II. — Le Pays de Vannes.


La presqu’île de Rhuis. — Beaux jardins. — Saint-Gildas. — Un saut de cheval. — Une lettre d’Abailard à Héloïse. — Sarzeau et la maison de Le Sage. — La mer du Morbihan. — Autant d’îles que de jours dans l’année. — L’île d’Arz. — Gavr’inis et son tumulus. — L’île aux Moines. — Les jeunes filles attendent les marins partis pour toujours. — Le chant du vieux tailleur. — Le château de Sucinio. — Vannes. — La vieille ville et la ville neuve. — Le dédale des rues. — Vincent Ferrier. — Les innocents. — Rochefort-en-Terre. — Le décor et les habitants. — Méditation sur la lande de Lanvaux. — Nécessité des villes. — La tour d’Elven, décor d’Octave Feuillet.


La presqu’île de Rhuis sépare de l’Océan la mer du Morbihan ; elle s’étend sur une longueur d’environ 25 kilomètres, une largeur qui atteint 10 kilomètres, et s’achève en pointe près d’Arzon, par des falaises de gneiss et de pierre schisteuse. Ici, la mer calme ses fureurs. Les vagues, amorties par un chapelet d’îlots et par la presqu’île de Quiberon, lèchent doucement le granit, et cette côte est une des moins dangereuses de la Bretagne. Charmante contrée où les hivers sont d’une bénignité extraordinaire. Les jardins sont garnis d’arbres que nous ne connaissons guère que pour les avoir vus dans les serres, les parcs sont ombragés par des chênes verts, fleuris de grenadiers, de lauriers, de camélias, d’aloès, de fuchsias, d’hortensias, de cactus ; les vignes sont garanties des ardeurs du soleil par des mûriers, des figuiers, on aperçoit partout des plantes du nord de l’Afrique.

LE SOIR, PRESQU’ÎLE DE RHUIS.

À quelques centaines de mètres de la côte, c’est le bourg de Saint-Gildas, dont la fondation remonte au vie siècle, Il y a là une très vieille église dans laquelle sont épars des fragments de sculptures du xvie siècle, des stalles, des châsses, des reliques de saint Gildas, des sépultures de saints, des tombeaux où furent enfermées les cendres de plusieurs princes de Bretagne. On tombe en plein pays de légendes et d’exploits de thaumaturges : sur la côte, dans le voisinage des cabines, jaillit une fontaine miraculeuse, et les bons yeux peuvent voir, tout à côté, la trace marquée par le sabot du cheval que montait saint Gildas, lorsqu’il franchit d’un bond l’espace jusqu’à l’île d’Houat. Mais le vrai et grand souvenir, c’est l’abbaye que gouverna Abailard lorsqu’il crut trouver la paix dans ce pays délicieux, mais de laquelle il dut s’enfuir, poursuivi par l’ignorance des hommes.

C’est le souvenir d’une personnalité d’un tout autre genre qui peut mener le voyageur à Sarzeau. La mémoire de Le Sage se perpétue par la maison où il naquit. Une plaque donne la date de sa naissance : 8 mai 1668. C’est la maison bretonne : une grille, une cour plantée d’arbrisseaux, un rez-de-chaussée, un premier étage, un grenier, une porte, six fenêtres, des murs solides, une apparence humble et tranquille. Le Sage partit de là pour étudier chez les jésuites de Vannes, perdit son père à quatorze ans, fut employé aux finances de la province, vint à Paris en 1692 et y devint un littérateur. On sait la verve et le sérieux de ses œuvres : Crispin, le Diable boiteux, Turcaret, Gil Blas. Parmi ces œuvres, il y a deux chefs d’œuvre : Turcaret, la psychologie du financier et de l’arriviste (le mot n’existait pas au xviie siècle, mais le type existait, comme dans tous les temps), et Gil Blas, qui est vraiment, à sa façon, un poème retors et bigarré de la vie humaine dans le cadre d’une Espagne de brigands, de grands seigneurs, d’ecclésiastiques, de femmes naïves et rusées. Le Sage a laissé là une philosophie d’observateur sous forme de récit. Ce Breton, né à Sarzeau, mourut à Boulogne-sur-Mer, en 1747, chez son fils, qui était chanoine.

MAISON DE LESAGE À SARZEAU.

