Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciencesGide3 (p. 2-7).
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ENFANCE DE GAY-LUSSAC. — SON ADMISSION À L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE.


Joseph-Louis Gay-Lussac, un des savants les plus illustres dont la France puisse se glorifier, naquit le 6 septembre 1778, à Saint-Léonard, petite ville de l’ancien Limousin, située près des frontières de l’Auvergne. Son grand-père était médecin, et son père procureur du roi et juge au Pont de Noblac.

Ceux qui ont eu l’occasion de remarquer la froide réserve qui caractérisait Gay-Lussac dans l’âge mûr, s’étonneront sans doute de m’entendre dire que, dans son enfance, il était bruyant, turbulent et très-aventureux. Pour justifier mon appréciation, je citerai un fait entre mille, que j’ai recueilli de la bouche de Gay-Lussac lui-même et que m’ont aussi raconté ses plus proches parents. Un vénérable curé, oncle de notre futur confrère, habitait une maison qui n’était séparée de celle occupée par la famille de Gay-Lussac que par une petite cour ; il avait établi son fruitier dans une pièce sur laquelle plongeaient les regards partant de la chambre où Gay-Lussac étudiait avec son frère, moins âgé d’un an. Le désir de goûter au fruit défendu s’empare de Gay-Lussac. Il pose momentanément, avec toutes les difficultés que chacun concevra, une perche entre la fenêtre de sa chambre et celle du bon curé, et armé d’un bâton, à l’extrémité duquel était fortement attachée une lame de couteau, il se place à califourchon sur le pont fragile ; parvenu au terme de son excursion aérienne, il brise un carreau, pique avec son arme les plus beaux fruits, rentre triomphant et sain et sauf dans son appartement. Cette manœuvre, qui pouvait lui coûter la vie, fut répétée plusieurs fois à de courts intervalles ; enfin, les parents de Gay-Lussac soupçonnèrent la vérité, et les deux frères furent conduits chez l’ecclésiastique pour lui faire des excuses.

La première idée de l’enfant fut de nier, mais la démonstration de sa culpabilité devint évidente ; Gay-Lussac éprouva une telle humiliation d’être surpris en flagrant délit de mensonge, qu’il résolut de ne plus jamais trahir la vérité, engagement qu’il a religieusement rempli pendant le reste de sa vie. Les personnes qui aiment à saisir dans la première enfance des hommes supérieurs des indices du caractère qu’ils montreront plus tard, me pardonneront si j’interromps un moment l’ordre des dates pour raconter une anecdote que notre confrère se rappelait avec une satisfaction bien naturelle ; il y sera aussi question de pommes.

Gay-Lussac étant venu à Paris, le directeur de la pension dans laquelle il fut placé s’aperçut un jour qu’on avait entièrement dépouillé plusieurs pommiers de son jardin. Le méfait ne pouvant, croyait-il, être attribué aux élèves, puisque pour aller de la cour au jardin il fallait franchir deux murs élevés, il résolut d’expulser les domestiques. Gay-Lussac l’apprend, sollicite une audience, l’obtient, et là il s’écrie : « les domestiques sont innocents ; ce sont les élèves qui ont pris vos fruits ; je ne vous dirai pas qui faisait partie de l’expédition, mais je suis sûr du fait, car j’en étais ! » Ajoutons que la franchise exceptionnelle du jeune Gay-Lussac n’eut pour lui en cette circonstance, aucune conséquence fâcheuse. Elle lui valut, au contraire, l’affection toute particulière du directeur de la pension et de sa femme, qui, à partir de cette époque, lui prodiguèrent des soins vraiment paternels.

Gay-Lussac commença à s’occuper de la langue latine sous la direction d’un ecclésiastique qui résidait à Saint-Léonard, et pour lequel il a toujours montré le plus sincère attachement. Afin de concilier son goût pour les plaisirs bruyants de la jeunesse avec le désir qu’il avait d’accomplir ses devoirs, après avoir joué toute la journée avec ses camarades, il consacrait à l’étude une partie de ses nuits.

