Théâtre completTome 1 (p. 373-396).
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ACTE CINQUIÈME


Même décoration.


Dans l’entr’acte deux domestiques apportent des lampes et le café,
qu’ils posent sur la table à droite.



Scène première

GABRIELLE, devant la table, TAMPONET, STÉPHANE, ADRIENNE.
Tamponet.

Ma foi, j’ai bien dîné. — Ce n’est pas que j’y tienne ;
Mais si frugal qu’on soit…

Adrienne, sur le canapé.

Mais si frugal qu’on soit…Il faut qu’on se soutienne.

Tamponet.

Je me suis soutenu. C’est une vérité
Qui n’incrimine en rien ma sensibilité.
Un mauvais estomac ne fait pas un poète,
Quoi qu’en pense monsieur.

Stéphane.

Quoi qu’en pense monsieur.Moi ?
Quoi qu’en pense monsieur. MoÀ part.
Quoi qu’en pense monsieur. Moi ? Ce vieillard m’hébète !

Gabrielle.

Du café, mon cher oncle ?

Tamponet.

Du café, mon cher oncle ? Et tout ce qui s’ensuit,
Car je prétends ne pas fermer l’œil de la nuit.
À notre jeune ami je tiendrai compagnie.

Stéphane.

À moi ? Parbleu ! c’est trop… trop de cérémonie ;
Je dors la nuit.

Tamponet.

Je dors la nuit.Allons ! Est-ce qu’on peut dormir
Dans un lit d’auberge ?

Stéphane.

Dans un lit d’auberge ? Oui, certe.
Dans un lit d’auberge ? Oui, certe.À part.
Dans un lit d’auberge ? Oui, certe.Il me fait frémir.

Tamponet.

Nous nous promènerions ensemble au clair de lune.

Stéphane.

Merci !

Tamponet.

Merci ! Vous refusez ? Allons, soit ; sans rancune.

Gabrielle, à Stéphane.

Une tasse, Monsieur ?

Stéphane s’incline et s’approche de Gabrielle.
Adrienne, bas à Tamponet.

Une tasse, monsieur ? Emmenez-le.

Tamponet, bas.

Une tasse, monsieur ? Emmenez-le.Très bien.

Stéphane, bas à Gabrielle.

Gabrielle, il me faut un moment d’entretien.
Tâchez de renvoyer votre oncle et votre tante.

Gabrielle, bas.

Je ne peux pas.

Tamponet, à la fenêtre.

Je ne peux pas.Voyez quelle lune éclatante,
Mon cher ! Si peu qu’on ait de poésie au cœur,
Cet astre attendrissant le remplit de langueur.

Stéphane.

Comment résistez-vous à l’admirer, barbare ?

Tamponet.

Qui dit que j’y résiste ? Allumons un cigare
Et sortons. Rien n’est doux, lorsque l’on sait aimer,
Comme de regarder la lune et de fumer.

Stéphane.

Quant à moi, j’aime mieux rester avec ces dames.

Adrienne.

Oh ! nous vous permettons de nous quitter. Les femmes
Ont toujours quelque chose à se dire en secret.

Stéphane.

Puisque je suis de trop, je sors, mais à regret.

Tamponet.

Venez, nous causerons.

Stéphane, à part.

Venez, nous causerons.Allons, il faut le suivre !
Ne trouverai-je rien qui de lui me délivre ?
Tous les moyens sont bons contre un tel importun.

Tamponet, prenant le bras de Stéphane.

La nature a le soir un enivrant parfum !

Ils sortent.



Scène II

GABRIELLE, ADRIENNE.
Gabrielle.

Quel secret as-tu donc ?

Adrienne.

Quel secret as-tu donc ? Quel secret ? Je t’admire !
C’est toi qui dois avoir quelque chose à me dire.

Gabrielle.

Et quoi donc ?

Adrienne.

Et quoi donc ? Presque rien. Par exemple, le mot
Que tu glissais tout bas à Stéphane tantôt.

Gabrielle.

Je ne sais.

Adrienne.

Je ne sais.Ai-je donc perdu ta confiance,
Ou bien n’oses-tu plus m’ouvrir ta conscience ?
J’en ai bien peur.

Gabrielle.

J’en ai bien peur.Jamais je ne t’ai rien caché.

Adrienne.

Quand Stéphane tantôt de toi s’est rapproché,
Vous avez échangé quelques mots à voix basse.

Gabrielle.

Ah ! oui, je m’en souviens… j’ai dit que j’étais lasse.

Adrienne.

Pas autre chose ?

Gabrielle.

Pas autre chose ? Non.

Adrienne.

Pas autre chose ? Non.Voudrais-tu l’attester
Par serment ?

Gabrielle.

Par serment ? Quel motif as-tu pour en douter ?

Adrienne.

Stéphane tout à coup a changé de langage
Et s’est déclaré net contre le mariage,
Pourquoi ?

Gabrielle.

Pourquoi ? Mais… je ne sais… Tiens, je mens lâchement !

Tout mon cœur se soulève en cet abaissement !
J’appartiens à Stéphane.

Adrienne.