La mer du Morbihan, qui baigne Sarzeau, est, comme l’indique son nom (mor : mer, bihan : petite), un bras de mer, sorte de lac maritime avec une ouverture sur l’Océan. Cette petite mer intérieure a environ 20 kilomètres de long sur 12 de large. Elle communique avec la grande mer par un chenal naturel de 1000 mètres de large, limité au sud-est par la pointe de Monteno et au nord-ouest par la pointe de Kerpenhir. Elle se grossit de plusieurs ruisseaux et rivières. Sa beauté, c’est la quantité d’îles qui émergent de ses flots tranquilles. Autant d’îles que de jours dans l’année, dit avec exagération une locution courante. C’est un fleurissement de rochers aux couleurs changeantes sous la lumière. La plupart de ces îles ne sont pas habitées. Quelques-unes (une quarantaine) abritent quelques cabanes et quelques barques. Les deux plus importantes sont l’île d’Arz et l’île aux Moines. Il y a une église ancienne à l’île d’Arz : pour donner une idée de la population de ces iles, notons qu’il y a environ douze cents habitants dans la commune formée par l’île d’Arz et quelques îlots voisins, et qu’il y en a environ quatorze cents dans l’île aux Moines. Mais l’île qu’il faut surtout visiter, c’est Gavr’inis (île de la Chèvre). Elle renferme un tumulus qui est classé comme le plus beau monument mégalithique du Morbihan. Son dôme a 8 mètres de hauteur, sa circonférence est de 100 mètres. On y pénètre par une galerie longue de 13 mètres, tracée par deux rangées de menhirs, ou pierres droites, qui supportent des tables de pierre, ou dolmens : c’est l’allée couverte, et c’est aussi une allée pavée de granit. Ce couloir de pierre aboutit à une salle, ou chambre, à peu près carrée, d’environ 2 m. 50 de côté, bâtie à la façon du couloir, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une réunion de menhirs qui supportent une pierre plate énorme. Une ouverture, qui est un jour de souffrance, éclaire cette salle singulière dont les parois portent des traces de dessins, de sculptures, d’ornementations. Je comprends que les chercheurs se soient acharnés à la découverte et à l’interprétation de ces monuments singuliers. Nous nous trouvons en présence, cela est certain, des premiers vestiges de l’art de bâtir dans ce pays. Ces couloirs, ces salles, ce sont les premiers essais de maisons en pierre, ce sont les constructions qui ont succédé aux grottes, cavernes, huttes de branchage, cabanes faites de troncs d’arbres. Comment les hommes d’alors ont-ils transporté ces pierres qui ne proviennent pas toutes de l’île ? À grand renfort d’hommes et de barques. Mais par quels moyens, par quels leviers, les hommes ont-ils pu remuer ces masses ? et quelles barques ont pu supporter ce poids ? Peut-être aussi Gavr’inis n’était-elle pas une île à cette époque. Mais reste toujours la question du transport (sur quels chariots ?) de ces énormes blocs. Pour la signification, il faut s’en tenir à une signification religieuse. Ce n’est pas ici la demeure d’un chef, mais un lieu de réunion pour les adeptes, un décor mystérieux pour l’action des prêtres. Avec le tumulus de Gavr’inis, nous sommes en présence d’un essai d’architecture élevée à une puissance inconnue, temple intérieur, dont l’extérieur a la forme d’une bosse, d’une motte de terre, église souterraine avec sa nef et son chœur. On entre avec curiosité dans cette crypte, on en sort avec joie, on aime mieux être dehors que dedans ; on monte au sommet du tumulus, où se creuse l’excavation qui donne un peu d’air et de lumière à l’intérieur, et l’on respire avec ivresse les senteurs de la mer et de la terre ; on regarde sans se lasser ce panorama unique, qui semble un Japon en miniature, ces îlots, ces îles qu’entourent les vagues régulières, tout le pays de Vannes et d’Auray, l’extrémité de la presqu’île de Rhuis, le mont Saint-Michel de Carnac. Ce jour-là, tout est coloré, mais tout est pâle, la mer est d’un bleu laiteux, le ciel est nuancé de vert et de rose légèrement perceptibles, et tous les détails du paysage s’indiquent avec une grâce lointaine et moelleuse. Deux petits bateaux voguent, bien perceptibles, bien vivants, dans cette pâleur universelle, dans ce paysage qui va s’évanouir. Sur une grève prochaine, une carcasse de bateau termine son existence : c’est l’épave, l’image de tout ce qui a roulé et traîné, inutile, et qui se désagrège maintenant sur le sable.

