Traduction par Victor Llona.
Éditions du Sagittaire (p. 43-63).

II

À mi-chemin de West-Egg et de New-York, la route se rapproche soudain du chemin de fer qu’elle suit pendant un quart de mille, comme pour s’écarter d’un certain site plein de désolation. Il s’agit d’une vallée de cendres — fantastiques cultures où, comme le blé, les cendres poussent en ondulations, collines et grotesques jardins ; où les cendres assument la forme de maisons, de cheminées, d’ascendantes fumées et, en fin de compte, à la suite d’un effort transcendant, celles d’hommes gris-de-cendre, qui, à peine entrevus et tombant déjà en poussière, se meuvent dans l’air poudreux. De temps à autre, une file de wagonnets gris rampe sur d’invisibles rails, pousse un grincement spectral et s’arrête. Immédiatement, des hommes grisâtres, armés de pelles de plomb, s’affairent comme des fourmis, et soulèvent un nuage impénétrable qui dérobe à la vue la suite de leurs opérations.

Mais au fond de ce pays de grisaille, par delà les tourbillons de poudre grise qui ne cessent d’errer sur sa surface, vous apercevez, après un moment, les yeux du docteur T. J. Eckleburg. Les yeux du docteur T. J. Eckleburg sont bleus et gigantesques, leurs rétines ont un mètre de haut. Ils regardent dans un visage inexistant, derrière une paire d’énormes lunettes jaunes qui chevauchent un nez absent. De toute évidence, un oculiste de New-York, ami de la plaisanterie, les a dressés sur ce paysage dans l’espoir d’y recruter des clients, puis s’est abîmé lui-même dans la cécité éternelle, à moins qu’il n’ait déménagé vers d’autres lieux, les oubliant là. Mais ses yeux, assez effacés par le temps et le manque de peinture, s’attristent encore sur le solennel terrain cinéraire.

La vallée de cendres est bornée d’un côté par une petite rivière malpropre et, quand le pont-levis est dressé, dans les trains qui attendent qu’il s’abaisse, les voyageurs doivent contempler un paysage sinistre, parfois pendant une demi-heure. Toujours il se produit en cet endroit une halte d’au moins une minute et c’est à cause de cela que je rencontrai pour la première fois la maîtresse de Tom Buchanan. Partout où il était connu, on insistait sur le fait qu’il en avait une. Ses amis s’indignaient de ce qu’il l’accompagnât dans les restaurants les plus fréquentés où, la quittant après l’avoir installée à une table, il circulait avec désinvolture pour bavarder un instant avec toutes les personnes de connaissance. Pour curieux que je fusse de la voir, je n’avais pas le moindre désir de lui être présenté. Cela ne se produisit pas moins. Un après-midi, je pris avec Tom le train pour New-York. Quand on s’arrêta auprès des monticules de cendres, il sauta sur ses pieds et, saisissant mon coude, il me força littéralement à quitter le wagon. « Nous descendons, insista-t-il, je veux que tu connaisses ma petite amie. » Je crois qu’il avait entonné pas mal d’alcool pendant le déjeuner et sa détermination que je l’accompagnasse frisait la violence. Apparemment, comme c’était dimanche, il pensait que je n’avais rien de mieux à faire.

Je franchis derrière lui une petite palissade blanchie à la chaux et nous cheminâmes une centaine de mètres dans la direction d’où nous étions venus, sous le fixe regard du docteur Eckleburg. Les seuls bâtiments que nous eussions en vue formaient un petit pâté de briques jaunes posé sur la lisière de l’enclos à poussier ; amorce de Grand’Rue destinée à le desservir et n’avoisinant que le vide. Des trois boutiques qui le composaient, une était à louer ; la deuxième était une gargote ouverte toute la nuit ; une piste cendreuse y accédait ; la troisième, un garage — Réparations, George B. Wilson. Achat et vente d’autos — où j’entrai avec Tom.

L’intérieur était nu et dénué de prospérité ; la seule voiture qu’on y voyait était une Ford en ruine, accroupie dans un recoin obscur. Je me disais que cette ombre de garage n’était qu’un paravent, que des appartements aussi somptueux que romanesques se dissimulaient au premier, quand le propriétaire se montra sur le seuil d’un bureau, en s’essuyant les mains sur une boule de chiffons. C’était un blond sans énergie, anémique et vaguement joli garçon. En nous voyant, une humide lueur d’espoir brilla dans son œil bleu.

