Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\Avertissement


AVERTISSEMENT


Le projet de donner un texte de Rabelais accessible à tous est loin d’être nouveau. Dès 1862 Burgaud des Marets et Rathery, en tête de leur excellente édition, avaient émis cette opinion très raisonnable que « le plus grand nombre des lecteurs… a la faiblesse de vouloir des livres lisibles ». Tout en reproduisant fidèlement le texte des anciennes éditions, ils avaient distingué les
i des j, les u des v, et rétabli la ponctuation selon les règles modernes. Mais leur Rabelais, comme celui de Jannet dans la Bibliothèque elzévirienne, exige encore un effort de lecture capable de décourager toute une catégorie de curieux, suffisamment avertis pour goûter les beautés de notre grand écrivain, mais pas assez familiarisés avec l’étude des textes pour lire couramment un auteur du xvie siècle. Nous avons pensé qu’on pouvait aller plus loin et, tout en respectant le texte original, qu’on pouvait le présenter sous une forme plus facilement assimilable, c’est-à-dire avec l’orthographe moderne.

Entendons-nous.

On a vu paraître depuis quelques années plusieurs Rabelais où, sous le prétexte de mettre notre grand auteur à la portée du public, les éditeurs se sont livrés à de véritables adaptations, défigurant le texte avec une maladresse qui serait touchante si elle ne constituait une véritable profanation envers un des chefs-d’œuvre les plus incontestables de notre langue. Leur transcription sacrilège ne laisse rien subsister du dessin primitif. C’est un badigeonnage grossier qui cache jusqu’au moindre trait de l’admirable fresque du xvie siècle.

Tel n’est pas notre but.

Nous avons voulu, au moment où les efforts d’un groupe de savants et de travailleurs, encouragés par une noble et généreuse initiative, vont enfin permettre aux érudits de lire Rabelais dans une édition critique, où la philologie, les sciences, la littérature antique, l’histoire, le folklore ne laisseront pour ainsi dire aucun point dans l’ombre, que les gens de goût, sans connaissances philologiques spéciales, puissent lire aussi notre grand écrivain.

Voici ce que nous leur apportons :

Notre texte suit mot pour mot celui de Rabelais, reproduisant pour le Ier et le IIe livres l’édition de François Juste, à Lyon, en 1542, pour le IIIe et le IVe celle de Michel Fezandat, à Paris, et pour le Ve (posthume) l’édition anonyme de 1565. Ce sont les textes mêmes adoptés par la savante édition de Marty-Laveaux, publiée chez Lemerre de 1868 à 1876. Nous avons seulement rétabli, dans le Gargantua, les traits des premières éditions contre la Sorbonne que Rabelais avait fait disparaître dans les éditions suivantes.

Les mots de la langue générale sont transcrits dans l’orthographe du dictionnaire moderne. Ceux de l’ancienne langue conservent la leur, tout en subissant eux aussi les simplifications d’une graphie moderne pour les y, les oi, les es, comme par exemple cestuy que nous écrivons cetui.

Pour les formes anciennes, nous avons conservé les plus caractéristiques en donnant en note le mot français équivalent. Certes, il eût mieux valu les respecter toutes, car notre choix, comme tous les choix, est forcément arbitraire, mais il nous a été dicté par le désir de concilier le respect de la langue de Rabelais avec la facilité du lecteur. Ainsi nous avons transcrit médecin pour medicin, esprit pour esperit, mais nous avons conservé dumet pour duvet, pigner pour peigner, etc., préférant encourir le reproche d’avoir été trop scrupuleux plutôt que de tomber dans le défaut contraire.

Pour les verbes, nous les avons conjugués suivant les règles de la grammaire moderne. Voulzit -voulut, prind -prit, vesquit -vécut, savant -sachant. Mais nous avons conservé les parfaits indéfinis : introduit pour introduisit, atteint pour atteignit, etc., familiers à Rabelais.

Là s’arrêtent nos libertés. Nous avons respecté scrupuleusement la syntaxe, laissant au féminin des mots comme arbre, âge, navire, espace, au masculin des termes comme affaire, étude, enclume, sauce, offre, etc., n’accordant pas les participes passés quand Rabelais néglige de le faire, donnant au contraire le pluriel aux participes présents que la grammaire nous prescrit de laisser invariables, et conservant le que où nous mettrions aujourd’hui qui. Cependant nous avons laissé invariable le pronom leur que Rabelais met le plus souvent au pluriel, la forme moderne se rencontrant aussi chez notre auteur

Tel qu’il est, notre texte n’arrêtera, nous l’espérons, aucun lecteur. Nous avons donné, en note, au bas des pages, l’équivalent moderne de tous les mots de l’ancienne langue et même des formes anciennes, sans craindre de répéter la traduction chaque fois que le mot revenait dans le texte. Nous aurions aimé, — et le lecteur s’en serait évidemment bien trouvé — y joindre lignes d’explications et de commentaires, mais nous aurions dépassé notre but qui est uniquement de donner un texte lisible sous un petit volume. D’autres éditions, en particulier l’édition critique de M. Abel Lefranc, dont nous nous honorons d’être un des collaborateurs, combleront aisément cette lacune pour les érudits qui voudront pénétrer jusqu’à la substantifique moelle.

En revanche on trouvera en tête de notre texte une vie de Rabelais mise au courant des découvertes les plus récentes, un résumé chronologique des dates les plus utiles à retenir, et un choix d’opinions empruntées aux écrivains anciens et modernes sur le grand Tourangeau et son œuvre.

Malheureusement, la nécessité de faire court nous a obligé à opérer quelques coupures. Mais sur ce point également, il importe de ne laisser subsister aucun malentendu. Nos suppressions ne portent pas sur les passages « scabreux » : notre Rabelais n’est pas une édition ad usum Delphini. Forcé, pour rentrer dans le cadre d’une collection destinée à une grande diffusion, de sacrifier certains chapitres, nous avons supprimé ceux qui paraissaient les moins intéressants pour les lecteurs, tels que la liste des jeux de Gargantua, le catalogue des livres de la bibliothèque Saint-Victor, la nomenclature des cuisiniers de la Truie ou des mets des Gastrolâtres, les pièces de vers et d’autres passages qui n’ajoutent rien à la gloire littéraire de Rabelais. Nous avons supprimé également les prologues : c’est la seule fois où nous ayons maudit la tyrannie de la mise en pages.

Quant au Ve livre, nous n’en donnons que de courts extraits. Bien que la question de son authenticité n’ait rien à démêler avec une édition comme la nôtre, nous avons pensé que nous pouvions en prendre plus à notre aise avec un livre où les rédacteurs ont très certainement utilisé des matériaux trouvés dans les papiers de Rabelais après sa mort, mais où l’on cherche en vain la verve du maître, sa bonne humeur débordante, son génie du dialogue, aussi bien que le rythme de sa phrase et le charme de son abondance verbale.

Telle qu’elle est, nous savons que notre édition soulèvera plus d’une critique. Nous les acceptons d’avance, en alléguant pour seule excuse que nous n’avons eu d’autre but que d’être utile aux gens de goût et de faire partager au plus grand nombre de lecteurs possible l’amour sans bornes que nous inspire l’œuvre géniale du grand Tourangeau.

H. C.