L’ÉPAVE, BAIE DU MORBIHAN.

Cette signification d’usure et de désastre disparaît dans l’ensemble lumineux des choses. Une population vit doucement parmi ces pierres. Nombre d’îles côtoyées par la barque qui fait le trajet de Gavr’inis sont cultivées, produisent des légumes ou de l’herbe, sont ombragées de bois de pins, de tilleuls ; des parcs à huîtres sont visibles à marée basse : leurs produits sont les huîtres armoricaines.

La décadence n’en existe pas moins. Une femme de l’île aux Moines a confié ses doléances à Anatole Le Braz. Les bateaux à vapeur ont tué la navigation du golfe. Autrefois, toute famille avait sa goélette, son brick, son trois-mâts. Cette flotte n’existe plus, vendue à l’encan, débitée comme bois à feu. Les jeunes gens qui naviguent sont au service de l’État, et bien peu reviennent. Ils épousent des Brestoises, et même des Toulonnaises ! Les jeunes filles, pendant ce temps, restent dans l’île, attendant leurs promis. Elles sont jolies et belles, pourtant, et Le Braz les célèbre en un style tout empreint d’admiration et de douceur : « Les îloises ont vraiment un charme qui n’est qu’à elles. Qui ne les a point contemplées, ces praticiennes de la mer, ignore les exemplaires les plus parfaits de notre race. Elles ont je ne sais quelle élégance archaïque ; elles font songer aux « dames courtoises » tant célébrées dans les antiques lais bretons :

Le corps gent et basse la hanche,
Le col plus blanc que neige blanche… »

Leur costume, c’est une robe de nuance claire aux manches évasées, un châle étroit collé à la taille, une coiffe de fine dentelle. Ces îliennes ne cultivent pas la terre pendant que les hommes sont au loin. Des journaliers viennent du continent, aux saisons des travaux agricoles. J’imagine que le paysan pourrait faire un mari, tout comme le navigateur, mais l’hôtesse de Le Braz ne lui a pas fait de confidences sur ce sujet, et l’île aux Moines semble aristocratique et délaissée, avec sa capitale qui a nom Lômiquel, ses manoirs à tourelles, son cercle druidique de Kergornan, son vieux tailleur sans jambes qui chante les légendes de l’île, « l’île des îles, pur joyau de la mer profonde, terre unique dont on ne saurait dire quel est son plus beau fleuron : la grâce fière de ses filles ou l’intrépidité de ses gars ! »

MATIN. BAIE DU MORBIHAN.

Avant de passer de l’autre côté du golfe, il me faut visiter Vannes et la contrée qui s’étend au-dessus de la ville. Un nouvel arrêt à Sarzeau me permet d’aller voir le château de Sucinio, pris et repris par les soldats de Blois et de Montfort, occupé par les Anglais, délivré par Du Guesclin. À qui n’a-t-il pas appartenu depuis ? À Anne de Bretagne, à Françoise de Foix, dame de Châteaubriant, à la princesse de Conti. Il n’y a plus que les souvenirs de ces noms et de bien d’autres, et les restes des murailles. De beaux restes, d’ailleurs : six tours sur sept, des salles de différentes dates, une belle ossature de monstre féodal.

Je vais à Vannes, une des villes les plus anciennes de la Bretagne, autrefois plus importante que Nantes, Vannes où résidèrent des ducs, Vannes bâtie autour de l’antique et curieuse cathédrale fondée par saint Paterne.

VANNES.

