vit conformément à sa nature d’homme. Le spiritualisme et le matérialisme sont également « deux erreurs et deux sources de maux pour l’humanité[6] ». — « L’homme n’est ni une âme, ni un animal. L’homme est un animal transformé par la raison et uni à l’humanité[7]. » « L’homme n’est pas seulement sensation, ou sentiment, ou connaissance, mais il est une trinité indivisible de ces trois choses[8]. L’homme n’est pas seulement un animal sociable, comme disaient les anciens, l’homme est encore un animal perfectible. L’homme vit en société, ne vit qu’en société, et de plus cette société est perfectible, et l’homme se perfectionne dans cette société perfectionnée[9]. L’homme est perfectible, la société humaine est perfectible, le genre humain est perfectible… »

Platon dit vrai : Nous gravitons vers Dieu, attirés à lui, qui est la souveraine beauté, par l’instinct de notre nature aimante et raisonnable. Mais de même que les corps placés à la surface de la terre ne gravitent vers le soleil que tous ensemble, et que l’attraction de la terre n’est pour ainsi dire que le centre de leur mutuelle attraction, de même nous gravitons spirituellement vers Dieu par l’intermédiaire de l’humanité[10]. L’homme est indissolublement uni à l’humanité. Il est en soi-même l’humanité. On ne peut concevoir un homme hors de l’humanité. Quoique nous soyons plusieurs, nous ne sommes tous néanmoins qu’un seul corps… comme dit saint Paul, et nous sommes tous réciproquement membres les uns des autres[11].

2) Nous sommes immortels. Lorsque nous mourons, nous ne faisons que nous plonger temporairement dans l’oubli ; nous rentrons en Dieu, qui contient notre être latent, la personnalité comme virtuelle et substantielle et non comme phénoménale, c’est-à-dire qui ne se manifeste ni dans l’espace, ni dans le temps. La mort n’est que le seuil qui nous sépare d’une nouvelle manifestation phénoménale, d’une nouvelle renaissance de l’homme dans l’humanité. Leroux rejette la conception spiritualiste de l’immortalité de l’âme, ainsi que la métempsycose des anciens, voire la renaissance de l’âme en des organismes inférieurs. Il croit donc (et il croit prouver que telle était aussi la doctrine de Socrate, de Platon, de Pythagore, d’Ovide, de Virgile, d’Apollonius de Thyane) que l’âme ne fait que se retremper en Dieu, se plonge dans l’oubli, avant chaque nouvelle renaissance dans l’Humanité. « L’immortalité des âmes humaines est indissolublement attachée au développement de notre espèce ; nous qui vivons, sommes non seulement les fils et la postérité de ceux qui ont déjà vécu, mais au fond et réellement ces générations elles-mêmes, et c’est ainsi et uniquement ainsi que nous vivrons toujours et que nous sommes immortels[12]. »

Dans le deuxième volume de son Humanité, Leroux analyse minutieusement la Bible, non en qualité d’œuvre historique, exposant la vie du peuple israélite, mais en qualité d’œuvre symbolique qui renferme la plus profonde conception religieuse et philosophique de la substance même de la vie humaine, et l’expression la plus sublime du développement progressif de l’humanité ; il prouve que Moïse n’avait rien dit sur l’immortalité personnelle telle qu’on la comprenait et qu’on la comprend encore, seulement parce qu’il croyait et enseignait la vraie immortalité, c’est-à-dire la renaissance périodique et éternelle d’un seul et même individu sur la terre. En passant, Leroux affirme que telle était aussi la conception que Lessing se faisait de la doctrine de Moïse, ainsi qu’il l’expose dans son Éducation du genre humain.

Chaque nouvelle existence de l’homme est d’autant supérieure que l’homme était supérieur durant son premier séjour sur la terre. Et avec chaque nouvelle incarnation l’homme se perfectionne, il gravite vers la lumière, mais ce n’est ni pour disparaître dans le néant, le Nirwhana, ni pour se dissoudre en Dieu, car au dire de Leroux, « le panthéisme est aussi une erreur ». Les âmes humaines passent par une série de changements et de métamorphoses, tout comme les corps sidéraux dans l’espace doivent traverser une série semblable de transformations, et il est à présumer que tous ces changements sont assujettis à des lois psychiques aussi immuables que les lois astronomiques.

3) Durant son incarnation sur la terre chaque être humain doit progresser indéfiniment. Chaque homme doit, pour cela, être en communion complète et illimitée avec la nature et avec ses semblables. Le mythe du « péché originel » et toute l’histoire symbolique de l’humanité telle qu’on la trouve dans la Bible n’est au fond que l’histoire de la séparation égoïste de l’homme d’avec ses semblables, de la rupture criminelle de son unité.

Tout ce qui empêche notre pleine et entière communion avec la nature ou avec nos semblables est le mal. L’homme doit être en rapport illimité et continu avec l’univers. Tout ce qui tend à l’assujettir, à l’asservir à des limites bornées est le mal. L’homme ne peut pas vivre sans société, sans famille, sans propriété ; mais la société — lorsqu’elle l’enchaîne par des préjugés de caste, la famille, — lorsqu’elle usurpe toute son activité à son seul profit, la propriété, — lorsqu’elle l’empêche de remplir librement sa vraie destination qui est de progresser infiniment, engendrent le mal, et c’est ce qu’il faut combattre. Tout le mal sur la terre ne provient que des obligations mal comprises que nous imposent ces trois institutions qui doivent par leur nature ne servir qu’au bonheur de l’humanité. Il faut donc combattre les abus de ces institutions et non les institutions mêmes, et il ne faut combattre que ces abus, alors seulement l’humanité progressera.

4) Le progrès de l’humanité est infini et continu. Le progrès de l’humanité est le résultat des efforts, des victoires et des labeurs réunis de tous les éléments qui la composent, donc chaque homme doit travailler dans la mesure de ses forces et de ses capacités et développer chacune de ses capacités jusqu’au terme du possible. C’est ainsi qu’il sera non seulement un membre digne et utile de la société, non seulement ses enfants de par la loi des affinités seront aussi des hommes excellents, développés, d’une grande élévation morale, mais encore lorsque cet homme renaîtra dans l’humanité pour recommencer une nouvelle existence, il sera meilleur, supérieur d’un degré à sa première existence, donc il sera un membre encore plus utile d’une nouvelle société, meilleure aussi que la première. C’est ainsi qu’en s’élevant lui-même, il élève en lui l’humanité. C’est pour cela que chaque homme, en progressant, en tendant vers la perfection, remplit son devoir envers lui-même et envers l’humanité entière.

Il faut convenir que Leroux sut, avec une déduction admirable, avec une profondeur et une ampleur de jugement historique souvent géniales, poursuivre dans ses articles et dans ses essais cette doctrine du progrès continu, dont le vrai auteur fut au fond Leibniz. Il sut, par une argumentation probante et remarquable, suivre et exposer le développement des grandes idées, il montra comment, tout en changeant parfois d’aspect, elles se maintenaient et traversaient les époques qui nous apparaissent à présent comme des temps de barbarie, de ténèbres absolues ; il sut prouver que ces idées vivaient alors, qu’elles se faisaient jour à l’aide des hommes et des institutions qui, par leur nature même, semblaient vouées à la mort et au calme stagnant, mais qui, aux jours des cataclysmes universels ou du règne aveugle et inepte de la force brutale, devenaient de vrais sanctuaires, de vrais foyers de vie spirituelle de l’humanité. Très intéressants et très captivants, sous ce rapport, les articles de Leroux tels que : Saint Athanase, Saint Augustin, Saint Benoît, les Beggards, sans parler déjà des articles : Christianisme, Contemplation, Baptême, Aristote, Arianisme, Arminianisme, et la brochure sur l’Égalité.

Toutes les doctrines religieuses d’autrefois ont été incomplètes, elles séparaient le corps et l’âme, l’esprit et la matière ; elles voyaient le mal dans le monde matériel. Mais Dieu est partout et en tout, dans le spirituel comme dans le matériel. C’est pour cela que chaque homme et l’humanité entière trouveront leur salut lorsqu’ils comprendront qu’il ne faut pas combattre la vie corporelle, ni attendre le royaume de Dieu en dehors de ce monde, ni le voir dans la négation de la vie, mais lorsqu’on tâchera d’élever et de sanctifier toute vie charnelle, comme tout labeur terrestre. Si l’on ne considère la matière que comme l’objet du mal, qu’il faut incessamment combattre et si l’on croit que le bien ne consiste que dans la victoire de l’esprit sur cette matière, alors il faut ou admettre l’existence de deux principes, d’Ormuzde et d’Arimane, ou bien admettre que le Tout-Puissant peut être la source du mal. Si nous ne pouvons admettre la coexistence de ces deux principes, si tout provient de Dieu, donc tout doit être bien et bon, ce que nous appelons le mal naît seulement de notre ignorance ou du mauvais usage que nous faisons du bien[13].

Il n’y a donc rien d’étonnant que Leroux place dans le Panthéon de l’avenir, à côté des statues de Socrate, de Platon, de Pythagore et de Jésus, celle de Saint-Simon qui décréta en notre ère la sainteté de la matière et son égalité avec l’esprit devant Dieu. On ne doit pas s’étonner, non plus, qu’ayant emprunté cette partie de sa doctrine à Saint-Simon, Leroux se tourna avec un intérêt tout particulier vers les sectes antiques et médiévales qui professaient plus ou moins clairement la divinité du monde physique, la divinité des choses reconnues de par l’ascétisme chrétien comme assujetties au mal, au diable, ce qui amenait ces sectes, en guise de protestation symbolique contre les doctrines dualistes, à professer le « culte du diable » sous telle ou telle autre forme. C’est surtout les wiclefistes, les lollards et les anabaptistes qui attirèrent l’attention de Leroux, et plus que tous les autres, les taborites, — ces socialistes du moyen âge : parfaits chrétiens qui, d’une part, aspiraient à faire revivre le christianisme sous sa forme la plus pure, et qui, d’autre part, n’acquiescèrent point à la damnation spiritualiste contre toute la matière, mais voyaient au contraire la présence de Dieu partout, dans le matériel comme dans le spirituel. Ils refusaient de rendre le « pauvre Satan », injustement calomnié, responsable des péchés de la nature humaine. C’est ce qui fit que dans plusieurs groupes des taborites on se saluait non par le « Grüss Gott » habituel, mais bien par la formule devenue célèbre grâce au Consuelo de George Sand : « Que celui à qui on a fait tort te salue. » « Celui à qui on a fait tort » ou Satan sera salué et pardonné le jour où tout le mal de l’univers sera détruit, le règne de Dieu inauguré sur la terre et où tous les hommes, devenus frères, ne seront plus capables de se faire réciproquement du mal, — autrement dit, cette salutation équivaudrait à « que le règne de Dieu advienne ». Les taborites n’hésitaient pas à accélérer l’avènement prochain de ce règne par le feu et le glaive.

Le roman de George Sand que nous venons de nommer est aussi celui qui est le plus empreint des idées de Pierre Leroux. Nous tâcherons de le prouver lorsque nous en aborderons l’analyse, et celle de Spiridion, roman dont une partie fut même écrite par Leroux lui-même, — fait resté inconnu jusqu’à nos jours.

La grande romancière fit la connaissance du philosophe socialiste en 1835, sur le conseil de Sainte-Beuve qui lui désigna Pierre Leroux et Jean Reynaud comme les deux hommes les plus aptes à l’éclairer dans sa fiévreuse recherche de la vérité[14].

De son propre aveu, George Sand et ses amis, mais surtout Planet, ne pouvaient se rencontrer lors du fameux procès d’avril, sans se mettre immédiatement à « résoudre le problème social ». Une fois que ce même Planet pressait plus que jamais son amie de l’aider à « résoudre » ce problème, elle se souvint du conseil de Sainte-Beuve et écrivit à Leroux, le priant de venir dîner avec elle et de lui exposer « en deux-trois heures de conversation le catéchisme républicain » à l’usage d’un prétendu meunier ou paysan de ses amis. Leroux ne fut point dupe de cette petite ruse, mais il accepta l’invitation. Mais il fut lui-même si gêné et si confus durant cette première entrevue, qu’il ne put s’emparer de « l’impression » de ses auditeurs attentifs[15]. Du reste George Sand ne se soumit pas d’emblée à l’influence de ses idées. Quelques années plus tard elle en parla en ces termes à son ami Charles Duvernet[16] :

J’ai la certitude qu’un jour on lira Leroux comme on lit le Contrat social. C’est le mot de Lamartine. Ainsi, si cela t’ennuie aujourd’hui, sois sûr que les plus grandes œuvres de l’esprit humain en ont bien ennuyé d’autres qui n’étaient pas disposés à recevoir ces vérités dans le moment où elles ont retenti. Quelques années plus tard, les uns rougissaient de n’avoir pas compris et goûté la chose les premiers. D’autres, plus sincères, disaient : « Ma foi, je n’y comprenais goutte d’abord, et puis j’ai été saisi, entraîné et pénétré. » Moi, je pourrais dire cela de Leroux précisément. Au temps de mon scepticisme, quand j’écrivais Lélia, la tête perdue de douleurs et de doutes sur toute chose, j’adorais la bonté, la simplicité, la science, la profondeur de Leroux, mais je n’étais pas convaincue. Je le regardais comme un homme dupe de sa vertu. J’en ai bien rappelé ; car si j’ai une goutte de vertu dans les veines, c’est à lui que je la dois, depuis cinq ans que je l’étudie, lui et ses œuvres…

Nous apprenons donc de la bouche même de George Sand que ce n’est qu’en l’espace de cinq années que s’accomplit sa pleine et entière adhésion aux idées philosophiques de Leroux, mais aussi que dès leur première entrevue elle se sentit pénétrée par un respect illimité pour la personnalité morale du maître. Il arriva donc pour Leroux presque la même chose que pour Michel : l’individualité du nouvel apôtre la fit s’incliner d’abord devant l’apôtre lui-même, et plus tard devant sa doctrine. Nous croyons même que George Sand lui octroyait dans son imagination des qualités qu’il ne possédait peut-être point et qu’elle ne s’apercevait pas de beaucoup de choses assez peu attrayantes qu’il y avait en lui : il manquait de délicatesse dans les questions matérielles, avait une certaine tendance assez mesquine à rattacher toutes ses malchances personnelles aux « grandes questions sociales », à quémander assez prétentieusement et toujours « de par ses principes », au lieu de simplement confesser ses misères et de demander aide, enfin il avait un certain faible pour les potins. Nous croyons pouvoir affirmer que c’est Leroux qui fut la cause finale de la rupture entre George Sand et Mme d’Agoult et du refroidissement survenu entre elle et Lamennais. Il paraît avoir tant soit peu jalousé l’influence de Lamennais sur George Sand et ne perdait aucune occasion de médire de lui, soit directement, soit indirectement. Il colportait sur son compte des racontars propres à envenimer les relations entre le grand réfractaire religieux, leur ami commun et leur co-éditeur, et son admiratrice, George Sand. Et malheureusement il y réussit assez ! Nous donnons plus bas deux lettres à ce sujet. Plus tard Leroux se plaignit, à George Sand encore, de Louis Viardot, un peu plus tard encore il se plaignit d’elle-même à quelqu’un de leurs amis communs et dut s’en excuser auprès d’elle !… Mais George Sand semble réellement ne s’être point aperçue de ces défauts de Leroux, ou elle les lui pardonnait au nom de ses qualités, rares et grandes. Elle admirait surtout, comme il paraît, sa foi ardente au progrès, qui allait parfois jusqu’à une exaltation prophétique, la pureté de cette âme touchante et quasi enfantine, sa naïveté tout enfantine aussi, qu’il poussait jusqu’à un égoïsme ingénu, son ignorance de la vie pratique à côté d’aspirations grandioses de réformer le monde. Hâtons nous de dire que Leroux ne joua jamais dans la vie personnelle de George Sand le rôle de Michel. Mais il ne put se défendre d’encourir le sort de tous ceux qui approchaient cette femme supérieure, il succomba si bien à son charme qu’une explication décisive eut lieu entre eux. George Sand conseilla à Leroux de ne pas oublier son rôle d’ami. Celui-ci s’y soumit sagement : il s’empressa même d’exalter sa grande amie en des termes les plus mystiquement ampoulés, alors qu’il reçut d’elle une bonne leçon, une semonce des mieux conditionnées. Voici la réponse inédite de Leroux :

J’ai reçu deux lettres et j’attends la troisième. C’est vous qui êtes l’oracle. Vous n’êtes pas seulement mon étoile polaire. De nous deux, vous êtes l’oracle. Moi, je ne fais que consulter Dieu, c’est vous qui répondez.

Votre inspiration a été ce qu’elle devait être. Je le reconnais aujourd’hui, après avoir bien lutté le jour et la nuit, pour comprendre. Je m’égarais dès le début, et je vous égarais : vous ne vous êtes pas laissé égarer, et vous ne m’avez pas laissé m’égarer.

L’amour n’est bon, vrai, saint, qu’autant qu’il donne et laisse à chacun l’unité de son être. Si vous m’eussiez écouté, l’être en nous restait divisé, morcelé. De vous, cela est évident, et de moi aussi. Car j’ai réfléchi depuis sur ma vie, et je comprends maintenant votre vie par la mienne, et ma vie par la vôtre.

Vous m’avez fait faire en moi-même une confession qui m’a donné une grande lumière et m’explique bien des choses. Je ne suis pas un saint, comme vous dites. Mais j’ai foi que je reviendrai par vous à la sainteté, et que je reprendrai l’unité de mon être. Soyez-en sûre, vous me sauverez, parce que nous nous sauverons.

Je ne puis pas vous dire ce que j’ai senti et pensé et souffert depuis ces trois ou quatre jours. Mais je veux vous dire encore que non seulement vous êtes pour moi la vie, mais que vos oracles sont pour moi des oracles ; car mon cœur y consent.

C’est un supplice que de vivre loin de vous, mais je me répète ces vers du Dante, quand il quitte l’enfer pour le purgatoire :

        Per correr miglior acqua alza le vele
        Omai la navicella del mio ingegno,
        Che lascia dietro a se mar si crudele ;

ayez, je vous en supplie, ayez toujours pitié de moi ; car cette mer

de ma vie passée était bien cruelle.

J’écrivais cela, attendant la troisième lettre, ma manne céleste. Le facteur vient de m’apporter mes journaux, et je n’ai pas de lettre. Oh ! ne craignez pas que je me plaigne. Que de bénédictions je vous dois pour les deux premières ! Ô bonne, bonne, bonne ! Que vous êtes bonne, et que votre amitié est bienfaisante ! Il n’y a pas un mot qui ne m’ait pénétré au fond de l’âme, pas une phrase que je n’aie repassée cent fois dans ma mémoire et méditée le jour et la nuit. Que je vous remercie de votre confiance ! Oh ! non, il ne faut pas que les chiens vous suivent à la piste de votre sang. Vos douleurs sont sacrées. Il faut vivre et triompher. Reine, Reine, Reine !

Quant à moi, misérable, il n’y a que l’adieu de vos lettres que je déteste, quoique je l’embrasse et en sois ravi ; car je l’aime mieux que rien, et ainsi je l’adore. À vous de cœur et d’esprit, dites-vous ; j’aurais mieux aimé à vous de la façon la plus vague. Ces faces, je vous l’ai dit, sont fausses, ces faces : sentiment, intelligence, acte. Il n’y a de réel que l’être, et l’être a ces trois aspects, et toujours il les a, dans l’amitié comme dans l’amour. Seulement, ces trois aspects de l’être sont autres dans l’amitié et dans l’amour. Que veut donc dire votre adieu ? Hélas ! je le sais. Il aurait mieux valu pour moi l’indéfini à vous, à vous peut-être, à vous faiblement, à vous dans cette vie ou dans l’autre… Moi, je vous dis de toute la force de mon âme : À vous.

Ce petit incident n’obscurcit aucunement l’amitié naissante, et peu à peu Leroux devint le confident de George Sand dans toutes les questions graves ou embrouillées de sa vie[17], un intime de sa maison et de celles de ses amies d’alors, Mmes Marliani et d’Agoult, l’ami de Maurice et de Chopin[18], le collaborateur et le compagnon de travail de George Sand, pendant de longues années et de toutes ses entreprises littéraires. De plus, comme nous l’avons déjà dit dans le volume précédent, lorsque George Sand s’aperçut de l’indigence matérielle dans laquelle la famille de Leroux se trouva vers 1838, elle eut même l’idée de se charger de ses enfants et de les adopter[19].

Mais voici ce qui est curieux. Tous les critiques et biographes s’évertuent habituellement à dire que George Sand ne fut qu’une émule docile dans les mains du philosophe mystique[20]. Elle-même, pendant de longues années et à différentes reprises, ne se nomme pas autrement que « disciple docile » ou « l’écho » de Pierre Leroux, et nous voyons réellement que, d’une part, elle a pour lui une admiration sans bornes, elle l’admire comme penseur, elle accepte ses leçons, orales ou écrites, comme de vraies « révélations ». Ses idées deviennent les siennes, ne font qu’un avec ses propres croyances, ses propres sentiments et aspirations, et se manifestent dans une série de romans et d’écrits : Spiridion (sous certains rapports aussi les Sept Cordes de la Lyre), Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, Ziska, Procope le Grand, le Coup d’œil général sur Paris, le Meunier d’Angibault, le Péché de M. Antoine, Horace, le Compagnon du Tour de France et même Jeanne. Tous ces romans apparaissent comme la mise en œuvre du programme de Leroux : lutte contre les triples abus : abus de caste, de famille et de propriété ; prédication de la doctrine du progrès continu et de « la vie de l’homme dans l’humanité ».

Il faut pourtant noter, une fois de plus, que si George Sand se pénétra si bien de cette doctrine et se fit un « écho » aussi docile de Leroux, c’est que ces idées répondaient parfaitement à ses propres goûts, à ses aspirations, à ses croyances. Aucun critique, par exemple, n’avait jamais douté que Spiridion ne fût écrit par une seule main, et pourtant il fut écrit par George Sand et Leroux ; mais une collaboration pareille aurait tout gâté, elle aurait détruit l’homogénéité de l’œuvre, si le ton, la manière, le diapason général des deux auteurs ne fussent absolument pareils, si la romancière n’avait pas traversé auparavant des sentiments de cette catégorie, si elle-même n’avait pas vécu, en son âme, le développement progressif de l’idée religieuse, passé par cette série d’évolutions progressives de la conscience humaine (ou, d’après Leroux, de la conscience de toute l’humanité) qui constituent la donnée principale de Spiridion.

Malgré cela, Leroux apparaît quant à la doctrine sous l’aspect du maître, du guide, du sage.

Mais si nous envisageons le côté moral et pratique, alors la correspondance entre Leroux et George Sand (nous avons eu la chance de lire et de copier plus de soixante lettres de Pierre Leroux, plusieurs lettres de ses frères et gendres, et des lettres à eux adressées par George Sand), cette correspondance, disons-nous, témoigne que, dans leurs rapports personnels et privés, le premier rôle, le rôle du fort, de l’aîné, du conseiller, du consolateur et du protecteur, le rôle du bienfaiteur dans le sens vrai et exact du mot, revient à George Sand. Leroux, dans ses lettres se plaint : du sort, des hommes, des circonstances, du travail au-dessus de ses forces, du manque d’argent et du guignon en toutes choses (ce qui est très compréhensible, vu sa misère éternelle et ses dettes presque inextricables). Il demande perpétuellement tantôt un conseil, tantôt une consolation ou l’éclaircissement de ses doutes, tantôt il s’excuse, et il demande, et il prie, il prie et il demande… Et ce qu’il faut noter dans les lettres de Leroux, écrites pour la plupart en un langage extra-nébuleux, ampoulé, fourmillant de comparaisons embrouillées et d’explications vagues, c’est qu’à côté de ce ton général de faiblesse, de plaintes, de gémissements perpétuels, on y trouve, à la parfaite consternation des admirateurs et disciples de Leroux, une constante reconnaissance de la supériorité morale et intellectuelle de sa correspondante. George Sand tantôt le console et le calme, tantôt elle le conseille, lui arrange quelque affaire. C’est ainsi par exemple que, lors de la fondation de la Revue indépendante, elle ne se fit l’un des éditeurs actionnaires et des co-rédacteurs que dans le but de donner à Leroux la possibilité de propager ses idées, ainsi que celle de gagner sa vie, et elle n’y publiait ses romans que pour « attirer les badauds ». Tantôt elle le charge de s’entendre avec quelque éditeur pour la réimpression de l’un de ses romans parus, afin de lui donner la possibilité de gagner un modeste courtage à cette opération[21] ; et tantôt elle lui expédie simplement une certaine somme d’argent ; ou lui permet de toucher pour elle les honoraires qui lui reviennent ; ou bien elle met sa signature sur une lettre de change de Leroux ; ou elle aide ses frères à affermer un petit terrain ; ou elle lui avance une somme d’argent pour fonder sa typographie à Boussac. Elle lui donne gratis un de ses nouveaux romans pour une nouvelle revue qu’il fonde, après l’insuccès de la première, ou encore elle achète et répand ses petites brochures et s’évertue à lui trouver des abonnés, et elle l’aide, elle l’aide…

Du commencement jusqu’à la fin, George Sand reste pour Leroux et pour sa famille vraiment maternelle, pleine de bienveillance, de cette bonté infinie et intarissable dont parlent tant tous ses biographes, une bonté allant jusqu’à la faiblesse, de sorte que non seulement Leroux avait vraiment droit de l’appeler Consuelo de mi’alma, mais encore les amis de George Sand avaient quelquefois des raisons parfaitement légitimes de protester contre l’abus de cette bonté, dans certaines occasions de la vie pratique. Le lecteur trouvera plus bas toute une série de documents prouvant ce que nous venons d’avancer, et maintenant nous nous permettrons de citer quelques lettres imprimées et inédites de Pierre Leroux, de George Sand et divers autres, lettres qui se rapportent aux premières années des relations entre George Sand et Pierre Leroux.


Madame Dudevant, rue Laffitte
Hôtel de France, au coin de la rue de Provence.
1836. Décembre.

J’ai lu ce matin la lettre que vous m’aviez écrite et que je n’avais pas reçue hier. En vérité je suis heureux de ne l’avoir lue qu’aujourd’hui : je n’aurais pas osé vous regarder ni vous parler. Vous êtes trop bonne et trop élogieuse. Je suis toujours embarrassé et gêné pour dire une parole devant vous (ce qui, par parenthèse, me fait souvent bavarder beaucoup trop). J’ai senti cela le premier jour que je vous ai vue ; je ne pus pas vous dire un mot. Si hier j’avais eu votre lettre, j’aurais été plus troublé que le premier jour de notre connaissance ! Voilà ce que c’est que de vous avoir lue dans vos livres. J’ai l’âme pleine d’admiration, et je n’ai pas de parole pour la dire ; puis c’est de mauvais goût que de vous louer en face ; puis encore, ce n’est pas vous louer que je veux, c’est plutôt vous faire sentir combien je vous estime et combien je vous suis reconnaissant. Il arrive alors que vous aimez l’humilité et à louer les autres tout faibles qu’ils sont. Il en résulte, pour ceux envers qui vous vous montrez si bonne, un trouble intérieur inexprimable.

Vous me demandez mon amitié. Ne savez-vous pas que je vous suis tout dévoué ? J’étais votre ami avant de vous connaître ; je le fus le jour où je vous vis pour la première fois ; je le suis aujourd’hui, je le serai demain, je le serai toute ma vie.

C’est le propre de l’amitié que d’être utile ou du moins de chercher à l’être à ceux que nous aimons. Je demande donc qu’il y ait en moi quelque force qui puisse vous aider quelquefois dans vos souffrances. Mais vous vous trompez bien sur vous-même quand vous dites que je servirais à vous rendre bonne. Vous êtes née pour le beau et le bon, et vous avez toujours été au fond ce que vous voudriez devenir. Seulement la vie est une épreuve et une expérience que nous faisons tous deux dans la mesure de nos forces pour nous et pour l’humanité. Aspirons donc à devenir meilleurs et à nous éclairer de plus en plus dans nos ténèbres.

