Calmann Lévy, éditeur (p. 296-309).


vi


Avec le mois de juin, le petit pavillon de Saint-Cloud avait repris son encorbeillement de verdures nuancées, la tapisserie grimpante de ses rosiers Pink, et sa vaste nappe de gazon frais, où flambait l’épanouissement des roses.

La vie semblait revenue avec l’été au nid si longtemps muet et endormi. Les enfants roulaient dans les allées leurs jeux bruyants. Jacques plantait, semait, arrosait sur toute l’étendue de son domaine, surveillé du haut de la cuisine par Matta, qui chantait, en tournoyant dans ses doigts le disque éclatant des porcelaines lavées.

Clotilde, en robe claire, le visage riant, allait et venait, avec aussi sa chanson aux lèvres.

Et, lorsque Fabrice rentrait du bureau, le soir, après une grande journée de travail, acharné qu’il était maintenant à faire prospérer avec Alban leur œuvre commune, il trouvait, comme autrefois, Gatienne accourue au-devant de ses baisers.

Elle était bien sérieuse encore, avec une grande pâleur dans toute sa chair, et d’incompréhensibles frissons alors qu’elle s’oubliait dans quelque rêverie ; cependant elle semblait se redresser de sa violente courbature morale. Le temps accomplissait son œuvre d’effacement.

L’amour de Fabrice l’avait ressaisie, l’avait disputée au remords. Maintenant elle s’approuvait de son courage. Elle en recueillait le fruit : une quiétude que rien ne troublait plus. Elle s’affermissait chaque jour davantage dans la conviction de son innocence. Ce n’était pas elle qui avait frappé Robert, c’était lui-même. Elle s’était défendue.

L’impression nerveuse une fois vaincue, elle retrouvait, avec ses forces, la logique de son raisonnement, le sentiment parfait de ses droits.

S’il lui restait comme une marque d’inguérissable mélancolie, c’est que la sensibilité exquise de son cœur avait trop violemment souffert pour qu’elle n’en gardât pas éternellement la meurtrissure cachée.

Sa beauté languissante la parait d’un nouveau charme et donnait à la passion de Fabrice un aliment de plus.

Jamais on ne s’était mieux et davantage aimé qu’à cette heure, et la maison semblait tout embaumée du parfum de cet amour.

Une douceur contagieuse l’emplissait ; on eût dit qu’il y régnait une épidémie de tendresse. Pas un cœur n’y battait qui ne fût atteint. Enfin Jacques lui-même, attaché aux jupes de Matta, rôdait comme un amant autour d’elle, tout frissonnant d’aise quand elle le bourrait de ses poings impatients.

Le printemps avait semé par là-dessus les ardeurs troublantes de son renouveau, et l’été venait, avec ses nuits tièdes et sa floraison aux senteurs violentes, fouettant les sens, allumant l’incendie du grand soleil d’amour pour la fête éternelle de la vie.

C’était l’heure des lassitudes voluptueuses et des abandons.

Clotilde commençait à se départir de sa réserve vis-à-vis d’Alban.

La jeune fille, blessée au cœur, avait d’abord refusé de croire à la respectueuse adoration du frère de Robert.

— Comme l’autre ! disait-elle à mi-voix lorsqu’on en parlait.

Cependant une douceur lui vint de l’attachement délicat du jeune homme. Ce fut une consolation pour toutes ses amertumes ; puis cela devint un intérêt dans sa vie attristée.

Quand elle fut certaine d’être aimée, et avec la ferveur et la persévérance d’un amour vrai, elle lâcha son cœur qui l’entraînait vers Alban.

Elle retrouvait en lui le même attrait physique par lequel Robert l’avait séduite en éveillant ses instincts passionnels ; mais elle s’attendrissait surtout au charme des façons exquises d’Alban pour la consoler et l’attirer à lui.

Elle l’aima bientôt comme elle n’avait jamais aimé Robert ; mais elle ne l’avoua pas, par un sentiment de pudeur qu’Alban devinait et qui ne le rendait que plus épris.

Gatienne bénéficiait de cette conquête. Clotilde semblait avoir oublié sa haine et ne la tourmentait plus.

La jeune femme lui savait gré de s’être laissé consoler. Elle l’entourait de soins tendres et la poussait doucement aux bras d’Alban, qui l’attendait.

En peu de temps, il avait haussé la réputation de sa maison de banque au niveau de celle des premières maisons de Paris. Fabrice l’aidait, hardi maintenant, taillant de la besogne aux spéculateurs de la Bourse, affairé, remuant, pris de la soif moderne pour la fabrication à la vapeur de ces fortunes colossales, et déjà en telle réputation dans le monde financier que MM. de S… et de V… commençaient à oublier de se regarder de travers pour surveiller le nouveau venu.

Et la fortune souriait à son audace. Elle riait même à belles dents, et non la fortune seule.

Il y avait en ce moment autour de Fabrice comme une montée, un crescendo de hasards heureux, de veines inattendues, de joies intimes, de voluptés du cœur et des sens qui lui donnaient le pressentiment d’un prochain et magnifique épanouissement de toutes ces chances dans quelque coup de bonheur superbe et complet.

