Galerie espagnole au Louvre



GALERIE ESPAGNOLE
AU LOUVRE.

Jusqu’ici l’école italienne et l’école flamande ont été les seules dignement représentées au Louvre. On citait bien, çà et là, quelques magnifiques peintures de Murillo, de Velasquez et de Ribera ; mais ces chefs-d’œuvre, pour la plupart, vous apparaissaient isolés et sans suite. Quelques tableaux rassemblés au hasard ne font pas un musée. Le génie a ses temps ; on ne voit guère qu’il pousse, un beau matin, comme un champignon après la pluie ; certaines successions nécessaires précèdent son avènement. Pour faire un peintre comme Raphaël, un poète comme Alighieri, un musicien comme Mozart, il faut tout le travail d’un siècle ; l’un relève de l’autre dans cette grande famille, et c’est justement ce lien de parenté mystérieuse, qu’on retrouve dans le sanctuaire des musées, qui distingue l’étude grave et sérieuse des maîtres, d’une curiosité oisive qui se satisfait sans besoin de comparaison. Les collections logiques, pour ainsi dire, outre qu’elles augmentent à l’infini le nombre de vos richesses, vous aident merveilleusement dans l’appréciation des chefs-d’œuvre que vous possédez ; car, pour s’épanouir librement sous vos yeux, la belle fleur étrangère transportée en votre sol a besoin de cette atmosphère natale. À tout prendre, un musée espagnol manquait au Louvre ; on regrettait de n’y pouvoir suivre dans ses développemens ce grand art de la couleur chaude, de la forme énergique et du mouvement, ainsi qu’on peut le faire chaque jour, en ce qui concerne les écoles d’Italie et de Hollande. Les noms que nous avons jusqu’à présent salués en France, ne sont pas les seuls glorieux que l’Espagne ait produits ; derrière les grands maîtres que nous admirions, non sans hésiter parfois quelque peu, faute d’éducation spéciale, il y a toute une école, centre de lumière, d’où se sont échappés ces trois rayons jusqu’à ce jour un peu égarés parmi nous ; et ce grand art de l’Espagne, ne pourrions-nous pas dire, tous tant que nous sommes, qu’avant même qu’il se révélât d’une aussi splendide façon, nous l’avions deviné au fond de nos consciences ? En effet, en lisant cette histoire, où le caractère de l’épopée domine, lors même que vous ne sauriez rien de Velasquez ni de Calderon, vous vous dites comme entraîné par une puissance invisible : L’art est là ; s’il ne nous apparaît pas dans son harmonie et sa grandeur, c’est qu’il est enfoui ; n’importe, il existe ; il ne s’agit plus que de le conquérir. Il suffit de jeter un coup d’œil sur cette terre si pleine encore de sève et de fécondité, dans ces temps que certains prophètes appellent son âge de décrépitude, et qui ne sont, après tout, pour elle, que l’âge d’une transformation tardive et laborieuse ; il suffit de la contempler, cette terre du soleil, pour sentir que ces rares chefs-d’œuvre, qui nous avaient frappés dans leur isolement, bien loin de n’être autre chose que le jet d’une fantaisie indépendante et capricieuse, puisent tous leur loi d’existence dans une unité profonde et catholique, dont le monde ignore peut-être encore le secret en deçà des Pyrénées. Vous appelez l’Espagne une terre usée pour nous ; l’art n’a désormais plus rien à récolter sur ce sol aride, dites-vous, et c’est vouloir perdre sa peine que d’y retourner ! En effet, j’en conviens, vous avez étrangement abusé des couleurs qui se prennent à la surface des choses. Les bonnes lames de Tolède commencent à se rouiller ; les fanfaronnades castillanes nous assomment ; et c’est à mourir d’ennui, quand un soudard ivre nous raconte ses amours avec des comtesses de Séville. Mais la parfaite déconsidération dans laquelle sont tombées ces boutades ingénieuses qui nous plaisaient fort autrefois, signifie tout simplement que les temps du réalisme brutal et du pastiche sont accomplis. Désormais, il ne s’agit plus d’imiter, il faut traduire. D’ailleurs, quels rapports peuvent exister entre de pareilles balivernes et le grand art catholique de Zurbaran ou de Calderon ? C’est au fond des cathédrales et des couverts que l’art espagnol repose enseveli ; c’est là qu’un jour des mains pieuses le rappelleront à la lumière du soleil comme un autre Lazare. L’entreprise vient d’être tentée pour la peinture. Elle a réussi. Voilà toute une école qui va se révéler à nous ; plus tard, la poésie aura son tour, sans doute, et peut-être aussi la musique. Qui sait ?

