Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\P21

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 204-206).

COMMENT PANTAGRUEL ENTRA EN LA VILLE DES AMAUROTES, ET COMMENT PANURGE MARIA LE ROI ANARCHE ET LE FIT CRIEUR DE SAUCE VERT.

Après celle victoire merveilleuse, Pantagruel envoya Carpalim en la ville des Amaurotes dire et annoncer comment le roi Anarche était pris et tous leurs ennemis défaits. Laquelle nouvelle entendue, sortirent au-devant de lui tous les habitants de la ville en bon ordre et en grande pompe triomphale, avec une liesse divine, et le conduisirent en la ville, et furent faits beaux feux de joie par toute la ville, et belles tables rondes, garnies de forces vivres, dressées par les rues. Ce fut un renouvellement du temps de Saturne, tant y fut faite lors grande chère.

Mais Pantagruel, tout le Sénat ensemble, dit : « Messieurs, cependant que le fer est chaud, il le faut battre ; pareillement, devant que nous débaucher[1] davantage, je veux que nous allions prendre d’assaut tout le royaume des Dipsodes. Pourtant, ceux qui avec moi voudront venir, s’apprêtent à demain après boire, car lors je commencerai marcher. Non qu’il me faille gens davantage pour m’aider à le conquêter[2], car autant vaudrait que je le tinsse déjà ; mais je vois que cette ville est tant pleine des habitants qu’ils ne peuvent se tourner par les rues. Donc je les mènerai comme une colonie en Dipsodie, et leur donnerai tout le pays qui est beau, salubre, fructueux et plaisant sur tous les pays du monde, comme plusieurs de vous savent, qui y êtes allés autrefois. Un chacun de vous qui y voudra venir soit prêt comme j’ai dit. » Ce conseil et délibération[3] fut divulgué par la ville, et au lendemain, se trouvèrent en la place devant le palais jusques au nombre de dix-huit cents cinquante et six mille et onze, sans les femmes et petits enfants. Ainsi commencèrent à marcher droit en Dipsodie, en si bon ordre qu’ils ressemblaient ès enfants d’Israël, quand ils partirent d’Égypte pour passer la mer Rouge.

Mais, devant que poursuivre cette entreprise, je vous veux dire comment Panurge traita son prisonnier le roi Anarche. Il lui souvint de ce qu’avait raconté Épistémon, comment étaient traités les rois et riches de ce monde par les Champs-Elysées et comment ils gagnaient pour lors leur vie à vils et sales métiers.

Pourtant[4], un jour, habilla son dit roi d’un beau petit pourpoint de toile, tout déchiqueté comme la cornette d’un Albanais, et de belles chausses à la marinière, sans souliers (car, disait-il, ils lui gâteraient la vue), et un petit bonnet pers[5], avec une grande plume de chapon. Je faux[6], car il m’est avis qu’il y en avait deux, et une belle ceinture de pers et vert, disant que cette livrée lui advenait[7] bien, vu qu’il avait été pervers.

En tel point, l’amena devant Pantagruel, et lui dit : « Connaissez-vous ce rustre ?

— Non, certes, dit Pantagruel.

— C’est monsieur du roi de trois cuites. Je le veux faire homme de bien. Ces diables de rois ici ne sont que veaux et ne savent ni ne valent rien, sinon à faire des maux ès pauvres sujets et à troubler tout le monde par guerre, pour leur inique et détestable plaisir. Je le veux mettre à métier et le faire crieur de sauce vert. Or commence à crier : « Vous faut-il point de sauce vert ? » Et le pauvre diable criait. « C’est trop bas, » dit Panurge, et le prit par l’oreille, disant : « Chante plus haut, en g, sol, ré, ut. Ainsi… diable ! tu as bonne gorge, tu ne fus jamais si heureux que de n’être plus roi. »

Et Pantagruel prenait à tout plaisir, car j’ose bien dire que c’était le meilleur petit bonhomme qui fût d’ici au bout d’un bâton. Ainsi fut Anarche bon crieur de sauce vert. Deux jours après, Panurge le maria avec une vieille lanternière, et lui-même fit les noces à[8] belles têtes de mouton, bonnes hâtilles[9] à la moutarde et beaux tribars[10] aux ails, dont il en envoya cinq sommades[11] à Pantagruel, lesquelles il mangea toutes, tant il les trouva appétissantes, et à boire belle piscantine[12] et beau cormé[13]. Et pour les faire danser, loua un aveugle qui leur sonnait la note avec sa vielle. Après dîner, les amena au palais, et les montra à Pantagruel, et lui dit, montrant la mariée : « Elle n’a garde de péter.

— Pourquoi ? dit Pantagruel.

— Pour ce, dit Panurge, qu’elle est bien entamée.

— Quelle parole est cela ? dit Pantagruel.

— Ne voyez-vous, dit Panurge, que les châtaignes qu’on fait cuire au feu si elles sont entières, elles pètent que c’est rage, et pour les engarder de péter, l’on les entame. Aussi cette nouvelle mariée est bien entamée par le bas, ainsi elle ne pétera point. »

Pantagruel leur donna une petite loge auprès de la basse rue, et un mortier de pierre à piler la sauce, et firent en ce point leur petit ménage, et fut aussi gentil crieur de sauce vert qui fut onques vu en Utopie. Mais l’on m’a dit depuis que sa femme le bat comme plâtre, et le pauvre sot ne s’ose défendre, tant il est niais.


  1. Interrompre notre travail.
  2. Conquérir.
  3. Résolution.
  4. C’est pourquoi.
  5. Bleu foncé.
  6. Je fais erreur.
  7. Convenait.
  8. Avec.
  9. Brochettes de porc.
  10. Bâtons, saucissons.
  11. Charges de bête de somme.
  12. Piquette.
  13. Boisson de cormes.