Je pense avec chagrin que vous allez bientôt partir, et que je ne vous verrai plus. Mais si à Noan (sic) vous prenez quelque instant de vos nuits aux étoiles[22] pour m’écrire, vous me fortifierez à votre tour dans mes abattements et dans mes tristesses.

P. Leroux.

Le libraire de l’Encyclopédie doit vous envoyer aujourd’hui ou demain, de ma part, tout ce qui en a paru. Si vous n’en voulez pas, donnez-la à Maurice. C’est en effet pour nos enfants que nous travaillons. Vous qui avez Maurice et Solange, vous ferez pour eux l’article Espérance, et non pas l’article Spleen, comme nous disions l’autre jour.

Tours. (Sans date.)

Ce n’est pas le moment, madame et chère amie, de vous dire ce que j’ai pu souffrir et ce que je souffre encore. Quand nous nous reverrons comme deux amis je vous le dirai peut-être. Je vous écris un mot seulement, pour que vous n’ayez pas d’inquiétude sur mon état de santé. Je me rappelle qu’en partant je vous ai promis de vous donner de mes nouvelles quand je serais à Tours. Je lutte avec courage contre la tristesse et l’abattement. Je compte rester encore trois ou quatre jours ici, puis m’acheminer vers Paris. J’ai besoin de mes enfants. J’aurais tant à vous écrire, qu’il me faille des efforts inouïs pour me décider à vous écrire seulement ces quelques mots. Un jour je vous demanderai peut-être à vous écrire une longue lettre, afin que mon amitié vous soit utile et bonne à quelque chose. Adieu. J’espère que votre santé est meilleure. Embrassez pour moi, je vous prie, Maurice et Solange. Je voudrais écrire à Mme Marliani ; mais j’ai laissé passer trois jours, et elle doit être partie. C’est un grand regret pour moi de ne pas lui avoir donné de mes nouvelles à temps. Si vous lui écrivez, parlez-lui de moi.

Votre ami,
P. Leroux.


À Madame d’Agoult, à Bellagio, Milan.
Nohant, 16 octobre 1837.
Chère Princesse,

… Je tombe dans le Pierre Leroux, et pour cause. Il était ici ces jours derniers. Charlotte et moi nous faisions le projet romanesque de lui élever ses enfants et de le tirer de la misère à son insu. C’est plus difficile que nous ne pensions. Il a une fierté d’autant plus invincible qu’il ne l’avoue pas et donne à ses résistances toutes sortes de prétextes. Je ne sais pas si nous viendrons à bout de lui. Il est toujours le meilleur des hommes, et l’un des plus grands. Il a été voir Béranger à Tours et va revenir ensuite je ne sais pour combien de temps.

Il est très drôle, quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il dit :

— J’étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin. Cette dame est venue à moi et m’a parlé avec une bonté incroyable. Elle était bien belle !

Alors je lui demande comment vous étiez vêtue, si vous êtes blonde ou brune, grande ou petite, etc. Il répond :

— Je ne sais rien. Je suis très timide ; je ne l’ai pas vue.

— Mais comment savez-vous si elle est belle ?

— Je ne sais pas ; elle avait un beau bouquet, et j’en ai conclu qu’elle devait être belle et aimable.

Voilà bien une raison philosophique ! qu’en dites-vous ?…

George.


À Madame d’Agoult, à Gênes.
Nohant. Mars 1838.

… Il est bien possible que j’aille vous rejoindre quelque jour en Italie. Cependant ce voyage, que j’avais arrangé pour le printemps prochain, me paraît moins certain maintenant quant à la date. Mon procès avec mes éditeurs, que je voudrais terminer auparavant, est porté au rôle pour le mois de juillet ou d’août. Si je suis forcée de m’en occuper, je ne pourrai passer les monts qu’en automne. Une fois en Italie, j’y veux rester au moins deux ans pour les études de Maurice, qui s’adonne définitivement à la peinture et qui aura besoin de séjourner à Rome…


Madame George Sand, chez Madame Marliani, au Consulat d’Espagne, rue Grange-Batelière.

Votre lettre m’a été bien douce, chère amie (puisque vous proscrivez le nom de madame, et vous avez raison). Je l’ai reçue au milieu d’une grande affliction. Reynaud vient de perdre sa femme. J’écris à Mme Marliani et je lui donne quelques détails sur le malheur de mon pauvre ami. Il a été vraiment beau et fort dans cette rude atteinte. Sa croyance, fondée sur la raison qui nous éclaire, est bonne à quelque chose. J’étais sûr de lui d’avance, et je n’ai pas été trompé. J’ai déjà pas mal souffert, j’ai fait aussi des pertes cruelles, sans compter d’autres afflictions bien profondes : mais avec lui j’apprenais à souffrir et à savoir mourir. Jean est un fameux homme, un brave et grand esprit. Je veux qu’il vous connaisse un jour et qu’il vous aime comme je vous admire.

J’ai été forcé de rester auprès de lui jusqu’au moment où je l’ai conduit à Chantilly chez sa mère. Voilà pourquoi je n’ai pas été vous voir déjà. Je suis encore retenu aujourd’hui et peut-être demain. Mais j’espère que vous ne serez pas partie d’ici à deux jours. Maurice va donc bien ; il est avec vous et Solange aussi. Alors, puisque nul cœur ne vous manque, pourquoi ne resterez-vous pas quelques jours de plus, pour le bonheur de la Madona. J’ai vu sur votre cachet Italiam. Vous irez donc ! J’ai renoncé à mon voyage d’Allemagne à cause de Reynaud. Il a besoin des montagnes pour se retremper, et nous irons faire un petit voyage dans les Alpes.

À vous pour toujours.
P. Leroux.


Au Major Adolphe Piclet, à Genève.
Paris. Printemps 1838.
Cher Major,

… Vous seriez bien aimable de me donner de vos nouvelles ici, rue Grange-Batelière, 7. J’y serai encore une quinzaine, et il est possible, probable même, que nous allions passer l’été en Suisse. La santé de mon fils est meilleure ; mais les médecins lui ordonnent un climat frais en été et chaud en hiver. Nous serons donc bientôt à Genève et ensuite à Naples. Dites-moi dans quelle partie bien sauvage et bien pittoresque de vos montagnes je pourrais aller travailler ; je voudrais un climat modéré pour Maurice, et pour moi des paysans parlant français. Les environs de Genève ne me paraissent pas assez énergiques comme paysage, et je voudrais fuir les Anglais, les buveurs d’eaux, les touristes, etc. Je voudrais encore vivre à bon marché, car j’ai gagné deux procès et je suis ruinée…

Le lecteur sait déjà que ce n’est ni en Italie, ni en Suisse que se rendit George Sand en l’automne de 1838, mais bien à Majorque, et on sait aussi qu’outre ses deux enfants, son troisième compagnon de voyage fut Chopin.

C’est avec une profonde émotion, avec un frisson de vénération et de crainte, que nous commençons le récit des relations entre Chopin et George Sand. Notre sympathie se divise entièrement ; nous sommes incapable de déclarer lequel des deux grands amis nous est plus cher, plus proche de notre cœur, auquel des deux nous sommes plus intimement, plus fidèlement attaché. Puis, comment raconter une âme, une âme sensitive jusqu’à la morbidesse, âme incomprise, se dérobant à tous, ne se révélant point et point révélée, âme profonde, exclusive et ne se manifestant que par les sons, ne vivant et ne parlant qu’en musique et par la musique ! Comment rendre les états de cette âme capricieuse, toute en teintes et en nuances fugitives, de cette âme mimose, si personnelle, si intolérante envers tout ce qui est collectif et troupeau, envers tout ce qui est cher à la foule et aimé d’elle ; âme instinctivement ennemie du banal, de l’universel, du vulgaire, du criard ; âme également fuyant la prose de la vie, le bruit de la vie et les combats de la vie, à dix coudées au-dessus de tous les partis, de tous les meneurs, tous les crieurs, tous les orateurs, de tous les héros, de toutes les divinités du jour, de tous ceux qui disparaissent des tréteaux, après avoir mené grand bruit pendant des années, comme les marionnettes, et qu’on oublie aussi comme les marionnettes ?… Comment faire comprendre au lecteur, surtout à celui qui n’est pas musicien, une âme qui ne parlait que par la musique, qui même en musique parlait une langue extraordinaire et inusitée, une langue à elle, toute nouvelle, sans l’ombre même de l’universellement populaire, sans trace de trivialité, de vulgarité, de lieux communs, de phrases faites, d’expressions reçues ? Comment expliquer un compositeur qui ne craint pas toutes ces modulations, ces positions d’accords prétendues « impossibles » ou inconnues avant lui ? Celui qui commence sa première Ballade en Sol mineur par ce récitatif interrogatif parlant sans paroles et s’arrêtant sur cette dissonance audacieuse ; celui dont le courroux et le désespoir se révèlent par des œuvres telles que l’Étude en Ut mineur, le Prélude en Si bémol mineur (n° 16), la Polonaise en Fa dièze mineur ; celui dont la douleur s’exhale dans les larmes de cet incomparable Nocturne en Ut mineur (op. 48), ou dans ce Prélude de deux lignes d’une simplicité, d’une beauté inénarrables, comment faire comprendre que parmi les grandes âmes, celle-ci est l’une des plus grandes, des plus profondes, la plus raffinée entre toutes les plus délicates ?

Dans sa vie ce fut l’homme le plus retenu, ne permettant à personne de pénétrer dans le sanctuaire de son cœur. Il existe bon nombre de lettres de Chopin, mais elles ne le révèlent pas, surtout dans la seconde partie de sa vie. Il ne se révélait pas plus dans ses paroles. Il tâchait toujours de passer pour un homme du monde, très correct, et rien de plus.

Mais on s’y méprendrait pourtant. La volonté du musicien n’était pour rien dans la douceur recherchée de son abord, l’élégance de ses manières, tous ses soucis du fashionable, ses engouements pour les « tailleurs chic », pour les salons de grand monde, pour des « papiers tourterelle » ou « gris perle » des murs, pour les jardinières garnies de fleurs et un ameublement élégant. Il ne recherchait pas ces belles formes de l’existence, ce n’était que l’empreinte extérieure, involontaire de cette âme d’élite qui régnait en souveraine sur son enveloppe frêle, délicate et élégante. Tout cela était presque inconscient, il lui était impossible de faire, d’agir, de parler autrement, d’être moins exclusif, moins recherché, moins délicat. Et si, comme tout auteur, nous devons souhaiter à notre livre le plus grand nombre de lecteurs, nous désirerions que ces pages-là n’en aient que le plus petit, nous voudrions presque qu’elles ne fussent lues que par les musiciens seuls, ou par les exclusifs, les sensitifs, par les personnes qui trouvent que « l’universellement populaire » est tout aussi fade et dégoûtant que les enluminures des boîtes à bonbons, les « primes artistiques » d’un journal de cinq sous, le « patriotisme » ou le « libéralisme » des faiseurs d’articles, les pardessus d’un magasin de confections seyant à des milliers de personnes, ou comme le livre d’une célébrité populaire fraîchement éclose, seyant aussi à une foule innombrable de lecteurs, à la « sainte majorité », à tout le monde.

Nous nous permettrons de donner ici une esquisse abrégée de la vie de Chopin, parce que ses biographies françaises, même les plus récentes, fourmillent d’erreurs. Frédéric Chopin naquit Le 22 février 1810 (et non pas 1809) à Zelazowa-Wola, domaine des comtes Skarbek, situé dans le diocèse de Suchaczew. Son père était un émigré français naturalisé en Pologne, Nicolas Chopin ou Szopén, selon l’orthographe polonaise. Sa mère, — une Polonaise, — Justine Krzyzanowska. Frédéric Chopin se considéra toujours comme Polonais et tint le polonais pour sa langue maternelle. Ses parents étaient tous les deux attachés à la maison de Skarbek, Nicolas Chopin en qualité de précepteur, sa femme comme intendante de la maison de campagne. Le jeune comte Skarbek, devenu plus tard un savant fort distingué, fut le parrain de Frédéric[23] et l’ami de la famille, mais jamais Chopin ne fut élevé à ses frais, ni aux frais de sa mère, ou du prince de Radziwill. Frédéric reçut une éducation fort soignée dans la maison paternelle, parce que ses parents étaient des gens d’une grande culture intellectuelle, et lorsque Nicolas Chopin s’installa à Varsovie et y ouvrit un pensionnat pour les jeunes gens faisant leurs études au lycée, sa maison fut un lieu de réunion pour les hommes s’intéressant aux choses de l’esprit ou adonnés à la culture des sciences et des arts. Frédéric était le second des enfants de Nicolas Chopin, venant après Louise et précédant ses deux sœurs Isabelle et Émilie. Celle-ci devait à l’âge de quatorze ans mourir phtisique, comme mourut plus tard Frédéric. Tous ces enfants se distinguaient par des capacités littéraires et artistiques : les deux aînées s’occupèrent plus tard de traductions, Émilie composa des vers. Frédéric avait une grande facilité pour le dessin et s’amusait, encore élève du lycée, pendant une villégiature chez des amis, à écrire un prétendu « Courrier » où il notait toutes ses impressions de campagne sous la forme la plus drôle et la plus humoristique, témoignant d’un esprit railleur et éveillé. Son talent musical se manifesta de très bonne heure et d’une manière toute spontanée. Il étudia le piano avec Ziwny et débuta comme pianiste à l’âge de dix ans. Il fut dès lors remarqué de la célèbre Catalani qui lui fit cadeau d’une montre avec une inscription gravée pour la circonstance. Tout adolescent, il prit part à des concerts de bienfaisance ou joua avec un grand succès dans les salons de l’aristocratie varsovienne, à commencer par celui de la comtesse Lowicz, épouse du grand-duc Constantin. Cela ne l’empêcha pas de faire des études très sérieuses au lycée de Varsovie, où il remporta plusieurs mentions honorables, prix et couronnes. Ses études une fois terminées, en 1826, il entra au Conservatoire ou École supérieure de musique de Varsovie où il étudia son art sous la direction de Joseph Elsner. Durant cette période et plus tard il fit quelques séjours à Berlin, en Silésie, en Poznan chez le mécène prince de Radziwill, à la campagne chez ses amis les comtes Wodzinski, se créant partout des admirateurs enthousiastes et dénotant dès ses toutes premières œuvres un talent original, sûr de lui-même, hors ligne.

Il eut pour camarades, au lycée, et plus tard pour amis l’élite intellectuelle de Varsovie, et fréquentait l’élite artistique ou aristocratique de cette ville.

Il était en train de se créer un public européen en commençant une tournée artistique par des concerts à Munich et à Vienne, lorsque éclata la révolution polonaise de 1831. Il s’arrêta à Paris « pour se rendre à Londres », comme il était dit sur son passeport : ce fut pour ne plus jamais revenir dans sa patrie et pour mourir place Vendôme en 1849. Les dix-huit années qu’il passa à Paris, à l’exception de quelques séjours aux eaux de Bohême, à Majorque, à Nohant et en Angleterre, furent consacrées à la musique : c’est là qu’il créa la plupart de ses chefs-d’œuvre et gagna sa vie en enseignant son art à une foule d’élèves des deux sexes.

Nous avons déjà raconté dans notre deuxième volume la première entrevue de Chopin et de George Sand et prouvé qu’elle n’eut pas lieu en 1837, comme on le prétend toujours, et dans des circonstances tout à fait autres et nullement aussi poétiques que ne la content MM. de Custine, Karasowski, Wodzinski et tutti quanti. Nous avons, en faisant analyse de ces légendes, dit que cette rencontre eut lieu dans les derniers mois de 1836, à l’époque où Mme d’Agoult et George Sand habitaient l’Hôtel de France, rue Laffitte, et que pendant les mois d’hiver de 1836 passés par George Sand à Paris, entre son voyage en Suisse et sa réclusion à Nohant (en janvier-avril 1837), elle et Chopin se virent non pas « une fois », mais bien plusieurs fois, soit dans le salon de la comtesse, soit chez Chopin lui-même, à ses soirées musicales intimes que Henri Heine nous décrit incomparablement dans ses lettres à Lewald[24] dont Liszt nous parle dans son livre sur Chopin[25] et auxquelles George Sand elle-même fait allusion dans son Histoire de ma vie[26].

Nous avons dit à cet endroit même de notre travail comment Chopin avait d’abord été récalcitrant à l’idée de faire la connaissance de George Sand, par haine des bas bleus en général. La première impression que lui fit la grande romancière fut aussi assez défavorable. C’est ainsi que ce même Karasowski qui raconte d’une manière aussi… poétique leur première rencontre et qui assure que d’emblée Chopin se sentit « compris comme il ne l’avait jamais été auparavant et par personne », ce même Karasowski déclare avoir lu dans une des lettres de Chopin à sa famille, détruites lors des événements de 1863[27] : « Hier j’ai rencontré George Sand, elle me produisit une impression fort désagréable… » Dans la lettre ouverte de Hiller à Franz Liszt, que Niecks cite dans sa biographie de Chopin, on peut lire ce qui suit : « Un soir tu rassemblas chez toi l’élite de la littérature française. Certes George Sand ne pouvait y manquer. En revenant à la maison, Chopin me dit : « Quelle femme antipathique que cette Sand. Est-ce vraiment bien une femme ? Je suis prêt « à en douter… » Au dire de ce même Niecks, lorsqu’il questionna là-dessus Liszt, ce dernier ne souligna qu’une certaine retenue que Chopin laissa remarquer au commencement de ses relations avec George Sand, et il ne dit rien par rapport à son « aversion ». Bien au contraire, Liszt dit qu’au bout de très peu de temps la romancière remporta victoire sur cette retenue, grâce à ses merveilleux dons intellectuels et au charme de sa parole. Il en avait été de même avec Musset. Niecks remarque avec raison qu’il y eut beaucoup de points de ressemblance dans ces deux liaisons, en général. C’est ainsi que Chopin et Musset étaient tous les deux de quelques années plus jeunes que George Sand, tous les deux ils jouèrent le rôle du plus faible, etc., etc. Mais la différence fut grande entre le poète et le musicien sous le rapport moral, et quoique Musset appartînt par sa naissance à une famille presque aristocratique, et que Chopin naquit et se développa dans l’humble famille d’un directeur de pensionnat auprès du lycée de Varsovie, c’est bien lui, plutôt que Musset, qu’il faut appeler aristocrate dans le vrai et le grand sens du mot. C’était un homme d’une culture morale exceptionnelle et par sa nature, par toutes ses habitudes de famille et d’éducation, absolument incapable de passer son temps dans quelque société grossière ou dans les bas plaisirs où s’abaissa si souvent Musset.

Une taille moyenne et élancée, des mains longues et effilées, de très petits pieds, des cheveux très fins d’un blond cendré tirant sur le châtain, des yeux bruns plutôt vifs que mélancoliques, un nez busqué, un sourire très doux, une voix un peu sourde, et dans toute sa personne quelque chose de si noble, de si indéfinissablement aristocratique, que tous ceux qui ne le connaissaient pas le prenaient pour quelque magnat. Voici le portrait de Chopin. La recherche, le raffinement même, dans les manières, dans les paroles, dans l’habillement, comme dans l’ameublement de ses chambres, l’aversion innée pour toute discussion bruyante, pour les politiciens et les clubs, pour tout laisser aller des bohèmes, pour tout train de vie désordonné, pour les sans-façons des abords, pour tout manque de goût, le débraillé, le bariolé dans la mise ; l’engouement pour tout ce qui dénote la haute société, allant jusqu’au snobisme, amour de tout ce qui est élégant, poussé jusqu’à des extases devant quelque toilette bien faite et « bien portée » et jusqu’à la connaissance approfondie du cachet de chaque grand faiseur ; la passion des fleurs, des parfums, des porcelaines de Chine ou de Sèvres, des meubles de Boulle, des tentures claires, des soirées intimes et pimpantes dans quelque petit salon de grand monde, doucement éclairé, plutôt noyé dans la pénombre, où, en « petit comité », une élite de femmes adorables et d’hommes grandement titrés ou portant un grand nom historique écoute, religieusement attentive, le poète-musicien qui lui révèle, au piano, le secret de ses pensées ! Voilà les dehors, l’atmosphère où se plaisait Chopin.

Une délicatesse raffinée d’esprit et de sentiments, une douceur d’âme, la hauteur générale de tout l’être moral ; une certaine tendance à l’idéalisme, à la rêverie, et une fine moquerie pleine d’humour ; une tendre fidélité à ses amis, à sa famille, liée à un amour ardent et douloureux pour sa pauvre patrie perdue, aux amers regrets de son brillant passé ; le culte chevaleresque pour toute femme, et une passion illimitée de son art, de cette langue de son cœur, la musique, qui réunissait en elle et servait seule d’expression à tous ces divers éléments spirituels ; l’originalité et la personnalité incisive et exclusive d’un génie — dans ses œuvres à lui, et le goût marqué de tout ce qui est bien pondéré, adouci, jamais brutal, toujours noble et retenu, et même de tout ce qui est conventionnellement formel — dans les œuvres d’autrui, en peinture, en littérature et en musique. Voilà enfin Chopin moral, le Chopin intime et caché.

Si nous nous rappelons maintenant qu’au moment de la première rencontre de George Sand et de Chopin les idées socialisto-démocratiques avaient pris possession de l’esprit de la grande femme ; que dans ses paroles comme dans ses actions elle faisait constamment montre de ses sympathies pour les masses incultes, souffrantes et malheureuses, et de son adhésion à tout ce qui devait accélérer l’affranchissement du peuple, la proclamation du pouvoir suprême de la majorité ; qu’elle avait rompu avec presque tous les amis de sa jeunesse, avec ses amies de couvent, aussi bien qu’avec la société à laquelle elle appartenait par sa naissance et les relations de son aïeule et de son père, et qu’elle vivait alors presque exclusivement au milieu de tribuns, de meneurs de partis, de philosophes, d’artistes, d’acteurs, de journalistes, d’utopistes, de bohèmes et de prolétaires ; qu’elle était portée à un sans-façon absolu dans son train de vie, ne faisant aucune attention ni à ses costumes, ni à ceux de son entourage[28] ; que bien peu de semaines auparavant elle portait une blouse d’homme, un gilet et des bottes ; qu’elle fumait à outrance, tutoyait ses nouveaux amis, presque de prime abord, s’ils étaient à son gré ; qu’elle souffrait qu’on s’exprimât en sa présence en des termes familiers, et qu’elle se permettait elle-même dans ses lettres et ses causeries intimes des locutions d’atelier ou de tréteaux ; si nous nous rappelons tout cela, nous ne trouverons pas étonnant que la première impression qu’elle produisit sur Chopin lui fut défavorable.

Mais il est moins étonnant encore qu’il suffît du commerce le plus court entre la femme de génie et le grand musicien, pour qu’il fût charmé. Sous son extérieur raffiné, comme sous les manières presque bohèmes de l’amie des humbles palpitait une grande, une géniale âme d’artiste. Chopin était plus capable de le sentir qu’aucun de ceux qui entouraient alors George Sand. Il venait d’éprouver, de plus, que les dehors les plus recherchés, les plus élégants, les relations les plus amicales, la douceur des manières la plus parfaite se marient parfois avec des préjugés aristocratiques, avec une sécheresse ou une lâche soumission à sa destinée et à la volonté d’une caste. Wodzinski un ami (!) à lui, ne s’en efforça pas moins de faire étouffer l’amour commençant de sa sœur Marie pour le jeune musicien modeste, pas riche et point titré, et cette même Marie Wodzinska (après laquelle soupirait aussi le poète Slowacki), malgré tous ses serments et ses sentiments, se plia à la volonté paternelle et, tout en aimant Chopin (!), épousa un homme titré. Quoique Chopin n’eût ni les courroux de Liszt ni ses révoltes contre les préjugés aristocratiques qui lui volèrent aussi la jeune fille de son choix[29], quoique Chopin fût porté à s’incliner devant ces préjugés de caste consacrés par les siècles, pourtant la blessure que ces gens à cœurs secs lui portèrent saignait et brûlait douloureusement au fond de ses entrailles. La sympathie d’une grande âme, libre, ardente, prête à l’aimer, venant à lui, dut d’emblée inonder de lumière, de chaleur et de passion inextinguible ce cœur qui n’avait encore rencontré ni un vrai amour, ni un cœur égal au sien[30].

George Sand possédait un véritable et profond sens musical, nous l’avons déjà noté, en passant, dans le chapitre sur Liszt. Revenons sur ce point, d’autant plus que nous sommes là-dessus en parfait désaccord avec Mecks, dont les arguments et les assertions nous paraissent très peu probants.

En parlant du conte fantastique le Contrebandier que George Sand écrivit « sur la fantaisie musicale de Liszt », nous avons cité le biographe de Liszt, Mme Lina Ramann, qui trouvait extrêmement « étonnant que, malgré son sens musical profond, George Sand n’ait pas inspiré Liszt », c’est-à-dire qu’il n’ait rien composé sur l’un de ses textes[31]. Nous avons dit alors même que cette assertion nous était très précieuse, venant de la part de Liszt et redite seulement par Mme Ramann, elle renferme une constatation irrévocable de ce que George Sand était vraiment très musicienne (musikalisch). Or, Niecks met en doute la présence de ce don chez George Sand. Il dit : « J’ai appris par Liszt que George Sand n’était pas musicienne (nicht musikalisch), mais qu’elle avait du goût et du jugement. Par le mot nicht musikalisch il faut, je crois, entendre qu’elle n’avait pas l’habitude de faire usage de ses capacités musicales, ou bien qu’elle ne les avait pas développées à un degré digne d’attention. À mon propre avis elle donne trop d’importance à ses capacités, à ses occupations et à ses connaissances musicales, du moins ses écrits prouvent que quel que fût son don musical, son goût était néanmoins très incertain et ses connaissances très minimes… »

Il nous semble que Niecks réfute par ses propres paroles ce qu’il avance, en disant que l’expression unmusikalisch veut dire surtout que George Sand n’était point une exécutante, une musicienne active. Mais ceci encore n’est point exact, car, sans être une virtuose, George Sand se distingua toujours par une ouïe musicale parfaite, une mémoire excellente et même une certaine vélocité au piano, qui lui permirent, jusque dans sa vieillesse, d’exécuter de mémoire quantité d’airs berrichons, espagnols et majorquins, des danses, des morceaux d’opéras, de Don Juan surtout, son opéra favori (ainsi que celui de Chopin et de Mme Pauline Viardot). Nous savons aussi que dans sa jeunesse elle jouait assez souvent à quatre mains, qu’elle chantait agréablement et qu’elle fut une des premières à apprécier le génie de Berlioz, peu connu encore à ce moment, mais dont elle chantait déjà ou accompagnait les romances[32]. Elle chantait aussi des airs d’opéras italiens[33].

