Plon-Nourrit et Cie (2p. 205-208).


XXXII


Les Bretons, cependant, qui étaient restés dans la salle, se demandaient tristement ce qu’ils feraient si leur dame était condamnée à mort.

— Je quitterai pour toujours la maison du roi mon oncle, dit messire Gauvain, et je m’exilerai en pays étranger.

Messire Yvain et Keu le sénéchal s’écrièrent qu’ils feraient tout de même.

— Quant à moi, dit Galehaut, je perdrais mon corps et ma terre plutôt que de laisser mourir madame la reine. Toutefois, il convient de mener l’affaire bellement : priez donc monseigneur le roi, sitôt qu’il reviendra du jugement, de lui accorder la vie ; et s’il ne veut, prenez congé et retirez-vous dans vos châteaux : vous verrez ensuite comment je travaillerai.

Il parlait ainsi parce qu’il avait eu nouvelles de l’arrivée du roi des Cent chevaliers, qu’il avait mandé avec une grande armée et qui n’était plus qu’à deux lieues de la ville.

Mais, à ce moment, le roi Artus rentrait dans la salle, suivi des barons de Carmélide, et, par son ordre, Bertolai prit la parole.

— Ores écoutez, seigneurs chevaliers de Bretagne, le jugement rendu du consentement du roi Artus. Celle qui a vécu en sa compagnie contre Dieu et contre toute raison verra effacer en elle tout ce qui a été sacré : parce qu’elle porta couronne sans droit, ses cheveux seront tranchés ainsi que la peau ; de même le cuir de ses mains, parce qu’elles ont été ointes ; enfin les pommettes de ses joues afin qu’à toujours on la reconnaisse. Ensuite elle quittera la terre de monseigneur le roi Artus pour n’y jamais revenir.

En entendant cette sentence, les seigneurs de Bretagne indignés crièrent qu’ils maudissaient tous ceux qui l’avaient rendue, hormis monseigneur le roi, et qu’ils ne demeureraient pas dans une cour où une telle vilenie aurait été faite. Keu le sénéchal surtout parla avec violence, disant que, sauf l’honneur du roi, ceux qui avaient ainsi jugé ne devaient pas être tenus pour loyaux. Mais, au moment qu’il s’offrait pour combattre au nom de la reine et prouver par son corps et ses armes, contre n’importe qui, que le jugement était faux, on vit derrière lui la foule s’écarter, et Lancelot, chaud et irrité, fendit la presse, parut devant le roi et laissa tomber son manteau.

Il demeura ainsi vêtu de son bliaut, et bien pris dans sa taille comme il était, les cheveux blonds et crêpelés, le visage brun, les yeux verts, et tout enflammé de courroux, chacun fut frappé de sa grande beauté. Il écarta Keu si rudement que pour un peu il l’eût abattu aux pieds du roi, et comme le sénéchal irrité se dressait devant lui avec défi, il le repoussa du bras et lui dit :

— Sire Keu, ne vous offrez point à soutenir le droit de madame, car vous ne ferez point cette bataille, ni aucun chevalier céans.

— Et pourquoi, sire ?

— Parce qu’un meilleur que vous la fera.

Cette parole fut souvent reprochée à Lancelot, mais à ce moment peu lui souciait s’il disait bien ou mal.

— Sire, reprit-il en s’adressant au roi, je vous demande en mon nom et au nom de tous les chevaliers de me dire qui a rendu ce jugement.

— Moi, répondit le roi, et tous ces prud’hommes avec moi.

— Sire, j’ai été par votre grâce compagnon de la Table ronde, mais je m’en dévêts, comme je me suis dévêtu de mon manteau : ainsi puis-je protester en votre cour contre vous-même. Le jugement de madame est faux, mauvais et déloyal : je suis prêt à le prouver par mon corps et mes armes. Et si ce n’est assez d’un chevalier, j’en combattrai deux, voire trois.

— C’est de la folie ! dit Keu. Lancelot aurait assez à faire d’un chevalier. Il prétend être plus vaillant que tout le monde !

— Ne vous souciez de cela, sire Keu, reprit Lancelot. Quand j’aurai fait ma bataille contre trois, vous ne voudrez être le quatrième pour toute la terre du roi Artus.

— Lancelot, dit le roi, il est vrai que vos prouesses sont connues, mais vous avez entrepris une bien grande chose en prétendant fausser mon jugement ; jamais chevalier ne l’a osé. Et vous tentez follement. À Dieu ne plaise que je laisse faire en ma cour un combat si inégal !

— Sire, s’écria Galehaut, ce n’est pas droit, en effet ! Jamais au royaume de Logres bataille d’un contre trois n’a été acceptée.

Mais Lancelot lui-même jura qu’il combattrait ainsi. Les barons de Carmélide étaient cruellement offensés de le voir fausser leur jugement, comme de son dédain pour leurs meilleurs champions. Si bien que le roi dut recevoir les gages que les deux parties lui remirent à genoux.