— Hello, mon vieux Wilson, fit Tom en lui assénant des claques joviales sur l’épaule. Ça va, le business ?

— J’ai pas à me plaindre, répondit Wilson d’un ton qui manquait de conviction. Quand est-ce que vous allez me vendre cette voiture ?

— La semaine prochaine ; mon chauffeur travaille après en ce moment.

— Il travaille bien lentement, pas vrai ?

— Pas du tout, fit Tom avec froideur. Puisque c’est comme ça, je ferai peut-être bien après tout de la vendre à un autre.

— Ce n’est pas ça que je voulais dire, expliqua rapidement Wilson. Je disais simplement… sa voix s’effaça. Tom jeta dans le garage des regards impatients. Puis j’entendis un pas dans l’escalier et la silhouette d’une femme assez trapue intercepta la lumière qu’encadrait la porte du bureau. C’était une femme d’environ trente-cinq ans, plutôt forte, mais qui portait sa chair sensuellement, comme certaines femmes. Elle était vêtue d’une robe en crêpe-de-chine bleu-foncé, toute parsemée de taches. Son visage ne présentait pas la moindre facette, pas la moindre étincelle de beauté, mais il y avait en elle une vitalité que l’on percevait immédiatement comme si, couvant sous la cendre, ses nerfs étaient toujours prêts à s’enflammer. Elle sourit posément et, passant à travers son mari comme s’il avait été une ombre, elle serra la main de Tom en le regardant dans les yeux. Puis elle se mouilla les lèvres avec sa langue et, sans se retourner, parla à son mari d’une voix molle et vulgaire :

— Amène donc des chaises, que les gens puissent s’asseoir.

— Bon, bon, acquiesça Wilson avec empressement et il se dirigea vers le petit bureau où il se confondit tout de suite avec la couleur des murs en ciment. Une poussière de cendres blanches voilait ses vêtements sombres et ses cheveux pâles, comme elle voilait tout aux environs, sauf sa femme, qui se rapprocha de Tom.

— Je veux te voir, fit Tom avec fermeté. Prends le prochain train.

— Bien.

— Je t’attendrai près du kiosque à journaux, au rez-de-chaussée de la gare.

Elle hocha la tête et s’écarta au moment même où George Wilson, chargé de deux chaises, sortait du bureau. Nous attendîmes la femme sur la route, hors de vue. Dans quelques jours, c’était la Fête Nationale, et un petit Italien gris et malingre alignait des pétards le long de la voie du chemin de fer.

— Un sale patelin, pas vrai ? fit Tom en échangeant un regard courroucé avec le docteur Eckleburg.

— Un patelin épouvantable.

— Ça lui fait du bien d’en sortir de temps à autre.

— Et son mari, il ne dit rien ?

— Wilson ? Il croit qu’elle va voir sa sœur à New-York. Il est si bête, qu’il ne s’aperçoit même pas qu’il existe.

C’est ainsi que Tom Buchanan, son amie et moi-même allâmes ensemble à New-York — à mieux dire, pas tout à fait ensemble, car Mrs Wilson, par discrétion, prit place dans un autre compartiment. Tom consentit à accorder cette marque de déférence aux susceptibilités des habitants d’East-Egg qui pouvaient se trouver dans le train.

Mrs Wilson avait changé de robe. Elle portait maintenant une mousseline beige à ramages qui se tendit sur son large derrière quand, arrivés à New-York, Tom l’aida à descendre sur le quai. Au kiosque à journaux, elle acheta Les potins de New-York et une revue de cinéma et, à la pharmacie de la gare, un pot de cold-cream et un flacon de parfum. En haut, sur la rampe solennelle et résonnante d’échos, elle dédaigna quatre taxis avant d’en choisir un, lavande à coussins gris, dans lequel nous nous glissâmes hors de l’embouteillage de la gare, vers le brillant soleil. Tout de suite, elle s’écarta vivement de la portière et, se penchant en avant, tapa sur le carreau.

— Je veux un de ces petits chiens, fit-elle d’une voix ardente, j’en veux un pour l’appartement. C’est si gentil, un chien.

