Gaspardo le pêcheur/Prologue

[Paris Impr. Dondey-Dupré] (p. 1-8).

GASPARDO LE PÊCHEUR,

DRAME EN QUATRE ACTES ET CINQ TABLEAUX,
PRÉCÉDÉ D’UN PROLOGUE,
par M. J. Bouchardy
Présenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Ambigu-Comique, le 14 janvier 1837.


PERSONNAGES. ACTEURS.
PROLOGUE.
GASPARDO M. Guyon.
RAPHAEL M. Montigny.
PIETRO M. Saint-Firmin.
JACOPPO SFORCE M. Saint-Ernest.
VISCONTI M. Delaistre.
RICCARDO M. Cullier.
LE PASTEUR SANUTTO M. Thénard.
CATARINA Mme Mathilde.
UN ENFANT Mlle Caroline Zoé.
UN ESTAFFIER M. Garcin.
DRAME.
MARIE VISCONTI M. Delaistre.
LE PROCURATEUR CONTARNI M. Fosse.
GASPARDO LE PÊCHEUR. M. Guyon.
RAPHAEL LE FRANCISCAIN M. Montigny.
LE BRIGADIER PIETRO M. Saint-Firmin.
LE CONNÉTABLE SFORCE. M. Saint-Ernest.
LE COMMANDANT FRANCESCO M. Albert.
LE JUSTICIER RICCARDO M. Cullier.
BRABANTIO M. Salvador.
MICHIELLI M. Gilbert.
LE SÉNATEUR TIEPOLO. M. Monet.
LE CAPITAINE FABRICIO. M. Barbier.
UN SOLDAT M. Vigel.
UN HÉRAUT M. Bouchez.
BLANCHE DE VISCONTI. Mme Blès.
Gardes, Nobles, Sénateurs, Familiers, Gens du peuple.

PROLOGUE.

Le théâtre représente une habitation de pécheur dont le fond est ouvert sur un lac. A gauche, une sortie. Dans le coin au fond, à droite, une voûte oblique. Près de la voûte, une petite madone, un cierge de cire jaune allumé. Plusieurs escabeaux, des filets pendus ; sur le devant à gauche une table sur laquelle est une torche allumée.

SCENE PREMIERE.

CATARINA, LE PASTEUR.
(Catarina, assise, tient sur ses genoux un enfant endormi, encore au maillot.)

LE PASTEUR. Et vous me disiez qu’il aura deux ans…

CATARINA. Vienne le jour de la nativité.

LE PASTEUR. Que Notre-Seigneur lui soit en aide ! Maintenant, ma fille, déposez doucement cet enfant dans son berceau, et prenez garde d’interrompre son sommeil.

CATARINA, se levant et se dirigeant sous la voûte. Si je l’embrassais sans l’éveiller.

LE PASTEUR. Et si vous l’éveilliez en l’embrassant… Songez que la Providence a donné aux enfans le sommeil pour remède à leurs maux… Ne risquez pas d’éveiller le mal, en éveillant l’enfant. Croyez-moi, Catarina, plus d’inquiétude pour lui… et songez bien que je l’ai vu naître… que chaque jour, je le vois sourire à mon approche… que je l’aime presque autant que vous pouvez l’aimer… et que je ne serais pas aussi calme s’il était en danger.

CATARINA. Oh ! oui… vous l’aimez bien, n’est-ce pas ?

LE PASTEUR. Comme si j’étais son grand-père !

CATARINA. Et s’il était assez malheureux pour devenir orphelin, vous auriez soin de lui, n’est-ce pas ?

LE PASTEUR. Oui, ma fille… mais vous êtes tous deux si jeunes, et je suis déjà si vieux, que vous devez vivre long-temps encore après moi.

CATARINA. Peut-être…

LE PASTEUR. Pourquoi de si tristes pensées ?…

CATARINA. C’est que le pressentiment d’un malheur me fait souffrir, mon père.

LE PASTEUR. Auriez-vous appris à douter de l’affection de votre époux, Gaspardo ?

CATARINA. Oh ! non, mon père ! Gaspardo est toujours ce que je l’avais jugé d’abord ; brusque, mais sensible… violent, emporté, mais loyal et généreux… et nous nous aimons plus encore qu’au premier jour.

LE PASTEUR. Qu’est-ce donc alors, ma fille ?…

CATARINA. Il y a bientôt un mois que la gondole du duc Visconti, le gouverneur, s’est engravée sur le bord du lac, et tandis que ses rameurs la remettaient à flot, le duc est venu se reposer ici.