Ce qu’il faut admirer franchement dans cette entreprise, c’est la générosité toute royale qui l’a commandée et le courage avec lequel elle a été menée à fin. En effet, pour peu qu’on y réfléchisse, on verra que les temps semblaient moins que jamais venus d’une pareille conquête, et, sans s’exagérer les difficultés, il était permis de croire que l’occasion se ferait attendre encore ; car si, d’une part, l’état de dénuement dans lequel les deux partis aux prises depuis tantôt cinq ans entretiennent l’Espagne, favorisait cette tentative ; de l’autre, le transport devenait de plus en plus dangereux à travers des chemins infestés par toutes sortes de bandes ennemies. Enlever à prix d’or une peinture de maître aux murs croulans d’un cloître, où les injures de l’air luttaient contre elle avec les injures du temps, pour la faire tomber, après bien des allées et des venues, entre les mains de Gomez ou de Cabrera, c’eût été, il faut l’avouer, un triste avantage pour le chef-d’œuvre. Quant il s’agit de peinture, le sabre d’un chef de bande vaut bien la faux du temps. N’importe, une volonté éclairée et toute puissante, celle qui dispose des fonds de la liste civile, s’est mise à la tête de l’entreprise, et grace à l’habileté singulière de deux artistes pleins de courage et de persévérance, un nouveau musée va s’ouvrir au Louvre dans quelques jours : le musée espagnol. Pour ma part, je ne sais pas de sensation plus complète que celle qui vous prend en face d’un art qui vous apparaît tout entier avec ses formes imprévues, ses couleurs étranges, ses harmonies ; c’est comme une seconde révélation de la lumière et de la voix ; on respire des parfums inconnus ; on entend des bruits inouis ; il semble qu’on assiste à une fête du printemps, d’un printemps qui n’est pas de ce monde. Il y a dans cette jouissance quelque chose de divin, et c’est ce qui fait que j’applaudis de toutes mes forces à la pensée qui vient de produire le musée espagnol ; pensée généreuse, d’ailleurs, et dont l’Espagne doit se réjouir au moins autant que la France. En effet, à ces magnifiques peintures, hier encore en butte à tous les outrages des hommes et de l’air, nous allons donner le Louvre pour demeure ; c’est du fond de cet asile inviolable que les chefs-d’œuvre immortels feront désormais rayonner sur leur patrie la gloire qui lui appartient. Quant aux grands maîtres, en récompense de leur génie qu’elle adopte, la France leur donnera sa consécration, la seule durable, la seule éternelle. Qui pourrait donc se plaindre d’un tel pacte ? Ces tableaux, aujourd’hui notre richesse, s’effaçaient là-bas de jour en jour ; encore quelques années, ils n’étaient plus que poussière. Qu’on y songe bien, nous ne les enlevons pas à l’Espagne, mais au néant.