La voiture fit marche arrière et s’arrêta devant un vieillard tout blanc qui ressemblait absurdement à John D. Rockefeller. Dans un panier suspendu à son cou s’entassaient une douzaine de tout jeunes chiens, d’une race imprécise.

— De quelle espèce ils sont ? demanda Mrs. Wilson avec empressement au vieillard qui s’approchait de la portière.

— De toutes les espèces. Laquelle préférez-vous, Madame ?

— Je voudrais un chow. Je suppose pas que vous en ayez, de ceux-là.

L’homme scruta le contenu de son panier d’un œil sceptique, y plongea la main et en tira un chiot, tout frétillant, par la peau du cou.

— C’est pas un chow, ça, fit Tom.

— Non, c’est pas précisément un chow, dit l’homme d’une voix lourde de désappointement. Il a davantage de l’airedale.

Il passa la main sur le dos de la bête, qui ressemblait à un torchon brun.

— Regardez-moi cette fourrure. Pour une fourrure, c’est une fourrure. V’la un chien qui vous causera jamais d’embêtements en prenant froid.

— Il est mignon comme tout, fit Mrs. Wilson, enthousiasmée. Combien en voulez-vous ?

— De ce chien-là ? Il le contempla avec admiration. Ce chien-là vous coûtera dix dollars.

La bête — elle comptait à coup sûr un airedale parmi ses ancêtres, bien que ses pattes fussent blanches, ce qui n’était pas sans détonner — la bête changea de maître et se pelotonna dans le giron de Mrs Wilson. Celle-ci se mit à caresser son poil, imperméable jaune, en s’extasiant.

— C’est un petit garçon ou une petite fille ? demanda-t-elle délicatement.

— C’chien-là ? C’chien-là est un petit garçon.

— C’est une femelle, fit Tom avec décision. Voici l’argent. Allez acheter dix autres chiens avec.

Nous filâmes vers la Cinquième Avenue, si chaude et si amollie, et quasi pastorale en cet après-midi d’été, que je n’aurais pas été autrement surpris d’y voir déboucher un troupeau de blancs moutons.

— Arrêtez un instant, fis-je, il faut que je vous quitte ici.

— Pas du tout, s’interposa Tom avec vivacité. Myrtle sera vexée si tu ne montes pas dans l’appartement. Pas vrai, Myrtle ?

— Venez donc, supplia-t-elle. Je téléphonerai à ma sœur Catherine. Des gens qui doivent savoir de quoi ils causent disent qu’elle est très belle.

— Ce serait avec plaisir, mais…

On continua de rouler, traversant le Parc vers l’Ouest. Parvenus à la 158e rue, le taxi s’arrêta devant un immeuble de rapport qui, encadré d’autres immeubles identiques, avait l’air d’une tranche découpée dans un long gâteau blanc. Jetant autour d’elle le regard d’une souveraine qui réintègre son royaume, Mrs. Wilson rassembla son chien et ses autres emplettes et effectua son entrée avec hauteur.

— Je vais faire monter les McKee, annonça-t-elle dans l’ascenseur. Et puis faut pas que j’oublie de téléphoner à ma sœur.

L’appartement était au dernier étage — un petit salon, une petite salle à manger, une petite chambre à coucher et une salle de bains. Le salon s’encombrait jusqu’aux portes d’une collection de sièges en tapisserie d’un format disproportionné, si bien qu’on y trébuchait à chaque pas sur de belles dames se trémoussant dans des escarpolettes aux jardins de Versailles. Une seule image au mur : une photo exagérément agrandie représentant, à première vue, une poule perchée sur un rocher estompé de brouillard. Avec un peu de recul, la poule se transformait en un bonnet et le rocher en un visage de vieille femme corpulente qui laissait tomber un sourire dans la pièce. Plusieurs numéros des Potins de New-York jonchaient la table, pêle-mêle avec un exemplaire d’un roman douceâtre et tout un assortiment de revues à scandale. Mrs. Wilson s’occupa en premier lieu de son chien. Non sans maugréer, le groom de l’ascenseur alla chercher un peu de paille et du lait, à quoi, de sa propre initiative, il ajouta une boîte de biscuits de chien — énormes et fort durs. L’un d’eux se décomposa apathiquement tout l’après-midi dans la soucoupe de lait, Entre temps, Tom avait sorti une bouteille de whisky d’un secrétaire fermé à clef. Je n’ai été ivre que deux fois dans ma vie. La seconde, ce fut cet après-midi-là. C’est pourquoi tout ce qui arriva me paraît recouvert de brume, bien que l’appartement fût inondé de soleil jusqu’à huit heures passées. Assise sur les genoux de Tom, Mrs Wilson téléphona à plusieurs personnes ; puis, il n’y eut plus de cigarettes et je sortis en acheter à la pharmacie du coin. Quand je revins, le couple s’était éclipsé. Je m’assis discrètement dans le salon et lus un chapitre du roman que je pris sur la table. Je ne sais si c’est parce que cette prose était du pur charabia ou parce que le whisky déformait tout dans ma cervelle, mais cela me fit l’effet de n’avoir ni queue ni tête.