LE PASTEUR. Et vous y étiez ?…

CATARINA. J’y étais.

LE PASTEUR. Et, sans doute, il est revenu depuis ?

CATARINA. Tous les jours.

LE PASTEUR. Et Gaspardo…

CATARINA. Gaspardo va jeter ses filets dès le point du jour, porte, pendant la journée, son poisson au marché de la ville, passe une partie de ses nuits à la taverne, et tandis que, confiant, il m’abandonne ainsi, le duc vient m’accabler d’un amour que mon dédain semble augmenter encore… J’ai pu, jusqu’alors, cacher à Gaspardo mon trouble, ma frayeur ; mais un jour, mon père, il découvrira tout, et ce même jour, la violence de sa haine pour les nobles et la force de son amour pour moi se réveilleront ensemble… il attaquera le gouverneur en face… Le gouverneur, qui charge de sa défense ses valets, ses assassins… Gaspardo deviendra leur victime… mon père ; et je sens que si Gaspardo meurt, je ne pourrai lui survivre.

LE PASTEUR. Ne désespérons pas, Catarina.

CATARINA. Hélas ! mon père, tant de malheurs nous ont atteints depuis que le duc de Milan a nommé son fils gouverneur de Plaisance…

LE PASTEUR. Vous avez raison, mon enfant… avec cet homme sont venus nos malheurs… Prenez garde, ma fille, et suivez mon conseil…

CATARINA. Que faut-il faire, mon père ?

LE PASTEUR. Exiger d’abord que Gaspardo reste sans cesse auprès de vous… et dans quelques jours, il vous faudra tous deux quitter Plaisance.

CATARINA. Oh ! oui, mon père !… mais comment décider Gaspardo à quitter sa cabane et le solde Plaisance, où il est né Comment l’y décider sans éveiller ses soupçons ?

LE PASTEUR. Nous chercherons un moyen.

SCENE II.

Les Mêmes, RAPHAËL, PIÉTRO[1].

PIÉTRO., Après avoir regardé de tous les côtés. Gaspardo n’est pas encore de retour ?

CATARINA. Pas encore.

RAPHAËL. L’heure à laquelle il rentre d’ordinaire est passée depuis long-temps.

CATARINA. Il ne peut tarder…

PIÉTRO. Nous permettez-vous, bonne Catarina, de l’attendre ici ?

CATARINA. Voulez-vous des dés pour jouer, en l’attendant ?

PIÉTRO. Non, merci… deux escabeaux pour nous asseoir… voilà tout.

(Ils s’assoient.)

LE PASTEUR. Comment, Piétro, vous refusez de jouer aux dés ?

PIÉTRO. Oui, pasteur Sanutto.

LE PASTEUR. De grâce, expliquez-moi la cause d’un si grand changement… Il y a trois mois environ, on était sûr de trouver, à toute heure du jour, Piétro le lazzarone, jouant aux dés sur la piazza même, en plein soleil… quand des enfans se querellaient ou se battaient, c’était toujours Piétro qui les excitait… quand les gens du guet étaient battus à Plaisance, c’était encore Piétro qui battait les gens du guet… Maintenant on ne voit plus Piétro jouer, en chantant, sur la piazza… ou rangeant les enfans en bataille, ou se révoltant contre le guet… Et pourquoi tant de sagesse ?

PIÉTRO. Il y a trois mois, pasteur Sanutto, j’avais une sœur jeune et pure, folle et joyeuse comme moi… supportant gaîment la misère, et priant saintement la madone voilée des jeunes filles… Depuis lors, le duc Visconti, gouverneur de Plaisance, a séduit et déshonoré ma sœur. Piétro le lazzarone souffre, et ne joue plus aux dés… ma sagesse… c’est du chagrin.

LE PASTEUR, à part. Encore Visconti !…

(A Raphaël.) Et vous, Raphaël le laboureur, autrefois, la procession du Saint-Sépulcre ne sortait jamais sans vous trouver agenouillé sur son passage… et ne demandez-vous plus aux frères leur bénédiction ?

RAPHAËL. Autrefois, mon père, j’aimais d’amour une jeune fille belle et pure, la sœur de Piétro… nous devions nous unir au prochain jour de Noël, et je rendais grâce à Dieu ; mais le gouverneur Visconti a séduit et déshonoré ma fiancée, je n’ai plus de grâce à rendre. Raphaël le laboureur n’a plus rien à espérer.