D’ailleurs tout ce que Niecks avance par rapport à son « goût incertain », etc., nous paraît très problématique, d’autant qu’il entre là-dessus en dispute ouverte avec Liszt, meilleur juge que lui, semble-t-il, en matières musicales ! C’est ainsi par exemple que Mecks ajoute en note à la page où il parle du « goût incertain » de Mme Sand : « Il y a dans les œuvres de George Sand bon nombre de passages poétiques à propos de musique, comme aussi par-ci, par-là des jugements très incisifs sur des matières d’esthétique générale, mais il n’y manque pas non plus de morceaux où son manque de savoir et son incapacité critique se voient manifestement. Témoin ce passage de l’Histoire de ma vie :

« Le génie de Chopin est le plus profond et le plus plein de sentiments et d’émotions qui ait existé. Il a fait parler à un seul instrument la langue de l’infini ; il a pu souvent résumer, en dix lignes qu’un enfant pourrait jouer, des poèmes d’une élévation immense, des drames d’une énergie sans égale. Il n’a jamais eu besoin de grands moyens matériels pour donner le mot de son génie. Il ne lui a fallu ni saxophones, ni ophicléides pour remplir l’âme de terreur ; ni orgues d’église, ni voix humaine pour la remplir de foi et d’enthousiasme. Il n’a pas été connu et il ne l’est pas encore de la foule. Il faut de grands progrès dans le goût et l’intelligence de l’art pour que ses œuvres deviennent populaires. Un jour viendra où l’on orchestrera sa musique sans rien changer à sa partition de piano, et où tout le monde saura que ce génie aussi vaste, aussi complet, aussi savant que celui des plus grands maîtres qu’il s’était assimilés, a gardé une individualité encore plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore plus puissante que celle de Beethoven, encore plus dramatique que celle de Weber. Il est tous les trois ensemble, et il est encore lui-même, c’est-à-dire plus délié dans le goût, plus austère dans le grand, plus déchirant dans la douleur. Mozart seul lui est supérieur, parce que Mozart a en plus le calme de la santé, par conséquent la plénitude de la vie…[34]. »

Mecks prétend que ce passage suffit à faire reconnaître le manque d’entendement musical chez George Sand. Certes, chacun a son goût, et de nos jours on trouvera quantité de musiciens et de dilettanti qui jetteront de hauts cris devant cette suprématie de Mozart au-dessus de Beethoven et de Chopin. Et pourtant, de nos jours aussi, Tchaïkowski mettait tout pareillement Mozart au-dessus de tous les compositeurs ; M. Saint-Saëns, et les critiques MM. Hanslick et Laroche[35] professaient le même culte, et nous doutons fort que ces quatre hommes puissent être soupçonnés de « manque d’entendement musical ». Mais ce qu’il faut surtout noter, c’est que Chopin lui-même plaçait l’auteur de Don Juan à cette même hauteur inaccessible, que la partition de cette œuvre était son Évangile musical et qu’il ne s’en séparait jamais, même dans ses voyages.

Faut-il en conclure que Chopin, aussi, « manquait de sens et de goût musical », qu’il était unmusikalish ? Il est trop évident que l’assertion de Niecks n’est que l’expression de son goût personnel et non un jugement bien fondé. Ajoutons que la prophétie de George Sand relative à l’instrumentation des œuvres de Chopin s’est accomplie de nos jours. En dehors de la Marche funèbre ou la Polonaise en la majeur, tant de fois instrumentées et exécutées à grand orchestre un peu partout, notre jeune et déjà si célèbre compositeur M. Al. Glasounow, il y a peu d’années, instrumenta et fit paraître sous le titre de Chopeniana une suite de morceaux de Chopin, « sans rien changer à la partition de piano ». Au moment où nous corrigeons ces pages, nous croyons encore entendre une autre suite, également intitulée la Chopeniana, que notre vénéré et si regretté maître Mili Balakirew avait instrumentée peu de mois avant sa mort. On peut donc affirmer que George Sand devait se connaître tant soit peu en fait de musique et que « l’exemple » cité par Mecks est au moins… mal choisi. Ne serait-il pas plus raisonnable de nous fier au jugement de Franz Liszt qui, semble-t-il, a voix au chapitre, et de redire, d’après ses mots cités par son biographe, que George Sand était très musicienne, qu’elle entendait profondément la musique et que c’est pour cela que Liszt, tout comme Chopin, aimait à jouer devant elle ses compositions fraîchement écloses ou celles des génies d’antan.

Nous donnerons plus bas des preuves de ce profond entendement musical et du fin sens artistique que George Sand manifesta souvent à la première audition de telle ou telle autre œuvre nouvelle de Chopin. Nous signalerons aussi bon nombre de ses pages écrites durant les années passées dans l’atmosphère spirituelle de Chopin et qui reflètent les idées, les goûts et les théories esthétiques du grand musicien. Cela se rapporte surtout à Consuelo, ainsi qu’au Château des Désertes, où nous trouvons mainte page consacrée au Don Juan de Mozart.

Revenons maintenant à la rencontre des deux grands artistes, mais avant tout rétablissons la chronologie des événements pour ne pas suivre les biographes de Chopin dans les sables mouvants des légendes. Donc, ayant fait la connaissance de Chopin dans les tout derniers mois de 1836[36], George Sand se retira en janvier 1837 à Nohant, où elle resta jusqu’au 21-22 juillet[37], moment où elle fut précipitamment appelée à Paris auprès de sa mère mourante. Elle passa les mois d’août et de septembre à Paris et à Fontainebleau, courut à bride abattue à Nérac, où M. Dudevant avait conduit Solange après l’avoir enlevée à Nohant, fit une alerte promenade de quelques jours dans les Pyrénées, puis revint à Nohant, où elle resta de nouveau sans bouger jusqu’au mois d’avril 1838[38]. Au commencement de l’hiver 1837, au printemps et en été de cette année Mme d’Agoult et Liszt firent deux ou même trois séjours à Nohant qu’ils quittèrent après le départ précipité de leur hôtesse, le 22 juillet, et ils n’y revinrent plus jamais. Pendant le séjour de Mme d’Agoult à Nohant, George Sand avait plusieurs fois réitéré des invitations à Chopin, et Chopin faillit les accepter encore en l’été de 1837, lorsqu’il écrivit à son ami Wodzinski : « J’irai, peut-être, pour quelques jours chez George Sand[39]. » Mais cette bonne intention eut le sort de celles qui pavent l’enfer, et Chopin ne vint à Nohant qu’en 1838. En 1837 il partit le 11 juillet avec Pleyel et Cozmian à Londres, y fit la connaissance de Broadwood, joua chez lui, charma tout un cercle de belles dames et de connaisseurs et y resta juste jusqu’à ce même 22 juillet, c’est-à-dire qu’il revint en France au moment où George Sand et Liszt n’étaient plus à Nohant. Vers la fin de cet été, s’il faut en croire la Neue Zeitschrift fur Musik de septembre 1837, Chopin fit une cure d’eau en Bohême. Cette assertion, pour n’être point irréfutable, est pourtant fort probable, car dans cette même lettre à Wodzinski, Chopin lui annonçait qu’il « se sentait mal depuis l’influenza de l’hiver passé » et que les médecins l’envoyaient à Ems[40]. Moscheles et Mendelssohn, à leur tour, parlent dans leurs lettres de Londres (datées de l’automne de cette année) du séjour estival de Chopin à Londres et de sa maladie de poitrine. En tout cas Chopin n’aurait pu être à Nohant que si George Sand (donc Liszt aussi) y était restée : or nous savons que Liszt n’a jamais été à Nohant en même temps que Chopin. Ce prétendu séjour de Chopin, en l’été de 1837 « en même temps que Liszt et Mme Viardot (!!!) », est un conte bleu. Tout ce qui se débite sur le séjour simultané à Nohant des trois génies musicaux doit être une fois pour toutes rapporté au domaine des légendes. 1° Après 1837 Liszt ne revint plus jamais à Nohant et il déclara catégoriquement n’y avoir jamais été en même temps que Chopin. 2° Chopin n’avait pas encore visité Nohant en 1837. 3° Mme Viardot n’avait jamais été à Nohant avant son mariage (1840), elle y vint pour la première fois en 1841, quand elle y séjourna simultanément avec Chopin, mais point avec Liszt. Elle déclara à Niecks, tout aussi catégoriquement que Liszt, qu’elle n’avait jamais séjourné à Nohant en même temps que Liszt, ce qui est absolument conforme à la vérité. C’est pour toutes ces raisons que nous n’hésiterons pas à appeler les Souvenirs de Charles Rollinat[41] un conte très intéressant, mais rien de plus. Au lecteur qui aime « les contes poétiques » nous conseillons bien de lire dans cette chronique, d’une fantaisie exubérante et ne manquant pas de talent, comment en l’été de 1837 ou de 1841 (on ne sait pas trop) toute une pléiade de célébrités et d’amis de George Sand séjourna simultanément à Nohant, goûtant les plaisirs de l’esprit et les divertissements les plus raffinés. Il y est conté comment on y travaillait, comment on y lisait et comment le soir tout le monde se réunissait soit au salon, soit sur la terrasse ; c’est alors que se passaient les choses les plus incroyables et les événements les plus fabuleux. Malheureusement pour la plupart ils sont déjà réfutés par Niecks, mais il nous sera encore possible d’en nier toute véracité, grâce à un seul argument, que nous gardons en réserve, d’une telle portée que tous les autres deviennent presque inutiles. Le lecteur des Souvenirs de Charles Rollinat apprendra donc par exemple que Liszt et Chopin rivalisaient au piano, qu’une fois, on transporta ce piano sur la terrasse, et le jardin de Nohant inondé de clair de lune et parfumé de fleurs retentit, tour à tour, des trilles du rossignol, du chant de Pauline Viardot et du jeu puissant de Liszt, auquel répondait l’écho. Le lecteur de Rollinat apprendra encore qu’une autre fois Liszt se serait vengé du conseil de Chopin, donné la veille, de ne point changer à sa guise, en les jouant, les œuvres chopiniennes, et de n’exécuter plutôt que ses propres compositions ; Liszt s’en serait vengé en ayant, entre chien et loup, si parfaitement imité le jeu de Chopin, que ce n’est que lorsqu’on alluma les bougies qu’on vit que ce n’était pas Chopin, comme l’avaient cru les auditeurs ensorcelés, mais bien Liszt en personne, assis au piano ; il aurait narquoisement dit alors : « Vous voyez, Liszt peut imiter Chopin, mais Chopin peut-il jouer à la Liszt ? » Mais, encore et toujours, lorsque plus tard on questionna là-dessus le grand pianiste hongrois, il déclara catégoriquement ne s’être jamais permis rien de pareil et que cette histoire était inventée. Le lecteur apprendra encore par ces Souvenirs comme dès lors — on ne sait pas trop si c’était en 1837 ou en 1841 — Pauline Viardot aurait étudié le rôle de Fidès[42], c’est-à-dire tantôt huit et tantôt douze ans avant la première représentation du Prophète, qui n’eut lieu que le 12 avril 1849, et il y lira enfin comment ces soirées musicales finissaient par de gais soupers, pendant lesquels on faisait le punch dans une grande coupe d’argent, etc., etc.

Eh bien, c’est justement cette « grande coupe d’argent » qui nous rendit le grand service d’apprendre la vérité et de dissiper définitivement tous les points des Souvenirs de Rollinat. Donc, voici ce que nous savons pertinemment. Lorsque Mme Maurice Sand, qui gouvernait en 1874 tout le ménage de Nohant, voire toute l’argenterie de la maison, demanda après la lecture de ces Souvenirs à Mme Sand : « Et où donc est-elle à présent, cette coupe d’argent ? » Mme Sand lui répondit en souriant : « Ma mignonne, elle n’a existé que dans l’imagination de Charles, il n’y en a pas, comme du reste il n’y a presque rien de vrai dans tout ce qu’il a écrit là. — Mais, bonne mère, pourquoi avez-vous donc permis de publier tout cela, puisque c’est un tas de bêtises ? — Ah ! ma chérie, peu m’importe. Et lui, il avait tant besoin d’argent, il était si au dépourvu, lorsqu’il écrivit tout cela[43]… »

Nous conseillons à tous ceux qui lisent les petits livres et les articles sur Chopin — exception faite du livre de Niecks, et surtout de l’excellent travail de Ferdinand Hœsick — de se rappeler très ferme que dans toutes les biographies de Chopin on trouve des dizaines de ces « coupes d’argent ». Il en foisonne, il en pullule à chaque page, à commencer par la description de la première rencontre de Chopin et de George Sand, avec tous ces « pressentiments de Chopin » ces « escaliers éclairés a giorno et recouverts de tapis », ce « léger parfum de violettes », ce « frou-frou d’une robe de soie », cette « grande Lélia » s’appuyant au piano et « dévorant de ses yeux noirs le virtuose », ce « mystérieux chiffre 7 », qui termine… l’année 1836 ! (car la première rencontre eut bien lieu en 1836 et non en 1837), et à finir par la description des derniers moments de Chopin, le piano roulé presque au pied du lit et Delphine Potocka chantant, non seulement au dernier jour, mais à la dernière heure, au moment même où Chopin expirait, et chaque chroniqueur nomme catégoriquement un air différent : l’un du Mozart, l’autre du Stradella, un autre encore du Bellini, un quatrième une prière d’église !

La déclaration formelle de la nièce de Chopin qui assista avec sa mère au dernier moment du grand musicien nous apprend la vérité sur tout cela[44]. Le sceptique Niecks eut bien raison de critiquer à outrance toutes ces légendes si aimées du public et des biographes. Hâtons-nous seulement de répéter que Niecks met souvent en doute ou conteste ironiquement telle expression ou telle ligne des lettres de George Sand, qui ne méritent aucunement d’être traitées de la sorte[45]. Pour répondre à un autre reproche si souvent prodigué à George Sand par Niecks comme par tant d’autres — voire : que le fait qu’entre 1837 et 1847 le nom de Chopin se trouve trop rarement sous sa plume servait peu à son avantage et qu’il prouverait à lui seul quelle place minime occupait Chopin dans sa vie morale, — pour répondre à ce reproche, nous devons, dès à présent, dire et redire[46], que presque toutes les lettres du volume II de la Correspondance sont tronquées et changées, et avant tout sont tronquées et omises des lignes et des pages entières consacrées à Chopin, des lignes et des pages témoignant du profond attachement de George Sand pour son ami, de sa tendre sollicitude pour lui, pour son train de vie, pour son confort, témoignant aussi de son admiration exaltée pour son âme, sa bonté, et de l’intimité morale toute familiale de leur vie durant ces dix années. Maurice Sand, en biffant ainsi tous ces passages de la Correspondance de George Sand, — par antipathie personnelle pour Chopin, — rendit mauvais service à la mémoire de sa mère : il permit à beaucoup de ses ennemis de profiter de cette absence presque complète du nom même de Chopin dans la Correspondance de George Sand comme d’une preuve du manque de toute tendresse, de tout attachement sérieux de sa part pour le grand musicien. Nous noterons, au cours de notre récit, tous ces passages tronqués, et le lecteur verra combien ils sont importants pour prononcer un jugement équitable sur les relations qui unissaient George Sand et Chopin.

Et maintenant nous pouvons tranquillement et définitivement aborder la période la plus heureuse des relations de George Sand et de Chopin, — leurs « commencements » en l’année 1838.

Au printemps de cette année, George Sand fit d’assez fréquents séjours à Paris, causés par son dernier procès avec M. Dudevant[47]. C’est précisément à cette époque que se rapportent les premiers chapitres de son roman avec Chopin, ces chapitres toujours si captivants pour les lecteurs et les acteurs, où tout est encore incertain, inconnu, im werden, comme disent les Allemands, où tout marche en avant, tout promet, tout effraye, tout agite, mais où rien encore ne chagrine ni ne désillusionne et, surtout où rien… n’ennuie par sa monotonie assommante.

C’est à cette époque que se rapporte aussi l’énigmatique épître inédite de George Sand à Mme Marliani, que voici :

Nohant, 23 mai 1838.

Chère belle, j’ai reçu vos bonnes lettres et je tarde à vous répondre à fond, parce que vous savez que le temps est variable dans la saison des amours.

On dit beaucoup de oui, de non, de si, de mais dans une semaine, et souvent on dit le matin : décidément ceci est intolérable, pour dire le soir : en vérité, c’est le bonheur suprême.

J’attends donc pour vous écrire tout de bon que mon baromètre marque quelque chose sinon de stable, du moins de certain pour un temps quelconque. Je n’ai pas le plus petit reproche à faire, mais ce n’est pas une raison pour être contente. Aujourd’hui, je ne vous écris qu’un billet pour vous dire que je vous aime et que j’ai besoin que vous m’écriviez, que vous pensiez à moi, que vous vous occupiez de moi. Cette idée me donne de la force et m’empêche de retomber dans mes exagérations de désespoir sombre, bête et spleenétique…

Mais il est à croire que cette incertitude ne dura pas longtemps. George Sand était trop experte en matière de sentiment pour ne pas savoir que sur un minime prétexte les cordes trop tendues se cassent. Elle pénétrait trop bien aussi la personnalité du jeune musicien qui avait six ans de moins qu’elle pour ne pas comprendre quelle importance pouvait avoir pour lui son amour. Elle connaissait la douloureuse épreuve qu’il venait de traverser grâce à la rupture de ses fiançailles avec Marie Wodzinska, mais elle ne savait pas si sa blessure était parfaitement guérie ou si Chopin ne cherchait qu’un oubli momentané à sa douleur ; elle ne savait pas même si ç’avait été une blessure sérieuse, s’il fallait aider à sa guérison. Elle était toute prête à lui donner l’oubli et le bonheur, mais elle craignait de n’être aimée que « par dépit ». Bref, elle semble s’être effrayée à l’idée de prendre une responsabilité vis-à-vis de celui qu’elle s’était déjà mise à aimer. C’est alors qu’elle écrivit la très intéressante, disons plus, la curieusissime lettre que voici, à l’ami de Chopin, Albert Grzymala, lettre dans laquelle elle raconte brièvement à cet ami, avec une sincérité et une honnêteté indicibles et nullement féminines, toutes ses amours précédentes, ainsi que son roman point encore clos avec Mallefille. Elle semble dire : « Voilà ce que je suis, je ne suis plus une ingénue, je sais et je vois quelle tournure prennent les choses ; nous sommes avec Chopin au milieu d’un carrefour, je l’aime, mais, si vous croyez que je lui ferai par là du bien, j’ai encore la force de le quitter, c’est à moi de prendre cette décision sur moi ; vous êtes son ami, vous connaissez sa vie précédente et vous pouvez juger ce qui lui serait meilleur. Si vous dites oui, je viendrai à Paris. Si non, je l’éviterai et tout sera fini. »

Cette lettre écrite avec une puissance étonnante et respirant la franchise, c’est de la vraie George Sand, cette seule lettre suffirait à lui octroyer ce nom de parfait honnête homme, que lui donna un jour un écrivain d’esprit. Les femmes ne sont pas capables d’une pareille franchise sans merci pour elles-mêmes.

Cette seule lettre suffirait aussi pour réfuter à tout jamais l’assertion de tous ses ennemis : qu’elle fut « hypocrite ».

Au comte Albert Grzymala, à Paris.

Jamais il ne peut m’arriver de douter de la loyauté de vos conseils, cher ami ; qu’une pareille crainte ne vous vienne jamais. Je crois à votre évangile sans le bien connaître et sans l’examiner, parce que du moment qu’il a un adepte comme vous, il doit être le plus sublime de tous les évangiles. Soyez béni pour vos avis et soyez en paix sur mes pensées. Posons nettement la question une dernière fois, parce que de votre dernière réponse sur ce sujet dépendra toute ma conduite à venir, et puisqu’il fallait en arriver là, je suis fâchée de ne pas avoir surmonté la répugnance que j’éprouvais à vous interroger à Paris. Il me semblait que ce que j’allais apprendre gâterait mon poème. Et, en effet, le voilà qui a rembruni, ou plutôt qui pâlit beaucoup. Mais qu’importe ! Votre évangile est le mien quand il prescrit de songer à soi en dernier lieu, et de n’y pas songer du tout quand le bonheur de ceux que nous aimons réclame toutes nos puissances. Écoutez-moi bien et répondez clairement, catégoriquement, nettement. Cette personne qu’il veut, ou doit, ou croit devoir aimer, est-elle propre à faire son bonheur, ou bien doit-elle augmenter ses souffrances et ses tristesses ? Je ne demande pas s’il l’aime, s’il en est aimé, si c’est plus ou moins que moi. Je sais à peu près, par ce qui se passe en moi, ce qui doit se passer en lui. Je demande à savoir laquelle de nous deux il faut qu’il oublie ou abandonne pour son repos, pour son bonheur, pour sa vie enfin, qui me paraît trop chancelante et trop frêle pour résister à de grandes douleurs. Je ne veux point faire le rôle de mauvais ange. Je ne suis pas le Bertram de Meyerbeer et je ne lutterai point contre l’amie d’enfance, si c’est une belle et pure Alice ; si j’avais su qu’il y eût un lien dans la vie de notre enfant, un sentiment dans son âme, je ne me serais jamais penchée pour respirer un parfum réservé à un autre autel. De même, lui sans doute se fût éloigné de mon premier baiser s’il eût su que j’étais comme mariée. Nous ne nous sommes point trompés l’un l’autre, nous nous sommes livrés au vent qui passait et qui nous a emportés tous deux dans une autre région pour quelques instants. Mais il n’en faut pas moins que nous redescendions ici-bas, après cet embrasement céleste et ce voyage à travers l’empyrée. Pauvres oiseaux, nous avons des ailes, mais notre nid est sur la terre et quand le chant des anges nous appelle en haut, le cri de notre famille nous ramène en bas. Moi, je ne veux point m’abandonner à la passion, bien qu’il y ait au fond de mon cœur un foyer encore bien menaçant parfois. Mes enfants me donneront la force de briser tout ce qui m’éloignerait d’eux ou de la manière d’être qui est la meilleure pour leur éducation, leur santé, leur bien-être, etc. Ainsi, je ne puis pas me fixer à Paris à cause de la maladie de Maurice, etc., etc… Puis il y a un être excellent, parfait, sous le rapport du cœur et de l’honneur, que je ne quitterai jamais, parce que c’est le seul homme qui, étant avec moi depuis près d’un an, ne m’ait pas une seule fois, une seule minute, fait souffrir par sa faute. C’est aussi le seul homme qui se soit donné entièrement et absolument à moi, sans regret pour le passé, sans réserve pour l’avenir. Puis, c’est une si bonne et si sage nature, que je ne puisse avec le temps l’amener à tout comprendre, à tout savoir ; c’est une cire malléable sur laquelle j’ai posé mon sceau et quand je voudrai en changer l’empreinte, avec quelque précaution et quelque patience j’y réussirai. Mais aujourd’hui cela ne se pourrait pas, et son bonheur m’est sacré.

Voilà donc pour moi ; engagée comme je le suis, enchaînée d’assez près pour des années, je ne puis désirer que notre petit rompe de son côté les chaînes qui le lient. S’il venait mettre son existence entre mes mains, je serais bien effrayée, car en ayant accepté une autre, je ne pourrais lui tenir lieu de ce qu’il aurait quitté pour moi. Je crois que notre amour ne peut durer que dans les conditions où il est né, c’est-à-dire que de temps en temps, quand un bon vent nous ramènera l’un vers l’autre, nous irons encore faire une course dans les étoiles et puis nous nous quitterons pour marcher à terre, car nous sommes les enfants de la terre et Dieu n’a pas permis que nous y accomplissions notre pèlerinage côte à côte. C’est dans le ciel que nous devons nous rencontrer, et les instants rapides que nous y passerons seront si beaux, qu’ils vaudront toute une vie passée ici-bas.

Mon devoir est donc tout tracé. Mais je puis, sans jamais l’abjurer, l’accomplir de deux manières différentes ; l’une serait de me tenir le plus éloignée que possible de C[hopin], de ne point chercher à occuper sa pensée, de ne jamais me retrouver seule avec lui ; l’autre serait au contraire de m’en rapprocher autant que possible, sans compromettre la sécurité de M[allefille], de me rappeler doucement à lui dans ses heures de repos et de béatitude, de le serrer chastement dans mes bras quelquefois, quand le vent céleste voudra bien nous enlever et nous promener dans les airs. La première manière sera celle que j’adopterai si vous me dites que la personne est faite pour lui donner un bonheur pur et vrai, pour l’entourer de soins, pour arranger, régulariser et calmer sa vie, si enfin il s’agit pour lui d’être heureux par elle et que j’y sois un empêchement ; si son âme excessivement, peut-être follement, peut-être sagement scrupuleuse, se refuse à aimer deux êtres différents, de deux manières différentes, si les huit jours que je passerais avec lui dans une saison doivent l’empêcher d’être heureux dans son intérieur, le reste de l’année ; alors, oui, alors, je vous jure que je travaillerai à me faire oublier de lui. La seconde manière, je la prendrai si vous me dites de deux choses l’une : ou que son bonheur domestique peut et doit s’arranger avec quelques heures de passion chaste et de douce poésie, ou que le bonheur domestique lui est impossible, et que le mariage ou quelque union qui y ressemblât serait le tombeau de cette âme d’artiste : qu’il faut donc l’en éloigner à tout prix et l’aider même à vaincre ses scrupules religieux. C’est un peu là — je dirai où — que mes conjectures aboutissent. Vous me direz si je me trompe ; je crois la personne charmante, digne de tout amour, et de tout respect, parce qu’un être comme lui ne peut aimer que le pur et le beau. Mais je crois que vous redoutez pour lui le mariage, le lien de tous les jours, la vie réelle, les affaires, les soins domestiques, tout ce qui, en un mot, semble éloigné de sa nature et contraire aux inspirations de sa muse. Je le craindrais aussi pour lui ; mais à cet égard, je ne puis rien affirmer et rien prononcer, parce qu’il y a bien des rapports sous lesquels il m’est absolument inconnu. Je n’ai vu que la face de son être qui est éclairée par le soleil. Vous fixerez donc mes idées sur ce point. Il est de la plus haute importance que je sache bien sa position, afin d’établir la mienne. Pour mon goût, j’avais arrangé notre poème dans ce sens, que je ne saurais rien, absolument rien de sa vie positive, ni lui de la mienne, qu’il suivrait toutes ses idées religieuses, mondaines, poétiques, artistiques, sans que j’eusse jamais à lui en demander compte, et réciproquement, mais que partout, en quelque lieu et à quelque moment de notre vie que nous vinssions à nous rencontrer, notre âme serait à son apogée de bonheur et d’excellence. Car, je n’en doute pas, on est meilleur quand on aime d’un amour sublime, et loin de commettre un crime, on s’approche de Dieu, source et foyer de cet amour. C’est peut-être là, en dernier ressort, ce que vous devriez tâcher de lui faire bien comprendre, mon ami, et en ne contrariant pas ses idées de devoir, de dévouement et de sacrifice religieux vous mettriez peut-être son cœur plus à l’aise. Ce que je craindrais le plus au monde, ce qui me ferait le plus de peine, ce qui me déciderait même à me faire morte pour lui, ce serait de me voir devenir une épouvante et un remords dans son âme ; non, je ne puis (à moins qu’elle ne soit funeste pour lui en dehors de moi), me mettre à combattre l’image et le souvenir d’une autre. Je respecte trop la propriété pour cela, ou plutôt, c’est la seule propriété que je respecte. Je ne veux voler personne à personne, excepté les captifs aux geôliers et les victimes aux bourreaux, et la Pologne à la Russie, par conséquent. Dites-moi si c’est une Russie dont l’image poursuit notre enfant ; alors, je demanderai au ciel de me prêter toutes les séductions d’Armide pour l’empêcher de s’y jeter ; mais si c’est une Pologne, laissez-le faire. Il n’y a rien de tel qu’une patrie, et quand on en a une, il ne faut pas s’en faire une autre. Dans ce cas, je serai pour lui comme une Italie, qu’on va voir, où l’on se plaît aux jours du printemps, mais où l’on ne reste pas, parce qu’il y a plus de soleil que de lits et de tables, et que le confortable de la vie est ailleurs. Pauvre Italie ! Tout le monde y songe, la désire ou la regrette ; personne n’y peut demeurer, parce qu’elle est malheureuse et ne saurait donner le bonheur qu’elle n’a pas. Il y a une dernière supposition qu’il est bon que je vous dise. Il serait possible qu’il n’aimât plus du tout l’amie d’enfance et qu’il eût une répugnance réelle pour un lien à contracter, mais que le sentiment du devoir, l’honneur d’une famille, que sais-je ? lui commandassent un rigoureux sacrifice de lui-même. Dans ce cas-là, mon ami, soyez son bon ange ; moi, je ne puis guère m’en mêler ; mais vous le devez ; sauvez-le des arrêts trop sévères de sa conscience, sauvez-le de sa propre vertu, empêchez-le à tout prix de s’immoler, car dans ces sortes de choses (s’il s’agit d’un mariage ou de ces unions qui, sans avoir la même publicité, ont la même force d’engagement et la même durée), dans ces sortes de choses, dis-je, le sacrifice de celui qui donne son avenir n’est pas en raison de ce qu’il a reçu dans le passé. Le passé est une chose appréciable et limitée ; l’avenir, c’est l’infini, parce que c’est l’inconnu. L’être qui, en retour d’une certaine somme connue de dévouement, exige le dévouement de toute une vie future, demande une chose inique, et si celui à qui on le demande est bien embarrassé pour défendre ses droits en satisfaisant à la générosité et à l’équité, c’est à l’amitié qu’il appartient de le sauver et d’être juge absolu de ses droits et de ses devoirs. Soyez ferme à cet égard, et soyez sûr que moi qui déteste les séducteurs, moi qui prends toujours parti pour les femmes outragées ou trompées, moi qu’on croit l’avocat de mon sexe et qui me pique de l’être, quand il faut, j’ai cependant rompu de mon autorité de sœur et de mère et d’amie plus d’un engagement de ce genre. J’ai toujours condamné la femme quand elle voulait être heureuse au prix du bonheur de l’homme ; j’ai toujours absous l’homme quand on lui demandait plus qu’il n’est donné à la liberté et à la dignité humaine d’engager. Un serment d’amour et de fidélité est un crime ou une lâcheté, quand la bouche prononce ce que le cœur désavoue, et on peut tout exiger d’un homme, excepté une lâcheté et un crime. Hors ce cas-là, mon ami, c’est-à-dire hors le cas où il voudrait accomplir un sacrifice trop rude, je pense qu’il faut ne pas combattre ses idées, et ne pas violenter ses instincts. Si son cœur peut, comme le mien, contenir deux amours bien différents, l’un qui est pour ainsi dire le corps de la vie, l’autre qui en sera l’âme, ce sera le mieux, parce que notre situation sera à l’avenant de nos sentiments et de nos pensées. De même qu’on n’est pas tous les jours sublime, on n’est pas tous les jours heureux. Nous ne nous verrons pas tous les jours, nous ne posséderons pas tous les jours le feu sacré, mais il y aura de beaux jours et de saintes flammes.