À l’instant même où Tom et Myrtle effectuaient leur rentrée (à partir du premier verre, Mrs. Wilson et moi nous nous interpellions par nos petits noms) les invités commencèrent à arriver.

Catherine, la sœur de Mrs Wilson, était une fille élancée, l’air averti, d’une trentaine d’années, aux cheveux rouges coupés courts de façon à former une masse solide et lisse et que la poudre dotait d’un teint d’une blancheur laiteuse. Ses sourcils épilés étaient peints selon une courbe qu’elle voulait plus affriolante, mais les efforts de la nature pour reconstituer le tracé primitif donnaient à son visage l’air d’avoir été estompé. Sa marche s’accompagnait du cliquetis d’innombrables bracelets en terre cuite qui glissaient sans cesse le long de ses bras. Elle entra avec la hâte d’une maîtresse de maison en jetant sur les meubles un regard de propriétaire, si bien que je me demandai si elle vivait dans l’appartement. Mais quand je lui posai la question, elle rit sans mesure, répéta ma phrase à voix haute et me dit qu’elle vivait à l’hôtel avec une amie.

M. McKee était un être pâlot et efféminé qui occupait l’appartement au-dessous. On voyait qu’il venait de se raser, car une tache de savon était restée sur sa pommette. Il s’appliqua à saluer avec respect chacun des membres de la société. Il m’informa qu’il « s’occupait d’art » ; par la suite je compris qu’il était photographe et l’auteur du trouble agrandissement de la mère de Mrs. Wilson qui flottait sur le mur comme un ectoplasme. Sa femme était criarde, languide, belle et répugnante. Elle m’informa avec orgueil que son mari l’avait photographiée cent vingt-sept fois depuis leur mariage.

Mrs. Wilson avait encore changé de vêtements. Elle portait maintenant une robe d’après-midi très ornée, en chiffon crème, qui froufroutait quand elle circulait dans la pièce de son allure décidée. Sous l’influence du costume, sa personnalité s’était modifiée. L’intense vitalité que j’avais remarquée dans le garage avait cédé le pas à une hauteur impressionnante. L’affectation brutale de son rire, de ses gestes, de ses affirmations alla croissant de minute en minute ; à mesure qu’elle s’épanchait, le salon se rétrécissait autour d’elle, si bien qu’elle finit par donner l’impression de tourner sur un pivot grinçant dans l’air fumeux.

— Ma chère, disait-elle à sa sœur d’une voix de tête aiguë et maniérée, la plupart des gens ne pensent qu’à vous rouler. Ils ne songent qu’à l’argent. La semaine dernière j’ai fait venir une femme pour m’examiner les pieds et quand elle m’a remis sa note, t’aurais cru qu’elle m’avait ôté l’appendicite.

— Quel était le nom de cette femme ? demanda Mrs. McKee.

— Mrs. Eberhardt. Elle examine les pieds des gens à domicile.

— J’adore votre robe, fit Mrs. McKee. Elle est ravissante.

Mrs. Wilson repoussa cet éloge d’un haussement dédaigneux de ses sourcils.

— C’est une vieillerie, fit-elle. Je ne la mets que quand ça m’est égal quelle tournure que j’ai.

— Mais elle fait un effet merveilleux sur vous, si vous comprenez ce que je veux dire, reprit Mrs. McKee. Si Chester pouvait seulement vous prendre dans cette pose, je crois qu’il ferait quelque chose d’épatant.

