Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/02
LA BRETAGNE[1]
PREMIÈRE PARTIE : LA BRETAGNE DU NORD
I. — Le Pays de Rennes (suite).
e Fougères à Antrain, par le chemin de fer, on touche Saint-Germain-en-Coglès
où sont les galeries couvertes du rocher Jacault ; la chapelle de Saint-Eustache
où les femmes stériles viennent demander la fécondité ; Saint-Brice-en-Coglès
avec ses deux châteaux, celui de la Tourche-Limousinière, qui date du
Moyen Âge, celui de Rocher-Portail, construit sous Henri IV ; Tremblay et son
église du xie siècle. À Antrain, où je m’arrête, il y a une diligence pour Combourg.
Le postillon est un combourgeois, très causant, très aimable. Le cheval est vicieux, entêté, cornu, réformé de l’armée, et gâté par plusieurs générations de conscrits inexpérimentés. Ce coursier, assez docile sur la grande route, est intraitable dans les rues du bourg d’Antrain. Sitôt attelé, il veut courir, et c’est au petit bonheur, pendant qu’il essaie son trot et son galop, qu’il faut sauter dans la voiture. Enfin, on part. Avant de partir, j’ai vu les vieilles maisons à sculptures de bois, j’ai admiré les grasses prairies arrosées par l’Oysance et le Couesnon, j’ai goûté les truites dont le renom est mérité, j’ai appris que l’église ne renferme rien de curieux, et que le château de Bonne-Fontaine, situé à 1 kilomètre et remontant au xvie siècle, n’est pas ouvert aux étrangers.
Le trajet d’Antrain à Combourg est d’environ 25 kilomètres. La voiture traverse un plateau d’où l’on a vue sur tout le pays : au nord, la forêt de Villequartier, dans la direction de Pleine-Fougères, et à l’opposé, vers Saint-Aubin-du-Cormier, les bourges de Rimaux et de Romazy, bâtis sur des sommets qui dominent la vallée du Couesnon. La vue s’étend sur ce vaste panorama moutonné où se développent, d’une part, une chaîne de hauteurs qui, dans la direction du sud, vient finir à la forêt de Rennes, à quelques kilomètres de Liffré, et d’autre part, les terrains plus abaissés qui se heurtent aux vallonnements dominant Pontorson, Pleine-Fougères et le marais de Dol. La route suit la direction ouest, et l’on arrive à Bazouges-la-Pérouse où le courrier prend à la poste les sacs de dépêches. Je profite de l’arrêt pour visiter l’église qui conserve des morceaux du xive siècle : chapelle, bénitier, vitrail. La diligence se remet en route. À 6 kilomètres, arrêt à Noyal-sous-Bazouges, où se voit un menhir de 5 mètres de hauteur dont la base a une circonférence de près de 8 mètres. Le conducteur a pris les lettres, on repart. C’est d’ailleurs, tout le long du chemin, un échelonnement de gens qui font voir de loin le carré blanc d’une lettre que le voiturier saisit au vol. Cela ressemble beaucoup au jeu des anneaux où s’exercent les cavaliers des chevaux de bois. Les physionomies des gens, leurs recommandations naïves, les nouvelles échangées, les renseignements fournis d’un mot coupé par le vent, éveillent la curiosité et l’incitent à se satisfaire. Le messager s’explique bien et posément, sur les gens, sur son métier, et enfin sur lui-même, sur le souci qu’il a de son service militaire. Il voudrait servir au train des équipages, s’y perfectionner dans la conduite des attelages et le maniement des chevaux, et revenir au pays et à sa profession, mais sa taille l’inquiète, il craint l’infanterie où peut-être il ne serait même pas muletier. Je ne puis, en descendant à la gare de Combourg, limite du trajet, que lui souhaiter bonne chance.