Il faudrait peut-être aussi songer à lui dire ma position à l’égard de M[allefille]. Il est à craindre que, ne la connaissant pas, il ne se crée à mon égard une sorte de devoir qui le gêne et vienne à combattre l’autre douloureusement. Je vous laisse absolument le maître et l’arbitre de cette confidence ; vous la ferez si vous jugez le moment opportun, vous la retarderez si vous croyez qu’elle ajouterait à des souffrances trop fraîches. Peut-être l’avez-vous déjà faite. Tout ce que vous avez fait ou ferez, je l’approuve et le confirme.

Quant à la question de possession ou de non-possession, cela me paraît une question secondaire à celle qui nous occupe maintenant. C’est pourtant une question importante par elle-même, c’est toute la vie d’une femme, c’est son secret le plus cher, sa théorie la plus étudiée, sa coquetterie la plus mystérieuse. Moi, je vous dirai tout simplement, à vous mon frère et mon ami, ce grand mystère, sur lequel tous ceux qui prononcent mon nom font de si étranges commentaires. C’est que je n’ai là-dessus ni secret, ni théorie, ni doctrines, ni opinion arrêtée, ni parti pris, ni prétention de puissance, ni singerie de spiritualisme, rien enfin d’arrangé d’avance et pas d’habitude prise, et je crois, pas de faux principes, soit de licence, soit de retenue. Je me suis beaucoup fiée à mes instincts qui ont toujours été nobles ; je me suis quelquefois trompée sur les personnes, mais jamais sur moi-même. J’ai beaucoup de bêtises à me reprocher, pas de platitudes ni de méchancetés. J’entends dire beaucoup de choses sur les questions de morale humaine, de pudeur et de vertu sociale. Tout cela n’est pas encore clair pour moi. Aussi n’ai-je jamais conclu à rien. Je ne suis pourtant pas insouciante là-dessus ; je vous confesse que le désir d’accorder une théorie quelconque avec mes sentiments a été la grande affaire et la grande douleur de ma vie. Les sentiments ont toujours été plus forts que les raisonnements, et les bornes que j’ai voulu me poser ne m’ont jamais servi à rien. J’ai changé vingt fois d’idée. J’ai cru par-dessus tout à la fidélité. Je l’ai prêchée, je l’ai pratiquée, je l’ai exigée. On y a manqué et moi aussi. Et pourtant je n’ai pas senti le remords, parce que j’avais toujours subi dans mes infidélités une sorte de fatalité, un instinct de l’idéal, qui me poussait à quitter l’imparfait pour ce qui me semblait se rapprocher du parfait. J’ai connu plusieurs sortes d’amour. Amour d’artiste, amour de femme, amour de sœur, amour de mère, amour de religieuse, amour de poète, que sais-je ? Il y en a qui sont nés et morts en moi le même jour, sans s’être révélés à l’objet qui les inspirait. Il y en a qui ont martyrisé ma vie et qui m’ont poussée au désespoir, presque à la folie. Il y en a qui m’ont tenue cloîtrée durant des années dans un spiritualisme excessif. Tout cela a été parfaitement sincère. Mon être entrait dans ces phases diverses, comme le soleil, disait Sainte-Beuve, entre dans les signes du Zodiaque. À qui m’aurait suivie en voyant la superficie, j’aurais semblé folle ou hypocrite ; à qui m’a suivie, en lisant au fond de moi, j’ai semblé ce que je suis en effet, enthousiaste du beau, affamée du vrai, très sensible de cœur, très faible de jugement, souvent absurde, toujours de bonne foi, jamais petite ni vindicative, assez colère et, grâce à Dieu, parfaitement oublieuse des mauvaises choses et des mauvaises gens.

Voilà ma vie, cher ami, vous voyez qu’elle n’est pas fameuse. Il n’y a rien à admirer, beaucoup à plaindre, rien à condamner par les bons cœurs. J’en suis sûre, ceux qui m’accusent d’avoir été mauvaise en ont menti, et il me serait bien facile de le prouver, si je voulais me donner la peine de me souvenir et de raconter ; mais cela m’ennuie et je n’ai [pas] plus de mémoire que de rancune.

Jusqu’ici, j’ai été fidèle à ce que j’ai aimé, parfaitement fidèle, en ce sens que je n’ai jamais trompé personne, et que je n’ai jamais cessé d’être fidèle sans de très fortes raisons, qui avaient tué l’amour en moi par la faute d’autrui. Je ne suis pas d’une nature inconstante. Je suis au contraire si habituée à aimer exclusivement qui m’aime bien, si peu facile à m’enflammer, si habituée à vivre avec des hommes sans songer que je suis femme, que vraiment j’ai été un peu confuse et un peu consternée de l’effet que m’a produit ce petit être. Je ne suis pas encore revenue de mon étonnement et si j’avais beaucoup d’orgueil, je serais très humiliée d’être tombée en plein dans l’infidélité de cœur, au moment de ma vie où je me croyais à tout jamais calme et fixée. Je crois que ce serait mal, si j’avais pu prévoir, raisonner et combattre cette irruption ; mais j’ai été envahie tout à coup, et il n’est pas dans ma nature de gouverner mon être par la raison quand l’amour s’en empare. Je ne me fais donc pas de reproche, mais je constate que je suis encore très impressionnable et plus faible que je ne croyais. Peu m’importe, je n’ai guère de vanité ; ceci me prouve que je dois n’en avoir pas du tout et ne jamais me vanter de rien, en fait de vaillance et de force. Cela ne m’attriste que parce que voilà ma belle sincérité, que j’avais pratiquée si longtemps et dont j’étais un peu fière, entamée et compromise. Je vais être forcée de mentir comme les autres. Je vous assure que ceci est plus mortifiant pour mon amour-propre qu’un mauvais roman ou une pièce sifflée ; j’en souffre un peu ; cette souffrance est un reste d’orgueil peut-être ; peut-être est-ce une voix d’en haut qui me crie qu’il fallait veiller davantage à la garde de mes yeux et de mes oreilles, et de mon cœur surtout. Mais si le ciel nous veut fidèles aux affections terrestres, pourquoi laisse-t-il quelquefois les anges s’égarer parmi nous et se présenter sur notre chemin ?

La grande question sur l’amour est donc encore soulevée en moi ! Pas d’amour sans fidélité, disais-je, il y a deux mois, et il est bien certain, hélas ! que je n’ai plus senti la même tendresse pour ce pauvre M[allefille] en le retrouvant. Il est certain que depuis qu’il est retourné à Paris (vous devez l’avoir vu), au lieu d’attendre son retour avec impatience et d’être triste loin de lui, je souffre moins et respire plus à l’aise. Si je croyais que la vue fréquente de C[hopin] dût augmenter ce refroidissement, je sens qu’il y aurait pour moi devoir à m’en abstenir.

Voilà où je voulais [en] venir, c’est à vous de parler de cette question de possession, qui constitue dans certains esprits toute la question de fidélité. Ceci est, je crois, une idée fausse ; on peut-être plus ou moins infidèle, mais quand on a laissé envahir son âme et accordé la plus simple caresse, avec le sentiment de l’amour, l’infidélité est déjà consommée, et le reste est moins grave ; car qui a perdu le cœur a tout perdu. Il vaudrait mieux perdre le corps et garder l’âme tout entière. Ainsi, en principe, je crois qu’une consécration complète du nouveau lien n’aggrave pas beaucoup la faute ; mais, en fait, il est possible que l’attachement devienne plus humain, plus violent, plus dominant, après la possession. C’est même probable, c’est même certain. Voilà pourquoi, quand on veut vivre ensemble, il ne faut pas faire outrage à la nature et à la vérité, en reculant devant une union complète ; mais quand on est forcé de vivre séparés, sans doute il est de la prudence, par conséquent il est du devoir et de la vraie vertu (qui est le sacrifice) de s’abstenir. Je n’avais pas encore réfléchi à cela sérieusement et, s’il l’eût demandé à Paris, j’aurais cédé, par suite de cette droiture naturelle qui me fait haïr les précautions, les restrictions, les distinctions fausses et les subtilités, de quelque genre qu’elles soient. Mais votre lettre me fait penser à couler à fond cette résolution-là. Puis, ce que j’ai éprouvé de trouble et de tristesse en retrouvant les caresses de M[allefille], ce qu’il m’a fallu de courage pour le cacher, m’est aussi un avertissement. Je suivrai donc votre conseil, cher ami. Puisse ce sacrifice être une sorte d’expiation de l’espèce de parjure que j’ai commis.

Je dis sacrifice, parce qu’il me sera peut-être pénible de voir souffrir cet ange. Il a eu jusqu’ici beaucoup de force ; mais je ne suis pas un enfant. Je voyais bien que la passion humaine faisait en lui des progrès rapides et qu’il était temps de nous séparer. Voilà pourquoi, la nuit qui a précédé mon départ, je n’ai pas voulu rester avec lui et je vous ai presque renvoyés.

Et puisque je vous dis tout, je veux vous dire qu’une seule chose en lui m’a déplu ; c’est qu’il avait eu lui-même de mauvaises raisons pour s’abstenir. Jusque-là, je trouvais beau qu’il s’abstînt par respect pour moi, par timidité, même par fidélité pour une autre. Tout cela était du sacrifice, et par conséquent de la force et de la chasteté bien entendues. C’était là ce qui me charmait et me séduisait le plus en lui. Mais chez vous, au moment de nous quitter, et comme il voulait surmonter une dernière tentation, il m’a dit deux ou trois paroles qui n’ont pas répondu à mes idées. Il semblait faire fi, à la manière des dévots, des grossièretés humaines, et rougir des tentations qu’il avait eues et craindre de souiller notre amour par un transport de plus. Cette manière d’envisager le dernier embrassement de l’amour m’a toujours répugné. Si ce dernier embrassement n’est pas une chose aussi sainte, aussi pure, aussi dévouée que le reste, il n’y a pas de vertu à s’en abstenir. Ce mot d’amour physique dont on se sert pour exprimer ce qui n’a de nom que dans le ciel, me déplaît et me choque, comme une impiété et comme une idée fausse en même temps. Est-ce qu’il peut y avoir, pour les natures élevées, un amour purement physique et pour les natures sincères un amour purement intellectuel ? Est-ce qu’il y a jamais d’amour sans un seul baiser et un baiser d’amour sans volupté ? Mépriser la chair ne peut être sage et utile qu’avec les êtres qui ne sont que chair ; mais avec ce qu’on aime, ce n’est pas du mot mépriser, mais du mot respecter, qu’il faut se servir quand on s’abstient. Au reste, ce ne sont pas là les mots dont il s’est servi. Je ne me les rappelle pas bien. Il a dit, je crois, que certains faits pouvaient gâter le souvenir. N’est-ce pas, c’est une bêtise qu’il a dite, et il ne le pense pas ? Quelle est donc la malheureuse femme qui lui a laissé de l’amour physique de pareilles impressions ? Il a donc eu une maîtresse indigne de lui ? Pauvre ange ! Il faudrait pendre toutes les femmes qui avilissent aux yeux des hommes la chose la plus respectable et la plus sainte de la création, le mystère divin, l’acte de la vie le plus sérieux et le plus sublime dans la vie universelle. L’aimant embrasse le fer, les animaux s’attachent les uns aux autres par la différence des sexes. Les végétaux obéissent à l’amour, et l’homme qui seul sur ce monde terrestre a reçu de Dieu le don de sentir divinement ce que les animaux, les plantes et les métaux sentent matériellement, l’homme chez qui l’attraction électrique se transforme en une attraction sentie, comprise, intelligente, l’homme seul regarde ce miracle qui s’accomplit simultanément dans son âme et dans son corps, comme une misérable nécessité, et il en parle avec mépris, avec ironie ou avec honte ! Cela est bien étrange. Il est résulté de cette manière de séparer l’esprit de la chair qu’il a fallu des couvents et des mauvais lieux.

Voici une lettre effrayante. Il vous faudra six semaines pour la déchiffrer. C’est mon ultimatum. S’il est heureux ou doit être heureux par elle, laissez-le faire. S’il doit être malheureux, empêchez-le. S’il peut être heureux par moi, sans cesser de l’être par elle, moi, je puis faire de même de mon côté. S’il ne peut être heureux par moi sans être malheureux avec elle, il faut que nous nous évitions et qu’il m’oublie. Il n’y a pas à sortir de ces quatre points. Je serai forte pour cela, je vous le promets, car il s’agit de lui, et si je n’ai pas grande vertu pour moi-même, j’ai grand dévouement pour ce que j’aime. Vous me direz nettement la vérité ; j’y compte et je l’attends.

Il est absolument inutile que vous m’écriviez une lettre ostensible. Nous n’en sommes pas là, M[allefille] et moi. Nous nous respectons trop pour nous demander compte, même par la pensée, des détails de notre vie.

Il est impossible que Mme Dorval ait les raisons que vous lui supposez. Elle est plutôt légitimiste (si elle a une opinion) que républicaine. Son mari est carliste. Vous aurez été chez elle aux heures de ses répétitions ou de son travail. Une actrice est difficile à joindre. Laissez faire ; je lui écrirai et elle vous écrira. Il a été question pour moi d’aller à Paris, et il n’est pas encore impossible que mes affaires, dont Mallefille s’occupe, maintenant, venant à se prolonger, j’aille le rejoindre. N’en dites rien au petit. Si j’y vais, je vous avertirai et nous lui ferons une surprise. Dans tous les cas, comme il vous faut du temps pour obtenir la liberté de vous déplacer, commencez vos démarches, car je vous veux à Nohant cet été, le plus tôt et le plus longtemps possible. Vous verrez que vous vous y plairez ; il n’y a pas un mot de ce que vous craignez. Il n’y a pas d’espionnage, pas de propos, il n’y a pas de province ; c’est une oasis dans le désert. Il n’y a pas une âme dans le département qui sache ce que c’est qu’un Chopin ou un Grzymala. Nul ne sait ce qui se passe chez moi. Je ne vois que des amis intimes, des anges comme vous, qui n’ont jamais eu une mauvaise pensée sur ce qu’ils aiment. Vous viendrez, mon cher bon, nous causerons à l’aise et votre âme abattue se régénérera à la campagne. Quant au petit, il viendra s’il veut ; mais, dans ce cas-là, je voudrais être avertie d’avance, parce que j’enverrai M[allefille] soit à Paris, soit à Genève. Les prétextes ne manqueront pas et les soupçons ne lui viendront jamais. Si le petit ne veut pas venir, laissez-le à ses idées ; il craint le monde, il craint je ne sais quoi. Je respecte chez les êtres que je chéris tout ce que je ne comprends pas. Moi, j’irai à Paris en septembre avant le grand départ. Je me conduirai avec lui suivant ce que vous allez me répondre. Si vous n’avez pas la solution des problèmes que je vous pose, tâchez de la tirer de lui, fouillez dans son âme, il faut que je sache ce qui s’y passe.

Mais maintenant vous me connaissez à fond. Voici une lettre comme je n’en écris pas deux en dix ans. Je suis si paresseuse et je déteste tant à parler de moi. Mais ceci m’évitera d’en parler davantage. Vous me savez par cœur maintenant et vous pouvez tirer à vue sur moi quand vous réglerez les comptes de la Trinité.

À vous, cher bon, à vous de toute mon âme, je ne vous ai pas parlé de vous en apparence dans toute cette longue causerie, c’est qu’il m’a semblé que je parlais de moi à un autre moi, le meilleur et le plus cher des deux, à coup sûr.

George Sand.

Nous ne connaissons pas la réponse de Grzymala, mais nous pouvons imaginer ce qu’elle fut par le billet laconique que voici, à lui adressé.

Mes affaires me rappellent. Je serai à Paris jeudi. Venez me voir et tâchez que le petit[48] ne le sache pas. Nous lui ferons une surprise. À vous, cher.

G. S.
Toujours chez Mme Marliani

On peut dire de l’été de 1838 ce qui se dit des peuples heureux : « il n’eut pas d’histoire ». Il semble avoir passé doucement, béatement. Nous savons seulement qu’au mois d’août, George Sand fit encore un séjour… solitaire à Paris, — ayant expédié au Havre Maurice accompagné de Mallefille, — comme elle le dit dans l’une de ses lettres à l’abbé Rochet. Mais, en somme, nous ne possédons que fort peu de documents intéressants se rapportant à cette période. Et cela se comprend. Chopin, qui fut, toute sa vie durant, d’une correction méticuleuse et d’une retenue extrême, qui ne se permit jamais de divulguer non seulement par quelque aveu cynique, mais même par quelque mot indiscret ou imprudent son intimité avec une femme, et qui poussait cette correction à l’extrême, ne laissa pas même soupçonner son bonheur. Sa correspondance avec ses amis n’avait jamais été trop fréquente, ses lettres en ces années avaient généralement trait à quelque affaire urgente ou quelque commission dont il les chargeait. Il n’est pas étonnant que cet été il écrivit moins que jamais à qui que ce fût. Il est déjà prouvé que les lettres que Karasowski prétendit datées de cette année — 1838 — se rapportent à 1841, on n’apprend donc rien par ces lettres sur l’été de 1838[49]. George Sand fut aussi, contrairement à son habitude, très avare de ses missives, et dans celles qui existent elle parle très peu d’elle-même. Les peuples heureux n’ont pas d’histoire.

Mais l’automne arriva et le spectre d’une séparation se dressa à l’horizon jusqu’alors sans nuages. Chopin devait rester à Paris où le réclamaient ses leçons. George Sand devait rentrer à Nohant pour tout l’hiver. Rester à Paris tous les deux, c’était afficher leur liaison, ce qui semblait inadmissible à Chopin. D’autre part, Mme Sand ne pouvait faire que de courtes échappées à Paris, où elle n’avait pas même de pied-à-terre fixe à ce moment. Et puis la santé de Chopin, fort éprouvée par l’influenza qu’il avait supportée l’hiver précédent (1837-1838), n’était nullement bonne. Il toussait beaucoup et tous ses amis, à l’exception de Grzymala qui savait combien lui était pénible et presque insupportable chaque infraction à son règlement de vie et de confort accoutumé, lui conseillaient d’aller faire un séjour dans le Midi. On ne sait s’il se fût décidé ou non à quitter ses chères habitudes parisiennes et à hasarder un voyage avec tous ses désordres tant abhorrés, ou plutôt s’il eût même jamais eu l’idée de consulter là-dessus les médecins, si… si George Sand, en ce même moment, ne se fût aussi décidée à aller en Italie, parce que Maurice souffrait de rhumatismes et que les médecins lui avaient ordonné de passer l’hiver dans un climat doux et l’été dans un climat frais (comme nous l’avons déjà dit)[50]. Il est très probable que la raison principale de ce départ n’est point à chercher dans ces maladies, — dont George Sand parle dans l’Histoire de ma vie, écrite et publiée bien des années plus tard, — mais dans le désir de vivre pendant quelque temps dans une solitude absolue, comme le laissent voir les lignes suivantes de ses souvenirs de voyage parus peu de temps après le retour en France sous le titre de : Un hiver au midi de l’Europe ; Majorque et les Majorquins[51] :

… Mais puisque vous n’entendez rien à la peinture, me dira-t-on, que diable alliez-vous faire sur cette maudite galère ?… Je dirai donc sans façon à mon lecteur pourquoi j’allai dans cette galère, et le voici en deux mots : c’est que j’avais envie de voyager[52]

Mais outre cette simple raison de « voyager pour voyager », nous pouvons trouver dans ces Souvenirs autre chose encore. Après avoir déclaré que, comme nous sommes tous adonnés à la poursuite de quelque idéal, de l’inconnu, du non éprouvé, du mieux, dans ce monde qui marche si mal, comme nous cherchons tous, en dehors de notre vie ordinaire, des oasis où nous réfugier de temps à autre, ces oasis étant les sciences, l’art, mais surtout et avant tout les voyages,

… nous tous, dit George Sand, heureux et malheureux, oisifs et nouveaux mariés, amants et hypocondriaques, nous rêvons tous de quelque asile poétique, tous nous nous en allons chercher quelque nid pour aimer ou quelque gîte pour mourir

Au fond, si l’humanité était parvenue au bonheur, — elle aurait deux vies, — l’une sédentaire, vie d’étude, de travail, l’autre active et errante, vie de commerce avec le plus grand nombre d’hommes possible. Ceci serait l’idéal de l’existence. Mais, ajoute-t-elle :

… il me semble qu’au contraire la plupart d’entre nous, aujourd’hui, voyagent en vue du mystère, de l’isolement, et par une sorte d’ombrage que la société de nos semblables porte à nos impressions personnelles, soit douces, soit pénibles.

Quant à moi, je me mis en route pour satisfaire un besoin de repos que j’éprouvais à cette époque là particulièrement. Comme le temps manque pour toutes choses dans ce monde, que nous nous sommes fait, je m’imaginai encore une fois qu’en cherchant bien, je trouverais quelque retraite silencieuse, isolée, où je n’aurais ni billets à écrire, ni journaux à parcourir, ni visites à recevoir, où je pourrais ne jamais quitter ma robe de chambre, où les jours auraient douze heures, où je pourrais m’affranchir de tous les devoirs de savoir-vivre, me détacher du mouvement d’esprit qui nous travaille tous en France, et consacrer un ou deux ans à étudier un peu l’histoire et à apprendre ma langue par principes avec mes enfants[53].

Il est clair qu’au bout de très peu de temps « ce voyage au Midi prescrit par les médecins » à Chopin et cette recherche d’une « retraite silencieuse » par George Sand furent réunis et il fut décidé qu’on ferait le pèlerinage ensemble. Au commencement d’octobre encore George Sand écrivait au major Pictet qu’elle projetait de passer quelques mois en Italie, mais bientôt le but du voyage fut changé et les îles Baléares élues pour lieu de séjour, parce que les deux frères Marliani, Manuel et Enrico, leur ami M. Valdemosa, dont les parents habitaient Majorque, et un autre ami des Marliani encore, Mendizabal, homme politique espagnol très connu, exaltaient tous le climat, les beaux sites de la Balearis Major et l’hospitalité des insulaires.

À M. Jules Boucoiran, rue de l’Aspic, Nîmes.
Paris, 15 octobre 1838.

Cher enfant, nous partons de Paris le 18, nous serons à Lyon le 23, nous en repartirons le 25, et nous serons le 20 à Avignon ou à Arles, selon que l’heure nous favorisera pour aller plus ou moins loin par eau…[54].

Effectivement, en octobre 1838, George Sand quitta Paris, accompagnée de ses deux enfants et d’une bonne, et munie de nombreuses lettres de recommandation venant de personnages officiels, de permis de douane et force autres paperasses, car, dit-elle :

… il faut faire mousser mon importance, qui est, du reste, bien établie par les papiers dont je suis munie. En province, les protections siéent bien aux pauvres diables de voyageurs. Elles aplanissent les obstacles et donnent zèle et confiance aux administrations…[55].

Mme Sand s’arrêta d’abord au Plessy pour faire une visite au « papa James » et à la « maman Angèle » avec leur progéniture, puis elle se dirigea sur Lyon et Avignon, où elle arriva au jour fixé. De là elle fit une petite échappée à Vaucluse — hommage à la mémoire de Pétrarque — et enfin elle partit à Nîmes, où elle fut reçue à bras ouverts par le fidèle Jules Boucoiran. Dès Lyon elle avait prévenu ce vieil ami de s’occuper surtout de la « faire immédiatement repartir », afin de ne pas manquer au rendez-vous avec Mendizabal à la frontière d’Espagne :

Ne vous occupez pas de me faire arriver (je ne sais si je quitterai le bateau à Beaucaire ou à Avignon, cela dépendra des heures), mais occupez-vous, dès à présent, de me faire repartir. Il faut que je sois à Perpignan le 29 au soir ou le 30 au matin… J’ai pris rendez-vous à Perpignan avec Mendizabal, ministre d’Espagne…[56].

Il ne s’agissait toutefois nullement de Mendizabal, mais bien de Chopin, avec lequel il était convenu qu’on se rencontrerait à Perpignan ; George Sand lui promit même de l’y attendre pendant quelques jours, et de n’en repartir que s’il n’arrivait point. Voici ce que George Sand dit elle-même dans l’Histoire de ma vie[57] :

… Je partis avec mes enfants en lui disant que je passerais quelques jours à Perpignan, si je ne l’y trouvais pas, et que s’il n’y venait pas au bout d’un certain délai, je passerais en Espagne…

Il est évident que ce départ de Paris, séparément et non ensemble, fut ainsi arrangé grâce à l’aversion de Chopin pour tout ce qui semblait une infraction aux convenances, une négligence des apparences, un laisser aller moral[58].

Ce ne furent que ses amis les plus intimes — Grzymala, Fontana et Matuszinski — qui surent où il allait. Il désirait qu’on parlât de lui le moins possible à ses autres amis et connaissances. Ce n’est pas une fois, mais plusieurs fois, qu’il exprima ce désir ; il envoyait ses lettres à ses parents et à ses éditeurs par l’intermédiaire de Fontana, et c’est par lui qu’il recevait leurs réponses ; il est certain qu’il voulait cacher le plus possible son adresse exacte[59]. Enfin le départ pour Majorque fut aussi mystérieux que le départ pour Venise en 1834 avait été ostensible et quasi public.

