Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\G10

COMMENT GARGANTUA FUT MIS SOUS AUTRES PÉDAGOGUES.


À tant[1] son père aperçut que vraiment il étudiait très bien et y mettait tout son temps, toutefois qu’en rien ne profitait, et, que pis est, en devenait fou, niais, tout rêveux et rassoté[2].

De quoi se complaignant à don Philippe des Marays, vice-roi de Papeligosse, entendit que mieux lui vaudrait rien n’apprendre que tels livres, sous tels précepteurs, apprendre, car leur savoir n’était que bêterie, et leur sapience n’était que moufles[3], abâtardisant les bons et nobles esprits et corrompant toute fleur de jeunesse.

« Qu’ainsi soit, prenez, dit-il, quelqu’un de ces jeunes gens du temps présent, qui ait seulement étudié deux ans. En cas qu’il n’ait meilleur jugement, meilleures paroles, meilleur propos que votre fils, et meilleur entretien et honnêteté entre le monde, réputez-moi à jamais un taille-bacon[4] de la Brenne. »

Ce que à Grandgousier plut très bien, et commanda qu’ainsi fût fait.

Au soir, en soupant, ledit des Marays introduit un sien jeune page de Villegongis, nommé Eudémon, tant bien testonné[5], tant bien tiré, tant bien épousseté, tant honnête en son maintien que trop mieux ressemblait quelque petit angelot qu’un homme. Puis dit à Grandgousier :

« Voyez-vous ce jeune enfant ? il n’a encore douze ans. Voyons, si bon vous semble, quelle différence y a entre le savoir de vos rêveurs matéologiens[6] du temps jadis et les jeunes gens de maintenant. »

L’essai plut à Grandgousier, et commanda que le page proposât. Alors Eudémon, demandant congé de ce faire audit vice-roi son maître, le bonnet au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeux assurés, et le regard assis sur Gargantua avec modestie juvénile, se tint sur ses pieds et commença le louer et magnifier, premièrement de sa vertu et bonnes mœurs, secondement de son savoir, tiercement de sa noblesse, quartement de sa beauté corporelle, et, pour le quint[7], doucement l’exhortait à révérer son père en toute observance[8], lequel tant s’étudiait à bien le faire instruire ; enfin le priait qu’il le voulût retenir pour le moindre de ses serviteurs, car autre don pour le présent ne requérait des cieux, sinon qu’il lui fût fait grâce de lui complaire en quelque service agréable.

Le tout fut par icelui proféré avec gestes tant propres, prononciation tant distincte, voix tant éloquente, et langage tant orné et bien latin, que mieux ressemblait un Gracchus, un Cicéron ou un Emilius du temps passé qu’un jouvenceau de ce siècle. Mais toute la contenance de Gargantua fut qu’il se prit à pleurer comme une vache, et se cachait le visage de son bonnet, et ne fut possible de tirer de lui une parole, non plus qu’un pet d’un âne mort.

Dont son père fut tant courroucé qu’il voulut occire maître Jobelin. Mais ledit des Marays l’en garda par belle remontrance qu’il lui fit, en manière que fut son ire[9] modérée. Puis commanda qu’il fût payé de ses gages, et qu’on le fit bien chopiner théologalement ; ce fait, qu’il allât à tous les diables :

« Au moins, disait-il, pour le jourd’hui, ne coûtera-t-il guère à son hôte, si d’aventure il mourait ainsi, saoul comme un Anglais. »

Maître Jobelin parti de la maison, consulta Grandgousier avec le vice-roi quel précepteur l’on lui pourrait bailler, et fut avisé entre eux qu’à cet office serait mis Ponocrates, pédagogue d’Eudémon, et que tous ensemble iraient à Paris pour connaître quel était l’étude des jouvenceaux de France pour icelui temps.


  1. Alors.
  2. Sot, assoté.
  3. Mitaines.
  4. Tranche-lard, vaurien.
  5. Coiffé.
  6. Diseurs de billevesées.
  7. Cinquièmement.
  8. Considération.
  9. Colère.