Il y a dix-huit mois, MM. Taylor et Dauzats partirent pour l’Espagne, chargés par la liste civile d’aller à la conquête des chefs d’œuvre de l’école de Madrid, de Séville et de Tolède. Depuis ce temps, ils ont parcouru l’Espagne en tout sens, tantôt séparés, tantôt ensemble, visitant les cloîtres abandonnés et les majorats envahis, et cherchant à travers les balles des carlistes la trace de Murillo ou de Zurbaran. Aujourd’hui qu’ils sont de retour avec leur butin magnifique, c’est plaisir de leur entendre raconter, tout en faisant les honneurs de la galerie nouvelle qui s’ordonne sous leurs yeux, les petites ruses dont ils se servaient pour conduire leur affaire à souhait. Ainsi, lorsqu’ils arrivaient dans un de ces couvens où toutes sortes de merveilles sont enfouies pêle-mêle et sans choix, les moines ne manquaient jamais de leur refuser net tout accommodement. Alors il fallait bien avoir recours à l’éloquence. On appelait à son aide la parole d’or de Chrysostôme, pour démontrer aux dignes pères que leurs tableaux tombaient en ruines, et qu’il était de toute nécessité de les faire réparer au plus vite ; et pour témoigner de son désintéressement, on allait même jusqu’à proposer de pourvoir à tous les frais de restauration, moyennant un tableau qu’on prendrait au hasard, comme une simple indemnité. Les moines, qui voyaient dans cet accommodement l’occasion de ne pas débourser un écu, finissaient toujours par accepter, et l’on s’en allait avec un tableau de plus. Or, on pense bien que le tableau pris au hasard ne manquait jamais d’être le meilleur de tous et le plus précieux ; et c’est ainsi, à force d’habileté, de dévouement et de persévérance, que les deux pélerins sont parvenus à composer avec un million la plus admirable galerie qui se puisse voir. Affronter les périls et les fatigues, parcourir les routes d’Espagne à dos de mulet, souffrir la faim et la soif au grand soleil, et s’exposer au poignard des bandits, et tout cela pour quelques tableaux que l’on rapporte à sa patrie ! Que l’on dise encore maintenant que l’art n’est pas une religion.

Le caractère de l’école espagnole, c’est la puissance, l’animation, la vie ; un luxe de couleur qui vous entraîne, une exubérance de sève qui déborde. Du reste, on le sait, elle n’idéalise guère ; et, pour se convaincre de cette vérité, il suffit de comparer un instant les madones de Raphaël avec les vierges de Murillo. Chez l’Italien, tout est pur, calme, réservé ; il s’exhale de ces lignes divines comme une vapeur mystérieuse qui environne la sainte personne, et la consacre plus encore que l’auréole suspendue au-dessus de son front. Chez l’Espagnol, au contraire, la femme vous préoccupe plus que la mère du Christ ; cette reine qui monte au ciel parmi des légions d’anges, n’a rien dépouillé de son humanité, et vous lance du milieu de son assomption glorieuse des regards de feu qui, certes, sont bien loin de vous inspirer le mépris des plaisirs de ce monde. Voilà pour quelle raison l’école espagnole me semble plus admirable lorsqu’elle s’attaque à des sujets de la vie monastique ; c’est dans cette œuvre qu’elle atteint son plus haut point d’originalité, et triomphe de toutes ses rivales. Pour faire d’une femme de sang et de chair, qui pose devant vous, la mère du fils de Dieu, il faut idéaliser, quoi que l’on puisse en dire. Or, il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit de reproduire des têtes sur lesquelles les pratiques austères de la règle et l’habitude de l’extase ont gravé une expression qui n’est déjà plus celle de la vie humaine. En ces temps admirables de la peinture et de la poésie, le dogme catholique enserrait toutes choses, la nature se travaillait elle-même pour l’art.