PIÉTRO. Frère ! ton espoir et ma gaîté reviendront le lendemain de la vengeance !

RAPHAËL. Ta gaîté, peut-être… mon espoir, jamais !

CATARINA. Pauvre Raphaël !

LE PASTEUR. Il y a dans le ciel une justice égale pour tous, mes enfans… ne doutez pas de la Providence, elle vous vengera.

PIÉTRO. Oui, pasteur… la Providence… et mon stylet.

CATARINA. J’entends, je crois, Gaspardo.

(Elle sort à sa rencontre.)

GASPARDO, dans la coulisse. Attendons d’abord donc !., attends donc !.. laisse-moi me débarrasser de ce sac, de ce filet.

(Il entre et dépose son sac et son filet.)

SCENE III.

Les Précédens, GASPARDO.

GASPARDO. Maintenant viens m’embrasser… (Il l’embrasse.) et donne-moi mon petit, que je l’embrasse à son tour.

CATARINA. Il dort.

GASPARDO. A-t-il souffert ?

CATARINA. Un peu… mais le pasteur Sanutto m’a rassurée.

(Elle désigne le pasteur.)

GASPARDO, l’apercevant. Salut et merci au bon pasteur. (Voyant Piétro et Raphaël.) Vous voilà, compagnons… vous m’attendiez ?…

PIÉTRO. Oui, tu es resté bien tard à la ville.

GASPARDO. C’est qu’il s’y est passé d’étranges choses…

RAPHAËL. Quoi donc ?

GASPARDO. Des arquebusades et des coups de rapière.

PIÉTRO. Vraiment ?

(Tout le monde entoure Gaspardo[2].)

GASPARDO. Les compagnies de condottières qui ont accompagné à Plaisance le gouverneur et la noblesse de Milan se sont révoltées.

LE PASTEUR. Et pourquoi ?…

GASPARDO. Parce que messieurs les nobles dépensent tant de sequins en fêtes et festins, qu’il ne leur en reste plus pour payer la solde ; et sous la conduite d’un des leurs, dont on ignore encore le nom, trois cents condottières ont maintenu pendant sept heures le feu contre deux mille archers…

PIÉTRO. Et enfin ?…

GASPARDO. Ils ont été forcés de se rendre : les munitions leur manquaient ; mais au moins le gouverneur aura reçu une bonne leçon.

LE PASTEUR. Et qui nous coûtera cher à tous… Que Dieu vous garde ! (Bas à Catarina.) De la prudence, ma fille, je reviendrai.

CATARINA, prenant une lanterne. Je vais vous éclairer, mon père, jusqu’au détour de la route.

(Gaspardo, Raphaël et Piétro accompagnent le pasteur jusqu’à la porte ; il sort avec Catarina.)

SCENE VI.

PIETRO, GASPARDO, RAPHAËL.

PIÉTRO. Nous sommes seuls ?

GASPARDO. Oui, qu’as-tu à me dire ?

PIÉTRO. Frère, depuis plusieurs jours on a vu Visconti rôder auprès d’ici.

GASPARDO. En es-tu sûr ?

PIÉTRO. Raphaël a rencontré ce soir son valet Riccardo.

RAPHAËL. C’est vrai.

GASPARDO. Silence ! voici Catarina !… partez.

PIÉTRO. Et quand nous reverrons-nous ?

GASPARDO. Avant une heure, à la taverne.

PIÉTRO. C’est dit. (A Catarina qui vient d’entrer.) Bonne nuit, Catarina ; que Dieu vous garde !

CATARINA. Vous partez déjà ?

RAPHAËL. Il le faut, il est tard… que la madone vous protège, Catarina ; bonne nuit.

CATARINA. Bonne nuit.

(Ils sortent.)

SCENE V.

GASPARDO, CATARINA.

GASPARDO, réfléchissant. On a vu le gouverneur rôder auprès d’ici ?… qui l’y amène ?… Dis-moi, femme !…

CATARINA. Que veux-tu, mon ami ?

GASPARDO. Depuis le jour où cet accident a conduit ici le gouverneur… il n’y est jamais revenu, n’est-ce pas ?

CATARINA, précipitamment. Jamais !…

GASPARDO. Ainsi, tu ne l’as jamais revu ?