De Perpignan, Mme Sand adressa à Mme Marliani la lettre suivante :


Perpignan, novembre 1838.
Chère bonne,

Je quitte la France dans deux heures. Je vous écris du bord de la mer la plus bleue, la plus pure, la plus unie, on dirait d’une mer de Grèce ou d’un lac de Suisse par le plus beau jour. Nous nous portons bien tous.

Chopin est arrivé hier à Perpignan, frais comme une rose et rose comme un navet ; bien portant d’ailleurs, ayant supporté héroïquement ses quatre nuits de malle-poste. Quant à nous, nous avons voyagé lentement, paisiblement et entourés, à toutes les stations, de nos amis, qui nous ont comblés de soins[60].

Ces « amis », outre les Du Plessy, déjà mentionnés, furent : Mme Mongolfier et M. Théodore de Seynes à Lyon, et à Nîmes, sauf Boucoiran, encore une certaine Mme Oribeau ou d’Oribeau (avec laquelle Mme Sand garda des relations plus tard). De Perpignan, nos voyageurs, réunis, se rendirent à bord du Phénicien par Port-Vendres à Barcelone, où ils passèrent quelques jours à parcourir la ville et les environs et où George Sand visita, entre autres, le palais de l’Inquisition en ruines, qui lui fit une impression foudroyante. Nous en retrouverons l’écho dans le chapitre iii du Voyage à Majorque qui renferme un morceau séparé intitulé : le Couvent de l’Inquisition, et dans celui de la Comtesse de Rudolstadt où parmi maintes épreuves imposées par les « Invisibles » à Consuelo pendant le noviciat qui précède son entrée à la loge de ces supra-maçons, il lui est enjoint de contempler, dans un souterrain du château, les vestiges des horreurs et des crimes jadis commis au nom de la religion du Christ par des hommes qui avaient négligé et dénaturé le suprême commandement du Sauveur.

À Barcelone, nos voyageurs s’embarquèrent sur l’El-Mallorquin qui les transporta à Majorque. La traversée fut des plus heureuses et des plus poétiques.

Lorsque nous allions de Barcelone à Palma, par une nuit tiède, sombre, éclairée seulement par une phosphorescence extraordinaire dans le sillage du navire, tout le monde dormait à bord, excepté le timonier, qui, pour résister au danger d’en faire autant, chanta toute la nuit, mais d’une voix si douce et si ménagée qu’on eût dit qu’il craignait d’éveiller les hommes de quart, ou qu’il était à demi endormi lui-même. Nous ne nous lassâmes point de l’écouter, car son chant était des plus étranges. Il suivait un rythme et des modulations en dehors de toutes nos habitudes, et semblait laisser aller sa voix au hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise. C’était une rêverie plutôt qu’un chant, une sorte de divagation nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part, mais qui suivait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à une improvisation vague, renfermée pourtant dans des formes douces et monotones. Cette voix de la contemplation avait un grand charme…[61].

… Le temps était calme, dit-elle dans l’Histoire de ma vie, la mer excellente ; nous sentions la chaleur augmenter d’heure en heure. Maurice supportait la mer presque aussi bien que moi ; Solange, moins bien ; mais à la vue des côtes escarpées de l’île, dentelées au soleil du matin par les aloès et les palmiers, elle se mit à courir sur le pont, joyeuse et fraîche comme le matin même…

Arrivés à Palma de Mallorca, capitale de « toutes les Baléares » les voyageurs durent bientôt se convaincre que MM. Valdemosa et Marliani s’étaient assez abusés sur la possibilité de s’installer facilement et confortablement à Majorque : il n’y avait à Palma ni hôtels, ni chambres meublées à louer, et sans le consul de France et des parents de Valdemosa, gens fort aimables, qui se mirent en quatre pour installer provisoirement nos pèlerins dans une famille hospitalière quelconque, les malheureux voyageurs n’eussent pas su où trouver un abri. Il fallut chercher un appartement. Mais à Palma il n’y avait rien à trouver. Ce n’est qu’au bout de quelques jours de recherches que George Sand trouva une maison de campagne appartenant à un certain señor Gomez qui loua à nos voyageurs son habitation avec tout ce qui s’y trouvait, pour la modique somme de cinquante francs par mois[62]. Mais il paraît qu’il « se trouvait » à la villa du noble Gomez si peu de chose en fait de meubles et d’ustensiles, que George Sand dut se mettre en quatre pour se procurer les objets de première nécessité[63].

À Palma, il était impossible de trouver des meubles tout faits soit à louer, soit à acheter ; il fallait tout commander et attendre la commande pendant un temps indéfini. Il fallut dans les commencements se contenter de n’importe quoi, mettre à contribution son esprit d’invention et s’arranger un peu à la Robinson Crusoé.

Au début tous ces contretemps et toutes ces tracasseries insipides n’effrayèrent point les voyageurs. La maison, connue dans le pays sous le nom de Son Vent (maison du vent), était située dans une vallée ravissante, au pied des montagnes, la vue s’ouvrant sur une pente douce, boisée d’orangers, d’amandiers, et de grenadiers, sur la pittoresque ville de Palma, au loin, avec ses murs jaunes, sa cathédrale, son hôtel de ville et sa Bourse, et enfin, à l’horizon, comme une bande étincelante, — la mer. Le temps était merveilleux, tout estival, en novembre ; le ciel éclatant de couleur et sans nuages ; les fleurs et les arbres embaumaient. Une empreinte de l’inaccoutumé, de singulier semblait répandue partout : l’architecture demi-mauresque, les costumes pleins de caractère des habitants, les sons des guitares, les chansons demi-espagnoles, demi-arabes résonnant de tous côtés, — tout ravissait les deux artistes. Les premières lettres de George Sand et de Chopin, datées de Majorque, respirent une belle humeur allègre, une joie exultante. C’est ainsi que Chopin écrit à Jules Fontana[64], le 15 novembre 1838 :

Mon cher ami, je me trouve à Palma, sous des palmes, des cèdres, des cactus, des aloès, des orangers, des citronniers, des figuiers et des grenadiers, que le Jardin des Plantes ne possède que grâce à ses poêles. Le ciel est en turquoise, la mer en lapis-lazuli, les montagnes en émeraudes. L’air ? — L’air est juste comme au ciel. Le jour, il y a du soleil, tout le monde s’habille comme en été, et il fait chaud ; la nuit, des chants et des guitares pendant des heures entières. D’énormes balcons d’où les pampres retombent, des murs datant des Arabes… La ville, comme tout ici, rappelle l’Afrique… Bref, une vie délicieuse[65] !

Mon cher Jules, va chez Pleyel, car le piano n’est pas encore arrivé. Par quelle voie l’a-t-on expédié ? Tu recevras bientôt les Préludes. Je vivrai probablement dans une ravissante chartreuse, dans le pays le plus beau du monde ; la mer, des montagnes, des palmiers, un cimetière, une église des Croisés, une ruine de mosquée, des oliviers millénaires !… À présent, cher ami, je jouis un peu plus de la vie ; je suis tout près de ce qui est le plus beau du monde, je suis un homme meilleur. Donne les lettres de mes parents à Grzymala, ainsi que tout ce que tu as à m’envoyer ; il connaît l’adresse la plus exacte. Embrasse Jeannot[66]. Comme il aurait guéri ici ! Fais savoir à Pleyel qu’il aura bientôt le manuscrit. Parle peu de moi aux connaissances. Je t’écrirai bientôt beaucoup… Dis que je reviendrai à la fin d’hiver. Le courrier ne part d’ici qu’une fois par semaine. Je t’écris par le consul français. Envoie la lettre ci-incluse, telle que, à mes parents. Porte-la toi-même à la poste. — Ton Chopin.

George Sand de son côté écrivait la veille, le 14 novembre, à Boucoiran[67] :

À M. Jules Boucoiran, rue de l’Aspic, Nîmes.
Palma de Mallorca, 14 novembre 1838.

Bonjour, cher enfant, nous allons bien, nous sommes installés ici, enchantés du pays et très bien portants. Écrivez-nous et aimez-nous. Nous vous avons écrit de Port-Vendres, j’espère que vous avez reçu la lettre… Nous sommes sens dessus dessous, aujourd’hui nous faisons des emplettes et le courrier va partir…

Elle écrit à Mme Marliani, à la même date :

Palma de Mallorca, 14 novembre 1838.
Chère amie,

Je vous écris en courant ; je quitte la ville et vais m’installer à la campagne : j’ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magnifique, pour cinquante francs par mois. De plus, j’ai à deux lieues de là une cellule, c’est-à-dire trois pièces et un jardin plein d’oranges et de citrons, pour trente-cinq francs par an, dans la grande chartreuse de Valdemosa.

Valdemosa bipède vous expliquera ce que c’est que Valdemosa chartreuse ; ce serait trop long à vous décrire.

C’est la poésie, c’est la solitude, c’est tout ce qu’il y a de plus artiste, de plus chiqué sous le ciel ; et quel ciel ! quel pays ! nous sommes dans le ravissement…


Puis Mme Sand ne dit que quelques mots en passant sur les ennuis d’installation, pour revenir tout aussitôt aux délices de sa vie nouvelle :

Valdemosa, en nous parlant des facilités et du bien-être de son pays, nous a horriblement blagués. Mais la nature, les arbres, le ciel, la mer, les monuments dépassent tous mes rêves : c’est la terre promise, et, comme nous avons réussi à nous caser assez bien, nous sommes enchantés[68].

Cette page est tronquée dans la Correspondance, elle continue ainsi dans la lettre autographe :

Nous nous portons très bien, Chopin a fait hier trois lieues à pied avec Maurice et nous sur des cailloux tranchants. Tous deux ne se portent que mieux aujourd’hui. Solange et moi engraissons à faire peur, mais non pitié.

Puis viennent les lignes imprimées à la page 113 du volume II de la Correspondance :

Enfin, notre voyage a été le plus heureux et le plus agréable du monde ; et, comme je l’avais calculé avec Manoël, je n’ai pas dépensé quinze cents francs depuis mon départ de Paris jusqu’ici. Les gens de ce pays sont excellents et très ennuyeux. Cependant le beau-frère et la sœur de Valdemosa sont charmants et le consul de France est un excellent garçon qui s’est mis en quatre pour nous…

Mais bientôt cette humeur allègre changea. D’abord ce fut la santé de Chopin qui prit de nouveau une mauvaise tournure. Il paraît que c’est cette même promenade, mentionnée dans le morceau tronqué de la lettre du 14 novembre, que nous avons cité, qui lui fit du mal. Du moins, voici ce que l’on peut lire dans Un hiver à Majorque :

… Nous fîmes surtout deux promenades remarquables. Je ne me rappelle pas la première avec plaisir, quoiqu’elle fût magnifique d’aspects. Mais notre malade, alors bien portant (c’était au commencement de notre séjour à Majorque), voulut nous accompagner et en ressentit une fatigue qui détermina l’invasion de sa maladie. Notre but était un ermitage au bord de la mer, à trois milles de la chartreuse. Nous suivîmes le bras droit de la chaîne et montâmes de colline en colline, par un chemin pierreux qui nous hachait les pieds, jusqu’à la côte nord de l’île.

… En revenant à la chartreuse, nous fûmes assaillis par un vent violent qui nous renversa plusieurs fois et qui rendit notre marche si fatigante que notre malade en fut brisé[69].

Chopin de son côté écrit à Fontana, le 3 décembre 1838 :

Palma.

Je ne puis pas encore t’envoyer les manuscrits, car ils ne sont pas encore prêts. Pendant les trois dernières semaines, j’avais été malade comme un chien, malgré une chaleur de dix-huit degrés, malgré les roses, les orangers, les palmiers et les figuiers en fleurs. J’avais pris très froid. Les trois médecins les plus célèbres de l’île se sont rassemblés pour une consultation ; l’un flairait ce que j’avais expectoré ; l’autre martelait là, d’où j’avais expectoré, le troisième auscultait pendant que j’expectorais. Le premier dit que je mourrai, le deuxième que je mourrais, le troisième que j’étais déjà mort. Et cependant je vis comme je vivais par le passé. Je ne puis pardonner à Jeannot[70] de ne m’avoir donné aucun conseil par rapport à cet état de bronchite aiguë qu’il pouvait constamment observer chez moi. C’est à grand’peine que je pus échapper à leurs saignées, leurs vésicatoires et autres opérations semblables. Grâce à Dieu, je suis redevenu moi-même. Mais ma maladie fit du tort à mes Préludes que tu ne recevras que Dieu sait quand…

… Dans quelques jours j’habiterai le plus bel endroit du monde : la mer, des montagnes… tout ce qu’on peut souhaiter. Nous irons vivre dans un énorme vieux couvent en ruines et délaissé des chartreux que Mend[izabal] semble avoir expulsés expressément pour moi[71]. C’est tout près de Palma, et rien ne peut être plus charmant : des cellules, un cimetière des plus poétiques !… Enfin je sens que je m’y sentirai bien. Ce n’est que mon piano qui me manque encore. J’ai écrit à Pleyel. Demande-le-lui et dis-lui que je suis tombé malade le lendemain de mon arrivée, mais que je vais mieux. Parle peu en général de moi et de mes manuscrits. Écris-moi. Jusqu’à présent je n’eus pas une seule lettre de toi.

Dis à Léo que je n’ai pas encore envoyé les Préludes à Albrecht, mais que je les aime bien[72] et leur écrirai prochainement.

Porte toi-même cette lettre à mes parents à la poste et écris-moi le plus vite possible. Salue Jeannot. Ne dis à personne que j’avais été malade, on ne ferait que potiner là-dessus[73].

Un peu plus tard, le 14 décembre 1838, Chopin écrit encore à Fontana :

Toujours pas un mot de toi, et c’est déjà ma troisième ou ma quatrième lettre. Avais-tu affranchi tes lettres ? Mes parents n’ont peut-être point écrit ? Est-ce qu’il leur serait arrivé quelque chose ? Ou bien as-tu été paresseux ? Non, tu n’es pas paresseux, tu es si serviable. Tu as sûrement envoyé mes deux lettres de Palma à mes parents. Et sûrement tu m’as écrit, mais la poste d’ici, la plus inexacte du monde, ne m’a pas donné tes lettres. Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai reçu l’avis que mon piano partit le 1er décembre de Marseille, à bord d’un bâtiment de commerce. La lettre mit quatorze jours à venir de Marseille ! Il y a donc quelque espoir que le piano passera l’hiver dans le port, car en hiver personne ici ne bougera. L’idée de le recevoir juste au moment de mon départ est très divertissante, car, outre les cinq cents francs à payer pour le transport et la douane, j’aurai encore le plaisir de le réemballer et le faire repartir. Et en attendant, mes manuscrits sommeillent, tandis que moi, je ne puis dormir et que, couvert de cataplasmes et toussant, j’attends avec impatience le printemps ou autre chose. Demain, je me transporte dans le ravissant couvent de Valdemosa. Je pourrai vivre, songer et écrire dans la cellule de quelque vieux moine qui avait peut-être plus de feu dans l’âme, mais qui, faute d’en user, dut le cacher et l’étouffer. J’espère te faire bientôt expédier mes Préludes et la Ballade. Va chez Léo, mais ne lui dis pas que je suis malade, car il aurait peur pour lui-même et pour ses mille francs. Salue affectueusement Pleyel et Jeannot…

À cette même date du 14 décembre George Sand décrit ainsi à Mme Marliani l’état de santé de Chopin, dans un passage omis de la lettre imprimée dans la Correspondance à la page 114. (Nous donnons d’abord les quelques lignes imprimées qui précèdent) :

… Le paquebot est censé partir toutes les semaines, mais il ne part en réalité que quand le temps est parfaitement serein et la mer unie comme une glace. Le plus léger coup de vent le fait rentrer au port, même lorsqu’on est à moitié route. Pourquoi ? Ce n’est pas que le bateau ne soit bon et la navigation sûre. C’est que le cochon a l’estomac délicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon meurt en route, l’équipage est en deuil et donne au diable journaux, passagers, lettres, paquets et le reste[74].

Voilà donc plus de quinze jours que le bateau est dans le port ; peut-être partira-t-il demain ! Voilà vingt-cinq jours et plus que Spiridion voyage ; mais j’ignore si Buloz Ta reçu. J’ignore s’il le recevra.

Il y a encore d’autres raisons de retard que je ne vous dis pas parce que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous prie même de lui faire parler à ce sujet ; car il doit être dans les transes, dans la fureur, dans le désespoir. Spiridion doit être interrompu depuis un siècle, à cela je ne puis rien[75]. J’ai pesté contre le pays, contre le temps, contre la coutume, contre les cochons. J’ai un peu pesté contre ce cher Manoël, qui m’a dépeint ce pays comme si libre, si abordable, si hospitalier. Mais à quoi bon les plaintes et les murmures contre les ennemis naturels et inévitables de la vie ? Ici, c’est une chose ; là une autre ; partout il y a à souffrir.

Ce qu’il y a de vraiment beau ici, c’est le pays, le ciel, les montagnes, la bonne santé de Maurice, et le radoucissement de Solange. Le bon Chopin n’est pas aussi brillant de santé.

C’est à ces derniers mots que se rattachent les lignes tronquées dans la Correspondance :

… Après avoir très bien, trop bien peut-être supporté les grandes fatigues du voyage, au bout de quelques jours la force nerveuse qui le soutenait est tombée, et il a été extrêmement abattu et souffreteux. Mais il revient sur Veau de jour en jour et j’espère qu’il sera mieux qu’auparavant. Je le soigne comme mon enfant. C’est un ange de douceur et de bonté !

Puis viennent les lignes imprimées :

Son piano lui manque beaucoup. Nous en avons enfin reçu des nouvelles aujourd’hui. Il est parti de Marseille, et nous l’aurons peut-être dans une quinzaine de jours. Mon Dieu, que la vie physique est rude, difficile et misérable ici ! C’est au delà de ce qu’on peut imaginer.

Puis encore des lignes omises :

… On manque de tout, on ne trouve rien à louer, rien à acheter. Il faut commander des matelas, acheter des draps, serviettes, casseroles, etc., tout absolument.

J’ai par un coup du sort trouvé à acheter un mobilier propre, charmant pour le pays, mais dont un paysan de chez nous ne voudrait pas. Il a fallu se donner des peines inouïes pour avoir un poêle, du bois, du linge, que sais-je ? Depuis un mois que je me crois installée, je suis toujours à la veille de l’être. Ici, une charrette met cinq heures pour faire trois lieues ; jugez du reste ! Il faut deux mois pour confectionner une paire de pincettes. Il n’y a pas d’exagération dans tout ce que je vous dis. Devinez, sur ce pays, tout ce que je ne vous dis pas. Moi, je m’en moque ; mais j’en ai un peu souffert, dans la crainte de voir mes enfants en souffrir beaucoup. Heureusement mon ambulance va bien. Demain, nous partons pour la chartreuse de Valdemosa, la plus poétique résidence de la terre. Nous y passerons l’hiver qui commence à peine et qui va bientôt finir. Voilà le seul bonheur de cette contrée. Je n’ai de ma vie rencontré une nature aussi délicieuse que celle de Majorque.

Après avoir entretenu sa correspondante de ses difficultés d’argent et de la nécessité d’emprunter trois mille francs à des conditions fort dures, par l’intermédiaire d’un certain Nunez, Mme Sand lui dit encore que Buloz, non plus, ne lui envoie rien, car, dit-elle :

… Je voulais envoyer à Buloz beaucoup de manuscrits, mais, d’une part, accablée de tant d’ennuis matériels, je n’ai pu faire grand’chose ; et de l’autre, la lenteur et le peu de sûreté des communications font que Buloz n’est peut-être pas encore nanti. Vous connaissez Buloz : « Pas de manuscrit, pas de suisse. »

Elle prie donc Mme Marliani de lui arranger le payement de la lettre de Nunez, soit par M. Remisa, soit par son homme d’affaires, puis elle ajoute à la fin de sa lettre : J’écrirai à Leroux, de la chartreuse, à tête reposée. Si vous saviez ce que j’ai à faire ! Je fais presque la cuisine. Ici, autre agrément, on ne peut se faire servir. Le domestique est une brute : dévot, paresseux et gourmand ; un véritable fils de moine (je crois qu’ils le sont tous). Il en faudrait dix pour faire l’ouvrage que vous fait votre brave Marie. Heureusement la femme de chambre, que j’avais amenée de Paris, est très dévouée et se résigne à faire de gros ouvrages ; mais elle n’est pas forte, et il faut que je l’aide. En outre, tout coûte très cher, et la nourriture est difficile, quand l’estomac ne supporte ni l’huile rance, ni la graisse de porc. Je commence à m’y faire, mais Chopin est malade toutes les fois que nous ne lui préparons pas nous-mêmes ses aliments. Enfin, notre voyage ici est, sous beaucoup de rapports, un fiasco épouvantable.

Mais nous y sommes. Nous ne pourrions en sortir sans nous exposer à la mauvaise saison et sans faire coup sur coup de nouvelles dépenses. Et puis j’ai mis beaucoup de courage et de persévérance à me caser ici. Si la Providence ne me maltraite pas trop, il est à croire que le plus difficile est fait et que nous allons recueillir le fruit de nos peines. Le printemps sera délicieux, Maurice recouvrera sa belle santé, il se flatte d’avoir un jour des mollets ; moi, je travaillerai et j’instruirai mes enfants, dont heureusement les leçons, jusqu’ici, n’ont pas trop souffert. Ils sont très studieux avec moi. Solange est presque toujours charmante depuis qu’elle a eu le mal de mer ; Maurice prétend qu’elle a rendu tout son venin.

Tous ces ennuis, sérieux et minimes, auraient donc été supportables, mais l’arrivée de l’hiver indigène et des pluies tropicales rendirent le séjour de Son Vent absolument impossible et ruinèrent complètement la santé déjà chancelante de Chopin. Une belle nuit creva une averse dans le genre de celles qui obligèrent Noé à construire son arche, et le lendemain tout à l’entour était inondé et méconnaissable, les pauvres voyageurs n’habitant point une arche sûre, eurent aussi leur part du déluge.

… La maison du Vent (Son Vent en patois), c’est le nom de la villa que le senor Gomez avait louée, devint inhabitable. Les murs en étaient si minces que la chaux dont nos chambres étaient crépies se gonflait comme une éponge. Jamais, pour mon compte, je n’ai tant souffert du froid, quoiqu’il ne fît pas très froid, en réalité : mais, pour nous, qui sommes habitués à nous chauffer en hiver, cette maison sans cheminée était sur nos épaules comme un manteau de glace, et je me sentais paralysée.

Nous ne pouvions nous habituer à l’odeur asphyxiante des braseros, et notre malade commença à souffrir et à tousser. De ce moment, nous devînmes un objet d’horreur et d’épouvante pour la population…

C’est que les Majorquins, devançant de plus d’un demi-siècle Koch et son « bâtonnet », considéraient fort judicieusement la phtisie comme contagieuse, ce qui semblait à George Sand le comble de l’ignorance, des préjugés et de l’égoïsme, le manque absolu de cette « vertu sociale », que les adeptes de Leroux plaçaient à la base de toute morale. Dès qu’on apprit que Chopin était atteint de la poitrine, tout le monde évita nos voyageurs, et le propriétaire de la villa, le senor Gomez, exigea qu’ils quittassent immédiatement sa demeure après avoir préalablement payé pour le replâtrage et le reblanchissage de ladite et acquis tout le linge de la maison employé par eux, comme infecté. La situation était critique. Heureusement, le consul de France voulut bien héberger et réchauffer chez lui nos pauvres colons. Puis ils se décidèrent à se transférer à la Valdemosa, après avoir acheté à des émigrés espagnols, qui la quittaient au bout d’un long séjour, tout leur mobilier pour mille francs. Il ne fallait que choisir un temps moins horrible pour se hasarder en route.

C’est le 15 décembre, par une journée fraîche et ensoleillée, chose rare en cette saison à Majorque, que George Sand avec sa famille put prendre le chemin de la chartreuse. Quoique Valdemosa ne se trouve qu’à trois lieues de la ville, il n’était pas facile d’y arriver. À cette époque il n’y avait que peu de routes praticables à Majorque, le cocher allait droit devant lui, sans se soucier des pierres, des torrents et des précipices, et ce n’est que les parois fortement capitonnés du véhicule majorquin qui préservèrent nos voyageurs des « bleus » et des coups. La dernière partie de la route dut même être faite à pied, car aucun birloco (équipage indigène) ne peut gravir le sentier pavé qui mène à la chartreuse.

Toutefois les sites qui se déroulaient de la route étaient si merveilleux qu’ils s’imposaient à tout jamais à la mémoire. George Sand s’extasie surtout à propos d’un détour de ce chemin pierreux, serpentant au bord des précipices où les torrents invisibles mugissent sous des rideaux splendides de verdure, et côtoyant des rochers boisés de chênes, de cyprès et d’oliviers :

… Je n’oublierai jamais un certain détour de la gorge où, en se retournant, on distingue, au sommet d’un mont, une de ces jolies maisonnettes arabes que j’ai décrites, à demi cachée dans les raquettes de ses nopals, et un grand palmier qui se penche sur l’abîme en dessinant sa silhouette dans les airs. Quand la vue des boues et des brouillards de Paris me jette dans le spleen, je ferme les yeux, et je revois comme dans un rêve cette montagne verdoyante, ces rochers fauves et ce palmier solitaire perdu dans un ciel rose… [76].

On arriva enfin à la chartreuse bâtie presque sur la crête de la chaîne de Valdemosa, de sorte que le magnifique panorama, qui s’ouvrait sur les deux versants, se terminait des deux côtés de l’horizon par la « bande d’argent » de la mer. Cette chartreuse, abandonnée par les moines après l’édit de 1836 et appartenant au gouvernement, était pour le moment à la disposition de tous ceux qui avaient le désir de la louer pour y vivre au milieu de l’air montagnard. C’était un curieux amas de constructions pittoresques élevées à diverses époques et qui charmèrent Chopin, tout comme George Sand, par leur parfait romantisme fantaisiste. Cet « assemblage de bâtiments », dit Mme Sand, « suffirait à loger un corps d’armée ». Outre l’habitation du supérieur, les cellules des frères convers, celle des visiteurs ou des personnes faisant des retraites, les étables et autres constructions de ce genre, la chartreuse se composait de trois cloîtres proprement dits, entourés d’une galerie sur laquelle donnaient les cellules des frères ; ces trois cloîtres dataient de trois époques différentes. Le plus vieux et le plus petit était aussi le plus intéressant sous le rapport artistique. Au milieu de ce cloître du quinzième siècle, entouré d’une galerie aux fenêtres gothiques garnies de plantes grimpantes, se trouvait l’antique cimetière des chartreux. Les tombes creusées par chaque chartreux se distinguaient à peine sous l’herbe épaisse. Ni monuments, ni inscriptions. Quelques sombres cyprès entourant une grande croix en bois blanc ; un petit puits à galbe ogival, un vieux laurier et un palmier nain, poussés au milieu de l’aire, — tout cela donnait à ce lieu de repos éternel, surtout au clair de lune, un caractère éminemment poétique. Les petites cellules sombres, qui entouraient le cloître, étaient toujours hermétiquement fermées : le sacristain resté à la chartreuse ne permettait jamais d’y pénétrer, et ce n’est que par les fentes des portes qu’on pouvait se convaincre que ces pièces étaient bourrées de vieux meubles et d’objets en bois sculpté.

Le cloître nouveau, symétriquement planté de buis taillés, était fermé d’un côté par les cellules, des deux côtés parallèles par douze chapelles, et du quatrième par une jolie petite église aux parois garnies de boiseries sculptées et pavée d’élégantes faïences hispano-arabes. Les chapelles étaient aussi pavées de faïences arabes, chacune possédait une fontaine en marbre ; elles produisaient toutes une impression de fraîcheur, quoique les boiseries, les dorures et les statues peinturlurées fussent grossières et banales. Le seul objet d’art de ce nouveau cloître était une statue de saint Bruno en bois peint, placée dans l’église.

