Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G34

COMMENT LE MOINE FUT FESTOYÉ PAR GARGANTUA, ET DES BEAUX PROPOS QU’IL TINT EN SOUPANT.

Quand Gargantua fut à table, et la première pointe des morceaux fut baufrée[1], Grandgousier commença raconter la source et la cause de la guerre mue entre lui et Picrochole, et vint au point de narrer comment frère Jean des Entommeures avait triomphé à la défense du clos de l’abbaye, et le loua au-dessus des prouesses de Camille, Scipion, Pompée, César et Thémistocles. Adonc requit Gargantua que sur l’heure fût envoyé quérir, afin qu’avec lui on consultât de ce qu’était à faire. Par leur vouloir l’alla quérir son maître d’hôtel, et l’amena joyeusement avec son bâton de croix sur la mule de Grandgousier. Quand il fut venu, mille caresses, mille embrassements, mille bons jours furent donnés : « Hé, frère Jean, mon ami, frère Jean, mon grand cousin, frère Jean, de par le diable, l’accolée[2], mon ami ! à moi, la brassée[3] ! Cza, couillon, que je t’éreine[4] ! à force de t’accoler. » Et frère Jean de rigoler : jamais homme ne fut tant courtois ni gracieux.

« Cza, cza, dit Gargantua, une escabelle ici auprès de moi, à ce bout.

— Je le veux bien, dit le moine, puisqu’ainsi vous plaît. Page, de l’eau ; boute[5], mon enfant, boute ; elle me rafraîchira le foie. Baille ici que je gargarise.

Deposita cappa, dit Gymnaste, ôtons ce froc.

— Ho ! par Dieu, dit le moine, mon gentilhomme, il y a un chapitre in statutis ordinis auquel ne plairait le cas.

— Bren, dit Gymnaste, bren pour votre chapitre. Ce froc vous rompt les deux épaules : mettez bas.

— Mon ami, dit le moine, laisse-le moi, car par Dieu ! je n’en bois que mieux. Il me fait le corps tout joyeux. Si je le laisse, messieurs les pages en feront des jarretières, comme il me fut fait une fois à Coulaines. Davantage[6], je n’aurai nul appétit. Mais si en cet habit je m’assis à table, je boirai, par Dieu ! et à toi, et à ton cheval, et de hait[7]. Dieu gard’ de mal la compagnie ! J’avais soupé, mais pour ce ne mangerai-je point moins, car j’ai un estomac pavé, creux comme la botte saint Benoît, toujours ouvert comme la gibecière d’un avocat. De tous pois sons fors que[8] la tanche, prenez l’aile de la perdrix ou la cuisse d’une nonnain. (N’est-ce falotement mourir quand on meurt le caiche[9] raide ?) Notre prieur aime fort le blanc de chapon.

— En cela, dit Gymnaste, il ne semble point aux renards, car des chapons, poules, poulets qu’ils prennent, jamais ne mangent le blanc.

— Pourquoi ? dit le moine.

— Parce, répondit Gymnaste, qu’ils n’ont point de cuisiniers à les cuire, et, s’ils ne sont compétentement[10] cuits, ils demeurent rouge et non blanc. La rougeur des viandes est indice qu’elles ne sont assez cuites, exceptés les gammares[11] et écrevisses que l’on cardinalise à la cuite[12].

— Fête-Dieu Bayard ! dit le moine, l’enfermier[13] de notre abbaye n’a donc la tête bien cuite, car il a les yeux rouges comme un jadeau[14] de vergne[15] !… Cette cuisse de levraut est bonne pour les goutteux… À propos truelle, pourquoi est-ce que les cuisses d’une damoiselle sont toujours fraîches ?

— Ce problème, dit Gargantua, n’est ni en Aristotèles, ni en Alexandre Aphrodisé, ni en Plutarque.

— C’est, dit le moine, pour trois causes, par lesquelles un lieu est naturellement rafraîchi. Primo pour ce que l’eau décourt tout du long ; secundo, pour ce que c’est un lieu ombrageux, obscur et ténébreux, auquel jamais le soleil ne luit, et tiercement pour ce qu’il est continuellement éventé des vents du trou bise, de chemise, et d’abondant[16] de la braguette. Et de hait[17] !