Nous n’entreprendrons pas de décrire tous les trésors de la nouvelle galerie espagnole ; l’éclat de ces merveilles nous éblouit encore ; qu’il nous suffise de les indiquer en passant ; plus tard, nous reviendrons sur les détails. Que de noms splendides qu’on avait ignorés jusqu’à ce jour ! Il faut du temps pour distinguer les têtes au milieu de cette multitude d’hommes de génie, et compter les étoiles de cette voie lactée. Vous voyez se développer et grandir cette puissante école du midi, vous assistez à toutes les périodes qu’elle a traversées depuis son berceau jusqu’à sa fin. Les voici tous, ces sublimes apôtres de l’art, saluons-les en passant. Voici Moralès el Divino, qui n’a jamais reproduit sur la toile que la face du Christ, la seule qui se soit réfléchie en son ame ; Pedro Orrente, simple et grand comme la Bible, où il s’inspire ; don Juan Carreno de Miranda, le Van Dick de l’Espagne ; Lucas Jordan, qui a couvert l’Escorial de merveilleuses peintures ; Esteban March, énergique et fier comme Salvator ; et Capitan Juan de Toledo, guerrier et peintre de batailles, Espagnol de bonne race, qui tient une épée d’une main, un pinceau de l’autre ; Alonzo Cano, artiste de la famille de Michel-Ange, peintre, architecte et statuaire, le même qui tua sa femme, et dont les bourreaux respectèrent le bras droit, qui avait créé tant de chefs-d’œuvre ; puis encore Jose Ribera, duquel Byron a dit qu’il colorait ses toiles avec le sang des martyrs ; puis Juan de Juanez, qui enveloppe les pieds de ses anges dans de longues et flottantes robes blanches ; puis Francisco Zurbaran, le peintre sublime de la vie monastique, et tant d’autres que j’oublie, et qui se sont groupés, à Madrid, autour de Velasquez ; à Séville, aux pieds de Murillo. Si nous avons tardé jusqu’à présent à citer les grands noms de Murillo et de Velasquez, ce n’est pas que l’on ait commis à leur égard la moindre négligence dans la composition du nouveau musée ; au contraire, grace à cette magnifique entreprise, la France possède aujourd’hui, en plus grand nombre que jamais, d’inappréciables chefs-d’œuvre de ces deux maîtres. Nous avons commencé par les autres, tout simplement parce qu’ils étaient nouveaux pour nous, et méritaient, à ce titre, d’être traités avec plus de cérémonie. Parmi tous ces grands peintres, dont la renommée va désormais nous devenir de jour en jour plus familière, le plus fécond et le plus divinement inspiré, celui dont l’imagination dispose de la forme la plus austère, des teintes les plus mâles et du caractère le plus profond, c’est, sans contredit, Zurbaran. Zurbaran affectionne les sujets empruntés à la vie des cloîtres ; mais non point à cette vie rose, épanouie, et telle qu’il est convenu de la reproduire depuis Voltaire. Zurbaran est le peintre de la règle inexorable et de la pénitence ; nul ne sait mieux que lui les mystères de ces ames désolées par l’excès de la foi ; nul ne sait mieux que lui vêtir d’un suaire claustral ces corps épuisés par le jeûne et la prière, et rendre avec une plus effrayante vérité ces orbites qui se creusent, ces tempes livides, ces mains décharnées, et ces pauvres pieds qui se sont usés à fouler un sol pétri de larmes et d’ossemens. Il faut voir ce moine recueilli qui tient entre ses mains une tête de mort, et semble l’interroger, non pas comme Hamlet, le sourire sur les lèvres, mais avec une gravité solennelle, et comme pour s’inspirer quelque salutaire terreur. Il faut voir aussi le saint François en extase, tendant ses deux mains saignantes au bel archange qui le visite, pour comprendre tout ce qu’il y a de sombre expression et de mélancolie rêveuse dans le génie de Zurbaran.