La gare de Combourg n’est pas Combourg. Encore 1 500 mètres à faire. Je les fais à pied par une large route bordée de maisons. Dès les premières habitations du bourg, l’attention est mise en éveil par l’aspect pittoresque de cet amas de constructions qui ont conservé, en grand nombre, le caractère du xvie siècle. L’ « abominable rue de Combourg », selon l’expression de Chateaubriand, a été améliorée, on y a mis des trottoirs, la chaussée a été pavée, on a dressé, au cœur de la petite cité, une halle qui abrite le marché aux grains et les vendeurs qui viennent s’y installer chaque lundi et les jours de foire. Précisément, demain lundi sera un de ces jours où les cultivateurs et les éleveurs des environs viendront avec leur récolte et leur bétail. J’aurai le spectacle de cette animation hebdomadaire, mais par contre, on me dit qu’il me sera probablement impossible de pénétrer au Château, où les étrangers ne sont admis que le mercredi. Heureusement, Mme de Chateaubriand, petite nièce de l’illustre écrivain, est présente à Combourg. Elle veut bien, sur le désir que je lui fais transmettre, m’autoriser à visiter le domaine demain, après le déjeuner.
Je dispose donc aujourd’hui de toute la matinée pour parcourir les rues, faire le tour de l’étang, des murailles du château, — hier soir déjà, j’ai vu se dresser dans la nuit sa masse rébarbative trouée de quelques lumières. C’est au cours de ma promenade circulaire du matin que je lis, à la porte d’une chaumière, dans un chemin en contre-bas du château, cette enseigne tracée sur une planche :
Pendant que je lis cette inscription dont je respecte la forme et les caractères, et que je cherche à deviner ce que sont ces « sensures », la veuve Trufaud, qui m’a aperçu, va prendre un bocal sur une planche, dans sa petite maison basse composée de deux pièces au rez-de-chaussée. On parvient à l’entrée après avoir franchi un pont étroit fait de quelques planches de sapin d’un pouce d’épaisseur, réunies par deux traverses et jetées en travers du fossé. La bonne femme élève le bocal dans le soleil. Les « sensures » sont des sangsues :
— Voyez, me dit-elle, comme elles sont gentites quand elles se dégourdissent à la lumière et à la chaleur. J’en ai dans toutes les saisons, et dame ! il y a des moments où c’est pas commode d’en attraper… Elles ont trois mâchoires, vous voyez bien, et c’est avec ça qu’elles percent la peau des malades. Ça avale jusqu’à trois fois son poids de sang. Ah ! les gourmandes.
— Et dans votre bocal, que mangent-elles ?
— Oh ! rien, je change l’eau, voilà tout. Ça jeûne pendant des années, cette engeance-là ! Tenez, regardez si elles se remuent. (Le fait est que les petites bêtes serpentent, s’agitent dans tous les sens). On dit que ça ne voit pas clair, mais je crois bien que ces points noirâtres, qui brillent au soleil, ce sont leurs yeux.
— Où faites-vous votre pêche ?
— Dans l’étang de Combourg. Ah ! c’est pas commode de les prendre, allez !
— Vraiment ! Comment faites-vous donc ?
— Ah ! c’est un moyen que je peux pas dire, dame ! sauf le respect que je vous dois. Si tout le monde le savait ! Ça se vend assez dans des saisons. C’est pas pour dire, mais il n’y en a pas beaucoup dans le pays d’aussi bonnes. Tous les pharmaciens des environs m’en demandent. Dans l’étang, ça mange de tout, des limaces, des limnées, et puis quand les gamins vont se baigner, elles leur piquent les jambes… quand je suis là, je leur-z-y enlève. En voulez-vous quelques-unes, monsieur ?
— Non, madame, merci ; au revoir.
Je ne quitte pas pourtant la veuve Trufaud sans qu’elle m’ait montré son jardin, derrière sa maison, un jardin si petit que l’on ne peut pas y entrer deux : il y a trois choux, un puits, et un pied de vigne qui grimpe au mur.
