Plon-Nourrit et Cie (2p. 108-110).


II


Un jour, à Carduel, que le roi était assis à son haut manger entre ses barons, il tomba tout à coup dans une rêverie profonde, la main appuyée sur un couteau dont la lame pliait sans qu’il s’en aperçût, et bientôt des larmes lui coulèrent le long du visage, de sorte qu’il n’y avait personne dans la salle qui ne fût ébahi de le voir ainsi. Au bout d’un moment, messire Gauvain dit à Keu le sénéchal :

— Que faire ? Je crains que, si nous le tirons de son penser, il ne nous en sache mauvais gré. Il me faut pourtant l’en ôter, doive-t-il m’en vouloir à jamais.

Il allait s’avancer lorsque Keu l’arrêta par le bras :

— Sire, attendez, dit-il.

Et avisant un cor qui était pendu à un massacre de cerf, il l’emboucha et en sonna à faire trembler toute la salle et jusqu’aux chambres de la reine. Le roi tressaillit légèrement.

— Qu’est-ce ?

— C’est, lui dit messire Gauvain, que vous êtes perdu en votre penser, quand vous devriez festoyer tout ce monde qui est venu à votre cour pour se réjouir. Les larmes vous couvrent la face : ce serait une triste chose si l’on vous comparait à un enfant, vous que l’on tient pour un des hommes les plus sages qui soient.

— Gauvain, Gauvain, répondit le roi, personne ne pourrait me blâmer de mon penser, car je songe au meilleur des chevaliers, celui qui fit ma paix avec Galehaut. J’ai connu un temps où les compagnons de la Table ronde s’efforçaient de s’adjoindre tous les plus preux du monde. Mais il n’en va plus de la sorte, et c’est à votre honte !

— Sire, sachez que je ne vous ferai plus honte !

Et messire Gauvain, s’approchant de la fenêtre, leva la main vers une église dont on apercevait le clocher et s’écria de manière à être entendu de toute la salle :

— Par Dieu et par tous les saints, je n’entrerai plus dans aucune des maisons de monseigneur le roi avant que d’avoir trouvé le chevalier aux armes noires de l’assemblée de Galore ! Seigneurs, que ceux qui veulent faire la plus haute quête qui puisse être après celle du Graal s’en viennent avec moi !

Là-dessus, il sortit de la salle, et les tables commencèrent de se vider, car presque tous les chevaliers se levèrent et le suivirent. Si bien que le roi, fort courroucé, fit rappeler son neveu qui n’était pas encore parti du palais.

— Voulez-vous emmener toute ma compagnie ? lui dit-il. Me voilà réduit à tenir ma cour tout seul ! Prenez-en vingt seulement : c’est assez pour la quête d’un seul homme.

À quoi messire Gauvain consentit : il choisit monseigneur Yvain le grand, Keu le sénéchal, Sagremor le desréé, Giflet fils de Do, Dodinel le sauvage et ceux qu’il aimait le plus. Et tandis qu’ils couraient s’armer, avant de quitter lui-même l’hôtel du roi, il fut prendre congé de la reine.

— Beau neveu, lui dit-elle en le tirant à part, je vous donnerai le moyen de retrouver celui que vous cherchez, si vous jurez sur votre foi de ne le révéler à personne.

Et quand il en eut fait le serment :

— Sachez qu’il est en compagnie de Galehaut et qu’il se nomme Lancelot du Lac.

Ayant dit, elle détourna les yeux et passa dans une autre chambre.