… Le dessin et la couleur en étaient remarquables ; les mains, admirablement étudiées, avaient un mouvement d’invocation pieuse et déchirante ; l’expression de la tête était vraiment sublime de foi et de douleur. Et pourtant c’était l’œuvre d’un ignorant ; car la statue placée en regard et exécutée par le même manœuvre était pitoyable sous tous les rapports ; mais il avait eu, en créant saint Bruno, un éclair d’inspiration, un élan d’exaltation religieuse peut-être, qui l’avait élevé au-dessus de lui-même. Je doute que jamais le saint fanatique de Grenoble ait été compris et rendu avec un sentiment aussi profond et aussi ardent. C’était la personnification de l’ascétisme chrétien[77]. Mme Sand occupa avec sa famille l’une des cellules du nouveau cloître.

… Les trois pièces qui la composaient étaient spacieuses, voûtées avec élégance et aérées au fond par des rosaces à jour, toutes diverses et d’un très joli dessin. Ces trois pièces étaient séparées du cloître par un corridor sombre et fermé d’un fort battant de chêne. Le mur avait trois pieds d’épaisseur. La pièce du milieu était destinée à la lecture, à la prière, à la méditation, elle avait pour tout meuble un large siège à prie-Dieu et à dossier de six ou huit pieds de haut, enfoncé et fixé dans la muraille. La pièce à droite de celle-ci était la chambre à coucher du chartreux ; au fond était située l’alcôve, très basse et dallée en dessus comme un sépulcre. La pièce de gauche était l’atelier de travail, le réfectoire, le magasin du solitaire. Au midi, les trois pièces s’ouvraient sur un parterre dont l’étendue répétait exactement celle de la totalité de la cellule, qui était séparée des jardins voisins par des murailles de dix pieds, et s’appuyait sur une terrasse forte ment construite, au-dessus d’un petit bois d’orangers, qui occupait ce gradin de la montagne. Le gradin inférieur était rempli d’un beau berceau de vignes, le troisième d’amandiers et de palmiers, et ainsi de suite jusqu’au fond du vallon, qui, ainsi que je l’ai dit, était un immense jardin. Chaque parterre de cellule avait sur toute sa longueur à droite un réservoir en pierre de taille de trois à quatre pieds de large sur autant de profondeur, recevant, par des canaux pratiqués dans la balustrade de la terrasse, les eaux de la montagne et les déversant dans le parterre par une croix de pierre qui le coupait en quatre carrés égaux.

… Ce parterre, planté de grenadiers, de citronniers et d’orangers, entouré d’allées exhaussées en brique et ombragées, ainsi que le réservoir, de berceaux embaumés, c’était comme un joli salon de fleurs et de verdure[78].

Chopin écrit dans une lettre à Fontana, datée du 28 décembre 1838 :

Peux-tu m’imaginer ainsi : entre la mer et des montagnes dans une grande chartreuse délaissée, dans une cellule aux portes plus grandes que celles de Paris… point frisé[79], point ganté de blanc, mais pâle comme à l’ordinaire. La cellule ressemble à une bière, elle est haute, au plafond poussiéreux. Les fenêtres sont petites ; devant elles des orangers, des palmiers et des cyprès ; mon lit est placé en face des fenêtres, sous une rosace mauresque filigranée. À côté du lit, quelque chose de carré ressemblant à un bureau, mais l’usage en est fort problématique ; dessus un lourd chandelier (c’est un grand luxe) avec une toute petite chandelle. Les œuvres de Bach, mes esquisses et des manuscrits qui ne sont pas de moi, — voilà tout mon mobilier. Un calme absolu… on peut crier bien fort, sans que personne vous entende ; bref, je t’écris d’un lieu bien étrange…

L’Hiver à Majorque donne d’amples détails sur ce mobilier.

Nous avions un mobilier splendide : des lits de sangle irréprochables, des matelas peu mollets, plus chers qu’à Paris, mais neufs et propres, et de ces grands et excellents couvre-pieds en indienne ouatée et piquée que les juifs vendent assez bon marché à Palma. Une dame française, établie dans le pays, avait eu la bonté de nous céder quelques livres de plumes qu’elle avait fait venir pour elle de Marseille et dont nous avions fait deux oreillers à notre malade. Nous possédions plusieurs tables, plusieurs chaises de paille comme celles qu’on voit dans nos chaumières de paysans, et un sopha voluptueux en bois blanc avec des coussins de toile à matelas rembourrés de laine. Le sol très inégal et très poudreux de la cellule était couvert de ces nattes valenciennes à longues pailles qui ressemblent à un gazon jauni par le soleil, et de ces belles peaux de moutons à longs poils d’une finesse et d’une blancheur admirables, qu’on prépare fort bien dans le pays. Nos malles de cuir jaune pouvaient passer là pour des meubles très élégants. Un grand châle tartan bariolé, qui nous avait servi de tapis de pied en voyage, devint une portière somptueuse devant l’alcôve et mon fils orna le poêle d’une de ces charmantes urnes d’argile de Félanitz, dont la forme et les ornements sont de pur goût arabe…

… Le pianino de Pleyel, arraché aux mains des douaniers après trois semaines de pourparlers et quatre cents francs de contribution, remplissait la voûte élevée et retentissante de la cellule d’un son magnifique. Enfin le sacristain avait consenti à transporter chez nous une belle grande chaise gothique sculptée en chêne, que les rats et les vers rongeaient dans l’ancienne chapelle des chartreux, et dont le coffre nous servait de bibliothèque, en même temps que ses découpures légères et ses aiguilles effilées, projetant sur la muraille, au reflet de la lampe du soir, l’ombre de sa riche dentelle noire et de ses clochetons agrandis, rendaient à la cellule tout son caractère antique et monacal…


Ce qu’il y avait de plus difficile à arranger, c’étaient le service et la nourriture. La chartreuse ne renfermant d’autres habitants que le sacristain qui demeurait dans une maisonnette à proximité du couvent, et le pharmacien, qui, échappé à la rigueur de l’édit, caché dans sa cellule, ne se montrait que rarement aux voyageurs. Ses relations avec eux se bornaient à leur vendre de temps à autre quelques parfums ou quelques simples drogues. Il y avait en outre à la chartreuse une certaine Maria-Antonia, Espagnole d’origine, une sorte de femme de ménage dilettante, qui se mettait au service de tous les voyageurs habitant la chartreuse. Elle était aimable, serviable et pieuse, ce qui ne l’empêchait pas d’être horriblement pillarde, surtout en fait de provisions ménagères. Lorsqu’elle fut secondée dans cette agréable occupation par deux indigènes servant nos voyageurs, la Nina et la Catalina, et que par la faute des pluies torrentielles les provisions n’arrivèrent pas quotidiennement et régulièrement de Palma, alors Mme Sand et ses enfant eurent à sérieusement défendre leurs dîners, d’autant plus que l’achat des provisions était devenu en général fort difficile.

Tant que le cuisinier du consul français s’approvisionna pour eux à Palma, tout allait bien, mais lorsque le mauvais temps coupa toute communication entre Valdemosa et Palma, les choses allèrent fort mal. Il n’y avait de bon, en fait de produits indigènes, que les fruits et le vin. En fait de viandes et de volailles on ne pouvait se procurer, et cela encore avec force difficultés, que du porc, que l’estomac de Chopin ne supportait point, ou bien de vieilles poules. Le poisson était mauvais, le beurre introuvable. Le pain arrivait de Palma tout trempé d’eau. Mais la raison principale de toutes les difficultés consistait dans l’ignorance et la superstition des insulaires. Lorsqu’on sut que nos voyageurs n’allaient pas à la messe, ils eurent le sort des hérétiques : personne ne voulut avoir affaire à eux, ou si même quelqu’un consentait à leur vendre quelque chose, il se croyait en droit d’exiger des prix triples et quadruples ; à la moindre observation il remettait sa marchandise au panier et s’éloignait avec dignité. Pour comble d’ennui les cuisinières indigènes étaient horriblement malpropres et assaisonnaient chaque plat d’une telle quantité de poivre, de tomates, d’ail, de tant de choses aigres, piquantes ou pimentées, que même les bons estomacs s’accommodaient mal de ce régime, et le pauvre Chopin, malade, ne pouvait rien manger de toute cette cuisine. Il fallait se mettre soi-même à la besogne et parfois se contenter de repas tout ascétiques.

C’eût été une contrariété fort mince, si nous eussions tous été bien portants. Je suis fort sobre et même stoïque par nature à l’endroit du repas. Le splendide appétit de mes enfants faisait flèche de tout bois et régal de tout citron vert. Mon fils, que j’avais emmené frêle et malade, reprenait à la vie comme par miracle et guérissait une affection rhumatismale des plus graves, en courant dès le matin, comme un lièvre échappé, dans les grandes plantes de la montagne, mouillé jusqu’à la ceinture. La Providence permettait à la bonne nature de faire pour lui de ces prodiges ; c’était bien assez d’un malade. Mais l’autre, loin de prospérer avec l’air humide et les privations, dépérissait d’une manière effrayante. Quoiqu’il fût condamné par toute la faculté de Palma, il n’avait aucune affection chronique ; mais l’absence de régime fortifiant l’avait jeté, à la suite d’un catarrhe, dans un état de langueur dont il ne pouvait se relever. Il se résignait, comme on sait se résigner pour soi-même ; nous, nous ne pouvions pas nous résigner pour lui ; et je connus pour la première fois de grands chagrins pour de petites contrariétés, la colère pour un bouillon manqué ou chipé par les servantes, l’anxiété pour un pain frais qui n’arrivait pas, ou qui s’était changé en éponge en traversant le torrent sur les flancs d’un mulet. Je ne me souviens certainement pas de ce que j’ai mangé à Pise ou à Trieste ; mais je vivrais cent ans, que je n’oublierais pas l’arrivée du panier aux provisions à la chartreuse. Que n’eussé-je pas donné pour avoir un consommé et un verre de bordeaux à offrir tous les jours à notre malade ?

Il fallut surtout se nourrir de fruits, en les arrosant d’une excellente eau de source ou de vin musqué ; puis de pain, de légumes, parfois d’un peu de poisson ou de viandes maigres rôties sans aucun beurre.

… Si les conditions de cette vie frugale n’eussent été, je le répète, contraires et même funestes à l’un de nous, les autres l’eussent trouvée fort acceptable en elle-même[80].

Mais justement la santé de Chopin était aussi mauvaise que possible. Il toussait, avait la fièvre, crachait le sang, bref, malgré toutes les assertions ultérieures des médecins français, c’est à ce moment que se manifestèrent chez lui les premiers indices de cette phtisie qui le mina plus tard et l’emporta. Remarquons à ce propos — les ennemis de George Sand attribuent cette phtisie de Chopin à sa rupture avec George Sand — que sa sœur Émilie succomba aussi à la tuberculose pulmonaire. Donc, d’une part, l’organisme du grand musicien portait en lui, dès l’origine, les germes de ce mal, et, d’autre part, les médecins majorquins avaient bien raison de traiter la maladie du jeune voyageur, comme portant atteinte ou préjudice à la santé publique. Mais les médecins majorquins faillirent combattre cette maladie par des mesures si draconiennes que Mme Sand, qui croyait qu’il ne s’agissait pas de phtisie, eut à son tour raison lorsqu’elle protesta contre l’application de leur système. Ce système qui, de nos jours, semble contraire à tout bon sens, était alors pratiqué avec le même zèle en cas de congestion, de phtisie pulmonaire, du typhus ou de n’importe quoi ! Nous parlons de saignées.

L’état physique de Chopin à part, son état moral alarmait et attristait beaucoup Mme Sand. Tout le milieu ambiant — si attrayant et bienfaisant qu’il fût pour Chopin artiste — n’était nullement propice et devint même pernicieux pour l’homme. La solitude complète, le mauvais temps qui privait Valdemosa de toute communication avec le monde des vivants, l’absence de tout confort si habituel et si indispensable à Chopin et enfin ce^même romantisme lugubre de la chartreuse en décombres, qui inspira à Chopin ses œuvres les plus exquises, tout cela produisit sur les nerfs du malade l’effet le plus déprimant. Les lettres de Chopin et de George Sand, l’Hiver à Majorque et l’Histoire de ma vie nous renseignent sur les conditions pénibles de leur existence physique et morale et sur le caractère éminemment particulier de l’être intime de Chopin. Le 28 décembre déjà, dans cette même lettre dont nous avons cité le commencement, Chopin traçait en ces termes le désaccord existant entre la « divine nature » de Majorque et les conditions peu sympathiques du séjour en cette île :

La divine nature, c’est certainement bien beau, mais il faudrait ne pas avoir affaire aux hommes, ni à la poste, ni aux chemins. Bien souvent j’ai fait le trajet de Palma ici, chaque fois avec le même cocher, mais chaque fois par une autre route. L’eau tombant des montagnes trace une route, une averse la détruit ; aujourd’hui, il est impossible de passer là où toujours il y avait un chemin, car à présent il y a un champ cultivé, et là où un équipage passait parfaitement hier, on ne pourrait passer ce matin qu’à dos de mulet. Et quels véhicules que ces équipages ! Voilà la raison, cher Jules, pourquoi il n’y a ici pas un seul Anglais, pas un consul… La lune est merveilleuse ce soir. Jamais je ne l’ai vue plus belle…

La nature ici est bienfaisante, mais les hommes pillards. Ils ne voient jamais d’étrangers, c’est pour cela qu’ils ne savent pas ce qu’ils peuvent leur réclamer. C’est ainsi qu’ils donneront gratis une dizaine d’oranges, mais pour un bouton de culotte, ils demanderont une somme exorbitante[81].

Sous ce ciel, on se sent pénétré par un sentiment poétique qui semble émaner de tous les objets environnants. Des aigles planent chaque jour sur nos têtes, sans que personne les dérange.

Je joins une lettre pour mes parents ; il me semble que c’est déjà la troisième ou la quatrième que je leur adresse par toi…

Le 15 janvier 1839, George Sand écrit aussi de Valdemosa à Mme Marliani :

Nous habitons la chartreuse de Valdemosa, endroit vraiment sublime, et que j’ai à peine le temps d’admirer, tant j’ai d’occupations avec mes enfants, leurs leçons et mon travail.

Notre pauvre Chopin est toujours très faible et très souffreteux[82]. Il fait ici des pluies dont on n’a pas l’idée ailleurs ; c’est un déluge effroyable ! l’air est si relâché, si mou, qu’on ne peut se traîner ; on est réellement malade. Heureusement Maurice se porte à ravir ; son tempérament ne craint que la gelée, chose inconnue ici. Mais le petit Chopin est bien accablé et tousse toujours beaucoup. J’attends pour lui avec impatience le retour du beau temps, qui ne peut tarder. Son piano est enfin arrivé à Palma ; mais il est dans les griffes de la douane qui demande cinq à six cents francs de droit d’entrée et qui se montre intraitable…

Je suis plongée avec Maurice dans Thucydide et compagnie ; avec Solange, dans le régime indirect et l’accord du participe. Chopin joue d’un pauvre piano majorquin qui me rappelle celui de Bouffé dans Pauvre Jacques. Ma nuit se passe comme toujours à gribouiller. Quand je lève le nez, c’est pour apercevoir, à travers la lucarne de ma cellule, la lune qui brille au milieu de la pluie sur les oranges, et je n’en pense pas plus long qu’elle…

La fin de cette lettre est de nouveau tronquée (page 121) dans la Correspondance. La lettre autographe se termine ainsi :

Adieu, chère bonne, je suis heureuse, quand même la pluie, quand même l’Espagne, quand même le travail, mais non pas quand même votre absence

J’embrasse votre Manoël et mon Bignat[83]. Amitié à M. de Bonnechose[84], que j’aime, comme vous savez, de tout mon cœur, et mille bénédictions au cher Enrico ; ne le battez pas trop.

Parlez-moi de tous nos amis ; je n’ai pas de nouvelles de personne, sauf de Grzymala. Chopin vous supplie d’envoyer tout de suite par votre domestique sa lettre ci-jointe à M. Fontana…

Le 22 janvier, — cette lettre est faussement datée de 22 février dans la Correspondance et toujours aussi changée et tronquée, — George Sand se plaint de nouveau de l’absence des lettres de Mme Marliani, et elle redit encore une fois qu’ils sont toujours à Valdemosa, que le jour elle enseigne ses enfants et la nuit elle écrit.

… Au milieu de tout cela le ramage de Chopin qui va son train et que les murs de la cellule sont bien étonnés d’entendre. Le seul événement remarquable depuis cette dernière lettre, c’est l’arrivée du piano attendu. Enfin, il a débarqué sans accident, et les voûtes de la chartreuse s’en réjouissent. Et tout cela n’est pas profané par l’admiration des sots : nous ne voyons pas un chat. Notre retraite dans la montagne, à trois lieues de la ville, nous a délivrés de la politesse des oisifs. Pourtant nous avons eu une visite et une visite de Paris ! C’est M. Dembovski, Italiano-Polonais que Chopin connaît et qui se dit cousin de Marliani, à je ne sais quel degré… Il a été très étonné de mon établissement dans les ruines, de mon mobilier de paysan et surtout de notre isolement, qui lui semblait effrayant.

Le fait est que nous sommes très contents de la liberté que cela nous donne, parce que nous avons à travailler, mais nous comprenons très bien que ces intervalles poétiques qu’on met dans sa vie ne sont que des temps de transition, un repos permis de l’esprit avant qu’il reprenne l’exercice des émotions.

… Je suis bien embarrassée de vous dire combien de temps encore je resterai ici…

Après ces mots viennent les lignes omises dans le volume de la Correspondance :

Cela dépendra un peu de la santé de Chopin qui est meilleure depuis ma dernière lettre, mais qui a encore besoin de l’influence d’un climat doux. Cette influence ne se fait pas sentir vite à une santé aussi délabrée.

Maurice, Solange, tous deux travaillent avec moi six heures par jour. La nuit, j’écris Lélia, qui sera un ouvrage à peu près transformé. Êtes-vous contente de la fin de Spiridion ?

Dans ses Souvenirs de Majorque, tout comme dans ses lettres privées, Mme Sand se plaint amèrement (et souvent avec quelque exagération et en noircissant le tableau)[85] de l’animosité des insulaires pour les étrangers, de l’ignorance crasse et du barbare égoïsme de cette population parmi laquelle il lui fallut vivre toute seule, avec deux enfants et un malade, sans l’assistance ou l’aide sympathique de qui que ce fût[86].

Nous y trouvons à ce propos des lignes indignées qui ne sont qu’une paraphrase de la doctrine de Leroux sur la solidarité des humains. Puis Mme Sand revient à l’exposition des faits réels de leur séjour à Valdemosa :

… Nous étions donc seuls à Majorque, aussi seuls que dans un désert ; et quand la subsistance de chaque jour était conquise, moyennant la guerre aux singes, nous nous asseyions en famille, pour en rire, autour du poêle. Mais, à mesure que l’hiver avançait, la tristesse paralysait dans mon sein les efforts de gaieté et de sérénité. L’état de notre malade empirait toujours, le vent pleurait dans le ravin, la pluie battait nos vitres, la voix du tonnerre perçait nos épaisses murailles et venait jeter sa note lugubre au milieu des rires et des jeux des enfants. Les aigles et les vautours, enhardis par le brouillard, venaient dévorer nos pauvres passereaux jusque sur le grenadier qui remplissait ma fenêtre. La mer furieuse retenait les embarcations dans les ports ; nous nous sentions prisonniers, loin de tout secours éclairé et de toute sympathie efficace. La mort semblait planer sur nos têtes pour s’emparer de l’un de nous, et nous étions seuls à lui disputer sa proie. Il n’y avait pas une seule créature humaine à notre portée qui n’eût voulu, au contraire, le pousser vers la tombe pour en finir plus vite avec le prétendu danger de son voisinage. Cette pensée d’hostilité était affreusement triste.

Dans sa lettre du 14 décembre, déjà citée en partie, George Sand disait à Mme Marliani :

… Nous sommes si différents de la plupart des gens et des choses qui nous entourent, que nous nous faisons l’effet d’une pauvre colonie émigrée, qui dispute son existence à une race malveillante ou stupide. Nos liens de famille en sont plus étroitement serrés, et nous nous pressons les uns contre les autres avec plus d’affection et de bonheur intime. De quoi peut-on se plaindre, quand le cœur vit ?

Donc, au milieu de toutes ces angoisses, de ces éléments déchaînés, de cette populace inhospitalière, la petite colonie sut mener une existence active et paisible. Ces jours d’isolement, loin de toutes relations, dans un site romantique, furent même les jours les plus heureux de leur vie commune.

Le matin, Mme Sand vaquait à son ménage et donnait des leçons à ses enfants, pendant sept heures consécutives. Puis on faisait de grandes promenades. Par le mauvais temps et le soir tout le monde se rassemblait au coin du feu, on causait, ou bien on lisait, à haute voix ou séparément, les écrits les plus récents de Leroux ou de Reynaud, de Mickiewicz ou de Lamennais. Enfin, Chopin jouait ou composait à son piano, et George Sand travaillait au remaniement de sa Lélia, à la fin de Spiridion et à l’article sur les Dziady de Mickiewicz, et souvent son travail se prolongeait bien avant dans la nuit.

… Cette demeure était d’une poésie incomparable, écrit-elle, le 8 mars 1839, à Rollinat, nous ne voyions âme qui vive ; rien ne troublait notre travail ; après deux mois d’attente et trois cents francs de contribution, Chopin avait enfin reçu son piano, et les voûtes de sa cellule s’enchantaient de ses mélodies… Moi, je faisais le précepteur sept heures par jour, un peu plus consciencieusement que Tempête[87] (la bonne fille que j’embrasse tout de même de bien grand cœur) ; je travaillais pour mon compte la moitié de la nuit. Chopin composait des chefs-d’œuvre, et nous espérions avaler le reste de nos contrariétés à l’aide de ces compensations…[88].

… De quelle poésie sa musique remplissait ce sanctuaire, — dit George Sand dans l’Histoire de ma vie, — même au milieu de ses plus douloureuses agitations ! Et la chartreuse était si belle sous ses festons de lierre, la floraison si splendide dans la vallée, l’air si pur sur notre montagne, la mer si bleue à l’horizon ! C’est le plus bel endroit que j’aie jamais habité, et un des plus beaux que j’aie jamais vus[89].

Mme Sand exprime, après ces mots, le regret d’avoir peu profité de cette belle nature, car, à son dire, ce n’est que rarement et pour fort peu de temps qu’elle pouvait abandonner son malade. Mais cela n’est pas très exact : dans cette même Histoire de ma vie, dans Un hiver à Majorque et dans ses lettres nous trouvons le récit de plusieurs excursions faites dans l’enceinte de la vaste chartreuse et dehors. Quelquefois ce fut même le soir, « au clair de la lune », que George Sand errait avec ses enfants au milieu des ruines du couvent. Des trois cloîtres construits à diverses époques, c’était le second, par ordre d’ancienneté, qui avait le plus souffert du pouvoir destructeur du temps et il semble que c’est lui qui charmait surtout George Sand par son romantisme d’opéra.

Jamais je n’ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlements désespérés comme dans ces galeries creuses et sonores. Le bruit des torrents, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement de l’orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés et tout déroutés dans les rafales ; puis, de grands brouillards qui tombaient tout à coup comme un linceul et qui, pénétrant dans les cloîtres par les arcades brisées, nous rendaient invisibles et faisaient paraître la petite lampe que nous portions pour nous diriger, comme un esprit follet errant sous les galeries, et mille autres détails de cette vie cénobitique qui se pressent à la fois dans mon souvenir, tout cela faisait de cette chartreuse le séjour le plus romantique de la terre. Je n’étais pas fâchée de voir en plein et en réalité une bonne fois ce que je n’avais vu qu’en rêve ou dans les ballades à la mode, et dans l’acte des nonnes de Robert le Diable à l’Opéra. Les apparitions fantastiques ne nous manquèrent même pas, comme je le dirai tout à l’heure…

… Quand le temps était trop mauvais pour nous empêcher de gravir la montagne, nous faisions notre promenade à couvert dans le couvent, et nous en avions pour plusieurs heures à explorer l’immense manoir. Je ne sais quel attrait de curiosité me poussait à surprendre dans ces murs abandonnés le secret de la vie monastique.

Quant à mes enfants, l’amour du merveilleux les portait bien plus vivement encore à ces explorations enjouées et passionnées…

J’étais souvent effrayée de les voir grimper comme des chats sur des planches dé jetées et sur des terrasses tremblantes ; et quand, me devançant de quelques pas, ils disparaissaient dans un tournant d’escalier en spirale, je m’imaginais qu’ils étaient perdus pour moi et je doublais le pas avec une sorte de terreur où la superstition entrait bien pour quelque chose. Car, on s’en défendrait en vain, ces demeures sinistres, consacrées à un culte plus sinistre encore, agissent quelque peu sur l’imagination, et je défierais le cerveau le plus calme et le plus froid de s’y conserver longtemps dans un état de parfaite santé. Ces petites peurs fantastiques, si je puis les appeler ainsi, ne sont pas sans attrait ; elles sont pourtant assez réelles pour qu’il soit nécessaire de les combattre en soi-même. J’avoue que je n’ai guère traversé le cloître le soir sans une certaine émotion mêlée d’angoisse et de plaisir, que je n’aurais pas voulu laisser paraître devant mes enfants, dans la crainte de la leur faire partager.

… Un soir, nous eûmes une alerte et une apparition, que je n’oublierai jamais. Ce fut d’abord un bruit inexplicable et que je ne pourrais comparer qu’à des milliers de sacs de noix roulant avec continuité sur un parquet. Nous nous hâtâmes de sortir dans le cloître pour voir ce que ce pouvait être. Le cloître était désert et sombre comme à l’ordinaire ; mais le bruit se rapprochait toujours sans interruption, et bientôt une faible clarté blanchit la vaste profondeur des voûtes. Peu à peu elles s’éclairèrent du feu de plusieurs torches, et nous vîmes apparaître, dans la vapeur rouge qu’elles répandaient, un bataillon d’êtres abominables à Dieu et aux hommes. Ce n’était rien moins que Lucifer en personne, accompagné de toute sa cour, un maître diable tout noir, cornu, avec la face couleur de sang, et autour de lui un essaim de diablotins avec des têtes d’oiseaux, des queues de cheval, des oripeaux de toutes couleurs, et des diablesses ou des bergères, en habits blancs et roses, qui avaient l’air d’être enlevées par ces vilains gnomes. Après les confessions que je viens de faire, je puis avouer que, pendant une ou deux minutes et même encore un peu de temps après avoir compris ce que c’était, il me fallut un certain effort de volonté pour tenir ma lampe élevée au niveau de cette laide mascarade, à laquelle l’heure, le lieu et la clarté des torches donnaient une apparence vraiment surnaturelle. C’étaient des gens du village, riches fermiers et petits bourgeois, qui fêtaient le mardi gras et venaient établir leur bal rustique dans la cellule de Maria-Antonia. Le bruit étrange qui accompagnait leur marche était celui des castagnettes, dont plusieurs gamins, couverts de masques sales et hideux, jouaient en même temps, et non sur un rythme coupé et mesuré, comme en Espagne, mais avec un roulement continu semblable à celui du tambour battant aux champs. Ce bruit dont ils accompagnent leurs danses est si sec et si âpre, qu’il faut du courage pour le supporter un quart d’heure. Quand ils sont en marche de fête, ils l’interrompent tout d’un coup, pour chanter à l’unisson une coplita sur une phrase musicale qui recommence toujours et semble ne finir jamais ; puis les castagnettes reprennent leur roulement qui dure trois ou quatre minutes. Rien de plus sauvage que cette manière de se réjouir en brisant le tympan avec le claquement du bois. La phrase musicale, qui n’est rien par elle-même, prend un grand caractère jetée ainsi à de longs intervalles, et par ces voix qui ont aussi un caractère très particulier. Elles sont voilées dans leur plus grand éclat et traînantes dans leur plus grande animation. Je m’imagine que les Arabes chantaient ainsi, et M. Tastu, qui a fait des recherches à cet égard, s’est convaincu que les principaux rythmes majorquins, leurs fioritures favorites, que leur manière en un mot est de type et de tradition arabes… [90].

