Gaspard Vallette (Philippe Godet)

GASPARD VALLETTE
(1865-1911)

C’est un ouvrier de la première heure, l’un des plus dévoués à la tâche commune, que la Société Jean-Jacques Rousseau a perdu le 6 août 1911. Gaspard Vallette fut membre de notre Comité dès l’origine (1904) ; il faisait partie, avec notre vénéré maître Eugène Ritter et notre président M. Bernard Bouvier, de la Commission de publication. Dans le premier volume des Annales, il donnait un article sur la Sépulture de J. J. Rousseau au Panthéon ; dans le tome III, il publia un document important sur la Condamnation de Rousseau à Genève, à savoir une lettre inédite de Paul Moultou à Salomon Reverdil, appartenant aux Archives J. J. Rousseau (ms R. 18) et que Vallette a annotée avec le soin le plus intelligent. Il a également fait sa part de la Bibliographie, où figurent plusieurs compte-rendus signés de ses initiales.

Enfin, toujours assidu aux séances du Comité, il y apportait le précieux concours de son ferme bon sens et de l’intérêt le plus éclairé pour l’objet de nos études. Le « citoyen de Genève » lui inspirait un sentiment d’une espèce particulière, où il entrait, avec beaucoup de sympathie instinctive, une clairvoyance qui n’entendait point abdiquer. Ce sont là de bonnes dispositions pour juger Rousseau. Il est impossible d’être équitable envers lui, si l’on ne ressent le mystérieux attrait de cette nature extraordinaire ; mais encore faut-il que la froide raison maintienne l’équilibre du jugement et sauvegarde le libre arbitre. Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué — et sera-t-il permis à un Neuchâtelois de dire — que les érudits genevois ont su presque toujours se préserver à la fois de l’engoûment sentimental et de l’antipathie farouche qui ont si souvent égaré, en sens contraires, ceux qui prétendaient peindre Jean-Jacques.

On peut dire que la collaboration de Vallette aux Annales eût été plus active et plus suivie si Rousseau l’eût moins absorbé : il concentrait tout son effort sur son grand ouvrage, Jean-Jacques Rousseau genevois, paru à la fin de 1910, et dont la préparation ne lui laissait guère de loisir pour les recherches plus spéciales auxquelles il eût appliqué volontiers sa curiosité pénétrante et sagace. Ce n’est pas à nous qu’est réservée la tâche de parler de cette étude si patiemment conduite[1]. Nous ne voulons ici que rendre hommage au collègue et à l’ami, et donner quelques renseignements sur sa carrière.

Il est issu d’une vieille famille de huguenots cévenols, réfugiée à Chêne lors de la révocation de l’édit de Nantes. Son père était pasteur à Jussy, quand y naquit Charles-Gaspard, le 13 mai 1865. Il dut une bonne part de sa culture à ce père épris des lettres anciennes, qui le stimulait à l’étude et lisait avec lui chaque matin, avant les heures de classe, quelque auteur grec ou latin. Sa mère, née Duvillard, dont ceux qui l’ont connue n’oublieront jamais la bonté simple et profonde, avait aussi un goût très vif pour les lettres, les arts, toutes les choses nobles et belles. Intellectuellement et moralement, Gaspard Vallette avait de qui tenir.

Il fit à Genève d’excellentes études, qu’il couronna par une licence en lettres et une licence en droit. Il s’en fut séjourner ensuite à Munich, puis à Paris. Il adorait voyager, et visita tour à tour, à diverses époques, l’Italie, la Hollande, l’Angleterre. Il collabora de bonne heure au Journal de Genève, à la Gazette de Lausanne, enseigna pendant trois ans (1895-1898) la littérature française au Collège supérieur de Genève. Mais bientôt, repris par le journalisme, il entre comme rédacteur en chef à la Suisse, qui venait de se fonder. Dès ce moment, il devient le fécond critique et chroniqueur dont les lecteurs de nos principaux journaux et revues ont pu apprécier la droite raison et l’intransigeante probité.

Ce dernier mot résume la haute valeur morale de notre ami. Nous n’avons pas connu d’écrivain plus incapable du moindre fléchissement de conscience, plus obstiné à dire la vérité telle qu’elle apparaissait à son esprit franc et lucide. Il a honoré le journalisme par la sincérité courageuse de sa plume, comme aussi par la belle tenue d’une langue précise, nerveuse, directe, vêtement transparent d’une pensée qui n’avait rien à cacher, qui ignorait toute compromission et tout charlatanisme.

Outre les innombrables pages de critique littéraire et artistique, semées dans la Bibliothèque universelle, la Semaine littéraire et nos grands journaux, il nous a donné quelques volumes qui attestent la variété de ses goûts et la solidité de sa culture. Sa belle étude sur Mallet du Pan et la Révolution française (1893) fut le début d’un talent dont la maturité nous réservait Jean-Jacques Rousseau genevois ; mais, entre ces deux ouvrages, se placent les Croquis de route, les Promenades dans le passé, les Reflets de Rome, livres charmants où Vallette, sans se départir jamais de cette précision consciencieuse qui est un besoin de son esprit positif, s’abandonne à sa verve caustique, à la fantaisie, au rêve, aux discrètes confidences, et nous permet de pénétrer dans l’intimité de son cœur.

Que cet honnête homme fût un homme de cœur, aucun de ceux qui l’ont approché ne l’ignorait. Les franches colères, les ironies généreuses de cet Alceste genevois auraient suffi à trahir une sensibilité délicate et profonde : il ne l’étalait jamais, la dissimulait de son mieux, mais ses amis la sentaient toujours présente, en éprouvaient constamment la fidélité.

Sa mort, hélas ! en fut le plus saisissant témoignage. Nous qui avons vécu près de lui les derniers jours de sa vie, nous avons suivi l’agonie de son cœur à jamais brisé par le départ de l’ami cher entre tous. Vallette n’aurait pu survivre à Philippe Monnier sans se survivre à lui-même.

Neuchâtel, février 1912.

Philippe Godet.

  1. Il en donna la primeur aux étudiants neuchâtelois, sous forme de cours, pendant le semestre d’été 1908, où il voulut bien suppléer celui qui écrit ces lignes.