Il disait :

— Je tiens la série.

Cela le rajeunissait. Il oubliait les tortures de son long cauchemar dans une orgie de félicités, une griserie délicieuse.

Cette fois, l’avenir était à lui.

Il entrait de plain-pied dans la féerie de ces existences privilégiées à qui il ne manque rien, sinon l’éternité de la vie.

Les enfants poussaient à miracle ; Gatienne guérissait de cette étrange maladie qui avait failli le rendre fou, et Clotilde n’avait qu’à étendre la main pour saisir le bonheur le plus parfait de la terre, qui s’offrait à elle dans le seul amour d’Alban.

Ce jour-là, par exemple, marquerait dans leur vie à tous. On ferait peau neuve, comme il disait. On inaugurerait l’ère des prospérités nouvelles par quelque immense folie, un tapage de luxe et de fêtes dont tout Paris entendrait le bruit. Il voyait déjà tous les journaux remplis de son nom, les reporters à ses trousses. On donnait sa biographie à la première page des feuilles les mieux informées, et les journaux illustrés reproduisaient la façade du petit hôtel qu’il se faisait construire secrètement rue Saint-Georges. Du reste, il soignerait la réclame. Pendant huit jours, on ne s’occuperait que du mariage de l’adorable Mlle X…, la sœur du célèbre financier, de sa corbeille, de ses diamants, du train princier qu’allaient mener les nouveaux époux, et des fêtes prochaines, fêtes asiatiques, nuits indiennes, féeries orientales, dont le décor se préparait à l’hôtel artistique de la rue Saint-Georges. La beauté hautaine de madame Gatienne Dumont glisserait à travers toutes les chroniques mondaines son profil de camée. À son tour, elle régnerait. Et sa couronne surmonterait l’édifice de cette haute fortune.

Fabrice gravissait ce sommet vingt fois du jour par le désir et par le rêve, et, en réalité, il en tenait le chemin.

Gatienne semblait partager sa fièvre, pressée de changer de vie, aspirant à une existence plus haute et plus chargée d’activité, d’éclat et de bruit. Elle aussi se proposait de revêtir aux noces de Clotilde la livrée de la femme à la mode, d’échanger enfin cette robe noire, qu’elle n’osait pas quitter depuis la mort de Robert, et qui l’étouffait dans son deuil, contre une éblouissante parure de fête, aux blancheurs innocentes et gaies : manteau d’hermine sous lequel elle espérait ne plus retrouver les plaies honteuses du passé…

Les impatiences de Gatienne et de son mari contre les hésitations de Clotilde croissaient avec la poussée de leurs désirs intimes. Ensemble, ils guettaient le moment où elle donnerait le signal du branle-bas des fêtes.

Au commencement de juillet, Fabrice venait de payer, rubis sur l’ongle, les douze cent mille francs que lui coûtait l’aménagement luxueux de son hôtel. Le coupé de Gatienne, capitonné de satin bleu à boutons d’or, attendait sous la remise. Fabrice gardait mal le secret de la surprise qu’il lui voulait faire. C’était sur l’oreiller des « tu verras » avec de grands airs mystérieux qui mettaient maintenant des rires gais dans leurs confidences.

Une belle journée d’été, toute pleine de langueur troublante, décida enfin de la victoire définitive d’Alban.

Clotilde s’était lassée à ramasser des roses, dont la collection était admirable, pour en jeter des paquets dans tous les coins de la maison. Sur les tables, dans les encoignures, sur les cheminées, à terre dans des corbeilles, on ne voyait que des touffes nuancées, flambantes, aux tons frais, d’où montait un arôme excitant comme les parfums d’Orient. Et elle ramassait toujours des roses, nerveuse, pressée, s’étourdissant dans cette occupation de quelque désir inconscient dont l’inquiétude la pâlissait. Comme elle traversait le vaste couvert des ormes, s’attardant avec sa récolte de fleurs qui lui emplissait les bras, une rêverie la poussa vers le kiosque englouti sous les verdures grimpantes. Elle y rencontra Gatienne, énervée par la chaleur lourde et qui s’oubliait là, demi ensommeillée, la tête perdue dans le feuillage des petits liserons clos.

La jeune fille se renversa près d’elle, lâchant ses roses, prise d’un vague besoin d’abandon.

— Quel joli Greuze vous faites ! murmura Gatienne la regardant entre ses paupières lasses.

Puis elle se souleva, lui voyant un sourire tendre qui accentuait l’expression de son visage aux yeux battus.

— Voilà bien des fleurs, dit-elle. Est-ce que nous serions en fête ?

— Laquelle ? demanda Clotilde doucement.

La jeune femme se pencha vers le tas des roses éparpillées sur les genoux de Clotilde et, choisissant celles qu’on nomme « le bouquet de la mariée », se prit à les lui piquer dans ses nattes blondes.

Et elle disait :

— Vous voici parée pour le sacrifice. Encore cette touffe au corsage, celle-ci dans ce creux de la jupe. Vous savez, Alban va venir. Je lui dirai que c’est pour lui. Voulez-vous ?

