Plon-Nourrit et Cie (2p. 230-234).


XLI


Après avoir rejoint ses gens, le grand chevalier fit placer monseigneur Gauvain sur un roussin, les bras garrottés et les pieds liés sous le ventre du cheval, et durant toute la route il le fit battre de courroies, au point que le sang du prisonnier coulait de toutes parts.

Karadoc avait une femme vieille et hideuse, la plus félonnesse et déloyale vieillarde qui jamais naquit. Et quand elle vit monseigneur Gauvain, elle s’écria :

— Gauvain, Gauvain, enfin je vous ai en ma prison ! Et je prendrai vengeance de vos trahisons.

— Dame, répondit-il, jamais je ne commis de trahison, et il n’y a sous le ciel nul homme qui m’en accusât contre qui je ne m’en défendisse.

— Tu as occis mon fils, et il faut que ce soit par la grande félonie dont tu es plein, car aucun chevalier ne fut meilleur que lui. Et nul n’est plus déloyal et plus traître que toi !

— Vous dites, dame, ce que vous voulez. Mais vous mentez comme une vieille punaise, et parjure !

Lors, la vieille saisit une lance au râtelier et voulut l’en férir ; mais Karadoc, qui se faisait désarmer, courut l’en empêcher.

— Ha, dame, pour Dieu, arrêtez ! Si vous le tuez, vous m’empêcherez d’en faire ce que je veux ! Il souhaite la mort, et il a raison, car je le ferai tant souffrir qu’il lui vaudrait mieux être mort que vif ; jamais il ne sortira de prison.

Ce disant, il prit monseigneur Gauvain, le dévêtit et l’étendit sur une table ; puis il lui fit plusieurs blessures, mais peu profondes, sur tout le corps ; et la vieille oignit les plaies d’un onguent empoisonné. Ensuite, ils le descendirent dans un cachot tout noir et à ce point grouillant de vermine, qu’il n’était au monde de mauvais vers et de bêtes ordes et venimeuses dont il n’y eût là quelque une, dit le conte. Au milieu de cette chartre ténébreuse et glacée s’élevait une pile de cinq pieds de haut, juste assez large et longue pour qu’un homme pût s’y étendre. On laissa là monseigneur Gauvain, avec un peu de foin et une maigre couverture en guise de lit, plus un petit bâton afin qu’il se défendît de la vermine. Et quand il se vit ainsi, il ne put s’empêcher de gémir.

— Ha ! bel oncle, gentil roi débonnaire, comme vous seriez chagrin si vous saviez la douleur où je suis et la peine que je souffre ! Ha, douce reine, comme pâlirait votre beau visage vermeil, si vous connaissiez l’angoisse que je sens ! Ha, seigneurs chevaliers, compagnons de la Table ronde, Dieu vous maintienne pour l’honneur du roi Artus, et vous garde de venir où je suis présentement ! Ha, Galessin, beau cousin, certes vous eûtes grande douleur de me voir enlever ! Et vous, doux ami, Lancelot, si quelqu’un pouvait me secourir, ce serait vous ; mais Notre Sire veuille vous laisser ignorer où l’on m’a jeté, car si la Bretagne vous perdait, elle ne pourrait vous remplacer ! Ha, Galehaut, haut prince, Celui qui souffrit la mort pour nos péchés vous protège ! À Dieu soient recommandés tous mes amis, car je crois bien qu’ils ne me reverront plus !

Ainsi le gentil chevalier plaignait moins son malheur que la douleur que causerait son absence. Or, Dieu voulut qu’une demoiselle qui se promenait dans le jardin l’entendît gémir. Karadoc l’avait enlevée à un chevalier qu’elle aimait, et, bien qu’il fût épris d’elle, elle le haïssait plus que tout. Elle vint à la lucarne par où l’on donnait à manger à monseigneur Gauvain, et demanda qui lamentait de la sorte.

— C’est Gauvain, le neveu du roi Artus, qui ne sait qui lui demande son nom, ni si c’est pour son bien ou son mal.

— Messire Gauvain, je suis une demoiselle qui vous aidera de tout son pouvoir.

— Demoiselle, ces serpents et la vermine qui sont céans m’ôtent le boire et le manger, le dormir et le reposer. Ils m’attaquent sans cesse et je n’ai de quoi me défendre, car j’ai brisé le bâton qu’on m’a donné pour les tuer, et ils ont si fort envenimé mes plaies que j’en ai le corps tout enflé.

Ainsi parlait-il, parce qu’il ignorait que la vieille déloyale avait enduit de poison les blessures que Karadoc lui avait faites.

La demoiselle s’en fut dans la tour où elle logeait. Elle prit ce qu’il faut de farine de seigle pour le pain que pourraient manger dix chevaliers à un dîner ; elle la pétrit avec le suc de l’herbe serpentine et de cinq autres herbes de grande vertu ; puis elle mit ce gâteau à cuire, et enfin à tremper dans du lait de chèvre ; après quoi elle vint le jeter dans le cachot de monseigneur Gauvain.

La vermine, qui sentit l’odeur du pain chaud et du lait, se précipita pour dévorer cette pâture. Mais, sitôt qu’elle l’eut mangée, elle s’échauffa, puis refroidit, et creva toute. D’où vint une si horrible puanteur que messire Gauvain crut que le cœur allait lui sortir du ventre. Alors la demoiselle courut prendre une boîte d’un très bon onguent qu’elle lui tendit au bout d’une perche, et dès qu’il en eut oint ses plaies, la douce odeur de l’onguent lui fit oublier la puanteur. Et, dans la nuit qui suivit, la demoiselle prépara du soufre et de bonnes épices chaudes qu’elle jeta sur la vermine morte, à laquelle elle mit le feu et qui fut réduite en cendres. Enfin elle passa à monseigneur Gauvain des draps, des oreillers, une courtepointe, de bonnes viandes et de bons vins : de façon que, par la vertu de l’onguent sur ses plaies, et du dormir, du boire et du manger, il se trouva tôt tout à fait bien.

Mais le conte laisse ici de parler de lui pour dire ce qu’il advint en son absence à la cour du roi Artus.