Éditions Prima (Collection gauloise ; no 80p. 20-23).
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vi


Comme nous le savons tous, quand on change de vie, et que, de grain de café, on devient, par exemple, scie à découper, on ne se souvient jamais du temps intermédiaire. Oreiller, je me découvris donc oreiller, un beau soir d’été. Quel admirable temps il faisait ! Un clair de lune vénitien entrait à pelletées par une fenêtre ouverte sur les bocages théâtraux du Parc Monceau. J’entendais au loin rouler des autos qui prenaient des précautions de nurse pour éviter heurts et cahots à leurs habitants. J’étais chez des gens chics et dans un quartier chic. Mon duvet — d’eider, ma foi — aurait valu au moins deux cents francs le kilo, et ma taie… Rien que de me souvenir quelle magnifique taie me servait de chemisette, j’en suis encore toute remuée… Une taie en batiste de lin, fine comme peau d’oignon. Et mes ourlets à jour ! Et ma dentelle ? De la Valenciennes, ma chère, authentiquement faite en Suisse. Ah ! c’est une belle chose, le luxe !…

Je m’admirai donc avec délices, au clair de lune. Verlaine, qui était un rustaud, dit, je ne sais où, que le clair de lune fait sangloter d’extase les jets d’eau. Je ne sais s’il parlait là de la douche ascendante ou de la seringue de Diafoirus, mais cette image grossière est bien loin d’avoir la délicatesse des pensées que je cultivais comme oreiller. Oh ! la mélancolie d’un oreiller sous la lune du Parc Monceau ! J’en étais là de mes réflexions, et peut-être eussé-je mis en vers le souffle poétique qui me faisait gonfler comme un édredon, lorsqu’on entra dans la chambre dont j’occupais le lit. À la lumière, jaillissant ventre à terre d’une lampe Watts sise au plafond dans une crinoline de pongée tendre, je pus admirer les survenants. Car il y avait deux personnes : l’homme portait une petite tête de ouistiti au retour d’âge sur un long corps tout en fil de fer sans doute galvanisé. Il était obscènement maigre, et quand les basques de son frac lui battaient les mollets, on croyait entendre ses jambes vibrer comme cordes de harpe. À ces caractères, et à une sorte de hargne blette qui lui ressortait des bajoues, je devinai que ce fût le mari, c’est-à-dire le maître de la maison, le patriarche, comme dit Claude Farrère qui a le goût des vocables épiques, et, pour tout dire, le cocu.

La femme apparaissait semblable à une bacchante qui aurait épousé un duc et un pair. Elle étalait une chevelure ébouriffée et transparente dont la nuance, d’un roux violâtre, aurait fait damner le Titien (lequel s’est damné tout de même, je présume). Là-dessous, une tête ardente, riante et charmante, avec des yeux plus grands d’un doigt que ceux des portraits féminins de Van Dongen, une bouche ourlée par la plus divine et angélique des machines à coudre, un nez précieux à tenter les voleurs, et le reste à l’avenant. Quant à parler de ce que je voyais aussi de son corps, il me faudrait des mots plus finement attouchants que pattes d’araignée et des adjectifs en plumes de colibri. J’y renonce. Mais qu’on ne se figure pas, après cette idéalisation, voir mon héroïne semblable à une chaste Suzanne devenue madone à l’usage des peintres qui font dans le préraphaëlité ou le primitif. Ladite personne avait même une façon de présenter son décolletage qui l’étendait subtilement jusqu’à l’ombilic, et alors, toutes les comparaisons du cantique des cantiques naissaient en vous, champignonniquement…

… Bref, l’homme était moche, et la femme délicieuse. Je n’ai pas besoin ici d’en appeler aux faiseurs de romans et autres sculpteurs d’éponges, car il m’apparut nettement qu’un tel couple devait enfanter le drame et la tragédie de façon spontanée. Aussi, humble oreiller, je tendis toutes mes oreilles pour bien comprendre, deviner, interpréter ce qui allait se passer.

Il ne se passa d’ailleurs rien au début. Les deux personnages se trouvant dans ma chambre ne pouvaient concevoir d’autre idée pratique que de se coucher. Ils se déshabillèrent sans dire un mot et je vis bien que la cordialité des rapports maritaux, tant vantée pourtant par les discours de spécialistes, était ici absente. Cependant, plus vite dévêtu, et sans doute moins certain de ses grâces physiques, l’homme à tête de ouistiti académique, s’était mis au lit. Je m’aperçus alors que j’avais un voisin, un autre oreiller comme moi dont s’empara l’individu et qu’il brutalisa avec un sans-gêne irritant, à coups de poings, comme si le malheureux oreiller sans défense lui avait fait quelque chose.

— Vous vous couchez, ma chère ? dit enfin l’homme en fil de fer.

— Tout à l’heure, mon ami. J’ai des soins et des précautions à prendre pour la nuit, qui ne sont pas de votre ressort. Dormez, dormez ! J’irai vous tenir compagnie dans un instant.

L’autre riposta coléreusement :

— Et vous me réveillerez, de sorte que je ne pourrai plus me rendormir.

La femme eut un éclat de rire argentin ; je dirais. presque dorin, puisqu’on dit argenté et doré, car l’or donne une musique plus agréable encore que l’argent. Enfin, elle rit et susurra :

— Si vous restez éveillé, je vous tiendrai compagnie.

L’autre grogna :

— Vous ne pensez qu’à ça.

— Dame, comme vous n’y pensez jamais, pour le bon ordre, j’y pense pour deux.

Là-dessus, le silence revint. Je regardais faire sa toilette nocturne celle qui allait tout à l’heure reposer sa tête délicate et parfumée sur mon linon et mon duvet ; j’en pâmais d’ivresse enchantée. Elle allait et venait, demi-nue, puis nue tout à fait.

Cependant, le souffle du mari se régularisait et sibilait un rien. Le sommeil, ma foi…

Alors, la femme silencieuse comme un revenant, alla ouvrir une porte et sortit dans le couloir voisin. J’entendis chuchoter. Un amant devait se trouver là. Quel bonheur ! Le type simiesque et squelettique était justement fait pour ressembler au zébu, animal cornard et comestible…

Cependant, on n’entendait plus rien derrière la porte. Ah ! si j’avais eu des jambes, avec quelle joie j’aurais couru offrir mes services aux amoureux. Or, juste comme je pensais à cela, la femme revint. Elle rampa jusqu’au lit, écouta son mari dormant et avec des précautions de chatte, me prit et m’emporta…

Je trouvai place alors sur un vaste canapé, où l’on me fit témoin des ébats les plus charmants. Je prenais contact, selon les circonstances, tantôt avec les épaules, tantôt avec les jarrets, tantôt avec le mitan de ma maîtresse, durant qu’elle l’était, avec variété, d’un amant certes dévoué et énergique. Ce fut une heure exquise, comme dit le poète.

… Hélas ! le malheur veillait sur moi. L’époux dut s’éveiller. Il constata l’absence de sa compagne et de l’oreiller, prit un revolver et accourut. Je le vis, en chemise, braquer son arme sur celle qui, en ce moment même étayait sur moi ses formes les plus charnues ; je me dévouai, me mis d’un effort désespéré, devant… et… je reçus la balle en pleine plume, en plein cœur…