J’entre dans la vieille ville, par la porte Saint-Paterne, non loin de l’Étang du Due, et tout de suite, Vannes, la ville blanche, Gwenel, m’apparaît comme le plus étrange amas de sombres maisons. Derrière des remparts, dont certaines parties datent de l’époque romaine, c’est un dédale de rues, de ruelles, de cours au fond desquelles on aperçoit tout à coup quelque bastion du système Vauban, mais les portes, les tours, les revêtements à mâchicoulis datent des xive et xve siècles. C’est dans l’une de ces tours, dite du Connétable, que passe pour avoir été enfermé Olivier de Clisson, en 1387, lorsqu’il fut soupçonné de négocier avec l’Angleterre, mais c’est une erreur de tradition : Clissson a été enfermé dans un donjon du château de l’Hermine, résidence des ducs, qui s’élevait entre la porte Saint-Paterne et la porte Saint-Vincent. Dans ces rues qui avoisinent la Cathédrale, rues des Chanoines, des Orfèvres, des Vierges, dans cet étroit espace qui contient l’ancien Hôtel de Ville, le Musée et la Bibliothèque, la Halle aux poissons, la cellule de saint Vincent Ferrier, ce sont les maisons aux pignons vermoulus, aux sculptures caricaturales, aux vastes toits en pentes, aux façades rapiécées, aux équilibres instables. Toute cette ville s’affaisse et va de travers, atteinte du mal de vieillesse. Quand il pleut là-dessus, que le ciel est gris, que les ardoises reluisent, que l’eau glougloute par tous les tuyaux, tombe de toutes les gouttières, grossit les ruisseaux, et que l’on regarde ce spectacle morne par quelque fenêtre à petits carreaux, c’est à se croire perdu à jamais, non seulement dans l’espace, mais dans le temps. Ce n’est pas possible, on n’est pas venu ici par le chemin de fer ou par la route nationale, on ne peut pas envoyer de ses nouvelles par le télégraphe ou par la poste. Il pleuvra toujours, et jamais l’on ne sortira de ces rues étroites et de ces maisons noires… Mais si ! quelques pas hors des fortifications, et voilà une ville neuve collée à l’ancienne, une ville moderne, où il y a toutes les représentations de la vie publique, toutes les institutions d’enseignement, tous les secours et toutes les pénalités : le collège Saint-François-Xavier, l’Évêché, la Halle aux grains, le Palais de Justice, l’Hôtel-Dieu, le champ de foire, l’Hôtel de Ville, l’École nationale d’instituteurs, la Maison centrale de détention, l’Abattoir, le Cimetière, l’Hôpital général, la Caserne, la Gare. Songez à tout ce que représentent ces mots, et vous vous ferez une idée du nouvel organisme complet, régi par les lois d’une société nouvelle, administré par une armée de fonctionnaires, qui est venu s’ajouter au vieil organisme de Vannes.

ABSIDE DE LA CATHÉDRALE DE VANNES.

La nouvelle ville n’est pas bien belle, sans doute, et il n’est guère besoin de voir toutes ces bâtisses utiles pour apprendre qu’elles ne représentent leurs fonctions que par des apparences sans beauté, mais il faut reconnaître, malgré tout l’attrait du pittoresque, qu’il y a là des rues droites, — trop droites, soit, — des avenues larges, — trop géométriques, c’est certain, — mais qui prodiguent à leurs habitants l’air et la lumière mieux que les rues étroites, les carrefours sombres, les venelles escarpées, qui entourent la Cathédrale.

Telle est, à l’heure actuelle, la capitale de ces hardis Venètes qui osèrent affronter le pouvoir romain, et qui ont peut être conquis l’Adriatique et fondé Venise. Vannes fut dévastée au ixe siècle à deux reprises par les Normands, fut un enjeu de la guerre de Succession, fut disputée à Charles VIII par Anne de Bretagne, et la dispute finit par le mariage du roi et de la duchesse, en 1491 : mais ce ne fut qu’après le second mariage d’Anne, avec Louis XII, et après la mort de ce dernier, en 1532, sous François Ier, que le pacte de réunion à la France fut signé à Vannes, dans la salle devenue le Théâtre, devant les États et le roi, qui avait fait le voyage pour cette acquisition définitive. L’histoire de la ville ne redevient ensuite agitée que pendant les guerres civiles de la Révolution. C’est là que nombre des prisonniers de Quiberon furent condamnés à mort et fusillés : 21, au lieu dit la Garenne, ombragé de beaux arbres, et 150 à la baie de Larmor.