Cette enchanteresse nature, le romantique lugubre de la chartreuse, et, en plus, toutes ces rencontres, ces types, ces images et ces harmonies, tout pleins de caractère et de coloris, comme tout cela avait dû inspirer les deux artistes installés, de part la volonté du sort, l’hiver de 1839, dans cette solitaire Valdemosa, « entre ciel et terre » ! Et ce qui nous prouve que c’était réellement ainsi, ce sont les œuvres de la romancière et du musicien, écrites à Majorque, où nous retrouverons tantôt toutes ces visions, soit lugubres, soit ensoleillées, éclatantes de couleur, et toutes ces impressions romantiques.

« … Si j’eusse écrit là la partie de Lélia qui se passe au monastère, je l’eusse faite plus belle et plus vraie », — dit Mme Sand dans sa lettre à François Rollinat[91]. Mais elle profita réellement de l’occasion, et comme on préparait en ce moment une seconde édition de Lélia, George Sand refit et augmenta de morceaux inédits même cette Lélia déjà remaniée en l’été de 1836[92].

… J’ai dit plus haut que je cherchais à surprendre le secret de la vie monastique dans ces lieux, où sa trace était encore si récente. Je n’entends point dire par là que je m’attendisse à découvrir des faits mystérieux, relatifs à la chartreuse en particulier ; mais je demandais à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus silencieux qu’ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J’aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces âmes jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu’aux dieux barbares. Enfin, j’aurais voulu ranimer un chartreux du quinzième siècle et un du dix-neuvième, pour comparer entre eux deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander a chacun ce qu’il pensait de l’autre. Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec ressemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du moyen âge tout d’une pièce, fervent, sincère, brisé au cœur par le spectacle des guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s’abstraire et à se détacher autant que possible d’une vie où la notion de la perfectibilité des masses n’était point accessible aux individus. Mais le chartreux du dix-neuvième siècle fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l’humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l’Église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa chartreuse qu’une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu’une existence assurée, l’impunité accordée à ses instincts, et un moyen d’obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là, je ne pouvais me le représenter assez aisément. Je ne pouvais faire aucune appréciation exacte de ce qu’il devait avoir eu de remords, d’aveuglement, d’hypocrisie ou de sincérité. Il était impossible qu’il y eût une foi réelle à l’Église, romaine dans cet homme, à moins qu’il ne fût absolument dépourvu d’intelligence. Il était impossible aussi qu’il y eût un athéisme prononcé, car sa vie entière eût été un odieux mensonge, et je ne saurais croire à un homme complètement stupide ou complètement vil. C’est L’image de ses combats intérieurs, de ses alternatives de révolte et de soumission, de doute philosophique et de terreur superstitieuse, que j’avais devant les yeux comme un enfer ; et plus je m’identifiais avec ce dernier chartreux qui avait habité ma cellule avant moi, plus je sentais peser sur mon imagination frappée ces angoisses et ces agitations que je lui attribuais…[93].

La différence entre les cellules de l’ancien et du nouveau cloître, étroites, malpropres et lugubres dans le premier, vastes, confortables et bien aérées dans celui-ci, et la visite à un ermitage dans les montagnes dominant la chartreuse, où George Sand vit les représentants des deux types monacaux : le supérieur, bon enfant, presque mondain, et un ascète de quatre-vingts ans, abruti jusqu’à l’idiotisme, hébété par les macérations et l’indigence, ces deux impressions ne firent que préciser encore plus, dans l’âme de George Sand, l’image de la terrible lutte intime à laquelle est infailliblement livrée toute âme vivante qui, de nos jours, tombe dans les tenailles du régime monacal catholique. Toutes ces pensées, ces impressions, ces peintures trouvèrent place dans Spiridion commencé non pas à Nohant, comme George Sand le dit dans la préface de l’édition de 18521855, maie bien, comme nous le savons, à Paris, en l’automne de 1838, en collaboration avec Leroux, et terminé à Majorque.

Cet isolement romantique, ce coloris lugubre et cet excès de « caractère » répandus sur toutes choses produisirent une action bien autrement forte sur Chopin, impressionnable jusqu’à la morbidesse et mal à l’aise hors de son train de vie habituel. Ils l’influencèrent de deux manières très contradictoires : Chopin artiste y trouva l’inspiration pour ses œuvres les plus profondes et les plus poétiques ; le pauvre homme faillit y gagner une maladie nerveuse, il arriva à un abattement profond, presque au désespoir !

… Le pauvre grand artiste, dit Mme Sand, était un malade détestable. Ce que j’avais redouté, pas assez malheureusement, arriva. Il se démoralisa d’une manière complète. Supportant la souffrance avec assez de courage, il ne pouvait vaincre l’inquiétude de son imagination. Le cloître était pour lui plein de terreurs et de fantômes, même quand il se portait bien. Il ne le disait pas, et il me fallut le deviner. Au retour de mes explorations nocturnes dans les ruines avec mes enfants, je le trouvais, à dix heures du soir, pâle, devant son piano, les yeux hagards et les cheveux comme dressés sur sa tête. Il lui fallait quelques instants pour nous reconnaître.

Il faisait ensuite un effort pour rire, et il nous jouait des choses sublimes qu’il venait de composer, ou, pour mieux dire, des idées terribles ou déchirantes qui venaient de s’emparer de lui, comme à son insu, dans cette heure de solitude, de tristesse et d’effroi. C’est là qu’il a composé les plus belles de ces courtes pages qu’il intitulait modestement des préludes. Ce sont des chefs-d’œuvre. Plusieurs présentent à la pensée des visions de moines trépassés et l’audition des chants funèbres qui l’assiégeaient ; d’autres sont mélancoliques et suaves ; ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfants sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles, épanouies sur la neige. D’autres encore sont d’une tristesse morne et, en nous charmant les oreilles, nous navrent le cœur. Il y en a un qui lui vint par une soirée de pluie lugubre et qui jette dans l’âme un abattement effroyable. Nous l’avions laissé bien portant ce jour-là, Maurice et moi, pour aller à Palma acheter des objets nécessaires à notre campement[94]. La pluie était venue, les torrents avaient débordé ; nous avions fait trois lieues en six heures pour revenir au milieu de l’inondation, et nous arrivions en pleine nuit sans chaussures, abandonnés par notre voiturier à travers des dangers inouïs[95]. Nous nous hâtions en vue de l’inquiétude de notre malade. Elle avait été vive en effet ; mais elle s’était comme figée en une sorte de désespérance tranquille, et il jouait son admirable prélude en pleurant. En nous voyant entrer, il se leva en jetant un grand cri, puis il nous dit d’un air égaré et d’un ton étrange : « Ah ! je le savais bien, que vous étiez morts ! »

Quand il eut repris ses esprits et qu’il vit l’état où nous étions, il fut malade du spectacle rétrospectif de nos dangers ; mais il m’avoua ensuite qu’en nous attendant il avait vu tout cela dans un rêve, et que, ne distinguant plus ce rêve de la réalité, il s’était calmé et comme assoupi en jouant du piano, persuadé qu’il était mort lui-même. Il se voyait noyé dans un lac ; des gouttes d’eau pesantes et glacées lui tombaient en mesure sur la poitrine, et quand je lui fis écouter le bruit de ces gouttes d’eau qui tombaient en effet en mesure sur le toit, il nia les avoir entendues. Il se fâcha même de ce que je traduisais par le mot d’harmonie imitative. Il protestait de toutes ses forces, et il avait raison, contre la puérilité de ces imitations pour l’oreille. Son génie était plein de mystérieuses harmonies de la nature, traduites par des équivalents sublimes dans sa pensée musicale et non par une répétition servile de sons extérieurs[96]. Sa composition de ce soir-là était bien pleine de gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles sonores de la chartreuse, mais elles s’étaient traduites dans son imagination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur sen cœur…[97].

Cette soirée pluvieuse et la composition du prélude en question — épisode qui, à notre gré, se ressent trop de ce parfait romanesque si aimé des biographes — donnèrent ample matière à tous les auteurs ayant écrit sur Chopin ; chacun en parle différemment et même chacun désigne un autre prélude : les uns assurent que c’était le n° 6 en Si mineur[98], les autres que c’était celui en Fa dièze mineur[99]. Niecks, se basant sur le numéro assez inférieur de l’opus de tous les préludes (28) et sur la foi de l’élève de Chopin, Gutmann, croit pouvoir assurer que Chopin ne composa aucun prélude à Majorque, et n’y fit que corriger et parachever ceux qu’il avait composés antérieurement. Après les lettres de Chopin à Fontana que nous avons citées, cette assertion nous semble téméraire. Nous sommes tout porté à admettre qu’une certaine partie des préludes, déjà composés, fut bien emportée par Chopin dans sa malle ; que peut-être, comme il le faisait souvent, il voulut les mettre dans un certain ordre de tonalités, qu’enfin, si on se souvient de sa manière de travailler et de son labeur obstiné à parfaire chacune de ses nouvelles œuvres, on est forcé d’admettre avec beaucoup de certitude que plusieurs de ses préludes ne furent que définitivement rédigés et recopiés à Valdemosa, mais tout aussi certainement plusieurs autres furent créés à Majorque. C’est ainsi, par exemple, que nous croyons ne pas nous tromper en disant que les Préludes n° 15 en Ré bémol majeur avec la partie en Do dièze mineur, et n° 17 sont bien les préludes dont l’un évoque le cortège funèbre des moines et l’autre est tout plein « de soleil, de chants d’oiseaux » et du parfum des « petites roses pâles ».

Outre les Préludes, Chopin composa ou termina à Majorque la 2 me Ballade (en Fa majeur, op. 38, dédiée à Schumann), les Deux Polonaises (op. 40, en La majeur et Do mineur, dédiées à Fontana), le 3e Scherzo (op. 39, en Do dièze mineur, dédié à Gutmann), la Mazurka (en Mi mineur, op. 41), et il semble que c’est là aussi que fut esquissée la Sonate (op. 35, en Si bémol mineur), dont la marche funèbre avait été composée antérieure mont. Il est certes malaisé de se hasarder en de pareilles suppositions, et il est très difficile de dire ce qui parmi les œuvres ultérieures de Chopin germa à Majorque. Toutefois le presto final de la Sonate — cette sublime évocation du vent qui en ondes infinies s’élance par delà les tombes et des héros et des guerriers inconnus, péris sans éclat dans la bataille[100] — nous ; semble avoir dû naître justement à Valdemosa, lorsque, se sentant arraché à tout ce qui lui était cher, jeté par le sort si loin de sa patrie, attendant dans ce pays étranger, presque d’un moment à l’autre, sa mort prochaine, Chopin prêtait l’oreille aux lugubres mugissements du vent sifflant au-dessus des sépultures d’obscurs chartreux, et s’imaginait avec une tristesse morbide que ce même vent soufflerait avec indifférence au-dessus de sa tombe à lui !

Chopin disait plus tard que dans la dernière partie de sa Sonate « après la marche, la main gauche babille unisono avec la main droite ». Niecks et d’autres en tirèrent arbitrairement la conclusion que ce presto doit représenter « le babillage des parents ou d’indifférents revenant d’un enterrement ». Le finale de la Sonate n’évoque nullement cette impression-là, ce n’est pas le bavardage prosaïque des hommes qu’on y entend, c’est bien la voix désespérément indifférente des éléments dédaigneux de nos maux, de nos malheurs ! C’est bien là l’idée qui, à Majorque, dominait Chopin, d’autant plus qu’en raison de son état maladif les impressions lugubres, tristes et cruelles trouvaient plus facilement écho dans son cœur.

… Le cri de l’aigle plaintif et affamé sur les rochers de Majorque, le sifflement amer de la bise et la morne désolation des ifs couverts de neige l’attristaient bien plus longtemps et bien plus vivement que ne le réjouissaient le parfum des orangers, la grâce des pampres et la cantilène mauresque des laboureurs…[101].

Nous nous permettons de citer ici en entier le jugement de Mme Sand sur le caractère du grand musicien, quoique Mme Sand n’ait pu juger complètement ce caractère, après ces quelques mois de vie en commun, mais bien au bout de plusieurs années :

Il en était ainsi de son caractère en toutes choses. Sensible un instant aux douceurs de l’affection et aux sourires de la destinée, il était froissé des jours, des semaines entières par la maladresse d’un indifférent ou par les menues contrariétés de la vie réelle. Et, chose étrange, une véritable douleur ne le brisait pas autant qu’une petite. Il semblait qu’il n’eût pas la force de la comprendre d’abord et de la ressentir ensuite. La profondeur de ses émotions n’était donc nullement en rapport avec leurs causes[102]. Quant à sa déplorable santé, il l’acceptait héroïquement dans les dangers réels, et il s’en tourmentait misérablement dans les altérations insignifiantes. Ceci est l’histoire et le destin de tous les êtres en qui le système nerveux est développé avec excès. Avec le sentiment des détails, l’horreur de la misère et les besoins d’un bien-être raffiné, il prit naturellement Majorque en horreur au bout de peu de jours de maladie. Il n’y avait pas moyen de se remettre en route, il était trop faible. Quand il fut mieux, les vents contraires régnèrent sur la côte, et pendant trois semaines le bateau à vapeur ne put sortir du port. C’était Tunique embarcation possible, et encore ne F était-elle guère. Notre séjour à la chartreuse de Valdemosa fut donc un supplice pour lui et un tourment pour moi. Doux, enjoué, charmant dans le monde, Chopin malade était désespérant dans l’intimité exclusive. Nulle âme n’était plus noble, plus délicate, plus désintéressée ; nul commerce plus fidèle et plus loyal, nul esprit plus brillant dans la gaieté, nulle intelligence plus sérieuse et plus complète dans ce qui était de son domaine ; mais en revanche, hélas ! nulle humeur n’était plus inégale, nulle imagination plus ombrageuse et plus délirante, nulle susceptibilité plus impossible à ne pas irriter, nulle exigence de cœur plus impossible à satisfaire. Et rien de tout cela n’était sa faute à lui. C’était celle de son mal. Son esprit était écorché vif ; le pli dune feuille de rose, l’ombre d’une mouche le faisaient saigner. Excepté moi et mes enfants, tout lui était antipathique et révoltant sous le ciel de l’Espagne. Il mourait de l’impatience du départ, bien plus que des inconvénients du séjour…[103].

Pour comble d’ennui, la bonne que Mme Sand avait amenée de France et qui consentait d’abord, « moyennant un gros salaire, à faire la cuisine et le ménage », était sur le point de refuser son service, de sorte que Mme Sand pouvait d’un jour à l’autre s’attendre à devoir faire la cuisine, balayer l’appartement et à voir ses forces lui manquer, car, outre son préceptorat, son travail littéraire, les « soucis continuels exigés par l’état du malade et l’inquiétude mortelle à son sujet », elle-même fut, grâce à l’atroce humidité, prise de rhumatismes[104].

Enfin le beau temps revint. Après avoir encore attendu quinze jours un vent propice pour la traversée confortable des « passagers de distinction » majorquins, — les cochons, — nos voyageurs excédés d’ennuis s’embarquèrent pour Barcelone, à bord de ce même El-Mallorquin qui les avait en novembre transportés à Majorque.

Je quittai la chartreuse avec un mélange de joie et de douleur, dit George Sand. J’y aurais bien passé deux ou trois ans seule avec mes enfants…[105].

La traversée fut un tourment pour Chopin et une angoisse pour Mme Sand qui souffrait de le voir souffrir. Le trajet de Valdemosa à la mer effectué par des routes horribles dans un véhicule incroyable fatigua le malade ; arrivé à Palma, il eut un crachement de sang. Et voilà qu’il lui fallait respirer pendant toute une nuit un air infecté par une centaine de cochons, entendre leurs abjects grognements et les jurons et coups que leur distribuaient le capitaine et son aide. La cabine était inconfortable ; le capitaine, par surcroît de cruauté, exigea que le malade occupât la plus mauvaise couchette, prétendant qu’il faudrait la brûler après.

En arrivant à Barcelone, Chopin crachait le sang « à pleines cuvettes ». À peine entrée en rade de Barcelone, George Sand écrivit un billet au commandant de la station maritime française, lui narrant l’état alarmant de son compagnon de voyage. Le commandant du Méléagre se rendit immédiatement à bord du Mallorquin, témoigna, ainsi que le consul français, la plus vive sollicitude pour le malade et ses compagnons et les emmena dans son canot sur le vaisseau français où tout le monde les combla de soins et de prévenances.

Le 15 février, George Sand écrit à Mme Marliani :

Barcelone, 15 février 1839.
Ma bonne chérie,

Me voici à Barcelone. Dieu fasse que j’en sorte bientôt et que je ne remette jamais le pied en Espagne ! C’est un pays qui ne me convient sous aucun rapport et dont je vous dirai ma façon de penser quand nous en serons hors, comme dit La Fontaine… Lisez à Grzymala ce qui concerne Chopin et qu’il n’en parle pas, car avec les bonnes espérances que le médecin me donne, il est inutile d’alarmer sa famille. Dites que le temps me manque pour lui écrire une seule ligne…[106].

Le médecin du Méléagre sut au bout de peu de temps arrêter l’hémorragie, et dès que le malade se sentit un peu plus fort, on le transporta dans la voiture du consul à l’hôtel où nos voyageurs passèrent huit jours, et puis, à bord de ce même Phénicien qui les avait transportés en Espagne, ils prirent la route de Marseille. Arrivée à Marseille, Mme Sand s’adressa à son vieil ami le docteur Cauvières, qui prit immédiatement Chopin sous sa docte garde. Il trouva sa santé sérieusement compromise, mais, en le voyant reprendre des forces rapidement, il répondit de sa guérison et dit qu’avec de grands soins il pourrait vivre longtemps. Il exigea toutefois la prolongation du séjour dans le Midi et conseilla de ne point reprendre la route de Paris avant le commencement de l’été. Mme Sand se donc avec sa famille pour tout le printemps à Marseille.


À Madame Marliani.
Marseille, 26 février 1839.

Enfin ! chère, me voici en France !

… Un mois de plus et nous mourions en Espagne, Chopin et moi ; lui de mélancolie et de dégoût, moi de colère et d’indignation. Ils m’ont blessée dans l’endroit le plus sensible de mon cœur, ils ont percé à coup d’épingles un être souffrant sous mes yeux, jamais je ne leur pardonnerai et si j’écris sur eux, ce sera avec du fiel. Mais [il faut] que je vous donne des nouvelles de mon malade, car je sais, bonne sœur, que vous vous y intéressez autant que moi. Il est beaucoup, beaucoup mieux, il a supporté très bien trente-six heures de roulis et la traversée du golfe de Lion qui, du reste, a été, sauf quelques coups de vent, très heureuse. Il ne crache plus du sang, il dort bien, tousse peu et surtout il est en France ! Il peut dormir dans un lit que l’on ne brûlera pas pour cela. Il ne voit personne se reculer quand il étend la main. Il aura de bons soins et toutes les ressources de la médecine.

Nous avons résolu de passer le mois de mars à Marseille, vu que ce mois est variable et fantasque en tout pays, et que le repos est maintenant la chose la plus désirable pour notre malade. J’espère qu’en avril il sera rétabli et capable d’aller où bon lui semblera, alors je consulterai sa fantaisie et le reconduirai à Paris s’il le désire. Je crois qu’au fond c’est le séjour qu’il aime le mieux. Mais je ne l’y laisserai retourner que bien guéri…[107].

Mme Sand voulut d’abord s’installer avec sa petite famille dans quelque maison de campagne aux environs de Marseille, mais après plusieurs recherches infructueuses et divers déménagements, ils firent choix de l’Hôtel de Beauvau, où Chopin prie ses amis de lui adresser ses lettres, tandis que Mme Sand donne à tous les siens l’adresse du docteur Cauvière : 70, rue de Rome. La ville, grâce à son air ultra-épicier, lui plaisait peu, ainsi qu’à Chopin.

Pour peu que je mette le nez à la fenêtre sur la rue ou sur le port, je me sens devenir pain de sucre, caisse de savon ou paquet de chandelles, dit Mme Sand, à la fin de sa lettre du 22 avril à Mme Marliani[108]. Heureusement Chopin avec son piano conjure l’ennui et ramène la poésie au logis. Adieu encore, mignonne, je vous embrasse mille fois. Je vous aime. Chopin aussi

Ces lignes sont, comme de rigueur, omises dans la Correspondance imprimée, comme aussi le passage précédent (qui vient à la page 138 après les mots : « roman dans le goût de Buloz… la forme lui fera avaler le fond ») :

Je ne sais pas le numéro du docteur Gobert[109] et vous envoie une lettre pour lui. Répondez-moi ce que je dois faire avec Mme d’Agouti. Si je ne lui écris pas, elle vous accusera de m’avoir brouillée avec elle. Il ne faut pas qu’elle vous croie méchante. Nous ne le sommes pas, nous autres[110].

L’appartement occupé par les voyageurs n’était point confortable, non plus : les jours de mistral, il fallait s’entourer de paravents au milieu des chambres. Malgré tout cela le séjour de Marseille leur fut agréable. Il n’eut qu’un côté ennuyeux : il fut trop vite connu des habitants de Marseille, surtout des musiciens et des poètes de second ordre, et Chopin et Mme Sand furent assaillis de visiteurs. Ils durent bientôt faire tous leurs efforts pour se barricader contre les importuns, afin de pouvoir travailler. Le 15 mars, Mme Sand écrit à Mme Marliani dans une lettre inédite :

Marseille, 15 mars 1839.

… Je m’occupe aussi de mes enfants plusieurs heures par jour, ils sont paresseux, mais intelligents. J’ai retrouvé Rey, que vous connaissez peut-être, qui était lié avec Liszt et qui est venu à Nohant. C’est un bon garçon, passablement instruit et intelligent, qui me seconde en leur donnant des leçons. La nuit, je gribouille comme de coutume, je suis assaillie ici comme à Paris.

Du matin au soir, oisifs, curieux et mendiants littéraires assiègent ma porte de leurs lettres et de leurs personnes. Je me tiens sur la défensive, inflexible, ne réponds, ni ne reçois, et me fais passer pour malade. Ne soyez pas effrayée s’il vous vient de ce pays la nouvelle que je suis mourante ; quand ils sauront que je me porte bien, je crois qu’ils seront furieux, car moins que partout ailleurs on comprend ici l’horreur que peut inspirer la populacerie littéraire et le charlatanisme de la réputation. Il y a cohue à ma porte, toute la racaille littéraire me persécute et toute la racaille musicale est aux trousses de Chopin. Pour le coup, lui, je le fais passer pour mort, et si cela continue, nous enverrons partout des lettres de faire part de notre trépas à nous tous les deux, afin qu’on nous pleure et qu’on nous laisse en repos. Nous pensons nous tenir cachés dans les auberges tout ce mois de mars, à l’abri du mistral qui souffle de temps en temps assez vivement. Au mois d’avril nous louerons dans la campagne quelque bastide meublée. Au mois de mai, nous irons à Nohant…[111].

Le doux climat et le soleil guérirent bientôt Chopin presque complètement. Le docteur Cauvières était un interlocuteur des plus agréables et un ami dévoué et paternel ; bientôt il devint aussi un fervent de Pierre Leroux, ce qui le lia encore plus avec Mme Sand. Au mois d’avril, Chopin se sentit si bien, qu’il put accompagner Mme Sand et ses enfants dans une petite échappée à Gênes. Nous avons déjà dit dans notre chapitre ix (vol. II) que ce court séjour à Gênes, qui évoqua dans l’âme de la romancière les souvenirs de son premier voyage en Italie, donna naissance à Gabriel, l’une de ses œuvres les plus sympathiques, que Balzac, comme nous l’avons dit à la même page, considérait comme le meilleur drame de George Sand, et qui, en même temps, par sa forme et sa manière, rappelle beaucoup certaines œuvres dramatiques de Musset.

La fin d’avril fut marquée par un accident triste et touchant. Peu auparavant, Nourrit, le grand chanteur, se tua à Naples en tombant de la fenêtre d’un étage supérieur ; d’aucuns disent que ce fut un suicide, commis dans un accès de désespoir causé par la perte de sa voix ; d’autres que ce fut à la suite d’un vertige ou d’une distraction qui lui aurait fait prendre la fenêtre ouverte pour la porte d’un balcon. La malheureuse veuve, mère de six enfants et en attente d’un septième, revenait avec la dépouille de son mari en France. Le jour où dans une des églises marseillaises, — malgré la protestation de l’évêque, — on célébra une messe pour le mort, Chopin voulut, en souvenir de son ami disparu, tenir l’orgue pendant le service funèbre. La nouvelle s’en répandit dans la ville et la curiosité amena une foule d’auditeurs dans la petite église.

Mais cet auditoire qui, — au dire de George Sand, — s’était porté là en masse et avait poussé la curiosité jusqu’à payer cinquante centimes la chaise (prix inouï pour Marseille), a été fort désappointé, car on s’attendait à ce que Chopin fît un vacarme à tout renverser et brisât pour le moins deux ou trois jeux d’orgue. On s’attendait aussi à me voir en grande tenue, au beau milieu du chœur, que sais-je ?

Or, tout se passa bien autrement. Je ne sais pas si les chantres Font fait exprès, mais je n’ai jamais entendu chanter plus faux ; Chopin s’est dévoué à jouer de l’orgue à l’élévation ; quel orgue ! un instrument faux, criard, n’ayant de souffle que pour détonner. Pourtant votre petit en a tiré tout le parti possible ! Il a pris les jeux les moins aigres et il a joué les Astres, non pas d’un ton exalté et glorieux comme faisait Nourrit, mais d’un ton plaintif et doux, comme l’écho lointain d’un autre monde. Nous étions là deux ou trois tout au plus qui avons vivement senti cela et dont les yeux se sont remplis de larmes. On ne m’a point vue du tout ; j’étais cachée dans l’orgue, et j’apercevais, à travers la balustrade, le cercueil de ce pauvre Nourrit. Vous sou-’ venez-vous comme je l’embrassais de grand cœur chez Viardot, la dernière fois que nous le vîmes ? Qui pouvait s’attendre à le trouver sous un drap noir entre des cierges ?

J’ai passé cette journée bien tristement, je vous assure. La vue de sa femme et de ses enfants m’a fait encore plus de mal. J’avais le cœur si gros et je craignais tant de pleurer devant elle, que je ne pouvais lui dire un mot…[112].

Ici il manque toute une page dans la lettre imprimée, page des plus précieuses comme sous le rapport de la compréhension profonde de la nature de Chopin de la part de George Sand et aussi comme peinture de leurs relations à ce moment. Nous y voyons que Chopin n’était pas toujours « un malade détestable ». Voici cette page inédite :

Bonsoir, chère amie ; Chopin serait à vos pieds s’il n’était dans les bras de Morphée. Il est accablé depuis quelques jours d’une somnolence que je crois très bonne, mais contre laquelle son esprit inquiet et actif se révolte. C’est en vain, il faut qu’il dorme toute la nuit et une bonne partie du jour. Il dort comme un enfant, j’espère beaucoup de cette disposition, et le docteur assure que le voyage lui sera excellent. Ce Chopin est un ange, sa bonté, sa tendresse et sa patience m’inquiètent quelquefois, je m’imagine que c’est une organisation trop fine, trop exquise et trop parfaite pour vivre longtemps de notre grosse et lourde vie terrestre. Il a fait à Majorque, étant malade à mourir, de la musique qui sentait le paradis à plein nez, mais je me suis tellement habituée à le voir dans le ciel qu’il ne me semble pas que sa vie ou sa mort prouve quelque chose pour lui. Il ne sait pas bien lui-même dans quelle planète il existe, il ne se rend aucun compte de la vie comme nous la concevons et comme nous la sentons…[113].