Maintenant, en ce qui regarde Murillo, nous dirons tout simplement que la Vierge à l’Alfaja est la plus admirable peinture qui se puisse voir de ce maître. Sainte Marie est assise, tenant sur ses genoux le petit Jésus, qu’elle enveloppe de ses langes ; et comme l’enfant divin ouvre la bouche pour pleurer, de beaux chérubins, groupés à l’entour, s’occupent à le distraire de sa peine en jouant de divers instrumens. Et tout cela se passe avec une simplicité délicieuse dans cette lumière chaude et transparente, qui est comme l’harmonie de la peinture. Sans compter que nous avons encore de Murillo la Décollation de saint Rodrigue, une Sainte Catherine, l’Enfant prodigue, la Conception de la Vierge et le Saint Félix de Cantalicio, composition suave et tout empreinte de mélancolie, où l’intérêt s’accroît encore par le charme de l’action. — Le soleil commence à décliner ; l’ermite, las de mendier vainement, va retourner à jeun dans sa cellule, lorsque l’enfant divin descend du ciel, et dépose un pain dans sa besace, tandis que des anges écartent le voile des nuages pour épier cette rencontre miraculeuse. — Puis, enfin, le portrait de Murillo peint par lui-même, objet d’amour et de vénération, inappréciable trésor. Cette noble tête de Murillo, que vous avez conquise, placez-la désormais au milieu des chefs-d’œuvre qu’elle a conçus, afin qu’elle entende le bruit que font au-dessous d’elle les applaudissemens de la postérité, et se réjouisse sans cesse dans sa création. — De Ribera, nous avons l’Assomption de sainte Marie l’égyptienne, composition terrible qui contraste singulièrement avec la manière dont Murillo a l’habitude de traiter des sujets pareils. Cette forme livide, qui sort du sépulcre et se dirige seule vers le ciel sans qu’un ange l’accompagne dans sa route, cette nature désolée et morne, vous glacent d’épouvante. Qu’on est loin alors des doux ravissemens et des agréables pensées que Murillo éveille dans le cœur ! et pourtant le motif est à peu près le même. Oui, mais quelle différence dans la manière de l’envisager ! D’un côté, c’est une morte ressuscitée à peine, qui flotte au hasard dans un air humide et froid ; de l’autre, une belle jeune femme qui n’a jamais cessé de vivre, et s’élève parée de tous ses attraits au milieu d’une gerbe de lumière et d’un chœur de blonds adolescens, frais épanouis. Tant il est vrai que le sujet n’est, dans les mains de l’artiste, qu’une argile qui se modifie et se transforme selon sa volonté. Ribera aime surtout une nature âpre, escarpée et sévère ; il faut, avec lui, que le sang coule et que les chênes craquent. Murillo, au contraire, se complaît dans la lumière, l’harmonie et l’encens. Murillo est comme le soleil, qui réjouit toute chose. On peut citer encore de Jose Ribera deux toiles importantes, et qui figurent aussi dans le nouveau musée. Je veux parler de l’Hercule assommant le Centaure, et surtout de l’admirable Martyre de saint Barthelémy, où se révèle toute la sauvage énergie de l’élève de Caravage. Quant à Velasquez, il faut placer au premier rang des chefs-d’œuvre nouvellement conquis de ce maître l’Adoration des bergers, belle et naïve peinture, encore dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa couleur, ainsi que le portrait du comte-duc d’Olivarez, qui fonda la réputation de son auteur à la cour du roi Philippe IV. Enfin, pour clore cette rapide nomenclature, nous parlerons d’un sujet de sainteté, d’Andrea del Sarto, et du portrait de Philippe II, par Titien, deux merveilles enlevées à l’abîme des temps du même large coup de filet.

