Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\P5

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 152-154).

COMMENT PANTAGRUEL RENCONTRA UN LIMOUSIN QUI CONTREFAISAIT LE LANGAGE FRANÇAIS.

Quelque jour, je ne sais quand, Pantagruel se pormenait[1] après souper avec ses compagnons par la porte dont l’on va à Paris. Là rencontra un écolier tout joliet qui venait par icelui chemin, et après qu’ils se furent salués, lui demanda :

« Mon ami, dont viens-tu à cette heure ? »

L’écolier lui répondit :

« De l’alme[2], inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce.

— Qu’est-ce à dire ? dit Pantagruel à un de ses gens.

— C’est, répondit-il, de Paris.

— Tu viens donc de Paris, dit-il. Et à quoi passez-vous le temps, vous autres messieurs étudiants audit Paris ? »

Répondit l’écolier :

« Nous transfrétons la Séquane[3] au dilucule et crépuscule ; nous déambulons par les compites et quadriviers de l’urbe ; nous despumons la verbocination latiale, et comme vérisimiles amorabonds, captons la bénévolence de l’omnijuge, omniforme et omnigène sexe féminin. Certaines diécules, nous invisons les lupanars de Champgaillard, de Matcon, de cul de sac de Bourbon, de Glatigny, de Huslieu, et en extase vénéréique, inculquons nos vérètres ès pénitissimes recesses des pudendes de ces mérétricules amicabilissimes. Puis cauponisons ès tabernes méritoires de la Pomme de pin, du Castel, de la Madeleine et de la Mule, belles spatules vervécines, perforaminées de pétrosil ; et si, par forte fortune, y a rarité ou pénurie de pécune en nos marsupies, et soient exhaustes de métal ferruginé, pour l’écot nous dimittons nos codices et vestes opignerées, prestolants les tabellaires à venir des pénates et lares patriotiques. »

À quoi Pantagruel dit :

« Que diable de langage est ceci ? Par Dieu, tu es quelque hérétique.

— Seignor, non, dit l’écolier, car libentissiment dès ce qu’il illucesce quelque minutule lèche du jour, je démigre en quelqu’un de ces tant bien architectés moustiers, et là, m’irrorant de belle eau lustrale, grignotte d’un transon de quelque missique précation de nos sacrificules, et, submirmillant mes précules horaires, élue et absterge mon anime de ses inquinaments nocturnes. Je révère les olympicoles. Je vénère latrialement le supernel astripotent. Je dilige et rédame mes proximes. Je serve les prescrits décalogiques, et selon la facultatule de mes vires, n’en discède le late unguicule. Bien est vériforme qu’à cause que Mammone ne supergurgite goutte en mes locules, je suis quelque peu rare et ient à superéroger les élémosynes à ces égènes quéritants leur stipe hostiatement.

— Et bren, bren[4], dit Pantagruel, qu’est-ce que veut dire ce fol ? Je crois qu’il nous forge ici quelque langage diabolique et qu’il nous charme comme enchanteur. »

À quoi dit un de ses gens :

« Seigneur, sans doute ce galant veut contrefaire la langue des Parisiens ; mais il ne fait qu’écorcher le latin et cuide[5] ainsi pindariser, et lui semble bien qu’il est quelque grand orateur en français parce qu’il dédaigne l’usance commun de parler. »

À quoi dit Pantagruel :

« Est-il vrai ? »

L’écolier répondit :

« Seignor missaire, mon génie n’est point apte nate à ce que dit ce flagitiose nébulon, pour excorier la cuticule de notre vernacule gallique ; mais viceversement je gnave opère et par vèle et rames je m’énite de le locupleter de la redondance latinicome.

— Par Dieu, dit Pantagruel, je vous apprendrai à parler. Mais devant, réponds-moi, dont es-tu ? »

À quoi dit l’écolier :

« L’origine primève de mes aves et ataves fut indigène des régions Lémoviques, où requiesce le corpore de l’agiotade saint Martial.

— J’entends bien, dit Pantagruel, tu es Limousin, pour tout potage, et tu veux ici contrefaire le Parisien. Or viens çà, que je te donne un tour de pigne[6]. »

Lors le prit à la gorge, lui disant :

« Tu écorches le latin ; par saint Jean, je te ferai écorcher le renard[7], car je t’écorcherai tout vif. »

Lors commença le pauvre Limousin à dire :

« Vée dicou ! gentilâtre, ho ! saint Marsault, adiouda mi ; hau, hau, laissas à quau, au nom de Dious, et ne me touquas grou[8]. »

À quoi dit Pantagruel :

« À cette heure parles-tu naturellement. »

Et ainsi le laissa, car le pauvre Limousin conchiait toutes ses chausses, qui étaient faites à queue de merlus et non à plein fond, dont dit Pantagruel : « Saint Alipentin, quelle civette ! Au diable soit le mâcherable[9] tant il pue ! » et le laissa. Mais ce lui fut un tel remords toute sa vie, et tant fut altéré, qu’il disait souvent que Pantagruel le tenait à la gorge, et après quelques années, mourut de la mort Roland[10], ce faisant la vengeance divine et nous démontrant ce que dit le Philosophe et Aulu-Gelle, qu’il nous convient parler selon le langage usité, et, comme disait Octavian Auguste, qu’il faut éviter les mots épaves en pareille diligence que les patrons de navires évitent les rochers de mer.


  1. Promenait
  2. (Nous ne traduisons pas les latinismes de l’écolier limousin, pas plus que les harangues de Panurge en diverses langues. Le sel de la plaisanterie réside justement dans l’étrangeté du langage.)
  3. Seine.
  4. Merde.
  5. Pense.
  6. Peigne.
  7. Rendre gorge.
  8. « Eh ! dites… Ho ! saint Martial, aide-moi. Ho ! ho ! laissez-moi au nom de Dieu et ne me touches pas. » (en limousin).
  9. Mâcherave.
  10. De soif.