Après avoir fait volte-face, la silhouette du château reparaît, puis disparaît dans l’épais feuillage des hauts arbres du parc. Il faut marcher jusqu’au tournant de la rue de l’Abbaye, près de la route de Dinan, dans le voisinage de l’étang, pour distinguer nettement les détails de cette forteresse que Chateaubriand a comparée à un « char à quatre roues ». L’ensemble est imposant et sévère. Les tours cylindriques, couronnées de créneaux, paraissent énormes au regard des constructions qui les réunissent. Les fenêtres grillées semblent des trous noirs comme des embrasures de canons, et les croisées étroites des tours sont pareilles à des meurtrières. Au pied des murs du château, la foule est occupée de la vente et de l’achat des porcs qui hurlent dans des cages. Tout ce monde bruyant est agité par les soucis du négoce au pied de ce grand château silencieux, et l’ensemble fait un décor de féerie étrange et folle.
Après le déjeuner, lorsque après avoir franchi la grille, je pénètre dans le parc qui précède le château à l’est et au nord, c’est d’abord une vaste clairière. Il faut tourner une allée avant de découvrir la masse de l’édifice flanqué de ses quatre tours. Les hôtes actuels sont assis sur le perron, comme autrefois. Je n’aperçois de Mme de Chateaubriand, assise dans une guérite d’osier, qu’une robe noire et deux mains qui tricotent. La châtelaine a mis à ma disposition une servante pour me guider dans ma visite.
J’entre dans un vestibule orné de peintures murales. La grande salle où se promenait le père de Chateaubriand, et qui servait de salon et de salle à manger, a été divisée en deux par une cloison. La grande cheminée a été conservée. Tout le mobilier est moderne à la façon des meubles luxueux de Paris. Dans une pièce voisine, c’est le bureau de Chateaubriand et une partie de sa bibliothèque. Au pied de l’escalier, le buste sculpté par David d’Angers, et tout en haut, la chambre où l’écrivain du Génie du Christianisme passa sa jeunesse. On l’a convertie en musée, on y garde le petit lit de fer où le vieillard est mort, le squelette du chat boiteux que l’on entend gravir l’escalier dans les Mémoires d’outre-tombe, une table chargée de livres, un encrier, quelques meubles d’une extrême simplicité. Ce qui donne l’émotion de la présence ancienne, ce sont les parois de cette petite chambre, c’est l’escalier par lequel on est monté, c’est la porte, c’est la fenêtre étroite, c’est la galerie sur laquelle on sort et d’où l’on aperçoit le vaste horizon. C’est là, dans ce réduit, c’est devant ces campagnes sévères et ce grand ciel chagrin, que s’est formée la sensibilité de l’homme et la tristesse du génie de l’écrivain. C’est cette tristesse qui a mis sa marque sur toutes choses, jusqu’à sembler une tradition perpétuée à travers les générations. Le parc, ses prairies, ses vergers, ses grands arbres, qui sont pourtant de belles choses vivantes, tout est triste ici depuis qu’une grande pensée triste s’est imposée à nous. Le château, qui fut tour à tour la propriété de Junken, évêque de Dol, des Tinténiac, de la famille Du Guesclin, de Geoffroy de Châteaugiron, des Coëtquen, du maréchal de Duras, semble avoir servi de réceptacle à l’humeur chagrine de toutes ces familles illustres, mais n’en croyez rien, c’est la tristesse de Chateaubriand qui remonte les temps et qui s’impose au passé.
L’existence menée là devait avoir une action profonde sur cet adolescent, son imagination ne pouvait que s’exalter dans cette atmosphère de silence forcé. Ce fut sa sœur Lucile qui lui donna le secret de faire de la vie avec cette mort. Comme elle l’entendait parler avec ravissement de la solitude : « Tu devrais peindre tout cela », dit-elle. « Ce mot, écrit Chateaubriand, me révéla la Muse ; un souffle divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des vers, comme si c’eût été ma langue maternelle ; jour et nuit, je chantai mes plaisirs, c’est-à-dire mes bois et mes vallons… C’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. »
Tout le temps qu’a duré ma visite à Combourg, à chaque fenêtre ouverte, à chaque sortie sur un mur de ronde, j’aperçois le marché, j’entends sa rumeur qui monte vers les tours, avec l’aigre concert des cris des porcs. Ce n’est plus la tristesse de René, c’est la mêlée humaine et la bataille des intérêts. Ma foi ! cette vie qui continue malgré la mélancolie des poètes, fait tout de même plaisir à voir, et je suis bien sûr que Chateaubriand, vieilli et morose, dut se rappeler plus d’une fois les gaietés à pleine rue qui assaillaient les auberges de Combourg. Lui aussi, en son intelligence et en son cœur, savait le prix du rire, et la figure du jeune homme amer et hautain qui hante cet étang, ce parc et ces hautes tours, n’est pas diminuée parce que le vieillard, revenu de tout, s’en allait dîner dans un cabaret du Jardin des Plantes et écouter les chansons de sa bonne amie.
