Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\P16

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 188-191).

LETTRES QU’UN MESSAGER APPORTA À PANTAGRUEL D’UNE DAME DE PARIS, ET L’EXPOSITION D’UN MOT ÉCRIT EN UN ANNEAU D’OR.

Quand Pantagruel eut lu l’inscription, il fut bien ébahi et, demandant audit messager le nom de celle qui l’avait envoyé, ouvrit les lettres et rien ne trouva dedans écrit, mais seulement un anneau d’or, avec un diamant en table. Lors appela Panurge et lui montra le cas. À quoi Panurge lui dit que la feuille de papier était écrite, mais c’était par telle subtilité que l’on n’y voyait point d’écriture, et pour le savoir la mit auprès du feu, pour voir si l’écriture était faite avec du sel ammoniac détrempé en eau. Puis la mit dedans l’eau pour savoir si la lettre était écrite du suc de tithymale[1]. Puis la montra à la chandelle, si elle était point écrite du jus d’oignons blancs.

Puis en frotta une partie d’huile de noix, pour voir si elle était point écrite de lexif[2] de figuier. Puis en frotta une part de lait de femme allaitant sa fille première née, pour voir si elle était point écrite de sang de rubettes[3]. Puis en frotta un coin de cendres d’un nid d’arondelles[4], pour voir si elle était écrite de rosée qu’on trouve dedans les pommes d’Alicacabut[5]. Puis en frotta un autre bout de la sanie des oreilles, pour voir si elle était écrite de fiel de corbeau. Puis la trempa en vinaigre, pour voir si elle était écrite de lait d’épurge[6]. Puis la graissa d’axonge de souris chauves, pour voir si elle était écrite avec sperme de baleine qu’on appelle ambre gris. Puis la mit tout doucement dedans un bassin d’eau fraîche, et soudain la tira, pour voir si elle était écrite avec alun de plume. Et voyant qu’il n’y connaissait rien, appela le messager et lui demanda : « Compaing[7], la dame qui t’a ici envoyé t’a-t-elle point baillé de bâton pour apporter ? » pensant que fut la finesse que met Aulu-Gelle. Et le messager lui répondit : « Non, monsieur. » Adonc Panurge lui voulut faire raire[8] les cheveux, pour savoir si la dame avait fait écrire avec fort moret[9] sur sa tête rase ce qu’elle voulait mander, mais, voyant que ses cheveux étaient fort grands, il désista, considérant qu’en si peu de temps ses cheveux n’eussent crus si longs.

Alors dit à Pantagruel : « Maître, par les vertus Dieu, je n’y saurais que faire ni dire. J’ai employé, pour connaître si rien y a ici écrit, une partie de ce qu’en met messer Francesco di Nianto, le Toscan, qui a écrit la manière de lire lettres non apparentes, et ce qu’écrit Zoroaster Peri Grammaton acriton, et Calphurnius Bassus, de Litteris illegibilibus ; mais je n’y vois rien et crois qu’il n’y a autre chose que l’anneau. Or le voyons. »

Lors le regardant, trouvèrent écrit par dedans en hébreu : Lamah hazabthani, dont appelèrent Épistémon, lui demandant que c’était à dire ? À quoi répondit que c’étaient mots hébraïques signifiant : « Pourquoi m’as-tu laissé ? » Dont soudain répliqua Panurge : « J’entends le cas. Voyez-vous ce diamant ? c’est un diamant faux. Telle est donc l’exposition de ce veut dire la dame : « Dis, amant faux, pourquoi m’as-tu laissée ? » Laquelle exposition entendit Pantagruel incontinent et lui souvint comment, à son départir[10], il n’avait dit adieu à la dame, et s’en contristait, et volontiers fût retourné à Paris pour faire sa paix avec elle. Mais Épistémon lui réduit à mémoire le département d’Énée d’avec Didon, et le dit[11] d’Héraclides Tarentin que la navire restant à l’ancre, quand la nécessité presse, il faut couper la corde plutôt que perdre temps à la délier, et qu’il devait laisser tous pensements[12] pour survenir[13] à la ville de sa nativité qui était en danger.