Oui, c’est là une solennelle conquête, et nous en avons la certitude, l’Espagne, tôt ou tard, s’en réjouira comme nous, car il y va de son intérêt et de sa gloire. Quant à l’ordonnance que le ministre de l’intérieur vient de publier à Madrid, et qui a pour but d’interdire toute exportation à l’étranger des tableaux de l’école espagnole, nous ne pouvons prendre au sérieux cette boutade, au moins intempestive. Pourquoi vouloir parquer le génie dans l’étroite mesure d’un royaume ? Pourquoi vouloir lui donner les Pyrénées et la mer pour limites, à lui qui est éternel et de tous les pays et n’a de bornes ni dans l’espace, ni dans le temps ? Certes, s’il doit exister entre les peuples des relations agréables et fécondes, ce sont celles qui reposent sur le commerce des œuvres de la pensée. Nous vous ravissons vos trésors, dites-vous ? Eh bien ! imitez notre exemple, venez en France, parcourez nos provinces, et si vous trouvez dans quelque château en ruines des toiles de Claude ou de Poussin, emportez-les, qui vous empêche ? Que le Musée soit le sanctuaire inviolable de l’art national, rien de plus juste ; mais aussi que les chefs-d’œuvre restés en dehors de l’arche sainte, que les chef d’œuvre errans passent de l’Italie en Allemagne, qu’ils circulent, qu’ils changent de maîtres et soient transmis sans relâche pour l’enseignement des peuples. D’ailleurs, puisque les palais d’Aranjuez, d’El Pardo, de la Granja, d’El Buen Retiro ne sont pas assez vastes pour contenir toutes vos richesses ; puisqu’il ne s’agit plus que de choisir entre nous et les fléaux qui menacent de les anéantir à jamais, pourquoi vous obstiner à regretter cette conquête, destinée, après tout, à vous concilier tant de sympathies ? Laissez-les, ces créations sublimes, s’échapper du sépulcre de l’oubli et revivre parmi nous, à votre honneur. Vierges divines, secouez la poussière de vos vêtemens ; blonds séraphins, sortez du milieu des ruines ; et vous, saints canonisés, levez au ciel vos mains marquées des stigmates de la croix ; venez, légion splendide, abattez-vous du haut des Pyrénées, la France vous tend les bras, et toi, leur mère féconde, Espagne, regarde-les s’enfuir avec joie ; ne pleure pas, car tu ne seras point oubliée avec ingratitude, et, du fond de ce Louvre que nous leur donnons pour tabernacle, ils parleront de ta gloire au monde entier qui viendra les visiter !

Au reste, l’Espagne aurait mauvaise grace à vouloir se plaindre de notre façon d’agir vis-à-vis d’elle, car on pourrait, au besoin, lui citer pour excuse son propre exemple. En 1628, Philippe IV envoya en Italie, un homme investi de toute sa confiance, et chargé par lui d’une mission à peu près pareille à celle que vient d’accomplir si noblement M. le baron Taylor. Il s’agissait de choisir, parmi les chefs-d’œuvre de l’école, les plus admirables, de se les procurer à prix d’or, et de les rapporter au roi pour son musée. Or, en fait de peinture, l’envoyé n’était pas homme à se laisser prendre en défaut, et s’appelait tout simplement Velasquez. Après tout, on peut le redire sans trop de vanité, ce qui pouvait arriver de plus heureux à ces tableaux, c’était que la France s’en emparât. La France s’enthousiasme volontiers pour tous les nouveaux trésors qu’elle possède, elle est toujours prête à faire sonner haut la renommée du génie, de quelque lieu qu’il vienne, et c’est peut-être une de ses plus nobles vertus, que ce désintéressement qu’elle apporte dans toutes les choses d’art. La France proclame la gloire des étrangers avec autant d’amour et de bonheur que s’il s’agissait de ses propres enfans. En Angleterre, on achète une toile de maître à plus haut prix peut-être ; mais aussi, dès qu’on la tient, on l’enferme sous clé, elle disparaît sans que nul en profite ; on en jouit seul, ou, pour mieux dire, on n’en jouit pas du tout. En France, au contraire, on ouvre les portes à la multitude, et plus elle se presse et se foule, plus on se sent le cœur joyeux ; on n’a pas de cesse qu’on ne l’ait montrée à tous, au grand soleil. De tout temps, ç’a été la destinée de la France de s’émouvoir et d’entrer en travail pour rendre populaires les idées et les chefs-d’œuvre. D’ailleurs je ne vois pas quelles raisons légitimes l’Espagne aurait à faire valoir contre nous, en cette occasion. Quelques années encore, et ces tableaux, qui sont sa gloire et la nôtre aussi désormais, disparaissaient du domaine de l’art, où ils tiennent une si noble place. Les coups de sabre dont quelques-uns d’entre eux sont mutilés, prouvent assez qu’on ne les épargnait guère là-bas. Dès-lors, tant de noms lumineux échappaient au baptême de la France. On devait franchir les Pyrénées pour savoir quelque chose du divin Moralès, de Zurbaran, d’Alonzo Cano, et de tant d’autres. C’est une triste nécessité quand il faut apprendre la langue d’un peuple pour lire l’histoire de ses arts. Quelle différence pour l’honneur qui en revient au pays des maîtres, entre les tableaux que l’on emprisonne, à grands frais, dans des salons fastueux, où les conviés seuls sont admis, et ceux que l’on rassemble dans un but de travail et de progrès, et que l’on expose volontiers à chaque heure du jour ! Les uns sont des diamans dans un écrin, les autres des étoiles au firmament. Il est temps d’en user avec plus de franchise, et de dépouiller toutes ces petites rivalités de climats. Messieurs les Espagnols, si vous avez bonne mémoire, vous devez vous souvenir que le mystère ne vous a pas toujours bien réussi, vous en avez été les dupes plus d’une fois. Je me contente de citer un seul fait.