Une dernière allée et venue au bord de l’étang, où il y a toujours les joncs et les nénufars, où il n’y a plus la barque légère de René et de Lucile. La nuit me surprend à quelques centaines de mètres de Combourg. Lorsque je rentre en ville, on arrime les dernières voitures autour du marché. L’hôtel Gentil est envahi par la foule. Les hommes sont en blouses, en vestes, mais il y a les costumes noirs et les coiffes des femmes de Bécherel, Hédé, Tinténiac, Miniac, la coiffe de Miniac en forme de mitre ailée.
Peu à peu, tout ce monde file par les routes, et je suis bientôt seul, libre de regarder à mon aise les boiseries sculptées qui couvrent les murs, de la cimaise au plafond. C’est le travail de l’hôtelier, et un bon travail, car les plateaux de châtaignier qui ont servi à la confection de ces boiseries, ont été choisis dans de beaux bois refendus dans le sens du fil, ajustés et joints à merveille. Tout l’hôtel est d’ailleurs fait pour plaire. C’est la vieille auberge, la vieille cour et la vieille cuisine, des perdrix et des lièvres pendus dans la cage de l’escalier, des meubles massifs et cirés dans la salle obscure où l’âtre rougeoie. Et Mme Gentil n’est pas moins habile en art culinaire que M. Gentil dans l’art du bois. Elle dirige avec autorité plusieurs aides, surveille une armée de casseroles et de coquilles qui mijotent sur le vaste fourneau. Elle est secondée d’ailleurs fort bien par une petite bonne toute menue qui n’a qu’un soupçon de nez au milieu de son petit visage rond, et qu’un commis voyageur facétieux désigne sous le nom de « Nez en moins ». La petite bonne nous sert, malgré cette plaisanterie inférieure, un repas délicieux, et elle s’en va, tout enorgueillie de plaisir, lorsqu’elle est chargée de compliments pour sa patronne. Le vin, surtout, est délicieux, et ce n’est pas la seule fois que j’aurai à remarquer la qualité des crus que possède la Bretagne. Si le raisin, chez elle, ne mûrit guère, le vin s’y bonifie.
Rennes, c’est la capitale. Un grand Versailles sans Versailles, c’est-à-dire sans le Château et le Parc, mais il y a les vastes avenues, les rues droites, l’herbe entre les pavés, et cette couleur grise de temps passé qui revêt toutes choses de sa mélancolie solennelle. Oui, quand on entre à Rennes après avoir traversé les campagnes resplendissantes des environs, c’est la même sensation qu’on éprouve en pénétrant à Versailles par les bois de Chaville et de Viroflay. À Rennes, comme à Versailles, les rues sont larges, les passants rares. C’est à peine si la vie s’anime sur les quais de la Vilaine, qui traverse la ville de l’est à l’ouest, endiguée par les murailles des quais surmontées de balustrades de fer. Ces murs se continuent, vers la droite, le long du canal d’Ille-et-Rance, et vers la gauche en suivant le cours de la Vilaine jusqu’au delà du coude des Abattoirs. De belles constructions s’étendent de chaque côté de l’eau, mais la ville est surtout bâtie sur la rive droite. C’est là que se trouvent les sièges de tous les organismes sociaux : la Préfecture, le Palais de Justice, l’Archevêché, le Théâtre, l’École d’Artillerie, l’Hôtel-Dieu, la Cathédrale, et la plupart des autres églises. La rive gauche est, comme à Paris, un quartier latin, le quartier des Écoles, et l’on y trouve, avec le Lycée et le Musée, l’Hôtel des Postes et Télégraphes, l’Arsenal, le Champ de Mars, les Casernes. Des quartiers neufs se développent du côté du Jardin des Plantes. Dans sa plus grande largeur, du bout de la rue de Nantes à l’extrémité de la rue de Saint-Malo, la traversée de Rennes est de 2 kilomètres environ.
