Plon-Nourrit et Cie (2p. 191-194).


XXVII


Ce roi Baudemagu était sire de la terre de Gorre, qui était la plus forte de toute la Grande Bretagne : car le pays était bas et entouré d’une rivière profonde, courante, large et noire, et de marais si fangeux et si mous que ce qui y était entré n’en pouvait plus jamais sortir ; et dans cette terre on trouvait tant d’aventures qu’il n’est personne qui le pût croire. Et il y avait aussi une mauvaise coutume, qui y avait été mise lorsque les temps aventureux commencèrent.

À la mort du roi Urien de Gorre, messire Yvain le grand, son fils, préféra de rester auprès du roi Artus et céda sa terre à son cousin Baudemagu. Celui-ci, qui était sage et de grand sens, voulut la renforcer et la mieux peupler. Pour cela, il fit tout d’abord détruire les deux ponts par où l’on y entrait. Puis, en face de Gahion, qui était la maîtresse cité du royaume, on ficha en terre, de chaque côté de l’eau, deux gros troncs d’arbres renforcés de chaînes, et de l’un à l’autre on scella une planche d’acier, aiguisée et tranchante comme une épée, si claire, en outre, qu’on s’y fût miré : tel fut le premier pont, qu’on nomma pont Perdu ou pont de l’Épée. À un autre endroit, à cinq journées de là, le roi Baudemagu fit faire un autre pont d’une poutre étroite jetée entre deux eaux, de façon que celui qui y voudrait passer eût six pieds de rivière au-dessus de la tête : ce fut le pont Sous l’Eau. Et chacun de ces deux ponts était défendu par un chevalier, en sorte que, si l’on réussissait à les franchir, il fallait encore combattre le gardien à outrance. Les vaincus ou ceux qui n’osaient tenter jusqu’au bout l’aventure devaient jurer de ne point quitter la terre de Gorre avant qu’un chevalier les eût délivrés en forçant le passage : jusque-là, avec leurs amies, s’ils en menaient avec eux, et leurs écuyers, ils devaient vivre en labourant comme des serfs, aussi vils que sont les juifs entre les chrétiens.

Or, le pont de l’Épée était gardé par le propre fils du roi Baudemagu, qui avait nom Méléagant. C’était un chevalier grand et bien taillé, roux, la peau couverte de taches de son, d’ailleurs si orgueilleux qu’il n’eût laissé chose entreprise à tort ou à raison pour remontrance qu’on lui eût faite. Le jour que Galehaut confia à Baudemagu sa terre en baillie, il était à la cour, où il était venu pour voir Lancelot dont il avait ouï dire merveilles ; mais il n’imaginait pas qu’il pût exister un champion meilleur que lui-même ; aussi déclara-t-il à son père que Lancelot n’avait pas le corps et les membres faits de sorte à être plus preux que lui.

— Beau fils, répondit le roi en hochant la tête, par la foi que je dois à Dieu, ce n’est pas la grandeur du corps, mais celle du cœur, qui fait le bon chevalier ! Et si tu es plus fort que Lancelot, il est plus prisé que toi : en toute la terre du roi Artus, il n’est personne qui puisse rivaliser avec lui.

— Je ne suis pas moins prisé d’armes en mon pays que lui dans le sien. Et, si ce n’était de vous, on me connaîtrait depuis longtemps par le monde. Mais vous ne m’avez jamais laissé faire ce que je désirais, et par vous j’ai plus perdu de renommée que je n’en ai gagné.

— Si tu es prisé dans ton pays, c’est toute la gloire que tu as ; au dehors tu n’en as point, tandis que la sienne court par le siècle.

— Puisqu’il est de si grand prix, que ne vient-il en votre terre délivrer les exilés bretons ?

— Il a de plus grandes choses à accomplir ; et celle-là pourrait bien advenir un jour.

— Dieu ne m’aide, s’il les délivre, moi vivant !

— Laissons cela. Quand vous aurez fait ce que j’ai fait, vous serez plus modeste que vous n’êtes à cette heure. Et j’imagine que vous avez tel projet en tête que vous ne pourrez achever sans honte.