Plon-Nourrit et Cie (2p. 122-125).


VI


Les compagnons parvinrent ainsi au bord d’un val semé de fleurs. Au milieu, l’on voyait sourdre une fontaine dont l’eau semblait fraîche comme glace et dont le mince ruisseau courait si clair sur du menu gravier qu’il brillait au soleil plus qu’une épée d’argent. Un grand pin ombrageait la source et, pour cette raison, on la nommait la fontaine du Pin.

Comme les chevaliers et la pucelle allaient entrer dans la vallée, ils virent un écuyer sortir au grand galop de la forêt voisine, traverser la prairie, appuyer contre l’arbre une liasse de lances, suspendre rapidement à une branche un écu noir semé de gouttes d’argent, et regagner à toute bride le couvert des arbres. Intrigués, ils se dissimulèrent dans le bois. Ils n’attendaient pas depuis bien longtemps, lorsque surgit de la forêt un chevalier monté sur un fort destrier. Il approche de l’arbre, regarde les lances en riant, descend de son cheval, ôte son heaume et, penché sur la source, boit à longs traits. Comme il se relevait, il aperçoit l’écu, et tout soudain fond en larmes. Mais bientôt il arrête de pleurer, et se reprend à rire aux éclats et à mener la plus grande joie du monde. À nouveau, il repart à gémir ; puis à rire ; et ainsi de suite sept ou huit fois.

— En nom Dieu, s’écria Keu, si ce n’est là un fol, c’est qu’il n’en est plus en ce monde. Tantôt il pleure, tantôt il rit ! J’irai lui demander pourquoi.

Mais Sagremor courut à la tête de son cheval.

— Par mon chef, vous n’irez point ! Vous savez bien que les reconnaissances me reviennent de droit. C’est pour cela que madame m’a surnommé le desréé.

En effet, la reine l’avait un jour appelé ainsi parce qu’il était toujours le premier à se détacher, à quitter les rangs et à courir à l’ennemi. À lui toujours la première lance ; à lui de combattre à l’extrême pointe, en enfant perdu. Donc, il piqua des deux vers le chevalier inconnu, mais il n’obtint d’autre réponse à sa question qu’un regard de travers et ces mots :

— Beau sire, laissez-moi en paix ; je n’ai cure de votre compagnie.

— Par Dieu, répliqua Sagremor, il vous faudra donc me répondre de force !

Là-dessus, l’inconnu de lacer son heaume et de changer son écu blanc au quartier de sable pour celui qui était suspendu à la branche, le tout en pleurant et lamentant à croire qu’il allait rendre l’ame ; puis il prend une des lances appuyées à l’arbre et, tout riant, laisse courre à Sagremor. Du premier coup, il le fait voler à terre ; après quoi il attrape son cheval, le débride, le chasse dans la foret à coups de bois de lance, et se reprend à gémir de toutes ses forces.

À son tour, Keu s’adresse au chevalier qui pleure et rit, et se voit traité tout de même ; puis Giflet, puis messire Yvain ; et messire Gauvain allait jouter, lui cinquième, lorsqu’il vit sortir du bois un gros nain, tout bossu, monté sur un palefroi à selle dorée et portant sur l’épaule un bâton de chêne fraîchement coupé. L’affreux petit homme pique vers le pin, et arrivé à côté du chevalier qui pleure et rit, il se dresse sur ses étriers et commence de le battre à grands coups de sa gaule ; enfin, las de le frapper, il saisit son destrier par le frein, et l’emmène sans que le battu ait fait seulement mine de résister.

À voir cela, messire Gauvain et les quatre compagnons démontés étaient stupéfaits au point qu’ils semblaient hors de sens.

— Par ma foi, dit enfin messire Gauvain, c’est là une des plus grandes merveilles que j’aie jamais connues ! À tout prix, il faut que je sache quel est ce chevalier, et pourquoi il a tant pleuré et tant ri, et pourquoi le nain l’a battu.

Là-dessus, il recommanda ses compagnons à Dieu, en leur disant de le suivre quand leurs écuyers auraient rattrapé leurs chevaux, et il se mit sans tarder sur les traces du nain et de son prisonnier.