Au Musée, il y a un Christ de Delacroix. Dans la Bibliothèque, il y a dix mille volumes. Le Musée archéologique abonde en richesses recueillies dans les tumulus et tombelles du département. Toutefois, il n’expose pas que des objets préhistoriques, armes en silex, pointes de flèches, et des objets celtiques, poteries et monnaies. Il contient des collections d’objets gallo-romains, et même des vases, lampes, statuettes de la Grèce, et toute une série d’œuvres du Moyen Âge et de la Renaissance. La maison du Parlement, rue Noé, a des panneaux peints et des sculptures en bois du xvie siècle, mais le seul monument remarquable est la cathédrale Saint-Pierre, malgré sa forme composite, qui va du xiiie au xviiie siècle. Il y a de belles parties : la tour ogivale de gauche, le portail nord, du style de la Renaissance, l’abside. La chapelle de saint Vincent Ferrier, moine espagnol, qui vint à Vannes en 1418, est de style jésuite, compliqué et surchargé : portiques, pyramides, niches, statues, marbres de couleur.

FEMME DE VANNES EN COIFFE DU MATIN.

Si ce Vincent Ferrier vint à Vannes avec l’intention d’y passer seulement quelque temps, sur la prière de Jean V, il fut déçu au moment de s’embarquer pour continuer son voyage. Lorsqu’il voulut partir, le sable céda sous ses pas, il prit peur, regagna à grand peine le rivage, vit là un signe de la volonté divine, et resta. Il mourut l’année suivante, en 1419. « Le jour de sa mort, — dit Albert le Grand, — on vit un grand nombre de papillons blancs, de merveilleuse beauté, voltiger par la fenêtre de sa chambre, d’où ils ne s’en allèrent, sinon quand il eut rendu l’esprit ; on a cru pieusement que c’était un escadron d’anges qui, en forme de ces petits animaux, attendaient la sortie de cette sainte âme pour la conduire au ciel. » Il est resté le personnage populaire de Vannes ; on montre sa cellule dans la rue des Orfèvres, et MM. A. Clöuard et G. Brault, dans leur charmant Tro-Breiz (Tour de Bretagne) remarquent que les gens de Vannes donnent aux idiots, aux simples, aux innocents, le surnom de Vincent, non par mépris, mais bien au contraire, par respect superstitieux, car ils tiennent les déments, les simples d’esprit, pour des êtres choisis, « ils leur attribuent la connaissance des choses invisibles et prêtent à l’incohérence de leurs discours un sens prophétique et mystérieux ». Le saint est enterré dans l’église, son crâne mis à part dans un reliquaire. Quelques femmes sont agenouillées devant la relique. C’est un jour de semaine, un matin : elles n’ont, sur le haut du chignon, qu’un petit rond de linge qui est une coiffe ; sur les épaules, un fichu à carreaux ; les manches sont larges, bordées de velours ; des bandes de velours, également, dessinent les coutures de leur corsage. Les femmes de Vannes ont l’air avenant et rieur. Les hommes sont graves, mais ceux qui les connaissent disent qu’il ne faut pas se fier à leur air, qu’ils sont volontiers batailleurs, qu’ils peuvent avoir des colères terribles. Toujours est-il que l’aspect des rues est paisible, que les gens vont et viennent lentement. Il faudrait revoir cela un jour de buverie. Le terrible alcool, ici comme ailleurs, fait des siennes. Mais j’aime mieux ne pas attendre l’occasion d’observer le délire trop fréquent de la race. Restons sur l’impression de tranquillité d’aujourd’hui. Vannes est une ville où l’on se couche de bonne heure, voilà qui est certain. Les vieilles maisons sont bien renfrognées, ont l’air de se cacher derrière la fortification, après avoir mis leur bonnet de nuit.

UNE PETITE FILLE DE ROCHEFORT-EN-TERRE.

