Plon-Nourrit et Cie (2p. 115-118).


IV


Ils chevauchèrent tout, le reste de la nuit à travers la forêt, qui appartenait au roi de Norgalles et qu’on nommait la forêt Bleue. Au matin, ils débuchèrent dans une grande lande où ils aperçurent un chevalier en grand péril, car il était aux prises avec deux autres fer-vêtus et dix sergents ; mais il se défendait si roidement que ses assaillants n’en pouvaient venir à bout.

— Sire, dit la pucelle à monseigneur Gauvain, je crois bien que ceux-là sont de la maison du roi de Norgalles. Détournons-nous un peu afin qu’ils ne me reconnaissent pas.

— Par Dieu, demoiselle, il me faut aider ce chevalier qui est seul et qu’ils ont fort malmené.

— Certes, vous n’avez jamais rien dit dont je vous sache si bon gré. Je ne sais quel est ce chevalier, mais il est si preux que je lui donnerais mon amour volontiers.

Là-dessus, messire Gauvain heurta son cheval des éperons et reconnut en approchant Sagremor le desréé. Il renversa du premier coup l’un des deux chevaliers de Norgalles ; puis, comme un sergent haussait sa hache pour l’en frapper, il lui coupa le bras ; fendit à un autre, d’un seul revers, la tête en deux morceaux, comme une pomme ; et heurta le troisième du poitrail de son destrier. Cependant Sagremor faisait voler le chef du deuxième chevalier. Ce que voyant le reste des sergents prit du champ.

Les deux compagnons s’embrassèrent sans daigner poursuivre ces gens de pied ; après quoi ils s’en revinrent vers la pucelle qui était demeurée sous le couvert du bois afin de n’être pas reconnue.

— Qui est-ce ? demanda Sagremor.

— En nom Dieu, répondit messire Gauvain, c’est une demoiselle, belle à merveille.

— Qu’elle soit donc la bienvenue ! reprit Sagremor.

Et il se hâta de saluer la pucelle.

— Demoiselle, dit messire Gauvain, ne disiez-vous pas que vous accorderiez votre amour à ce chevalier ?

— Certes, sire !

— Dévoilez-vous donc.

— Comment ? Ne m’a-t-il pas lui-même donné son cœur ?

— Il veut vous voir auparavant, car un chevalier ne saurait aimer sans connaître ce qu’il aime.

— Sire, dit la pucelle à Sagremor, c’est donc que j’ai de vous meilleure opinion que vous de moi, car je vous donnai mon amour d’abord que je vous aperçus. Je me dévoilerai, mais vous ôterez votre heaume. Si je vous plais, vous le direz ; mais si vous n’êtes à mon gré, quitte et quitte !

— Soit ! dit Sagremor en riant.

Là-dessus, la pucelle de baisser son voile et de rire à son tour.

— Ha ! dame, s’écria Sagremor aussitôt, je veux être vôtre et me tiens pour assez payé !

— En nom Dieu, répondit la demoiselle en regardant monseigneur Gauvain, un chevalier aussi preux que vous me priait d’amour hier soir !

— Demoiselle, vous allez donc me trouver bien laid, bien noir et bien marqué des coups que j’ai reçus.

Ce disant il ôta son heaume, et elle vit qu’il avait le visage le plus bel et le plus avenant malgré les meurtrissures du combat.

— Demoiselle, que vous en semble ? demanda messire Gauvain.

— Sire, mieux encore que devant !

Là-dessus Sagremor lui donna un baiser, et elle le lui rendit très volontiers.

— Dame, dit messire Gauvain, vous n’avez pas fait trop indigne ami : c’est Sagremor le desréé, neveu de l’empereur de Constantinople et compagnon de la Table ronde.

La demoiselle fut très contente, et Sagremor et elle se mirent à se regarder ; or, tant plus ils se regardaient, tant plus ils s’aimaient. Mais le desréé avait une maladie : c’est que, lorsqu’il s’était bien échauffé à combattre, il lui fallait trouver à manger ; sinon, en se refroidissant, il enrageait tout vif de faim et s’affaiblissait jusqu’à mourir. Et, à cause de cela, Keu le sénéchal l’avait un jour surnommé Mort de Jeûne. Messire Gauvain dut faire mener en laisse par la pucelle son propre destrier et monter en croupe derrière son compagnon pour le soutenir ; mais, de la sorte, ils parvinrent à la maison d’un vavasseur, où Sagremor eut à manger et reprit toute sa force. Et, le lendemain, les deux chevaliers se remirent en route, en compagnie de la pucelle.