Tout le monde regarda Mrs. Wilson en silence. Elle écarta une mèche de ses yeux et nous rendit notre regard avec un sourire éblouissant. M. McKee la contempla fixement, la tête penchée, en passant la main à plusieurs reprises avec lenteur devant sa figure.

— Moi, je changerais la lumière, fit-il au bout d’un moment. Je ferais ressortir le modelé des traits. Puis j’essaierais de prendre tous les cheveux de derrière.

— Moi, je ne toucherais pas à la lumière, cria Mrs. McKee, je trouve qu’elle…

Son mari fit « chut ! » et tous nous regardâmes de nouveau le sujet. Là-dessus, Tom Buchanan bâilla de manière à être entendu et se leva.

— Vous, les McKee, vous allez boire un coup, dit-il. Myrtle, redonne de la glace et de l’eau minérale avant que tout le monde s’endorme.

— J’ai dit au groom pour la glace.

Myrtle leva les sourcils, désespérée du peu de fonds que l’on peut faire sur les sous-ordres : « Ces gens-là ! Il faut être tout le temps sur leur dos ! » Elle me regarda et rit sans motif. Puis elle se jeta sur le chien, l’embrassa avec extase et pénétra dans la cuisine, comme si une douzaine de maîtres-queux l’y attendaient.

— J’ai fait plusieurs choses pas mal du tout à Long-Island, affirma M. McKee.

Tom le regarda, ahuri,

— J’en ai encadré deux qui sont en bas.

— Deux quoi ? demanda Tom.

— Deux études. L’une je l’appelle « Montauk Point — Les Mouettes », et l’autre je l’appelle « Montauk Point — La Mer ».

Sœur Catherine s’assit près de moi sur le divan.

— Vous habitez à Long-Island, vous aussi ? me demanda-t-elle.

— J’habite West-Egg.

— Ah ! Vraiment ? J’y ai assisté à une fête il y a environ un mois. Chez un monsieur qui s’appelle Gatsby. Vous connaissez ?

— C’est mon voisin.

— Eh bien, on dit qu’il est le neveu ou le cousin du Kaiser. C’est de là que vient toute sa galette.

— Pas possible ?

Elle hocha la tête.

— Il me fait peur. Pour rien au monde j’voudrais qu’il puisse mettre son nez dans mes affaires.

L’énoncé de ces passionnants renseignements sur mon voisin fut interrompu par Mrs. McKee qui, montrant Catherine du doigt, s’écria tout à coup :

— Chester, je crois que tu ferais quelque chose de bien d’après elle.

Mais M. McKee se contenta de hocher la tête d’un air ennuyé et concentra toute son attention sur Tom.

— J’aimerais travailler encore à Long-Island, s’il m’était possible de me faire présenter. Tout ce que je demande, c’est qu’on me mette le pied dans l’étrier.

— Demandez ça à Myrtle, fit Tom avec un court et bruyant éclat de rire comme Mrs. Wilson rentrait, chargée d’un plateau. Elle vous donnera une lettre d’introduction, pas vrai, Myrtle ?

— Je lui donnerai quoi ? demanda-t-elle, interloquée.

— Tu donneras à McKee une lettre d’introduction pour ton mari, pour qu’il puisse faire quelques études d’après lui.

Ses lèvres remuèrent sans bruit un instant tandis qu’il improvisait : « George B. Wilson à la Pompe à essence », ou quelque chose de ce genre

Catherine se pencha à me toucher et murmura dans mon oreille :

— Ni l’un ni l’autre ne peuvent souffrir la personne avec laquelle ils sont mariés.

— Ah ! Oui ?

— C’est comme je vous le dis.

Elle regarda Myrtle, puis Tom, et reprit :

— Moi je dis une chose : pourquoi continuer à vivre ensemble quand on ne peut pas se souffrir ? Si j’étais eux, je divorcerais et me marierais ensemble tout de suite.

— Alors, elle n’aime pas Wilson ?

La réponse me fit sursauter. Elle vint énoncée par Myrtle, qui m’avait entendu, en termes aussi violents qu’obscènes.

— Vous voyez ! s’écria Catherine, triomphante. Puis elle baissa de nouveau la voix : « En réalité, c’est sa femme à lui qui les sépare. Elle est catholique et les catholiques n’admettent pas le divorce. »

Daisy n’était pas catholique. Le « fini » du mensonge me choqua.