CATARINA, à part. Est-ce qu’il soupçonnerait ?…

GASPARDO. Dis…

CATARINA. Je ne l’ai jamais revu.

GASPARDO. C’est peut-être le seul homme qui t’ait vue, sans se dire : Qu’elle est belle !… Et j’en remercie Dieu, car… s’il t’avait dit cela… mais, n’y songeons pas.

CATARINA. Son empressement n’aurait fait qu’exciter mon mépris.

GASPARDO. Oh ! je n’ai jamais douté de toi, Catarina… toi ! ma foi ! ma vie ! Mais l’amour de cet homme est une passion brutale qui a pour complices l’anathème et la violence, et contre laquelle la vertu ne peut rien… N’a-t-il pas cruellement enlevé la sœur de Piétro, qui gardait à Raphaël son ame et sa beauté ?… n’a-t-il pas désolé vingt familles ?… Être aimée de lui, Catarina, c’est être condamnée… Depuis quelques jours, on l’a vu près d’ici… malheur à la femme qui l’y amène !… ou plutôt, malheur à lui !

CATARINA, à part. Mon Dieu ! que me préparez-vous ?

GASPARDO, l’observant. Que penses-tu, femme ?

CATARINA. Je pense, Gaspardo, que si j’étais en butte à la passion du gouverneur, moi, qui dois conserver à la fois la pureté de l’épouse et de la mère, je pense que je me souviendrais que ton stylet est suspendu à ce mur, et que je défendrais ton honneur, comme tu défendrais ma vie.

GASPARDO, souriant. Bonne Catarina !… mais il te tuerait !

CATARINA. Mieux vaudrait te laisser veuf que déshonoré.

GASPARDO. Et ton petit enfant ?

CATARINA. Le ciel ne l’abandonnerait pas… et d’ailleurs les chagrins d’une mère flétrie, désespérée, n’empoisonneraient-ils pas ses jours d’enfance, ses plaisirs de jeune homme ?… Mieux vaudrait pour lui n’avoir jamais connu la sienne… Il y a, Gaspardo, des liens entre les époux, que la mort seule doit briser.

GASPARDO. Que tu mérites bien tout l’amour que peut contenir le cœur d’un homme !… Que tu es belle !… Si le gouverneur t’approchait !…

CATARINA. Dieu nous gardera d’un si grand malheur, tant que tu seras près de moi, Gaspardo… éloignons ces tristes idées… (Approchant un escabeau.) Asseyons-nous près l’un de l’autre… et parlons de notre enfant… de son avenir…

GASPARDO. Raphaël et Piétro m’attendent à la taverne ; il est l’heure, je vais partir.

CATARINA. Je t’en prie, Gaspardo, ne me quitte pas ce soir…

GASPARDO. Et pourquoi ?…

CATARINA. Cette révolte des condottières a mis sur pied tous les gens du guet… sois prudent, ne sors pas.

GASPARDO. S’ils viennent à moi, je leur dirai : L’on m’avait enfermé dans le marché pendant l’action… que me voulez-vous ?… Va, ne sois pas inquiète… je reviendrai bientôt.

CATARINA. Ne me quitte pas, Gaspardo… je suis souffrante.

GASPARDO. Tu l’es toujours quand je veux sortir.

CATARINA. C’est que mes nuits sont si longues… et puis… (pleurant) je souffre d’être toujours seule, abandonnée…

GASPARDO. C’est ça… pleure, maintenant… pleure ; c’est toujours la même chose chaque fois que je vais à la taverne… tu pleures… moi que ça attriste… je souffre là-bas, tandis que tu te chagrines ici… c’est aujourd’hui comme hier… ce sera demain comme aujourd’hui… ça ne peut pas changer… eh bien ! que la volonté de Dieu soit faite… il faut bien que je m’y résigne… D’ailleurs, j’ai donné ma parole… Adieu… (Revenant près d’elle.) Allons, ne te désole pas… voyous… laisse-moi partir heureux… et viens m’embrasser. (Il l’embrasse.) Je reviendrai bientôt.

(Il sort.)

SCENE VI.

CATARINA, seule, puis VISCOINTI, RICCARDO, un Estafier.

CATARINA. Il est parti, et maintenant, j’ai peur… Si je le rappelais… si je lui disais tout… Oh ! non, n’appelons pas un malheur qu’avec l’aide du pasteur nous parviendrons peut-être à éviter, et prions la madone en attendant son retour.