Les deux rives de la Vilaine se joignent par quatre ponts. Le quartier de la rive droite s’appelle la Ville-Haute. Le caractère de l’architecture de Rennes est de la seconde moitié du xviiie siècle. Tout ce quartier de la rive droite a été reconstruit en effet après 1720, date du grand incendie qui dévora la cité. Sans cet incendie, Rennes serait une très vieille ville. Le feu prit dans une poignée de copeaux, chez un menuisier. Il dura sept jours et dévora la Ville-Haute, ne s’arrêta qu’au bord de la Vilaine. Toutes les maisons étaient alors construites en bois, et toutes les rues étaient étroites. La première nuit de l’incendie, la cloche de la Tour Saint-James tomba avec toute sa charpente, en un fracas épouvantable. Les titres qui se trouvaient en dépôt chez les notaires, juges, avoués, procureurs, les archives, l’argenterie, les valeurs, les bijoux, l’argent monnayé, tout fut réduit en cendres ou en lingots informes. Les quartiers détruits furent rebâtis sur les plans de l’ingénieur Robelin, approuvés par les Conseils du roi. Ce fut ainsi que l’on obtint cet ensemble de maisons régulières, d’un modèle à peu près uniforme. La couleur est sombre, la cité est triste, mais la vue des quelques parties conservées de l’ancienne ville, rues mal pavées, tortueuses, sales, mal éclairées, bâtisses branlantes et déplorables, fait paraître superbe la ville grise et monotone née des cendres de 1720.
Il y a d’ailleurs à Rennes des édifices beaux ou intéressants à un titre quelconque. Il convient de les énumérer.
À tout seigneur, tout honneur : d’abord l’Hôtel de Ville. Installé dans l’une des tours de la porte Mordelaise, le corps municipal tint, à partir de 1482, ses délibérations dans une maison qui servit également à loger les écoles, et qui était bâtie sur un terrain situé entre la porte Mordelaise et la chapelle Notre-Dame de la Cité. L’édifice, agrandi en 1494, en 1503, rebâti en 1694, fut finalement reconstruit après l’incendie de 1720 sur l’emplacement actuel d’après le plan de Gabriel. La première pierre fut posée en 1732, par M. de Voloire, procurataire de M. le comte de Toulouse, gouverneur général. Le charmant édifice, surmonté d’un beffroi recouvert d’un dôme de plomb, fait bon accueil par son péristyle à colonnade de marbre rouge, son grand vestibule, l’escalier de nobles proportions qui conduit à la salle des fêtes. Les services sont installés aux différents étages, ainsi que la Bibliothèque publique, à laquelle on accède par la rue de l’Horloge. Les caves voûtées servaient de cuisines et d’offices aux jours des grands repas municipaux. Au-dessous de ces caves, il y en avait encore sept autres destinées au logement des officiers.
J’ai parlé de la Porte Mordelaise. C’est un vestige du Moyen Âge, un fragment des derniers remparts dont la ville fut entourée. Les premières fortifications avaient été démolies en 850 par Noménoë, rebâties et agrandies à diverses reprises, notamment en 1491 et en 1591. En 1656, Louis XIII autorisa la ville à vendre les places, boulevards, fossés, bastions, pour en employer le produit à amener l’eau potable dans la ville. Seule resta la porte Mordelaise, flanquée de deux tours à mâchicoulis, comme l’exemple de ce que fut à Rennes l’architecture militaire du xve siècle. Puisque je suis là, à l’endroit où pénétraient les cortèges des ducs et des évêques, au milieu de la foule entassée dans les étroites rues voisines, je cherche les dernières vieilles maisons. Non loin, l’hôtel du Molan que fit construire le jurisconsulte Pierre Hévin, l’hôtel Montboucher où expira La Chalotais, l’hôtel Cuillé où s’abrita le Parlement à l’époque de ses démêlés avec l’autorité royale. Et çà et là, à travers les rues de la ville, d’anciennes habitations épargnées par le feu de 1720 : place Sainte-Anne, rue Saint-Michel, rue du Champ-Jaquet, place Saint-Melaine, promenade du Thabard où se dresse la statue de Du Guesclin. La Préfecture est logée dans l’ancien hôtel Le Cornulier, et la caserne Saint-Georges dans une ancienne abbaye de 1018, reconstruite en 1670 par Mme de la Fayette.