— Quand ils se marieront, continua Catherine, ils iront vivre dans l’Ouest jusqu’à ce que l’affaire soit oubliée.

— Il serait plus discret d’aller en Europe.

— Oh ! ça vous plaît, l’Europe ? s’exclama-t-elle inopinément. Moi j’arrive de Monte-Carlo.

— Vraiment ?

— Pas plus tard que l’année dernière. J’y étais allée avec une amie.

— Vous y êtes restées longtemps ?

— Non, Monte-Carlo et retour, c’est tout. Nous y sommes allées par Marseille. On avait plus de douze cents dollars en partant, mais on nous les a filoutés en deux jours dans les salons particuliers. On a eu un mal de chien pour rentrer, ça je peux le dire. Bon Dieu ce que j’ai pu la détester, cette ville !

Le ciel de cette fin d’après-midi s’épanouit un instant à la fenêtre comme le miel azuré de la Méditerranée — puis la voix perçante de Mrs. McKee me rappela dans la pièce.

— Moi aussi j’ai failli faire une gaffe, déclara-t-elle vigoureusement. J’ai failli épouser un petit youpin qui était après moi depuis des années. Moi je savais qu’il était mon inférieur. Tout le monde me répétait : Lucile, cet homme est de beaucoup ton inférieur ! Mais si je n’avais pas rencontré Chester, il m’aurait eue, c’est certain.

— Oui, mais écoutez, fit Myrtle Wilson en hochant la tête de bas en haut, vous, au moins, vous ne l’avez pas épousé.

— Je le sais bien.

— Tandis que moi, je l’ai épousé, continua Myrtle avec ambiguïté. Voilà toute la différence qu’il y a entre votre cas et le mien, ma chère.

— Pourquoi que tu as fait ça, Myrtle ? demanda Catherine. Personne ne te forçait.

Myrtle réfléchit un moment.

— Je l’ai épousé parce que je croyais que c’était un gentleman, dit-elle enfin. Je croyais que c’était quelqu’un de distingué, mais il n’était pas digne de lécher mes souliers.

— Tu as été folle de lui un certain temps, dit Catherine.

— Moi, folle de lui ? cria Myrtle avec incrédulité, Qui c’est qui dit que j’étais folle de lui ? J’ai pas plus été folle de lui que de cet homme-là.

Elle me montra soudain du doigt et tout le monde me regarda d’un air accusateur. Je m’efforçai de montrer par l’expression de mon visage que je n’avais joué aucun rôle dans son passé.

— Je n’ai été folle que le jour où je l’ai épousé. J’ai vu de suite que j’avais fait une gaffe. Il avait emprunté à quelqu’un son meilleur complet pour le mariage, sans même m’en souffler mot, et puis l’homme est venu le chercher un jour qu’il était sorti. « Oh ! c’est à vous le complet ? » que je lui fais. « Première nouvelle ! » Mais je le lui ai rendu. Après, je me suis jetée sur mon lit et j’ai pleuré tout l’après-midi comme une Madeleine.

— Elle devrait vraiment le quitter, résuma Catherine à mon intention. Voilà onze ans qu’ils vivent au-dessus de ce garage. Et Tom est le premier petit ami qu’elle a jamais eu.

La bouteille de whisky — c’était la deuxième — passait de main en main. Seule s’abstenait Catherine qui, disait-elle, n’avait pas besoin de ça pour être gaie. Tom sonna le concierge et l’envoya chercher je ne sais quels sandwiches renommés, qui à eux seuls composaient un repas complet. Je voulais m’en aller, pour marcher vers le parc dans la mollesse du crépuscule, mais chaque fois que j’essayais de partir, je m’empêtrais dans quelque discussion ardente et échevelée qui me rasseyait de force, comme avec des cordes, dans mon fauteuil. Et pourtant, très haut au-dessus de la ville, notre rangée de fenêtres dorées contenait sans doute une part de l’humain mystère aux yeux du passant distrait qui peut-être la regardait au même moment de la rue où l’ombre s’entassait. Et moi j’étais aussi ce passant, le front levé, interrogateur. J’étais à la fois dedans et dehors, enchanté et repoussé par l’inépuisable diversité de la vie.