(Elle s’agenouille devant une petite vierge. Un estafier entre silencieusement et fait signe à Visconti, qui entre de la même manière, suivi de Riccardo.)

VISCONTI, à l’estafier à demi-voix. Maintenant, veillez à cette porte. (L’estafier sort. A part.) Respectons sa prière. (A Riccanio, à demi-voix :) Tu es bien sûr, Riccardo, que Gaspardo n’est pas ici ?

RICCARDO, de même. Je viens de l’en voir sortir, et prendre le chemin de la taverne, où il va, comme d’habitude, trouver ses deux compagnons.

VISCONTI. C’est bien. (S’approchant de Catarina, et élevant la voix.) Que vous êtes belle ainsi, Catarina !

CATARINA, effrayée. Quelqu’un !… ce sont eux.

(Elle se lève.)

VISCONTI. Pourquoi vous effrayer ?… Dites-moi, pour qui donc priez-vous avec tant de ferveur ?

CATARINA. Je priais pour mon époux et mon enfant, et je demandais à Dieu la force et l’espoir.

VISCONTI. Et dans cette fervente prière, pas un mot pour le prince ?

CATARINA. Chaque jour, les prêtres prient pour vous, monseigneur.

VISCONTI. Oh ! je donnerais toutes leurs prières pour une seule de vous, qui remplissez ma pensée ; car, tandis que la femme du peuple oublie son souverain, le souverain se souvient de la femme du peuple. Je suis sans cesse occupe de vous, Catarina ; je maudis votre passé ; je vous plains dans le présent, et je lis dans votre avenir ; dans le passé, je vous vois cruellement jetée aux mains du grossier Gaspardo.

CATARINA. C’est moi qui l’ai choisi, monseigneur.

VISCONTI. Et cette première faute, Catarina, entraînera plus tard le repentir, comme le ferait un péché mortel. Dans le présent, je vous vois tristement abandonnée par cet homme qui vous délaisse pour la taverne ; et dans l’avenir, je vous vois mère d’un enfant qui, suivant la route pernicieuse que lui aura tracée son père, vous rendra malheureuse… et je dis alors : Mon Dieu ! faites que Catarina comprenne mon amour et ma pensée ; qu’elle suive un noble seigneur qui s’agenouillera devant sa beauté qui se fane inaperçue… et nous élèverons tous deux son enfant, qui grandira, riche de vertus et d’espérance.

CATARINA. La vertu n’est pas à votre cour.

VISCONTI. Vous la jugez bien hardiment, madame.

CATARINA. Je la juge d’après vous, seigneur, vous qui venez ici, souillant les lois de la religion et de l’humanité, pour arracher au pauvre homme sa femme et son enfant… tout ce qu’il aime après Dieu.

VISCONTI. Eh bien ! oui, la beauté de Catarina a mis au cœur du prince un amour coupable, peut-être, mais un amour dévorant et profond… et je vendrais pour toi, femme, ma gloire, mes titres et mon ame. (Arrachant son collier, et le jetant à ses pieds.) Je donnerais pour toi ce collier que le pape a béni… Viens, obéis une fois au maître qui désormais t’obéira toujours.

CATARINA, avec fierté. Il vous serait plus facile, monseigneur, de vous faire suivre par la statue de marbre qui se tient debout sur la tombe de votre mère, que par l’épouse de Gaspardo.

VISCONTI. La statue me suivrait, si je la faisais porter derrière moi par mes gens.

CATARINA, après avoir regardé le stylet. Mais la femme résisterait.

VISCONTI. Peut-être pas, si je lui disais : Catarina, dans quelques jours, il te faudra mendier.

CATARINA, vivement. Avec Gaspardo ?

VISCONTI. Non, seule.

CATARINA, effrayée. Que voulez-vous dire ?

VISCONTI. Je veux dire que Gaspardo, compromis aujourd’hui, sera proscrit demain.

RICCARDO, à part. Il se fâche enfin !

CATARINA. C’est infâme, monseigneur… c’est injuste… mais je suis préparée à tout… il n’y a pas de loi qui puisse empêcher la femme d’un proscrit de l’accompagner… je suivrai Gaspardo.

VISCONTI. Et c’est pour t’empêcher de l’accompagner plus tard, que je veux que tu me suives à cette heure.

CATARINA. Je ne vous suivrai pas.

VISCONTI. Je t’y forcerai.

CATARINA. Jamais !