Le Palais de Justice a été construit sur les plans de Jacques Debrosse, la première pierre posée en 1618, l’achèvement vers 1670. C’est un beau quadrilatère à façade de style toscan, au perron gardé par les statues des jurisconsultes d’Argentré, La Chalotais, Toullier et Gerbier. À l’intérieur, profusion de boiseries sculptées et dorées dans la salle des Procureurs, dans la grand’chambre du Parlement décorée par Coypel. C’est un beau chapitre de l’histoire de Rennes, grave et luxueux, austère et fleuri.
Le Palais Universitaire, moderne, construit de 1849 à 1855, abrite, avec les Facultés, le Musée. L’art des Flandres y est représenté par Téniers, Brauwer, Jordaens, Huysmans, Snyders, Van der Meulen ; l’art français par Poussin, Claude Lorrain, Chardin, Coypel. Quelques œuvres de haut vol : un Baptême du Christ et un Persée, de Véronèse, un Massacre des Innocents, de Tintoret, une Chasse aux Lions de Rubens, un Christ, de Van Dyck. La sculpture va de Coysevox à Rodin. Puis, en abondance, des collections de dessins et de gravures, toute une salle de dessins, environ cinq cents, provenant de la collection du marquis de Robbien. Et des galeries d’archéologie, de géologie, d’histoire naturelle, de monnaies, de faïences, de grand intérêt. Le Musée de Rennes vaut, en dehors des peintures et des sculptures, par ses faïences locales, par la collection iconographique relative à la Bretagne, par la réunion d’objets d’art provenant des confiscations faites pendant la Révolution dans les châteaux de nobles émigrés : on sait qu’un décret de Pluviôse an II avait attribué à diverses municipalités des grandes villes les richesses de cette provenance, et ce fut l’origine de nombre de musées et de bibliothèques. Des municipalités ne virent là d’abord qu’une charge, et sur certains points l’autorité administrative dut intervenir pour forcer l’organisation de ces expositions. À Rennes, le musée fut promené çà et là avant d’être fixé au Palais Universitaire : d’abord dans les bâtiments de la Visitation, puis aux Carmélites, dans les cellules de Saint-Melaine, à l’Évêché. Des tableaux furent attribués aux églises ainsi qu’à la décoration d’appartements de fonctionnaires, d’autres réclamés par les alliés comme provenant de pays conquis. En 1819, les collections furent transportées dans une chapelle annexe du collège des Jésuites, et de 1836 à 1855, avant de trouver leur installation définitive, elles habitèrent l’Hôtel de Ville.
Les églises sont nombreuses à Rennes : la Cathédrale, bâtie de 1787 à 1844, avec ses deux tours de 40 mètres, formées de colonnes superposées ; Saint-Melaine, le plus ancien des édifices religieux de la ville, — certaines parties datent de 1032 ; — Saint-Étienne, du xiie siècle, où brille une verrière de Claudius Lavergne ; Saint-Aubin, très récent, avec un portail du xve siècle ; Saint-Germain, de la fin du xie siècle, où dort de son dernier sommeil Bertrand d’Argentré, sénéchal de Rennes ; la Toussaint, du xive siècle, mais qui fut reconstruite après la chute de sa tour, survenue en 1513 et relatée en ces termes sur une pierre encastrée au mur de la sacristie :
En 1513 la tour chut
De céans qui le peuple esmut,
Un soir, jour de la Trinité ;
Par quoi fut de nécessité
A restablir tout de nouveau
Ce moustier grand et beau.
