Gaspard de la nuit (éd. 1895)/Le deuxième Homme
VI
LE DEUXIÈME HOMME
J’en jure par la mort, dans un monde pareil,
Non, je ne voudrais pas rajeunir d’un soleil.
Enfer ! — Enfer et paradis ! — cris de désespoir ! cris de joie ! — blasphèmes des réprouvés ! concerts des élus ! — âmes des morts, semblables aux chênes de la montagne déracinés par les démons ! âmes des morts, semblables aux fleurs de la vallée cueillies par les anges !
Soleil, firmament, terre et homme, tout avait commencé, tout avait fini. Une voix secoua le néant. — « Soleil ? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. — Soleil ? répétèrent les échos de l’inconsolable Josaphat. » — Et le soleil ouvrit ses cils d’or sur le chaos des mondes.
Mais le firmament pendait comme un lambeau d’étendard. — « Firmament ? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. — Firmament ? répétèrent les échos de l’inconsolable Josaphat. » — Et le firmament déroula aux vents ses plis de pourpre et d’azur.
Mais la terre voguait à la dérive, comme un navire foudroyé qui ne porte dans ses flancs que des cendres et des ossements. — « Terre ? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. — Terre ? répétèrent les échos de l’inconsolable Josaphat. » — Et la terre ayant jeté l’ancre, la nature s’assit, couronnée de fleurs, sous le porche des montagnes aux cent mille colonnes.
Mais l’homme manquait à la création, et tristes étaient la terre et la nature, l’une de l’absence de son roi, l’autre de l’absence de son époux. — « Homme ? appela cette voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. — Homme ? répétèrent les échos de l’inconsolable Josaphat. » — Et l’hymne de délivrance et de grâces ne brisa point le sceau dont la mort avait plombé les lèvres de l’homme endormi pour l’éternité dans le lit du sépulcre.
« Ainsi soit-il ! dit cette voix, et le seuil de la radieuse Jérusalem se voila de
deux sombres ailes. — Ainsi soit-il ! répétèrent
les échos, et l’inconsolable Josaphat
se remit à pleurer. » — Et la trompette
de l’archange sonna d’abîme en
abîme, tandis que tout croulait avec un
fracas et une ruine immense : le firmament,
la terre et le soleil, faute de l’homme,
cette pierre angulaire de la création !
Ici finit le sixième et dernier
Livre des fantaisies
De Gaspard
De la
Nuit