Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G6

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 51-53).

DE L’ADOLESCENCE DE GARGANTUA.


Gargantua, depuis les trois jusques à cinq ans, fut nourri et institué en toute discipline convenante, par le commandement de son père, et celui temps passa comme les petits enfants du pays : c’est à savoir à boire, manger et dormir ; à manger, dormir et boire ; à dormir, boire et manger.

Toujours se vautrait par les fanges, se mascarait[1] le nez, se chaffourait[2] le visage, aculait[3] ses souliers, bâillait souvent aux mouches et courait volontiers après les parpaillons[4], desquels son père tenait l’empire. Il pissait sur ses souliers, il chiait en sa chemise, il se mouchait à ses manches, il morvait dedans sa soupe, et patrouillait par tous lieux, et buvait en sa pantoufle, et se frottait ordinairement le ventre d’un panier. Ses dents aiguisait d’un sabot, ses mains lavait de potage, se peignait d’un gobelet, s’asseyait entre deux selles le cul à terre, se couvrait d’un sac mouillé, buvait en mangeant sa soupe, mangeait sa fouace sans pain, mordait en riant, riait en mordant, souvent crachait on[5] bassin, petait de graisse, pissait contre le soleil, se cachait en l’eau pour la pluie, battait à froid, songeait creux, faisait le sucré, écorchait le renard, disait la patenôtre du singe, retournait à ses moutons, tournait les truies au foin, battait le chien devant le lion, mettait la charrette devant les bœufs, se grattait où ne lui démangeait point, tirait les vers du nez, trop embrassait et peu étreignait, mangeait son pain blanc le premier, ferrait les cigales, se chatouillait pour se faire rire, ruait[6] très bien en cuisine, faisait gerbe de feurre[7] aux dieux, faisait chanter Magnificat à matines et le trouvait bien à propos, mangeait choux et chiait poirée, connaissait mouches en lait, faisait perdre les pieds aux mouches, ratissait le papier, chaffourait[8] le parchemin, gagnait au pied, tirait au chevrotin[9], comptait sans son hôte, battait les buissons sans prendre les oisillons, croyait que nues fussent pailles[10] d’airain et que vessies fussent lanternes, tirait d’un sac deux moutures, faisait de l’âne pour avoir du bren[11], de son poing faisait un maillet, prenait les grues du premier saut, ne voulait que maille à maille on fit les haubergeons[12], de cheval donné toujours regardait en la gueule, sautait du coq à l’âne, mettait entre deux vertes une mûre, faisait de la terre le fossé, gardait la lune des loups, si les nues tombaient espérait prendre les allouettes toutes rôties, faisait de nécessité vertu, faisait de tel pain soupe, se souciait aussi peu des rais[13] comme des tondus, tous les matins écorchait le renard. Les petits chiens de son père mangeaient en son écuelle ; lui de même mangeait avec eux. Il leur mordait les oreilles, ils lui grafinaient[14] le nez ; il leur soufflait au cul, ils lui léchaient les badigoinces[15].

Et sabez quoi, hillots[16] ? Que mau de pipe vous bire[17] ! ce petit paillard toujours tâtonnait ses gouvernantes c’en dessus dessous, c’en devant derrière, harri bourriquet, et déjà commençait exercer sa braguette, laquelle un chacun jour ses gouvernantes ornaient de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux flocquars[18], et passaient leur temps à la faire revenir entre leurs mains, comme un magdaléon d’entrait[19], puis s’esclaffaient de rire quand elle levait les oreilles, comme si le jeu leur eût plu. L’une la nommait ma petite dille[20], l’autre ma pine[21], l’autre ma branche de corail, l’autre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon poussoir, ma tarière, ma pendilloche[22], mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille :

« Elle est à moi, disait l’une.

— C’est la mienne, disait l’autre.

— Moi, disait l’autre, n’y aurai-je rien ? Par ma foi, je la couperai donc.

— Ha ! couper ! disait l’autre, vous lui feriez mal, madame ; coupez-vous la chose aux enfants ? Il serait Monsieur sans queue. »

Et pour s’ébattre comme les petits enfants du pays, lui firent un beau virolet[23] des ailes d’un moulin à vent de Mirebalais.


  1. Se noircissait.
  2. Se barbouillait.
  3. Éculait.
  4. Papillons.
  5. Au.
  6. Se ruait.
  7. Paille.
  8. Barbouillait.
  9. Outre en peau de chèvre.
  10. Poêles.
  11. Son.
  12. Cottes de mailles.
  13. Rasés.
  14. Égratignaient.
  15. Babines.
  16. Savez-vous quoi, garçons ? (en gascon).
  17. Que le mal du tonneau (l’ivresse) vous tourmente !
  18. Flocs.
  19. Magdaléon d’emplâtre (médicament roulé en cylindre).
  20. Fausset.
  21. Pomme de pin.
  22. Pendeloque.
  23. Jouet en forme de petit moulin.