— Cela ne presse pas, dit-elle languissante.

— Vous avez tort. Cela presse toujours d’être heureuse. C’est si bon, ce bonheur-là ! Dites enfin, l’aimez-vous ?

— D’amitié, balbutia Clotilde fermant les yeux pour cacher ce mensonge.

— J’entends. Une bonne amitié comme la nôtre, Fabrice et moi. C’est tout ce qu’il faut, ma chérie. Alban s’en contentera.

— Ne vous moquez pas, Gatienne.

Un besoin de pleurer la prenait. Cela devenait très grave. C’était comme une déroute. Toutes ses volontés l’abandonnaient. Il lui fallait avouer qu’elle n’en pouvait plus d’amour. Une honte secrète la rougissait. Elle pensait : « Il y a si peu de temps que Robert est mort, Alban croira-t-il que je l’aime ? » Ce refleurissement si prompt de son cœur la gênait comme un remords. Elle restait toute intimidée, devenue très délicate depuis qu’une passion vraie l’élevait.

On entendit le grincement de la grille d’entrée.

— Les voici, dit Gatienne en se dressant. Chut ! ne bougez pas !

Elle courut au-devant de son mari et d’Alban.

— Clotilde est là-bas, dit-elle au jeune homme, lui désignant les ormes.

Et, comme il se hâtait avec un pressentiment joyeux, ayant vu sourire Gatienne, celle-ci se jeta sur Fabrice et lui dit, le serrant contre elle :

— C’est fini. Clotilde est vaincue.

Ce soir-là, le prélude du dîner fut particulièrement bruyant. Un grand remue-ménage avait lieu autour de la table rallongée et décorée comme pour un festin. Les flambeaux des grands jours s’allumaient aux deux bouts. Au milieu, les roses de Clotilde s’épanouissaient dans des surtouts en argent. Fabrice choisissait les vins ; Gatienne dressait des pyramides de gâteaux et de fruits ; les enfants, subitement revêtus de leurs plus beaux habits, battaient des mains, criaient et dansaient de joie autour de cette fête improvisée. Matta, comme un oiseau qu’on réveille, chantait éperdument au fond de sa cuisine où tout flambait.

Tandis que les amoureux s’accordaient, cachés là-bas sous les arbres, on apprêtait au logis la cérémonie attendrissante de leurs fiançailles.

— Il faut leur faire une entrée, disait Fabrice emporté par une frénésie de gaieté gamine.

Il se pendit à la cloche pour sonner le dîner.

Et ce fut un carillon fou qui s’envola, saccadé comme un rire grotesque et fêlé, une cascade étourdissante de sons aigus qui grelottaient dans l’air comme si l’on eût secoué la marotte de quelque gigantesque folie.

Accrochés à ses chausses, les enfants hurlaient de plaisir. Gatienne, étourdie, se sauva au-devant des fiancés.

Ils venaient lentement par l’allée, Clotilde au bras d’Alban. Elle se trouvait toute parée pour la fête, échevelée par Alban qui adorait cette toison fauve, couronnée du bouquet blanc des petites roses de la mariée.

Gatienne ne les voyait pas, longeant extérieurement la même allée pour venir les prendre au kiosque.

Tout à coup, comme elle passait, elle les entendit parler distinctement à travers la clôture des ormes. Clotilde avait nommé Robert.

Elle disait :

— C’est étrange que vous n’ayez pas retrouvé ce portefeuille ! Il me l’avait recommandé. Je suis troublée par cette pensée ; c’est comme un devoir que je n’aurais pas accompli.

Alban répondit :

— Il doit exister certainement quelque part ; mais où ? J’ai cherché cependant…

— Il l’a caché. Cela doit être très important. Je me rappelle, il insistait : « Vous remettrez ces lettres à la personne « seule » à laquelle elles sont adressées. » C’est une mission. Je sens qu’il faut que je la remplisse. Je ne serais pas tout à fait heureuse.

— Oh ! je le retrouverai, Clotilde !

Ils arrivèrent au pied du perron comme le soleil couché envoyait sur la maison sa dernière flambée rouge. Ils le gravirent dans cette lueur d’apothéose et s’arrêtèrent, émus, devant la jonchée de fleurs que Matta venait de leur faire, tandis que, par les fenêtres ouvertes, ils voyaient briller les flambeaux, étinceler les argents et les cristaux de la table.

Sur la porte, Fabrice et les enfants criaient comme dix :

— Vivent les fiancés !

Ils entrèrent en se serrant, plus attendris encore par ces joies qui accueillaient leur bonheur.

Là-bas, dans l’ombre, adossée à un arbre, Gatienne, toute froide d’un saisissement terrible, ne bougeait pas. Elle regardait devant elle, terrifiée, comme si un abîme venait de s’ouvrir. Du fond de sa tombe, Robert la menaçait encore. Ces lettres, confiées à Clotilde, elle le devinait, c’était la vengeance implacable et à court délai sans doute.

Fabrice, penché à la fenêtre, appelait, traînant sa voix :

— Gatienne, mon amour, à table !…