Éditions Prima (Collection gauloise ; no 80p. 8-12).
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iii


Ce fut, je le reconnais sans honte, un pénible réveil… Qu’étais-je devenue, seigneur ? Hélas, le diable m’ayant laissé la connaissance des choses, je dus me l’avouer in petto, j’avais encore descendu dans la hiérarchie des objets intimes. Hier caleçon, soit ! On touche la chair et on fait presque corps avec elle. Et quelle chair ? Celle qui, de l’être humain, possède toutes les grâces, et toutes les sensibilités, celle où la volupté s’épanouit, comme une rose, celle enfin, et pour peu qu’on anoblisse notre corps, dont seul le titre de princesse pourrait désigner les mérites. Les pieds seraient alors barons, et les mains baronnes, les mollets vidames, les cuisses comtesses, les hanches marquises avec les bras, les seins ducs, les épaules et la tête, de petite valeur pouvant, par protection, être toutefois nobles sans titres : écuyers, comme on disait jadis… La principauté serait, par conséquent, réservée à ce que vêt le caleçon. Mais me voir devenue, je rougis de honte à le dire, un modeste instrument propre à… C’est difficile à exposer, plus que ce ne fut certes de l’être… un de ces appareils qui remplacent, par l’art mécanique d’un piston


— Il est joli ce petit-là, je vais le rendre heureux (page 6).

(principe de la machine à vapeur et de l’auto) la modeste seringue, disons-le, tout à trac, pour n’y pas revenir, avec laquelle s’instillent les lavements…

Telle était pourtant ma seconde réincarnation ! Je me contemplai donc, humble et résignée, et sentant que ma vie pouvait s’éterniser en cet objet. Une lingerie intime, on sait bien, ça s’use tôt. Mais un bibelot pharmaceutique et apothicarien, tout de métal, ma foi, hors une petite canule de faux ivoire, ça peut durer longtemps, une, deux, trois vies humaines. Me verrai-je clysopompe un siècle durant ?

Cependant, je me trouvais dans un cabinet de toilette, galant et garni, qui prouvait une certaine richesse chez ma propriétaire. Cela commença de me consoler. On a beau n’être qu’un substitut — à vrai dire perfectionné — de la seringue, on a son petit orgueil. Appartenir à une basse bourgeoisie m’eût semblé une disgrâce supplémentaire. Mais j’espérais bien être dévouée à servir une jolie femme, et jeune, et noble, du moins par son maître, mari, amant ou protecteur…

Soudain, la porte du cabinet de toilette, où je méditais ainsi s’ouvrit. Je vis entrer une personne charmante, remplie de tous les agréments physiques que j’attendais, et dont se font — je le savais mieux que personne — les maîtresses de rois. Elle était pâle et triste. Une soubrette la soutenait par le bras. Ah ! quelle lamentable peine pouvait offusquer cette bouche faite pour le sourire ? Quelle pensée traîtresse voile ces yeux faits pour admirer un amoureux ardent ? Quelle déchirante douleur affaissait ce torse que je n’imaginais pas autrement que cambré par le désir ? Quel souci atroce pouvait bien faire une loque plaintive de cette femme exquise, désignée de toute éternité, j’en aurais juré, sur les livres de la Providence, pour réjouir et délecter les fervents du petit dieu galant ? Hélas ! devant sa misère inexplicable, je faillis pleurer, de compassion, des larmes de clysopompe…

Cependant, derrière la malheureuse, entrait un médecin, un homme à perruque et lunettes, brandissant des papiers couverts de signes cabalistiques, et qui disait :

— Madame, la Faculté par ma bouche, à moi, docteur Diafoirus de Gaylardon, vous dit ces paroles providentielles : le salut et la santé sont ici !

En même temps, d’un geste pareil à une évocation d’esprits infernaux, qui zébrait l’air et y inscrivait des lettres magiques, ledit médicastre me désignait…

Et je compris que les dieux, ayant pitié de moi, me donnaient en ce jour le plus noble rôle qui pût dévoloir à un clysopompe. Ils me chargeaient de rendre sa bien-portance à une femme délicieuse, aimée sans doute, car elle avait sous les regards un cercle mauve venu par une autre voie que la maladie, à une femme, dis-je, pareille à Vénus même, et atteinte, sans nul doute, maudite en soit la fatalité ! de ce mal épouvantable : la constipation.

Cependant, la soubrette s’apprêtait à me rendre utile. Le médecin brandissait toujours ses ordonnances en braillant et me remplit d’un liquide tiède et parfumé. On me mania pour voir si je fonctionnais bien. Tout cela se fit avec une majesté à laquelle je fus sensible. Disons-le : même quand on est petit instrument médiocre, l’orgueil vous vient tôt devant des instruments plus vils. Ainsi me gonflais-je de prétention, me voyant entouré de tant de soins. On me huilait, on me tripotait avec autant de délicatesse que si j’avais été un collier de diamants. Que voulez-vous ? On a ses petites vanités de clysopompe… Alors, soudain, je ne vis plus rien. La belle dame malade s’était assise sur moi. Sa robe de chambre m’entourait d’un rempart pudique. Je m’apprêtai donc avec gravité aux services qu’on attendait de mon bon vouloir.

Mon caoutchouc est déroulé et son extrémité ivoirine va où il faut. La soubrette manie la mécanique. Je suis heureux, je me gonfle d’orgueil, je joue presque le rôle d’un amant fervent…

Crac ! On me lâche, la malade, comme guérie, se relève d’un trait. Le médecin reste pantois sans comprendre, et d’un coup de pied on m’envoie à l’autre extrémité de la pièce en disant :

— A-t-on idée, un clysopompe pareil, il siffle… Sans doute, sans m’en être aperçu, avais-je l’embouchure mal faite. Je n’eus pas le temps d’en savoir plus. La blessure du coup de pied était mortelle. Mon âme s’envola…