De fait, une heure après, se leva le vent nommé nord-nord-ouest, auquel ils donnèrent pleines voiles, et prirent la haute mer, et en brefs jours, passants par Porto Santo et par Madère, firent escale ès îles de Canarre. De là partants, passèrent par Cap Blanco, par Senege, par Cap Virido, par Gambre, par Sagres, par Melli, par le Cap de Bona Speranza[14] et firent escale au royaume de Mélinde. De là partants, firent voile au vent de la transmontane[15], passants par Meden[16], par Uti, par Uden, par Gelasim, par les îles des Fées et jouxte le royaume d’Achorie[17] finalement arrivèrent au port d’Utopie, distant de la ville des Amaurotes par trois lieues et quelque peu davantage.

Quand ils furent en terre quelque peu rafraîchis, Pantagruel dit : « Enfants, la ville n’est loin d’ici ; devant que marcher outre, il serait bon délibérer de ce qu’est à faire, afin que ne semblons ès Athéniens, qui ne consultaient jamais sinon après le cas fait. Êtes-vous délibérés[18] de vivre et mourir avec moi ?

— Seigneur, oui, dirent-ils tous, tenez-vous assuré de nous comme de vos doigts propres.

— Or, dit-il, il n’y a qu’un point que tienne mon esprit suspendu et douteux : c’est que je ne sais en quel ordre ni en quel nombre sont les ennemis qui tiennent la ville assiégée, car, quand je le saurais, je m’y en irais en plus grand assurance. Par ce, avisons ensemble du moyen comment nous le pourrons savoir. »

À quoi tous ensemble dirent : « Laissez-nous y aller voir et nous attendez ici, car pour tout le jourd’hui, nous vous en apporterons nouvelles certaines.

— Je, dit Panurge, entreprends d’entrer en leur camp par le milieu des gardes et du guet, et banqueter avec eux et bragmarder à leurs dépens, sans être connu de nulli[19], visiter l’artillerie, les tentes de tous les capitaines et me prélasser par les bandes[20] sans jamais être découvert : le diable ne m’affinerait[21] pas, car je suis de la lignée de Zopire.

— Je, dit Épistémon, sais tous les stratagèmes et prouesses des vaillants capitaines et champions du temps passé, et toutes les ruses et finesses de discipline militaire ; j’irai, et, encore que fusse découvert et décelé, j’échapperai en leur faisant croire de vous tout ce que me plaira, car je suis de la lignée de Sinon.

— Je, dit Eusthènes, entrerai par à travers leurs tranchées, malgré le guet et tous les gardes, car je leur passerai sur le ventre et leur romprai bras et jambes et fussent-ils aussi forts que le diable, car je suis de la lignée d’Hercules.

— Je, dit Carpalim, y entrerai si les oiseaux y entrent, car j’ai le corps tant allègre que j’aurai sauté leurs tranchées et percé outre[22] tout leur camp devant qu’ils m’aient aperçu, et ne crains ni trait, ni flèche, ni cheval tant soit léger et fût-ce Pégase de Perseus, ou Pacolet, que devant eux je n’échappe gaillard et sauf. J’entreprends de marcher sur les épis de blé, sur l’herbe des prés, sans qu’elle fléchisse dessous moi, car je suis de la lignée de Camille Amazone. »


  1. Euphorbe.
  2. Lessive.
  3. Grenouilles.
  4. Hirondelles.
  5. Fruit de l’alkékenge.
  6. Catapuce ou euphorbe épurge.
  7. Compagnon.
  8. Raser.
  9. Noir.
  10. Séparation.
  11. Mot
  12. Réflexions
  13. Venir en aide.
  14. Par le cap Blanc, Sénégal, Cap Vert, Gambie, le cap de Sagré, le royaume de Melli, le cap de Bonne-Espérance.
  15. Vent du nord.
  16. Médine.
  17. (Contrées imaginaires.)
  18. Résolus.
  19. Personne.
  20. Parmi les troupes.
  21. Tromperait.
  22. Traversé.