Et encore, Saint-Sauveur, chapelle au xiiie siècle, cure en 1667, écroulée en 1682 (il y a décidément un mauvais sort sur les églises de Rennes}, reconstruite de 1696 à 1728 ; Saint-Hellier, du xve siècle, affecté pendant la Révolution à l’artillerie de la Mayenne.
C’est dans ce décor, sommairement dressé, que s’est déroulée l’histoire de Rennes, qui se confond avec l’histoire de la Bretagne. Dire l’une, c’est presque dire l’autre. Pour commencer on ne sait rien. On suppose que Rennes fut une ancienne ville des Gaules, puis on apprend que l’antique Condate Rhedonum, dont on a fait Rhedones, puis Rennes, avant d’être soumise à l’autorité du romain P. Crassus, se gouvernait en république, ainsi que la plupart des autres villes de l’Armorique. C’était la capitale d’un territoire qui s’étendait des rives de la Vilaine jusqu’à la mer. L’archéologie croit pouvoir affirmer que cette ancienne ville occupait les terrains où est bâtie aujourd’hui l’église Saint-Martin : on a retrouvé les traces de murs et d’une tour au lieu dit champ de La Cochardière. Rennes apparaît ensuite conquise au christianisme, pourvue d’un évêché important. Elle ne prend aucune part à la révolte des Vénètes ; mais à la fin du iiie siècle, elle est affranchie du joug romain, et Gradlon, roi des Bretons, la choisit comme capitale. Soumise ensuite à Clovis, affranchie de nouveau, reprise par Charlemagne, échappant à ses successeurs, formidablement armée par Noménoë, prise par le duc Pasquiten en 874, incendiée en 1127, conquise en 1155 par Conan et Henri II, comte de Nantes et allié de Conan, Rennes, à l’époque de la guerre entre Jean de Montfort et Charles de Blois, prend parti pour ce dernier. Le sang y coule à flots. Montfort et les Anglais l’abandonnent en 1342, veulent la reprendre en 1356, sont mis en fuite par Du Guesclin. La suzeraineté de Charles V est reconnue en 1375, mais Rennes et la Bretagne résistent à l’annexion, et c’est plus de cent ans après, en 1491, que le duc de la Trémoïlle obtient, au nom de Charles VIII épousant la duchesse Anne, le traité qui rattache définitivement la Bretagne à la France.
Rennes, agrandie et prospère, ses bourgeois pourvus de privilèges, reste sous la monarchie le siège du gouvernement provincial. Une ordonnance de Charles IX, en 1560, en fait le siège du Parlement de Bretagne. Les esprits ne sont pas, toutefois, pacifiés. Il y a la révolte de Mercœur en 1582, la guerre de la Ligue de Bretagne en 1589, et la reprise par l’autorité royale. Henri IV y tient les États en 1598, et c’est le calme jusqu’à la Révolution, qui éclate à Rennes avant d’éclater à Paris, annoncée, préparée, par la résistance du Parlement aux édits royaux.
L’effervescence est vive pendant toute la durée de la Révolution. Les enrôlements volontaires sont continus. Les canonniers bourgeois demandent à être casernés au moment de la fuite de Louis XVI et de la menace des armées étrangères. À cette ferveur républicaine répond la Chouannerie dont les premiers mouvements se manifestent près d’Antrain. Le marquis Tuffin de la Rouërie, ancien colonel aux guerres de l’Indépendance américaine, ourdit une conspiration qui amène l’exécution de treize conjurés à Fougères. Pour la première fois, le 28 octobre 1792, la guillotine fonctionne aussi à Rennes où la réaction s’est manifestée aussitôt que la population virile a couru aux frontières de l’Est. Trois commissaires, Merlin, Gillet et Sevestre, sont délégués par la Convention, en mai 1793, près de l’armée des Côtes, et viennent s’installer à Rennes. Avant d’être envoyé à Nantes, Carrier est chargé de la réorganisation municipale et judiciaire de Rennes. Les réunions ont lieu aux Cordeliers, dans l’antique salle des États de Bretagne.