RICCARDO, s’approchant. Seigneur, pour entraîner la lionne dans le piège, l’adroit chasseur emporte d’abord ses lionceaux.

VISCONTI, se dirigeant vers la voûte. Ta as raison, Riccardo, j’emporterai l’enfant, et la mère me suivra.

CATARINA, qui a décroché le stylet, lui barrant le passage. N’entrez pas là, duc ! malheur, malheur ! si vous touchez à mon enfant.

VISCONTI. Armée !… Sachez, ma belle, qu’en nuit d’amour, le gouverneur Visconti porte une cotte de mailles à l’épreuve du fer, et qu’il rit de la femme qui s’arme contre lui.

CATARINA, effrayée. Au secours, au secours !

VISCONTI. N’appelez pas… les portes sont gardées… la mort à qui viendrait.

CATARINA, désespérée. Oh ! mais, je suis perdue.

VISCONTI. Comprends-tu maintenant qu’il faut me suivre ?

CATARINA. Grâce, monseigneur… je suis mère… grâce !

VISCONTI. Tu as repoussé mon amour, et tu demandes ma pitié ?

CATARINA, à genoux. Je vous la demande à genoux pour mon pauvre enfant.

VISCONTI. Je vous offre un asile à tous deux.

CATARINA. Mais un asile de honte et de désolation… Laissez-moi par pitié.

VISCONTI. Te laisser !… Sais-tu, Catarina, que je me suis abaissé jusqu’à être jaloux du pêcheur Gaspardo ?

CATARINA, se relevant. C’est mon époux, seigneur.

VISCONTI. Oui, ton époux maudit.

CATARINA. Mon époux, que Dieu garde !

VISCONTI. Qui pourtant te perdra.

CATARINA. Seulement, si je meurs.

VISCONTI. Et j’aimerais mieux te savoir morte pour tous, que vivante pour lui.

CATARINA, avec calme. Si vous me tuez, monseigneur, la femme de Gaspardo sera morte pure.

VISCONTI, furieux. Malédiction !

CATARINA. Dites plutôt miséricorde.

VISCONTI, avec rage. La vassale me défie !… A moi, mes estafiers !

CATARINA, désespérée. Seigneur, mon Dieu ! vous m’avez donc condamnée !

VISCONTI, aux estafiers. Qu’on entraîne cette femme.

CATARINA, fuyant dans le fond. Lâches, lâches !

VISCONTI. M’avez-vous entendu ?

CATARINA, aux estafiers qui se précipitent sur elle. Lâches ! (Se frappant de son stylet.) Vous m’emporterez mourante.

(Elle tombe dans, leurs, bras.)

VISCONTI, effrayé. Elle s’est frappée… la malheureuse !

CATARINA, mourante. Mon Dieu ! protégez mon enfant… Duc, sois maudit.

(Elle meurt.)

VISCONTI. Peut-être que des secours pourraient encore…

RICCARDO. Appeler du secours, monseigneur, serait tout révéler… Cette femme était folle.

VISCONTI. Mais, elle était si belle !

RICCARDO. Elle vous préférait un manant.

UNE VOIX, lointaine sur le lac.

Gai voyageur de nuit,
Rame sans bruit.


VISCONTI. Une voix !…

(Ils écoutent.)

Quand la femme sommeille,
Quand l’amour la réveille,
Et quand il est minuit,
Rame sans bruit,
Gai voyageur de nuit.


RICCARDO, parlant, tandis qu’on entend chanter au-dehors. C’est la chanson de Gaspardo ! Fuyons, monseigneur… suivez le bord du lac, et moi, le chemin de la colline.

VISCONTI, aux estafiers. Vous, messieurs, le justicier à des ordres à vous donner, hâtez-vous. (Leur jetant une bourse.) Votre silence vous est payé, partez. (Les estafiers sortent.) Demain, Gaspardo ne sera plus à craindre.

RICCARDO. Il approche, monseigneur… hâtons-nous.

VISCONTI. Partons.

(Ils sortent de deux côtés opposés. On entend tout près le refrain de la chanson. Gaspardo paraît dans sa barque, s’arrête, en descend, et entre dans sa cabane en appelant.)

SCENE VII.

GASPARDO, CATARINA, morte.