C’est un bon centre d’excursions que Vannes. On peut s’y embarquer, à la Rabine, pour le golfe du Morbihan. On peut aller à Séné, qui est un village de pêcheurs sur le golfe. On peut gagner Auray, Carnac, Locmariaquer. Je choisis Rochefort-en-Terre et la lande de Lanvaux. La course est facile par Malansac, et Rochefort-en-Terre est un endroit bien inattendu, avec les restes de son château plusieurs fois ruiné et rebâti, sa porte et cinq tours encore debout, reflétées dans un étang. Mais ce n’est pas tout. L’ancienne collégiale contient des statues de marbre de Claude de Rieux et de Suzanne de Bourbon, seigneurs de Rochefort, changées en Saint-Joseph et en Sainte-Vierge, et le village est tout à fait étonnant, triste, morne, à s’enfuir : je préfère encore le vieux Vannes, mais il est tout de même impossible de ne pas être saisi par le caractère saisissant de ce village perdu, terré au pied de ce château déchu. C’est une rangée d’humbles et tristes maisons, qui ont, au soir, la couleur et l’apparence rude des rochers. Des marches de pierre surélèvent le seuil de ces chaumières. Des enfants sont assis sur un mur bas. Des femmes viennent sur le pas des portes, puis retournent dans le noir de leur logis. Seuls, les rideaux blancs des fenêtres éclairent ces façades engrisaillées, d’où il semble que ne peuvent sortir que des fantômes. Voici deux femmes que l’on peut mieux voir, et je m’aperçois, à leurs toilettes, que c’est dimanche. Elles sont assises sur les premières marches d’un escalier extérieur. Leurs visages ne disent pas ce qu’elles pensent de ce morne Rochefort-en-Terre, ou plutôt, si, ils le disent, mais de façon différente. L’une est gaie, souriante. L’autre, triste, attentive, fermée. J’en conclus que l’une se plaît ici, que l’autre ne sait pas si elle serait mieux ailleurs. Il en est donc de Rochefort-en-Terre comme de tous les pays du monde. Chacun y a son tempérament et son humeur. De fait, voici des petites filles, de ces petites filles bretonnes qui sont déjà des petites bonnes femmes, très gentilles et très jeunes avec quelque chose de vieillot ou plutôt d’ancien, et qui ont de délicats profils, les yeux fins, le front intelligent. Et en voici d’autres, et d’autres encore, et des femmes, et des hommes. Tout le monde, sans doute, sort de la messe, et cette humanité en marche et en causerie réchauffe soudain le paysage qui me paraissait si désolé. Les jeunes sont bien vêtues, comme toutes les paysannes qui sortent leurs beaux atours des vieilles armoires. Celles-ci ont des corsages brodés, des petits châles, des tabliers à poches de velours, des manches larges bordées de velours, des chaînes de montre au col, et des coiffes avec un ruban d’attache sur le côté.

FEMMES DE ROCHEFORT-EN-TERRE.
LE VILLAGE DE ROCHEFORT-EN-TERRE EST TRISTE, MORNE, À S’ENFUIR…

Hors de Rochefort-en-Terre, je connais enfin les landes de Lanvaux, dont l’étendue sur la carte m’avait toujours impressionné. C’est la continuation du Sillon de Bretagne, au delà de la Vilaine. Leur tracé à une direction sensiblement parallèle à la côte, se développe sur une longueur de 60 kilomètres, avec une largeur moyenne de 4 kilomètres. L’altitude varie entre 80 et 160 mètres. Cette lande était jadis enclavée dans une immense forêt qui occupait une grande partie de l’intérieur de la Bretagne, et dont il reste encore de nombreux fragments dans les environs : la forêt de Malac, les bois de Coëby, de Hanvaux, de Kerfity, de Saint-Bily, dans la partie orientale ; ceux de Treulan, de Boségalo, de Lanvaux, de Floranges et enfin la forêt de Camors, dans la partie occidentale.