En 1520, Fernand Magellan, dans une expédition entreprise par les ordres de Charles-Quint, découvre la Nouvelle-Hollande, et fait part à l’Espagne de son aventure. Dès-lors le gouvernement, pour obéir sans doute à son éternel système de politique ombrageuse, tient l’affaire secrète ; pas un mot n’en transpire au dehors. Qu’arrive-t-il ? Deux siècles plus tard, Cooke pose le pied sur cette terre, il parle au monde entier de la Nouvelle-Hollande, et l’honneur de cette découverte revient aux Anglais. Ne voilà-t-il pas une belle équipée ? Un peu plus de franchise, et vous enleviez cet avantage à l’Angleterre. Il y a des choses qui, par cela seul qu’elles sont utiles et bonnes, doivent se révéler à l’humanité ; on peut bien, à force de ruse et de calcul, en retarder l’apparition de quelques jours, mais il ne dépend ni d’un empereur, ni d’un peuple, de les exploiter éternellement à leur profit. Si, par un sentiment d’égoïsme national, vous refusez de faire part à l’humanité de vos découvertes, Dieu, qui ne se lasse pas, soufflera l’esprit qui vous a dirigés dans le cœur d’un autre homme, celui-ci accomplira sa mission avec plus de loyauté, et la reconnaissance du monde ira vers lui. Il me semble que cela peut se dire aussi pour les œuvres du génie, qui sont après tout des découvertes dans le champ infini de l’imagination.

Les beaux-arts commencent à s’éveiller de la torpeur funeste où la gravité des temps les avait fait languir. Voyez autour de vous ; tout palpite, et s’anime et prend forme. Une haute et intelligente pensée dirige le travail. Versailles se fait comme aux jours de Louis XIV, l’œuvre de Michel-Ange s’installe aux Petits-Augustins, et le musée espagnol va s’ouvrir. Qu’elle en ait notre reconnaissance, ainsi que les ministres qui l’ont si dignement comprise, MM. Thiers et de Montalivet. Voilà qui répond mieux que les plus belles paroles à tout ce qu’on peut dire. La France veut des arts ; il lui faut, pour qu’elle soit heureuse, de la musique et des tableaux : nous n’osons nommer encore la poésie ; mais les temps viendront. Grace à Dieu, nous n’en sommes plus à discuter cette thèse ridicule que l’art est une chose frivole. S’il y a encore aujourd’hui des gens qui ne voient dans une partition de Mozart ou dans une peinture de Raphaël qu’un moyen de tuer le temps, ils ne l’avouent guère tout haut. Cette importance de l’art doit grandir encore avec les siècles. Les nations finiront par comprendre qu’elles n’ont pas entre elles de point de contact plus sensible que celui-là. Or, voilà ce qui fait qu’on ne saurait trop louer la fondation d’un musée espagnol, aujourd’hui que ce malheureux peuple se débat sous la main de fer d’une double nécessité. Il y a dans cette idée plus d’un germe fécond pour l’Espagne ; et, croyez-le bien, désormais si les temps sont venus, ces beaux anges en extase de Murillo, ces moines ascétiques de Zurbaran, ces martyrs sublimes de Ribera parleront aussi à la France de sympathie nationale et d’intervention.


Henri Blaze