Gaspard de la nuit (éd. 1920)/Les Muletiers

Livre V
Gaspard de la nuitMercure de France (p. 152-155).


II

LES MULETIERS


Celui-ci n’interrompait sa longue romance que pour encourager ses mules en leur donnant le nom de belles et valeureuses, ou pour les gourmander, en les appelant paresseuses et obstinées.
Chateaubriand. — Le dernier Abencerage.


Elles égrainent le rosaire ou nattent leurs cheveux, les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules ; quelques uns des arriéros chantent le cantique des pèlerins de Saint-Jacques répété par les cent cavernes de la sierra, les autres tirent des coups de carabine contre le soleil.

« Voici la place, dit un des guides, où nous avons enterré la semaine dernière José Matéos, tué d’une balle à la nuque dans une attaque de brigands. La fosse a été fouillée, et le corps a disparu.

— Le corps n’est pas loin, dit un muletier, je l’aperçois qui flotte au fond de la ravine, gonflé d’eau comme une outre.

— Notre-Dame d’Atocha, protégez-nous ! s’écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

— Quelle est cette hutte à la pointe d’une roche ? demanda un hidalgo par la portière de sa chaise. Est-ce la cabane des bûcherons qui ont précipité dans le gouffre écumeux du torrent ces gigantesques troncs d’arbres, ou celle des bergers qui paissent leurs chèvres exténuées sur ces pentes stériles ?

— C’est, répondit un muletier, la cellule d’un vieil ermite qui a été trouvé mort, cet automne, en son lit de feuilles. Une corde lui serrait le cou, et sa langue lui pendait hors de la bouche.

— Notre-Dame d’Atocha, protégez-nous ! s’écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

— Ces trois cavaliers cachés dans leurs manteaux, qui, passant près de nous, nous ont si bien observés, ne sont pas des nôtres. Qui sont-ils ? demanda un moine à la barbe et à la robe toutes poudreuses.

— Si ce ne sont, répondit un muletier, des alguazils du village de Cienfugos en tournée, ce sont des voleurs qu’aura envoyés à la découverte l’infernal Gil Pueblo, leur capitaine.

— Notre-Dame d’Atocha, protégez-nous ! s’écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

— Avez-vous entendu ce coup d’espingole qu’on a lâché là-haut parmi les broussailles ? demanda un marchand d’encre, si pauvre qu’il cheminait pieds nus. Voyez ! la fumée s’évapore dans l’air !

— Ce sont, répondit un muletier, nos gens qui battent les buissons à la ronde, et brûlent des amorces pour amuser les brigands. Senors et senorines, courage, et piquez des deux.

— Notre-Dame d’Atocha, protégez-nous ! s’écriaient les brunes Andalouses nonchalamment bercées au pas de leurs mules.

Et tous les voyageurs prirent le galop au milieu d’un nuage de poussière qu’enflammait le soleil ; les mules défilaient entre d’énormes blocs de granit, le torrent mugissait dans de bouillonnants entonnoirs, les forêts pliaient avec d’immenses craquements ; et de ces profondes solitudes que remuait le vent sortaient des voix confusément menaçantes, qui tantôt s’approchaient, tantôt s’éloignaient, comme si une troupe de voleurs rôdait aux environs.