« Page, à la humerie[18] ! Crac, crac, crac ! Dieu est bon qui nous donne ce bon piot[19] ! J’avoue[20] Dieu, si j’eusse été au temps de Jésus-Christ, j’eusse bien engardé[21] que les Juifs ne l’eussent pris au jardin d’Olivet. Ensemble le diable me faille[22] si j’eusse failli de couper les jarrets à messieurs les apôtres qui fuirent tant lâchement, après qu’ils eurent bien soupé, et laissèrent leur bon maître au besoin ! Je hais plus que poison un homme qui fuit quand il faut jouer des couteaux. Hon ! que je ne suis roi de France pour quatre vingts ou cent ans ! Par Dieu ! je vous mettrais en chien courtaut[23] les fuyards de Pavie ! Leur fièvre quartaine ! Pourquoi ne mouraient-ils là plutôt que laisser leur bon prince en cette nécessité ? N’est-il meilleur et plus honorable mourir vertueusement bataillant que vivre fuyant vilainement ?… Nous ne mangerons guère d’oisons cette année. Ha ! mon ami, baille de ce cochon. Diavol[24] ! il n’y a plus de moût[25]. Germinavit radix Jesse. Je renie ma vie, je meurs de soif… Ce vin n’est des pires. Quel vin buviez-vous à Paris ? Je me donne au diable si je n’y tins plus de six mois pour un temps maison ouverte à tous venants !… Connaissez-vous frère Claude de Saint-Denis ? Ô le bon compagnon que c’est ! Mais quelle mouche l’a piqué ? Il ne fait rien qu’étudier depuis je ne sais quand. Je n’étudie point, de ma part. En notre abbaye nous n’étudions jamais, de peur des auripeaux[26]. Notre feu abbé disait que c’est chose monstrueuse voir un moine savant. Par Dieu ! monsieur mon ami, magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes

« Vous ne vîtes onques tant de lièvres comme il y en a cette année. Je n’ai pu recouvrir[27] ni autour, ni tiercelet[28] de lieu du monde. Monsieur de La Bellonnière m’avait promis un lanier[29], mais il m’écrivit naguères qu’il était devenu pantois[30]. Les perdrix nous mangeront les oreilles mésouan[31]. Je ne prends point de plaisir à la tonnelle[32], car j’y morfonds. Si je ne cours, si je ne tracasse[33], je ne suis point à mon aise. Vrai est que, sautant les haies et buissons, mon froc y laisse du poil. J’ai recouvert[34] un gentil lévrier. Je donne au diable si lui échappe lièvre. Un laquais le menait à Monsieur de Maulevrier, je le détroussai. Fis-je mal ?

— Nenni, frère Jean, dit Gymnaste, nenni, de par tous les diables, nenni !

— Ainsi, dit le moine, à[35] ces diables, cependant qu’ils durent ! Vertu Dieu ! qu’en eût fait ce boiteux ? Le corps Dieu ! il prend plus de plaisir quand on lui fait présent d’un bon couble[36] de bœufs.

— Comment, dit Ponocrates, vous jurez, frère Jean ?

— Ce n’est, dit le moine, que pour orner mon langage. Ce sont couleurs de rhétorique Cicéroniane. »


  1. Bâfrée, avalée.
  2. Accolade.
  3. Embrassade.
  4. T’éreinte, te brise les reins.
  5. Mets.
  6. En outre.
  7. De boa cœur, joyeusement.
  8. Hors.
  9. Cazzo, membre viril.
  10. Convenablement.
  11. Homards.
  12. Cuisson.
  13. L’infirmier.
  14. Écuelle.
  15. Aune.
  16. De plus.
  17. De bon cœur !
  18. À boire !
  19. Vin.
  20. Je confesse.
  21. Empêché.
  22. Manque.
  23. Queues et oreilles coupées.
  24. Diable !
  25. Sauce au moût.
  26. Oreillons.
  27. Recouvrer.
  28. Faucon mâle.
  29. (Oiseau de proie).
  30. Asthmatique.
  31. Cette année.
  32. Chasse au filet.
  33. Cours de côté et d’autre.
  34. Recouvré.
  35. (Sous-entendez : je bois).
  36. Couple.