Le dernier passage de cette lettre est aussi changé dans la Correspondance[114], nous le donnons donc ici en entier :

J’espère que cette lettre se croisera avec une de vous. Je pense que vous avez reçu Gabriel, et que vous ferez payer le Buloz. Je compte sur l’argent que je lui ai demandé et que je vous prie de me faire passer, pour quitter Marseille, car tout y est plus cher qu’à Paris, et mon voyage très lent et très précautionneux me coûtera gros, comme on dit. Adieu, ma chérie, je vous embrasse tendrement…

Le 22 mai, dans la matinée, George Sand et Chopin quittèrent Marseille et se dirigèrent vers le nord, en voyageant « tout tranquillement, couchant dans les auberges comme de bons bourgeois[115] ». La voiture de Mme Sand arrivée par le bateau de Châlons les attendait à Arles, et dans les derniers jours du mois nos voyageurs arrivèrent à Nohant, où ils s’installèrent paisiblement pour tout l’été.

Mais, de retour de Majorque, George Sand s’aperçut en général qu’il lui fallait désormais une vie plus assise, ainsi qu’elle le déclarait déjà dans sa lettre à Mme Marliani du 20 mai, datée de Marseille[116] :

Je n’aime plus les voyages, ou plutôt je ne suis plus dans les conditions où je pouvais les aimer. Je ne suis plus garçon ; une famille est singulièrement peu concevable avec les déplacements fréquents…

Et encore deux mois plus tôt elle disait à cette même Mme Marliani dans la lettre inédite du 15 mars :

Au mois de mai, nous irons à Nohant, et en juin, vraisemblablement, à Paris, car je crois que c’est encore le pays où l’on peut vivre plus libre et plus caché. Plus je vais, et plus la vie retirée m’est nécessaire, l’éducation de mes enfants me tient clouée, mes travaux deviennent plus sérieux, ou au moins moins frivoles. Je voudrais m’établir à Paris…

À partir donc de cette année de 1839 et jusqu’en 1847, Mme Sand décida de passer régulièrement l’été à Nohant et l’hiver à Paris (sauf 1840, où elle n’alla point du tout à Nohant, ce qui sera dit plus loin) ; ses Wanderjahre, ses années de pèlerinage, prirent fin, et dorénavant elle mena une vie plus régulière et plus « assise ».

Il est probable que l’influence de Chopin fut pour beaucoup dans cette décision de Mme Sand, leur vie commune ayant pris à ce moment une tournure toute familiale, pleine de douce intimité et presque patriarcale.

« 19 juin 1839 » est tracé au crayon sur la paroi gauche de la croisée de la chambre de Mme Sand à Nohant.

La paroi droite porte aussi au crayon, l’élégie en prose anglaise The fading sun que nous avons donnée en Appendice au chapitre iv de l’édition russe de notre ouvrage. Cette « élégie en prose », que la jeune Aurore Dupin avait d’abord écrite au crayon sur le rebord de sa fenêtre, se retrouve dans un petit calepin, relié en maroquin noir avec fermetures d’acier, sur lequel la jeune fille, puis la jeune femme, écrivait ses impressions, des idées détachées, des poésies françaises et italiennes, des mots qui l’avaient frappée, les adresses de ses amies de couvent, des titres de romances et d’airs d’opéras, etc.

La première feuille porte : Ce calepin appartient à son maître, autrement dit il marchese Lucie, et la page dont il est question est ainsi conçue :

Written at Nohant upon my window at (the) setting (of the) sun. 1820. Go, fading sun ! Hide thy pale beams behind the distant trees. Nitghly Vesperus is comming to announce the close of the day. Evening descends to bring melancholy on the landscape. With thy return, beautiful light, nature will find again mirth and beauty, but joy will never comfort my soul. Thy absence, radiant orb, may not increase the sorrows of my heart : they cannot be softened by thy return !

Notre excellent et regretté ami M. Plauchut a cité ce morceau écrit sur la fenêtre dans son intéressant petit volume Autour de Nohant[117], et ayant cru déchiffrer sur la paroi gauche « 1829 », il le rapporta à la vingt-cinquième année d’Aurore Dudevant, mais le petit calepin prouve bien que c’est déjà en 1820 que l’élégie fut écrite et copiée. Or, ce n’est pas « 1829 » mais « 1839 » qu’il faut lire sur la paroi gauche, et cette date ne se rapporte pas à l’élégie anglaise, mais bien aux premiers jours de l’installation de George Sand et de Chopin à Nohant, au retour de Majorque. Nous ne pouvons pas dire ce que cette date de « 19 juin 1839 » signifie, nous nous permettons donc, pour la seule et unique fois au cours de notre travail, de nous hasarder sur le terrain des suppositions et d’imaginer que ce jour-là George Sand signa mentalement le commencement d’une douce et paisible intimité familiale, sinon légale, sous le même toit que l’être aimé.

  1. Lettre inédite à George Sand du 24 septembre 1854, datée de Jersey. Voir plus loin.
  2. Il parut en tout huit volumes (petit in-8o), chez Gosselin, 1841.
  3. Depuis que ces pages ont été terminées, il a paru sur la vie et la doctrine de Leroux un excellent ouvrage que nous regrettons de n’avoir pas connu plus tôt, le beau livre de M. F. Thomas : Pierre Leroux, sa vie, sa doctrine, ses idées. (1904, Paris, Alcan.)
  4. Engelson et sa femme, Mme Alexandra Engelson, furent d’abord des amis de Herzen, puis se brouillèrent complètement avec lui, grâce au caractère étrange et peu loyal d’Engelson, et surtout grâce à sa femme, être détraqué et étrange. Engelson avait assisté Herzen au moment de la mort tragique de sa mère et de son fils Nicolas ; il collabora au journal de Herzen à Londres, donna des leçons à ses deux enfants aînés, fut mainte fois secouru par le grand exilé russe, puis devint son ennemi et le calomnia d’une manière inimaginable. (Voir, à ce propos, les Œuvres complètes de Herzen, vol. IX, les chapitres Ombres russes et Oceano nox.) Leroux publia après la mort d’Engelson un article de lui traduit par sa femme.
  5. De l’Humanité. Introduction, p. 3-4, 78.
  6. Ibid., Tradition, p. 357.
  7. Ibid., p. 91.
  8. Ibid., p. 111.
  9. Ibid., p. 115.
  10. De l’Humanité. p. 95.
  11. Ad Romanos, XII, 4-5. Ce même verset de Saint Paul est placé comme épigraphe en tête du livre De l’Humanité.
  12. De l’Humanité, t. Ier, p. 212-215 ; t. II, p. 19.
  13. Longtemps avant Leroux, Leibniz avait émis cette idée que le bien est libre et le mal ne l’est point, car le mal provient de l’ignorance et de l’erreur : peccatum ab errore.
  14. Histoire de ma vie, t. IV, p. 363-366.
  15. Dans une de ses lettres inédites à George Sand, que nous donnons plus tard, il le raconte lui-même.
  16. Correspondance, t. II, p. 197.
  17. V. t. II, p. 442-445 de notre travail.
  18. Leroux, dans ses lettres, l’appelle constamment « notre ami Chopin » et lui envoie ses saluts et même ses baisers. Dans une lettre, il dit : « J’embrasse Chopin… », dans une autre : « Je serre la main de Chopin avec toute l’ardeur de ma vieille amitié pour lui… »
  19. Cf. notre tome II, p. 440. et la Corresp. de George Sand, t. II, p. 94.
  20. Encore dernièrement, M. Fidao, dans son très intéressant article Pierre Leroux et son œuvre (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1906), y faisait allusion et disait en se basant sur les œuvres de Sainte-Beuve et de Dupont-White et sur une lettre de Mme Sand elle-même (que nous donnons plus bas) que Leroux étant destiné à être « pillé » et « dévalisé » par les autres, que Mme Sand elle-même « sut l’exploiter royalement ». Mme Sand reconnaissant elle-même la source de ses idées, il nous semble qu’il ne faudrait pas lui appliquer ces termes.
  21. Encore dernièrement, M. Fidao, dans son très intéressant article Pierre Leroux et son œuvre (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1906), y faisait allusion et disait en se basant sur les œuvres de Sainte-Beuve et de Dupont-White et sur une lettre de Mme Sand elle-même (que nous donnons plus bas) que Leroux étant destiné à être « pillé » et « dévalisé » par les autres, que Mme Sand elle-même « sut l’exploiter royalement ». Mme Sand reconnaissant elle-même la source de ses idées, il nous semble qu’il ne faudrait pas lui appliquer ces termes.
  22. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 310, et t. Ier, p. 444, où nous parlons de l’engouement de George Sand pour les contemplations astronomiques.
  23. Lorsqu’on publia, dans la Revue musicale, le travail de M. Karlowicz en français, on traduisit le mot de kriostny (parrain) par le mot de « filleul », ce qui donna occasion à des contresens et des non-sens en plusieurs endroits.
  24. Henri Heine, Lutetia. « Ueber die französische Bühne. Vertraute Briefe an August Lewald. » N° X.
  25. F. Chopin, par Liszt. Paris, Escudier, 1852.
  26. Histoire de ma vie, t. IV, p. 405.
  27. MM. Meczislas Karlowicz (Pamiatki po Chopinic, Warszawa, 1904) et Ferdinand Hœsick ont dernièrement fait justice de cette légende encore. La plus grande partie des lettres de Chopin et à Chopin n’a heureusement point été perdue lors du désastre de 1863, et ces messieurs en ont déjà publié un grand nombre.
  28. Cf. la lettre de George Sand à M. de Mirecourt, réfutant tout ce qu’il débitait dans sa biographie de George Sand sur ses habitudes d’élégance. Nous croyons devoir aussi déclarer à ce propos que les lignes si connues de M. de Lamennais à M. de Vitrolles sur la prétendue « élégance » et les « chemises de foulard de Mme Sand » doivent être mises sur le compte du mépris inné de prêtre pour la femme, et ne peuvent nullement être considérées comme véridiques.
  29. Caroline de Saint-Criq. Cf. notre volume II, p. 217.
  30. Si on lit attentivement tout ce que M. Ferdinand Hœsick raconte dans son excellent premier volume de la biographie de Chopin sur les relations entre Chopin et sa première « passion », la cantatrice Constance Gladkowska, on ne se rend que trop bien compte que ce fut le grand musicien qui aima avec toute la prodigalité d’un cœur novice, et que la jolie chanteuse de l’opéra de Varsovie ne le lui rendit que fort incomplètement, lui donnant ample matière à jalousies et à souffrances.
  31. Nous avons fait allusion au projet de Liszt de composer un opéra sur Consuelo, projet qui ne fut jamais réalisé. (Cf. notre volume II, p. 344.) On voit par les lettres inédites de Mme Pauline Viardot à Mme Sand que Meyerbeer s’était aussi enthousiasmé pour Consuelo, et voulait faire un opéra dont l’action se passerait en Bohême, c’est-à-dire qu’il voulait prendre pour sujet les aventures de Consuelo au château des Rudolstadt.
  32. Cf. notre premier volume, p. 220.
  33. Elle écrit dans son Journal pendant le voyage aux Pyrénées : « On veut que je chante ce soir : Ebben, per mia memoria. — Ebbene, ça m’ennuie de chanter. Est-ce que je sais chanter, moi ?… »
  34. Histoire de ma vie, t. IV, p. 440-441.
  35. Édouard Hanslick, célèbre critique viennois (n. 1825, m. 1904). Laroche, critique et compositeur russe (d’origine française), né à Saint-Pétersbourg en 1845, mort en 1904, ami de Tchaïkowski, auteur de Carmosine (sur le texte de Musset) et de quelques autres œuvres. Malheureusement il a trop tôt abandonné sa carrière de compositeur. Ses critiques sont connues par leur verve et leur esprit tout gaulois et très mordant.
  36. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 348-350.
  37. Ibid., p. 427-428.
  38. Ibid., p. 430-433.
  39. V. Szulc, Fryderick Szopen i iego utwory muzyczne. Poznan, 1873. (Frédéric Chopin et ses œuvres musicales.)
  40. Cf. Niecks, Fred. Chopin, t. Ier, p. 324-325.
  41. Ces Souvenirs parurent dans le Temps, en 1874. Charles Rollinat fut le frère du Pylade de George Sand, François Rollinat, et aussi un grand ami à elle, il chantait admirablement et fut surnommé par elle, pour sa voix agile et souple, le Bengali. Plus tard, il se voua à la carrière pédagogique, séjourna quelque temps, comme précepteur, en Russie, apprit le russe, se fit une petite fortune, alla en Italie, se ruina, revint en France et, grâce à l’aide de George Sand, put gagner sa vie en faisant pour la Revue des Deux Mondes des traductions du russe (c’est ainsi qu’il traduisit plusieurs œuvres de Tourguéniew) et en écrivant de petits articles dans le Temps. Nous y reviendrons plus loin.
  42. Dans une lettre inédite de Mme Viardot à George Sand, datée du 6 décembre 1848, nous lisons : « En attendant je suis déjà en train de travailler au Prophète que le grand maître me fait connaître bouchée par bouchée. Toutes ces bouchées finiront par former un grand plat et un bon. C’est très simple, très noble, très dramatique et par conséquent très beau. Je suis très heureuse d’avoir une perspective aussi intéressante pour mon hiver. Il me faut du travail, beaucoup de travail…, etc. » Il est évident qu’au moment où elle écrivait cette lettre — en hiver 1848-1849 — Mme Viardot ne faisait que commencer l’étude de son rôle et de la partition du Prophète.
  43. On voit par les lettres inédites à George Sand de Charles Rollinat lui-même ; par celles de Charles-Edmond (Choyecki), alors rédacteur du Temps, et par celle de George Sand à M. Edmond Plauchut (Corresp., t. VI, p. 307) de quelle chaleureuse et énergique aide, témoignant de son amitié inaltérable, fit preuve George Sand, lorsque Charles Rollinat s’adressa à elle au commencement de 1874, de Côme, lui contant ses misères. Les mots suivants de Tourguéniew dans sa lettre à Mme Sand, datée du 15 avril 1874 (E. Halpérine Kaminsky, Ivan Tourguéniew, d’après sa correspondance avec ses amis français. Paris, Charpentier, 1901) : « Chère madame Sand, Aussitôt après avoir reçu votre lettre, j’ai écrit à l’ami Plauchut pour le prier de me faire faire la connaissance de Rollinat. Je serai heureux de me mettre à sa disposition pour tout ce qu’il voudra. J’ai parcouru sa traduction qui est très bonne. Plauchut l’amènera probablement demain soir…, etc », se rapportent justement à Charles Rollinat et à ses traductions du russe, et nullement à Maurice Rollinat, le fils de François, et plus tard poète connu, comme le prétend en note M. Halpérine Kaminsky. C’est à Charles Rollinat, encore, que se rapportent les lignes d’une autre lettre de Tourguéniew à Mme Sand, datée du 9 avril 1875 : « Ce bon Rollinat s’est débulozé… », c’est-à-dire que Charles Rollinat abandonna son travail chez Buloz, le directeur de la Revue des Deux Mondes.
  44. Voir Ferd. Hœsick, Chopin, zycie i tworzosc, p. xix-xxiii.
  45. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier, chap. Ier, p. 56-58.
  46. Cf. George Sand, etc., t. Ier, p. 264.
  47. Cf. George Sand, etc., t. II, p. 322, 457.
  48. George Sand donna à Chopin le sobriquet caressant du « petit » ; elle le nomme encore dans ses lettres à Mme Marliani « Votre petit » ou « Chopinet ». Plus tard, il porta dans l’intimité de Nohant les surnoms de « Chip », « Chip-Chip », « Chip-Chop » ou de « Chopinsky ».
  49. Ferd. Hœsick dans son article « Chopin et Fontana » (Biblioth. Warszawska de juillet 1899) ne se borne pas à restituer le texte des lettres de Chopin à Fontana arbitrairement changées et tronquées par Karasowski, mais encore il réussit par des raisonnements irrécusables à constater que toutes ces lettres sont postérieures à 1838. Voir à ce sujet plus loin.
  50. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 457-458, et le présent volume, p. 23.
  51. Ces souvenirs de voyage parurent dans la Revue des Deux Mondes de 1841, puis en volume. Dans l’édition de Lévy, ils sont simplement intitulés : Un hiver à Majorque. Ils furent dédiés à François Rollinat, et cette dédicace est écrite sous forme d’une Lettre d’un ex-voyageur à son ami sédentaire. La seconde préface, intitulée Notice, fut écrite pour l’édition de 1855, et George Sand y répond encore à la question : « Pourquoi voyager quand on n’y est pas forcé ?… » par les mots suivants : « C’est qu’il ne s’agit pas tant de voyager que de partir : quel est celui de nous qui n’a pas quelque douleur à distraire ou quelque joug à secouer ?… »
  52. Voyage à Majorque, p, 26.
  53. Un hiver à Majorque, p. 28-29.
  54. Inédite.
  55. Lettre à Jules Boucoiran, datée du 23 octobre 1838, de Lyon. (Corr., t. II.)
  56. Même lettre à Boucoiran du 23 octobre 1838.
  57. Histoire de ma vie, t. IV, p. 436.
  58. C’est ainsi, par exemple, au dire de Niecks, que Chopin contribua avec intention à répandre la fausse nouvelle de son départ pour une cure d’eau en Bohême, afin de cacher son premier voyage à Nohant. (Cf. Fr. Niecks, Chopin, t. Ier, p. 325.)
  59. Cf. Niecks, Chopin, t. II, p. 22, 23, 26.
  60. Correspondance, t II, p. 110.
  61. Un hiver à Majorque, p. 122.
  62. C’est le chiffre que George Sand donne dans sa lettre à Mme Marliani du 14 novembre 1838. (Corr., t. II, p. 112.) Dans l’Hiver à Majorque, elle dit que c’est cent francs par mois que leur réclamait leur hôte.
  63. Corresp., t. II, p. 113.
  64. Jules Fontana, l’un des plus intimes amis du grand musicien polonais, naquit en 1810, fit ses études musicales sous la direction de Joseph Elsner au Conservatoire de Varsovie en même temps que Chopin, prit part à la révolution de Varsovie, à la suite de laquelle il dut émigrer ; puis il vécut à Paris et à Londres, gagnant sa vie à donner des leçons de musique, il se laissa aussi entendre comme virtuose dans quelques concerts. En 1841, il passa en Amérique, séjourna d’abord à la Havane, où il épousa une riche créole, puis à New-York. Il revint en Europe vers la fin de sa vie, perdit sa femme, se ruina, devint tout à fait sourd, et mourut à Paris, en 1870, dans la misère la plus complète. On dit qu’il se tua dans un accès de désespoir.
  65. Nous restituons le texte de cette lettre d’après Hœsick. Karasowski l’avait complètement dénaturée et changée dans son livre.
  66. Jean Matuszinski, l’un des trois amis les plus intimes de Chopin, médecin de profession. Chopin et lui occupèrent, pendant un certain temps, un appartement commun à Paris. Il mourut le 20 avril 1842.
  67. Inédite.
  68. Corresp., t, II, p. 112.
  69. Un hiver à Majorque, p. 165-168.
  70. Jean Matuszinski, déjà mentionné.
  71. C’est en 1836, sous le ministère de Mendizabal, que fut publiée la loi prescrivant la démolition de tous les couvents renfermant moins de douze frères et la confiscation des biens monacaux au profit du gouvernement. La chartreuse contenait treize moines, elle ne fut donc pas démolie, mais fermée.
  72. Les Léo étaient apparentés à Moscheles ; c’était une famille de banquiers et de mécènes qui protégeaient nombre d’artistes et de musiciens vivant à Paris.
  73. Il est très curieux de comparer les lignes que nous avons soulignées avec la recommandation de George Sand à Boucoiran qui se trouve dans sa lettre de Venise, datée du 4 février 1834 (cf. t. II de notre ouvrage, p. 64) : « Je viens encore d’être malade cinq jours d’une dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est très malade aussi. Nous ne nous en vantons pas, parce que nous avons à Paris une foule d’ennemis qui se réjouiraient en disant : « Ils ont été en Italie pour s’amuser et ils ont le choléra ! Quel plaisir pour nous, ils sont malades !… » Elle répétait la même chose dans sa lettre du 5 février : « Gardez un silence absolu sur la maladie d’Alfred… recommandez à Buloz de n’en pas parler et à Dupuy aussi. »
  74. Le commerce des cochons est la source principale de la fortune des Majorquins.
  75. Spiridion parut dans une livraison d’octobre et les deux livraisons de novembre de la Revue des Deux Mondes de 1838, puis dans les deux livraisons de janvier de 1839.
  76. Un hiver à Majorque, p. 105.
  77. Un hiver à Majorque, p. 115. Cette description évoque le souvenir d’un autre chef-d’œuvre de la sculpture espagnole du moyen âge, la Mater Dolorosa du Musée de Berlin, en bois peint, admirable de beauté spiritualiste et de force d’expression.
  78. Un hiver à Majorque, p. 129.
  79. Ces mots nous expliquent parfaitement pourquoi nous voyons sur le dessin de George Sand Chopin représenté comme ayant de longs cheveux flasques retombant des deux côtés des joues et peignés en arrière, tandis que tous ses autres portraits le représentent la tête bouclée et une grande « coque » au-dessus du front.
  80. Un hiver à Majorque, p. 152.
  81. Karasowski, qui avait mis tant de zèle à corriger les lettres de Chopin, avait changé ce bouton de culotte en un « bouton de redingote » ; tandis que Chopin, tout comme Pouchkine, employait dans ses lettres intimes des expressions non seulement familières, mais souvent même assez fortes.
  82. Cette phrase est omise dans la lettre imprimée à la page 120 du tome II de la Correspondance.
  83. Emmanuel Arago.
  84. Un ami fidèle et un intime de Mme Marliani pendant de longues années, entre les bras mêmes duquel elle expira, comme on le voit par les lettres médites datées de 1850 à Mme Sand de ce même M. de Bonnechose et par celles d’Anselme Pététin.
  85. Cela a été assez judicieusement remarqué par M. H. Bidou dans son article « la Chartreuse de Valdemosa », paru dans le Supplément du Journal des Débats du 1er juillet 1904. Mais l’auteur est toutefois trop sévère et fort peu aimable pour la grande romancière.
  86. Un hiver à Majorque, p. 157-159-161.
  87. Sobriquet de Marie-Louise Rollinat, sœur de François, qui fut la préceptrice de Solange en 1837 et au commencement de 1838.
  88. Corresp., t. II, p. 131.
  89. Histoire de ma vie, t. IV, p. 444.
  90. Un hiver à Majorque, p. 120-122.
  91. Corresp., t. II, p. 131.
  92. Cf. les chapitres vu et xi de notre travail (t. Ier, p. 433-445, et t. II, n. 309-312. Les morceaux inédits parurent dans la Revue de Paris de septembre 1839 et dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre de cette année.
  93. Un hiver à Majorque, p. 127-128,
  94. Dans Un hiver à Majorque, Mme Sand dit que le but du voyage fut le piano de Chopin qu’il fallait tirer des mains des douaniers. Cet incident est aussi narré dans la lettre à Duteil datée du 20 janvier 1839. (Corresp., t. II, p. 122.)
  95. Dans Un hiver à Majorque, Mme Sand dit que ce sont eux qui durent abandonner à son sort le pauvre cocher du birlocho avec son véhicule et sa bête, épuisée de fatigue, après des dizaines de noyades dans les trous et les crevasses de la route envahie par le torrent, et après des heures d’efforts héroïques du brave mulet pour en retirer l’équipage.
  96. En note à cette page, Mme Sand ajoute : « J’ai donné dans Consuelo une définition de cette distinction musicale qui l’a pleinement satisfait et qui, par conséquent, doit être claire… » Quoique nous dussions y revenir dans le chapitre iv, nous citerons, dès à présent, ces lignes de Consuelo : « On a dit, avec raison que le but de la musique, c’était l’émotion. Aucun art ne réveillera d’une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l’homme ; aucun autre art ne peindra, aux yeux de l’âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation, et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances. Le regret, l’espoir, la terreur, le recueillement, la consternation, l’enthousiasme, la foi, le doute, la gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre. Elle crée même l’aspect des choses, et sans tomber dans les puérilités des effets de sonorité, ni dans l’étroite imitation des bruits réels, elle nous fait voir, à travers un voile vaporeux, qui les agrandit et les divinise, les objets extérieurs où elle transporte notre imagination. Certains cantiques feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques des antiques cathédrales, en même temps qu’ils nous feront pénétrer dans la pensée des peuples qui les ont bâties, et qui s’y sont prosternés pour chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et naïvement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l’écouter comme il convient, il ne serait pas nécessaire de faire le tour du monde, de voir les différentes nations, d’entrer dans leurs monuments, de lire leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs jardins ou leurs déserts. Un chant juif bien rendu nous fait pénétrer dans la synagogue ; toute l’Écosse est dans un véritable air écossais, comme toute l’Espagne est dans un véritable air espagnol. J’ai été souvent ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l’Inde, et je connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés durant des années. Il ne fallait qu’un instant pour m’y transporter Et m’y faire vivre de toute la vie qui les anime. C’était l’essence de cette vie que je m’assimilais sous le prestige de la musique… »
  97. Histoire de ma vie, t. IV, p. 438-440.
  98. Telle est l’opinion de Wodzinski et de la plupart des critiques musicaux.
  99. Telle est l’opinion de Liszt.
  100. C’est ainsi que le concevait aussi Antoine Rubinstein. Nous l’avons entendu le commenter ainsi dans son langage pittoresque et imagé, pendant les inoubliables soirées où il jouait « en petit comité » dans la maison de nos parents. On peut trouver cette même explication du finale de la Sonate dans le petit livret des programmes de ses Concerts historiques.
  101. Histoire de ma vie, t. IV, p. 442.
  102. Une grande artiste, qui avait beaucoup connu Chopin, s’est exprimée sur ce côté maladif de son caractère d’une manière plus résolue et qui correspond à la définition scientifique de ces phénomènes nerveux : « Il était hystérique, oui, je soutiens le mot, hystérique, sujet à des emportements et des crises capricieuses insupportables. » Or, la science nous enseigne que l’hystérie se manifeste justement par le désaccord entre la gravité des phénomènes nerveux et les causes souvent minimes qui les produisent.
  103. Histoire de ma vie, t. IV, p. 442-443.
  104. Corresp., t. II, p. 131-132. Lettre à Rollina.
  105. Histoire de ma vie, t. IV, p. 443.
  106. Inédite.
  107. Inédite.
  108. Corresp., t. II, p. 138.
  109. Le docteur Gaubert aîné, grand penseur, ami de George Sand, de Leroux et de Mme Marliani. Il s’occupait beaucoup de phrénologie et d’études sur les phénomènes psycho-physiologiques, tels que les rêves, etc. George Sand lui consacra des pages émues dans l’Histoire de ma vie. Il est souvent question de lui dans les lettres de cette époque.
  110. Ces lignes se rapportent aux propos des personnes qui réussirent à complètement désunir les deux amies d’antan : George Sand et Mme d’Agoult, racontars et potins dans lesquels Mme Marliani elle-même paraît avoir joué un triste rôle, tout comme Leroux, l’abbé de Lamennais et autres. (Cf. le t. II de cet ouvrage, p. 370-371, et le tome présent, p g 14, et plus loin, p. 236-237.)
  111. Inédite.
  112. Corresp., t. II. p. 140.
  113. Inédite.
  114. Corresp., t. II, p. 141.
  115. Ibid., p. 142.
  116. Corresp., p. 143.
  117. Autour de Nohant. Paris, Calmann-Lévy, 1898, p. 14.