Elle est traversée par de nombreuses routes et par la ligne de chemin de fer de Vannes à Ploërmel, bifurquée à Questembert. Mais aucun chemin n’y est tracé dans la longueur. Il faut aller au hasard par cette étendue rocheuse où se dresse de temps à autre un arbre rude, ou bien un moulin dont on entend le grincement d’ailes dans le silence de la solitude. Les ajoncs poussent parmi les débris de pierres. C’est un océan de verdure basse et sombre qui semble déferler jusqu’à l’horizon. C’est la sauvagerie d’une nature pauvre livrée à elle-même. C’est le désert. Je ne crois pas qu’il y ait d’endroit au monde, avec certains coins des montagnes d’Arrée, où l’on puisse se trouver plus seul, livré à ses seules pensées, devant cette immensité hostile. Il n’est pas de plus violent et de plus terrible décor pour la mélancolie humaine. La terre pierreuse est ici méchante, se refuse à l’homme, le convie à un combat inégal. Le sol de la planète se montre ravagé, presque net, garni de végétaux armés de griffes ; mais si la vanité de nos efforts et la puérilité de nos pratiques civilisatrices peut traverser notre songerie, aux moments où nous marchons ainsi, droit devant nous, parmi ces pierres, le souvenir des villes a tout de même quelque chose de réconfortant et de douillet, qui nous donne, malgré tous les désenchantements, une sorte d’orgueil de nos travaux, une joie d’avoir partagé les peines et les plaisirs de nos semblables. Il y a de bien affreux personnages dans les villes, qui vivent parmi la foule et les rues agitées, comme des loups dans les bois. Il y a bien des férocités tragiques, bien des vanités comiques, bien des manies, bien des ridicules, et tout, certes, n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais on éprouve, tout de même, avec les autres hommes, le sentiment de la solidarité. On se dit que tous travaillent pour nous, et que nous travaillons pour tous. Cette foule, où chaque individu a ses concurrents et ses ennemis, crée néanmoins un foyer chaleureux où nous pouvons réchauffer notre énergie. Ce travail distribué par catégories sociales, ces alvéoles de l’immense ruche où chacun cherche à se blottir, cette concurrence vitale qui exalte les forts et martyrise les faibles, cet ensemble d’affaires, de négoces, d’intérêts, d’humbles habitudes journalières, a quelque chose de routinier et de brutal à la fois, et bien des cris d’appel sont étouffés dans ces tumultueuses agglomérations. On accepte pourtant ce tumulte avec ses conséquences, en rêvant de plus d’harmonie et de justice, on l’accepte pour être avec les « autres », avec les humains nos semblables, avec ceux qui rendent la terre possible. Un seul ne pourrait rien. Tous peuvent pour un seul. De même qu’à Rochefort-en-Terre le voyageur pouvait regretter le vieux Vannes, de même ici on regrette Rochefort. D’où il ne faut pas inférer qu’il n’y a qu’une ville possible, la plus grande. Non, et je n’ai pas changé d’avis, je suis prêt à renouveler mes déclarations sur les bienfaits, la vie complète, l’atmosphère chaude, la sécurité charmante du bourg breton.

IL N’EST PAS DE PLUS TERRIBLE DÉCOR POUR LA MÉLANCOLIE HUMAINE QUE LA LANDE DE LANVAUX…

Il faut faire du chemin pour trouver en cette région un de ces bons asiles. Si l’on s’écarte de la lande, c’est encore et longtemps la solitude. Pas de villages. Parfois, une triste chaumière qui semble veiller sur le chemin, et qui semble aussi avoir peur. De quoi a-t-elle peur ? Du silence, du mystère, du vent, des voix qui courent en sifflant dans l’espace, de la pluie, de l’inconnu qui fait frissonner toutes choses, de tout, de rien. Les gens sont rares. Ils se cachent peut-être, et si on les aperçoit, ils saluent, le visage immobile, l’air peureux. Si on leur parle, ils se rassurent. Leur timidité n’est qu’un héritage du passé, elle est aussi le produit de leur vie isolée et la marque de leur misère. Si les temps ne sont pas trop durs, si leur champ leur a donné quelque récolte, s’ils ont leur soupe au lard, leur pain, leurs pommes de terre, un peu de lait ou de cidre, une gaieté les anime, ils sont les maîtres d’un instant, ils oublient la veille et ne pensent plus au lendemain. Le voisinage de la lande de Lanvaux suffit aussi pour expliquer leur humeur. Ils ont beau avoir passé des années devant cet horizon monotone, cette terre ravagée, quelles pensées riantes peuvent éclore en eux parmi ces quartiers de rocs, ces ajoncs et ces genêts, ces fondrières, ces bruyères rabougries, ces pauvres plantes qui ne peuvent, faute de ruisseaux, s’abreuver que de l’eau des nuées les jours d’orage en été, de la neige fondue en hiver. Au milieu de cette triste végétation, on aperçoit aussi, de temps à autre, quelques menhirs qui deviennent plus nombreux vers l’est, dans le voisinage du Haut-Brambreis.

Je reviens par Elven dont la haute tour se dresse au-dessus de bois magnifiques. Cette tour est celle du château de Largoët, où l’on dit que Richemont, futur roi d’Angleterre, y a été gardé prisonnier. Octave Feuillet en a fait le décor de l’un des chapitres du Roman d’un Jeune Homme pauvre. On parle toujours de la tour d’Elven, mais il y a deux tours. L’une, le donjon, est haute de 40 mètres, l’autre n’a que 20 mètres. Non loin, la colonne milliaire de Saint-Christophe, contemporaine d’Aurélien.


(À suivre.) Gustave Geffroy.