La Chouannerie gagne la Vendée, menace d’envahir la Bretagne. La misère est à Rennes. Il est impossible aux ouvriers de retirer de leur salaire en assignats plus que la somme nécessaire à l’achat d’une demi-livre de pain. Celui-ci valait 6 000 francs les 100 livres ; le foin, 9 000 francs le « millier » ; le bois, 5 776 francs la corde. Les journées d’ouvriers étaient taxées 20, 30 et 40 livres par jour. Les assignats étaient tombés si bas, dit une correspondance de l’époque, qu’on refusait de recevoir 1 000 francs pour le décrottage d’une paire de souliers. Pourtant, la ville de Rennes avait émis, dès 1792, pour 450 000 francs de « billets de confiance ». Au 12 messidor an II, 368 826 francs avaient été remboursés, brûlés publiquement par le caissier municipal Louis, et, le même jour, le remboursement intégral avait été voté par la ville. La nouvelle de la pacification de la Bretagne fut donc accueillie avec un enthousiasme explicable.
Sous l’Empire, Rennes fut dotée d’une Faculté de droit ; en 1836, d’une Faculté des lettres ; en 1840, d’une Faculté des sciences. Plus tard, fut installée une École secondaire de médecine. Le dépôt de mendicité fut organisé d’une manière spéciale. Créé en 1776 par ordonnance de Louis XVI, on y installe en 1810 des métiers pour le tissage des laines communes, des toiles, des tissus grossiers : le produit du travail des mendiants est utilisé à leur nourriture et à la constitution d’un pécule pour le jour où ils sont remis en liberté avec le goût du travail.
Aujourd’hui, l’activité industrielle porte sur la fabrication des toiles, la filature des laines, la blanchisserie, la fonderie pour les besoins de l’arsenal, l’imprimerie. Placée à l’intersection de nombreuses voies de communication, Rennes pourrait être une cité industrielle d’importance. Il n’en est rien. L’augmentation de trente mille habitants dont elle a bénéficié depuis une soixantaine d’années semble être uniquement due à l’extension prise par son commerce local et au développement de ses établissements d’instruction. Il s’y fait surtout un commerce de beurres, grains, farines, cuirs, volailles, œufs. Le beurre est fabriqué dans un rayon de 15 à 20 kilomètres, les approvisionnements s’effectuent principalement sur les marchés de Janzé, Saint-Aubin-du-Cormier, Saint-Germain-sur-Ille, Bécherel, Montfort, la Prévalaye, Pacé, Saint-Grégoire.
La parure de Rennes, c’est la verdure qui l’entoure. Celui qui veut échapper à la tristesse de la cité peut en quelques instants trouver l’asile ombreux des bois. La forêt domaniale de Rennes offre à la promenade ses 4 000 hectares garnis de chênes, de hêtres, de bouleaux. On peut aller, sans quitter les arbres, jusqu’à Liffré, et même jusqu’à Saint-Aubin-du-Cormier, parcourir la forêt de Sevailles, pousser jusqu’à la ferme des Sérigné, jusqu’aux hauts fourneaux de Sérigné approvisionnés d’eau par l’étang voisin, jusqu’aux vieilles maisons et au donjon de Chevré, jusqu’à l’étang du Vernier. De Rennes en allant vers l’ouest, ce ne sont que forêts interrompues par de larges éclaircies, jusqu’à Belle-Île-en-Terre. Partout, les pierres éparses des monuments d’autrefois. À la Haute-Sève, peuplée de chênes géants, un groupe de six menhirs, les Roches Piquées, se dresse. Les souvenirs d’une histoire plus proche se mêlent au décor du passé légendaire. À Châteaugiron, qui fut pris d’assaut par Mercœur en 1592, la garnison fut pendue aux branches d’un chêne qui garda le nom de Chêne des Pendus. Les femmes de Châteaugiron, heureusement, sont d’habiles dentellières dont l’industrie gracieuse fait oublier ces temps de sauvagerie. Au château de la Prévalaye, plus proche de Rennes, à 3 kilomètres, il y eut deux séjours de Henri IV, et c’est dans l’une des salles qu’eurent lieu, en 1795, les conférences des chefs royalistes et des généraux républicains en vue de la pacification. Le traité fut signé à la ferme de la Mabilais.
- ↑ Suite. Voyez page 217.