GASPARDO. Catarina… me voilà de retour… ne te désole plus… Où es-tu donc ? (La voyant à terre.) Elle dort… Croyez donc les femmes… « Quand je suis seule, Gaspardo, mes nuits sont si triste ; mon inquiétude est si grande. » Et, tandis que je m’empresse de revenir, elle dort !… Mais j’ai cru, je crois encore… Du sang !… Catarina frappée !… du secours !… du secours ! Catarina… tu ne me réponds pas… ton cœur ne bat plus !… morte ! oh ! malheur ! Mon Dieu, Seigneur… (Se redressant.) Qui me l’a tuée ? qui, qui donc ? (À la madone.) Sainte Vierge ! Sainte Vierge des Douleurs, dites-moi qui m’a tué ma femme… montrez-moi son ombre, une trace de son pas !… une trace !… un signe… quelque chose enfin ! (Après avoir cherché, il trouve le collier.) Un collier ! celui du gouverneur !… Oh ! Visconti ! Visconti !… (Se mettant à pleurer.) Tu l’as choisie pour sa beauté… et tu l’as tuée pour sa vertu !… Oh ! mais, je te tuerai, moi… (Se traînant vers le mur.) Des armes !… des armes !…

SCENE VIII.

GASPARDO, JACOPPO SFORCE.

JACOPPO, Il brise une vitre et se précipite dans la cabane. Qui que tu sois, sauve-moi !

GASPARDO, comme effrayé, s’approchant de l’étranger. Que veux-tu ?

SFORCE. La vie.

GASPARDO. Es-tu noble ?

SFORCE. Mon père était bouvier, et je suis soldat.

GASPARDO. Qui te poursuit ?

SFORCE. Les nobles et leurs archers.

GASPARDO. Que te faut-il pour leur échapper ?

SFORCE. Une barque qui me conduise à Milan, où le vieux Visconti me fera justice.

GASPARDO. Prends cette barque et ces rames… va-t’en.

SFORCE. Merci !… (S’arrêtant au fond.) Si jamais tu es dans le malheur… toi, ton père, ta mère, ta femme ou ton enfant… le porte-enseigne Jacoppo Sforce n’aura pas oublié qu’il t’aura dû son salut.

GASPARDO, à part. Mon enfant !…

SFORCE. Que le ciel te récompense !

(Il va pour sortir.)

GASPARDO, courant à lui. Mon pauvre enfant !… de grâce, écoute à ton tour…

SFORCE. Que me veux— tu ?

GASPARDO. As-tu une femme ?

SFORCE. J’en avais une… elle est morte.

GASPARDO. Des enfans ?

SFORCE. J’avais un fils, Dieu me l’a repris.

GASPARDO. Et tu les aimais ?…

SFORCE. Je les pleure depuis vingt ans.

GASPARDO. Et si, outragé de sa vertu, un noble avait assassiné ta femme lui résistant… qu’aurais-tu fait ?

SFORCE. J’aurais arraché le cœur à ce noble, et je serais mort de rage si le bourreau m’avait épargné… mais, où veux-tu en venir ?

GASPARDO. Ma femme vient d’être assassinée par le gouverneur de Plaisance…

SFORCE. Et tu veux que j’aide à ta vengeance ?

GASPARDO. Non !… non !… (Désignant le berceau.) Mais, il y a dans ce berceau mon pauvre enfant ! qui, demain, peut-être, sera l’orphelin maudit pour lequel il n’y aura ni asile, ni compassion…

SFORCE. Et que veux-tu de moi ?

GASPARDO. Si tu dois la vie au père… paie la dette à l’enfant… emporte-le dans ta fuite… Si dans huit jours tu ne m’as pas revu à Milan, tu prendras pitié, toi, de l’enfant du condamné… tu lui donneras ton nom et sa part de ton pain… tu seras sa famille, son refuge… et s’il entend parler plus tard de Gaspardo le pêcheur, tu lui diras : C’était un pauvre homme, qui est mort après avoir beaucoup souffert.

(Il tombe anéanti sur un escabeau.)

SFORCE, allant prendre l’enfant qui est dans le berceau. Donne-moi cet enfant, que je jure ici d’aimer autant que je plains son pauvre père… et tu le retrouveras à Milan !

GASPARDO. Si Dieu le permet.

SFORCE, entrant dans la barque y saisissant les rames et s’éloignant. Gaspardo, dans huit jours… à Milan.

SCENE IX.