La Révolution de 89, si légitime dans son but, et qui commença avec tant de grandeur et de majesté, avait fini par se jeter dans de déplorables écarts. La loi des suspects atteignit le père de Gay-Lussac ; la translation de cet excellent homme à Paris eût peut-être causé sa mort.

Notre ami, fort inquiet, se rendait assidûment au club qui se réunissait dans sa ville natale, pour y saisir les moindres indices qui pouvaient menacer son père adoré.

La vue d’un jeune homme fort et vigoureux inspira aux meneurs de l’époque le projet de l’enrôler dans l’armée qui alors combattait les Vendéens ; Gay-Lussac eût volontiers pris la capote militaire et le fusil, mais sa tendresse filiale l’emporta ; il prouva qu’aux termes de la loi (il n’avait encore que quinze ans), il était dispensé d’aller rejoindre les défenseurs de la République, et on le laissa en repos.

Après le 9 thermidor, le père de Gay-Lussac, qui était heureusement resté dans les prisons de Saint-Léonard, recouvra la liberté. Le premier usage qu’il en fit fut de s’occuper de l’avenir du fils si bien doué qui lui avait donné pendant sa captivité les plus intelligentes preuves d’amour. Il l’envoya à Paris dans la pension de M. Savouret[1]. On était alors en 95 ; la disette, l’impossibilité de nourrir ses élèves, amenèrent M. Savouret à fermer son établissement. Gay-Lussac fut reçu bientôt après dans la pension de M. Sensier, laquelle, placée pendant quelque temps à Nanterre et ensuite à Passy, hors des murs d’enceinte de Paris, jouissait de quelques avantages dont les pensions de la capitale étaient alors privées.

J’ai rencontré récemment dans nos assemblées de vieux camarades de collége de Gay-Lussac, et tous en ont conservé les meilleurs souvenirs. L’un d’entre eux, M. Dorblay, représentant du peuple, me disait avec effusion : « Il était le modèle de ses condisciples ; jamais nous ne le vîmes, malgré sa vigueur exceptionnelle, se livrer contre aucun d’eux à un mouvement de vivacité ou d’impatience ; quant à son travail, il était incessant. » L’élève que ses parents avaient conduit au spectacle, et à qui on demandait à quelle heure il était rentré, répondait ordinairement : « Je l’ignore, mais il devait être très-tard, puisqu’il n’y avait plus de lumière dans la chambre de Gay-Lussac. »

Bientôt les difficultés sous lesquelles M. Savouret avait succombé, atteignirent M. Sensier lui-même. De tous ses élèves, il ne conserva que Gay-Lussac, dont les parents lui adressaient furtivement quelque peu de farine. Réduite à la plus cruelle extrémité, madame Sensier transportait toutes les nuits à Paris, pour le mettre en vente, le lait de deux vaches qu’elle nourrissait dans son jardin ; mais les routes étant peu sûres, Gay-Lussac sollicita et obtint la faveur d’escorter quotidiennement sa bienfaitrice, armé d’un grand sabre pendant à un ceinturon. C’est durant le retour, qui se faisait de jour, que notre ami, couché sur la paille de la charrette que montait la laitière improvisée, étudiait la géométrie et l’algèbre, et se préparait ainsi aux examens de l’École polytechnique, qu’il devait bientôt subir.

Le 6 nivôse an vi, après des épreuves brillantes, Gay-Lussac reçut le titre si envié d’élève de l’École polytechnique. Nous le voyons, dans cet établissement, toujours au courant des travaux exigés, et donnant, dans les heures de récréation, des leçons particulières à des jeunes gens qui se destinaient aux services publics. C’est ainsi qu’il ajoutait de petites sommes aux trente francs que chaque élève de la première École polytechnique recevait pour ses appointements mensuels ; c’est ainsi qu’il parvint à se maintenir à Paris sans imposer de nouveaux sacrifices à sa famille.

Gay-Lussac a été un des élèves les plus distingués de l’École polytechnique, comme il en fut plus tard un des professeurs les plus illustres et les plus goûtés.



  1. On voit que je regarde comme un devoir de conserver dans cette Biographie les noms de toutes les personnes qui ont eu des rapports avec notre ami pendant sa jeunesse.