Myrtle tira sa chaise contre la mienne et soudain son haleine chaude me souffla le récit de sa première rencontre avec Tom.

— C’était sur les deux places en face l’une de l’autre qui sont toujours les dernières qui restent libres dans le train. J’allais à New-York voir ma sœur et passer la nuit avec elle. Lui était en habit et souliers vernis et je ne pouvais ôter les yeux de dessus lui, mais chaque fois qu’il me regardait, il fallait que je fasse semblant de contempler la réclame qu’il avait au-dessus de sa tête. En sortant de la gare, il était à côté de moi, son plastron blanc pressé contre mon bras et je lui dis que j’allais faire venir un agent mais il savait que je bluffais. J’étais si troublée, qu’en montant en taxi avec lui je ne me rendais pas tout à fait compte que ce n’était pas dans le métro que j’entrais. Je me répétais sans cesse : On ne vit qu’une fois, on ne vit qu’une fois.

Elle se tourna vers Mrs. McKee et emplit la pièce de son rire artificiel.

— Ma chère, je vous ferai cadeau de cette robe dès que je n’en aurai plus besoin. Je dois m’en acheter une autre demain. Je fais faire une liste de tout ce qu’il me faut. Un massage, une ondulation, un collier pour le chien, un de ces ravissants petits cendriers avec un ressort qu’on touche et une couronne avec un ruban noir pour la tombe de maman qui durera tout l’été. Faut que j’en fasse une liste pour que je n’oublie rien de ce que j’ai à faire.

Il était neuf heures — presque tout de suite après je consultai ma montre et constatai qu’il était dix heures. M. McKee dormait sur sa chaise, les poings serrés sur les cuisses comme un homme d’action devant l’objectif. Tirant mon mouchoir, j’essuyai sur sa joue la tache de savon qui m’avait agacé tout l’après-midi.

Assis sur la table, le petit chien regardait la fumée avec des yeux aveugles, poussant de temps à autre un léger gémissement. Des gens disparaissaient, réapparaissaient, faisaient des projets pour aller quelque part, puis égaraient leurs interlocuteurs, se cherchaient pour se retrouver quelques pas plus loin. Un peu avant minuit, Tom Buchanan et Mrs. Wilson se dressèrent, face à face, discutant d’une voix passionnée, sur le point de savoir si Mrs. Wilson avait le droit de prononcer le nom de Daisy.

— Daisy ! Daisy ! Daisy ! hurlait Mrs. Wilson. Je le dirai toutes les fois que ça me chantera ! Daisy ! Dai…

D’un geste court et bien calculé, Tom Buchanan lui cassa le nez avec le revers de la main.

Puis il y eut des serviettes sanglantes sur le carrelage de la salle de bains, des voix de femmes, grondeuses, et, planant sur le tumulte, un long cri de douleur entrecoupé. M. McKee s’étant réveillé, se mit en marche, tout ahuri, vers la porte. À mi-chemin il se retourna pour contempler la scène — sa femme et Catherine grondaient et consolaient à la fois, des objets divers dans les mains, en trébuchant ici et là sur les meubles entassés, et, sur le divan, le corps en proie au désespoir, saignant abondamment, et qui cherchait à étaler un numéro des Potins de New-York sur les tapisseries de Versailles. Puis M. McKee fit volte-face et se remit en route. Cueillant mon chapeau sur le lustre, je lui emboîtai le pas.

— Venez déjeuner un de ces jours, fit-il comme nous descendions, tout gémissants, dans l’ascenseur.

— Où ça ?

— N’importe où.

— Ôtez vos mains de dessus le levier, fit le groom d’un ton sec.

— Je vous demande pardon, fit M. McKee avec dignité. Je ne m’étais pas aperçu que je le touchais.

— Entendu, dis-je, avec plaisir.

… Je fus debout contre son lit, lui assis entre les draps, vêtu de son gilet et de son caleçon, un vaste portefeuille entre les mains.

— La Belle et la Bête… Solitude… Vieux cheval de labour… Pont de Brook’n.

Puis je fus étendu, à moitié endormi, au premier étage — il faisait froid — de la gare de Pennsylvanie, les yeux collés sur la Tribune du matin, attendant le train de quatre heures.