GASPARDO, seul, suivant la barque des yeux. Demain tu ne pauvre enfant ! tu ne seras plus dans les bras de ta bonne mère… mais Dieu t’a pris en pitié, puisqu’il vient de m’envoyer cet homme… Eh !… maintenant, Gaspardo peut frapper sans retard… (Il décroche une hache.) Non !… non !… (Il la jette à terre.) Mon stylet. (Ne le voyant plus au mur.) Qu’ai-je fait de mon stylet ?… Oh ! ma raison !… ma mémoire ! ne m’abandonnez pas… encore… une heure… une heure… de calme !…

SCENE X.

GASPARDO, RAPHAËL et PIETRO accourant.

PIÉTRO. Frère !… nous venons t’embrasser avant de fuir !… j’ai lue Visconti !

GASPARDO. C’est impossible !

RAPHAËL. Je viens de pousser son cadavre dans les broussailles, au pied de la colline… il est mort.

GASPARDO, ramassant sa hache. Peut-être respire-t-il encore !… conduisez-moi près de lui !

PIÉTRO, l’arrêtant. C’est inutile… j’ai frappé droit au cœur.

GASPARDO, avec désespoir. Et je n’ai plus de vengeance !

PIÉTRO, stupéfait. Qu’as-tu donc, Gaspardo ?…

GASPARDO, tirant le rideau qui cachait sa femme. Voyez, frères !… voyez !…

PIÉTRO et RAPHAËL. Catarina !…

GASPARDO. Morte !… assassinée par le gouverneur !

PIÉTRO. Ah ! j’ai frappé trop tard !

GASPARDO. Par lui !… lui qui m’écbappe !… oh !… le sang !… le sang… m’étouffe !… (Il tombe dans leurs bras. Les deux autres s’asseyent près de la table.) Oh ! mon Dieu ! je n’ai plus rien au monde !… et je puis au moins mourir !

RAPHAËL. Et ton enfant, Gaspardo !… ton enfant…

GASPARDO, se soutenant. Je ne l’ai plus, frères !… je ne l’ai plus.

PIÉTRO, courant sous la voûte. Il n’est plus là !

GASPARDO. Tout-à-l’heure, un homme, poursuivi par la loi, est venu me demander secours… moi, qui, dans le délire, pressentais le meurtre et l’échafaud, je lui ai dit : Emporte ce pauvre enfant dans ta fuite… ma barque les a emportés tous les deux.

PIÉTRO. Quel est le nom de cet homme ?

GASPARDO. Son nom ?… c’est le porte-enseigne Jacoppo Sforce.

PIÉTRO. Le chef des révoltes !… sa tête est mise à prix.

GASPARDO. Il est sauvé… mais il emporte mon enfant.

PIÉTRO. Hâte-toi de l’atteindre… hâte-toi, Gaspardo !

RAPHAËL. Demain, frère, le corps du gouverneur sera trouvé… il nous faut fuir sans retard… partons tous trois, compagnons ; le ciel a fait de nous une trinité malheureuse, ne la brisons pas… Courons ensemble sur les pas du condottier, puis nous suivrons une route au hasard, et, s’il nous faut demander l’aumône en chemin, nous aurons plus de courage, en pensant que nous aurons un enfant à nourrir.

GASPARDO, se levant précipitamment. À Milan ! frères… à Milan !

RAPHAËL et PIÉTRO. Partons !…

GASPARDO, s’arrêtant près de sa femme. Mais, elle… mais Catarina !… Pauvre bien-aimée, demain, la charité publique te donnera un coin de terre dans le cimetière du pauvre… et le pasteur Sanutto bénira ta dernière demeure… Seigneur !… elle devait donc bien souffrir dans l’avenir, que vous l’avez rappelée vers vous au printemps de sa vie ?

RAPHAËL., s’agenouillant. L’ame du juste a sa place dans le ciel. Seigneur !… recevez son ame !

PIÉTRO., s’agenouillant. Seigneur !… recevez son ame !

GASPARDO., s’agenouillant. Seigneur !… Seigneur !… recevez son ame…

(Pendant les deux dernières phrases, des soldats ont garni le fond ; les trois estafiers sont entrés dans la cabane.)

SCENE XI.

Les Mêmes, Estafiers, Soldats.

UN ESTAFIER, frappant sur l’épaule de Gaspardo. Par ordre du gouverneur Visconti… déclarés tous trois complices des révoltés, vous êtes nos prisonniers.

  1. Catarina, le pasteur, Piétro, Raphaël.
  2. Catarina, le pasteur, Gaspardo, Piétro, Raphaël.