Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G47

Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 135-136).

COMMENT GARGANTUA FIT BÂTIR POUR LE MOINE L’ABBAYE DE THÉLÈME.

Restait seulement le moine à pourvoir, lequel Gargantua voulait faire abbé de Seuillé, mais il le refusa. Il lui voulut donner l’abbaye de Bourgueil ou de Saint-Florent, laquelle mieux lui duirait[1], ou toutes deux, s’il les prenait à gré. Mais le moine lui fit réponse péremptoire que de moines il ne voulait charge ni gouvernement : « Car comment, disait-il, pourrai-je gouverner autrui, qui moi-même gouverner ne saurais ? S’il vous semble que je vous aie fait, et que puisse à l’avenir faire service agréable, octroyez-moi de fonder une abbaye à mon devis[2]. » La demande plut à Gargantua, et offrit tout son pays de Thélème, jouxte la rivière de Loire, à deux lieues de la grande forêt du Port-Huault, et requit à Gargantua qu’il instituât sa religion[3] au contraire de toutes autres.

« Premièrement donc, dit Gargantua, il n’y faudra jà bâtir murailles au circuit, car toutes autres abbayes sont fièrement[4] murées.

— Voire, dit le moine, et non sans cause : où mur y a, et devant, et derrière, y a force murmure, envie, et conspiration mutue[5]… »

Davantage[6], vu que en certains couvents de ce monde est en usance que si femme aucune y entre (j’entends des prudes et pudiques), on nettoie la place par laquelle elles ont passé, fut ordonné que si religieux ou religieuses y entrait par cas fortuit, on nettoierait curieusement[7] tous les lieux par lesquels auraient passé, et parce que ès religions de ce monde tout compassé, limité et réglé par heures, fut décrété que là ne serait horloge, ni cadran aucun. Mais, selon les occasions et opportunités, seraient toutes les œuvres dispensées : « Car, disait Gargantua, la plus vraie perte du temps qu’il sût était de compter les heures. Quel bien en vient-il ? et la plus grande rêverie[8] du monde était soi gouverner au son d’une cloche, et non au dicté[9] de bon sens et entendement. »

Item, parce qu’en icelui temps on ne mettait en religion des femmes, sinon celles qu’étaient borgnes, boiteuses, bossues, laides, défaites, folles, insensées, maléficiées[10] et tarées, ni les hommes, sinon catarrés[11], mal nés, niais et empêche[12] de maison…

« À propos, dit le moine, une femme qui n’est ni belle ni bonne, à quoi vaut toile[13] ?

— À mettre en religion, dit Gargantua.

— Voire, dit le moine, et à faire des chemises. »

— … fut ordonné que là ne seraient reçues, sinon les belles, bien formées et bien naturées[14], et les beaux, bien formés et bien naturés.

Item, parce que ès couvents des femmes n’entraient les hommes, sinon à l’emblée[15] et clandestinement, fut décrété que jà ne seraient là les femmes au cas que n’y fussent les hommes, ni les hommes en cas qui n’y fussent les femmes.

Item, parce que tant hommes que femmes, une fois reçues en religion, après l’an de probation, étaient forcés et astreints y demeurer perpétuellement leur vie durante, fut établi que tant hommes que femmes là reçus sortiraient quand bon leur semblerait, franchement et entièrement.

Item, parce que ordinairement les religieux faisaient trois vœux, savoir est de chasteté, pauvreté et obédience, fut constitué que là honorablement on pût être marié, que chacun fût riche et vécût en liberté. Au regard de l’âge légitime, les femmes y étaient reçues depuis dix jusques à quinze ans, les hommes, depuis douze jusques à dix et huit.


  1. Conviendrait.
  2. Plan.
  3. Règle religieuse.
  4. Furieusement.
  5. Mutuelle.
  6. En outre.
  7. Soigneusement.
  8. Folie.
  9. Prescription.
  10. Difformes.
  11. Catarrbeux.
  12. Embarras.
  13. (Prononcez : telle. Jeu de mots).
  14. De beau naturel.
  15. À la dérobée.