J’appartiens à Stéphane.Oh !

Gabrielle.

J’appartiens à Stéphane. Oh ! Du moins de parole.

Adrienne.

S’il est temps encor…

Gabrielle.

S’il est temps encor…Non, pas un mot. Je suis folle,
J’ai la fièvre. Tais-toi ; le sort en est jeté :
Je suis perdue enfin, voilà la vérité.

Adrienne.

Si tu souffres avant la faute consommée,
Pauvre enfant, que sera-ce après ?

Gabrielle.

Pauvre enfant, que sera-ce après ? Je suis aimée !

Adrienne.

Tu crois l’être du moins. Elle le crut aussi,
Celle dont ce matin je te parlais ici.
Elle se consolait avec cette pensée
Des hontes dont sans cesse elle était oppressée ;
Car, vois-tu, le mensonge est un âpre tyran
Qui ne relâche plus ceux qu’une fois il prend,
Et le ciel juste a fait de ses ignominies
Le secret châtiment des fautes impunies !

Gabrielle.

Je le sais déjà.

Adrienne.

Je le sais déjà.Non ; car si tu le savais
Tu n’irais pas plus loin dans ce chemin mauvais.
C’est un mensonge aisé celui dont l’assurance
Défend contre le monde une chère espérance :
Mais qu’il est douloureux et demande d’efforts
Celui qui n’a plus rien à cacher qu’un remords !
Va, tu le connaîtras un jour le dur supplice
De tromper ton mari, maudissant ton complice ;
Et ce sera le jour où tu t’apercevras
Que de sa passion le malheureux est las.

Gabrielle.

L’amant de ton amie était un misérable,
Voilà tout.

Adrienne.

Voilà tout.Non ; c’était un jeune homme honorable,
Et ses premiers serments furent de bonne foi ;
Mais il ne m’aimait plus.

Gabrielle.

Mais il ne m’aimait plus.C’était toi ? — C’était toi !

Adrienne.

Hélas !

Gabrielle.

Hélas ! Ne rougis pas, ô ma chère Adrienne !
C’est un lien de plus ; ma faute aime la tienne !
J’aurai donc une amie à qui me confier,
Qui saura me comprendre et me justifier !

Adrienne.

Je ne chercherai pas de vaine échappatoire ;
Puisqu’un mot m’a trahie, écoute mon histoire,
Et puissent mes douleurs au moins te protéger !

Gabrielle.

Je ne veux les savoir que pour les partager.

Adrienne.

C’est l’histoire toujours vieille et toujours nouvelle !
Je fus heureuse un an… puisque cela s’appelle
Du bonheur. — Il m’aimait ; il le croyait, du moins,
Et ses serments prenaient les anges à témoins.
Puis l’habitude vint. Sa tendresse assouvie
Ne suffit bientôt plus à l’ardeur de sa vie…
Quand une passion vient à se consulter,
Tout s’accorde aussitôt à la précipiter ;
Tout déplaît à l’amant refroidi ; tout l’irrite,
Surtout ce dont jadis il nous fit un mérite.
S’il cherche à quereller, notre douceur paraît
Comme une résistance à son désir secret ;
Notre adresse, autrefois pleine de poésie,
À parer aux soupçons, devient hypocrisie ;
Il finit, entends-tu, par plaindre notre époux,
Et prendre, au fond du cœur, son parti contre nous,
Tant ce mari trompé lui paraît honnête homme
Depuis qu’il n’a plus rien à lui voler, en somme.

Gabrielle.

Mais c’est une infamie !

Adrienne.

Mais c’est une infamie ! Hélas ! non. C’est le cours
Des choses de la vie et le train des amours.
Mais ce que j’ai souffert, je ne saurais le dire.

Gabrielle.

Je le comprends assez.

Adrienne.

Je le comprends assez.Un seul mot peut suffire.

Je l’aimais, et parfois je désirais sa mort.

Gabrielle.

Et tu n’as pas rompu ?

Adrienne.

Et tu n’as pas rompu ? Ce fut mon plus grand tort.
Mais un reste d’espoir m’en ôtait le courage,
Et lui de son côté subissait l’esclavage
Par un dernier égard semblable au repentir,
N’osant m’abandonner et désirant partir.
La liaison ainsi, pendant toute une année,
Dans les déchirements s’est encore traînée,
Et Dieu sait jusqu’à quand tous deux aurions souffert,
Si mon mari n’avait un jour tout découvert.
Le croirais-tu ? j’étais si brisée et si lasse,
Que ce dernier malheur me parut une grâce.

Gabrielle.

Pauvre âme, ton récit m’a donné le frisson.

Adrienne.

Que mon exemple, alors, te serve de leçon ;
Car le même malheur sur ton avenir plane.

Gabrielle.

Ah ! ne compare pas ton amant à Stéphane ;
Stéphane est simple et bon ; il m’aime noblement
Et m’a déjà prouvé son entier dévoûment.
Va, je réponds de lui sans être bien savante,
Et ton récit pour moi n’a pas d’autre épouvante
Que celle du mensonge où j’allais m’enchaîner
Et dont il est à temps venu me détourner.
Merci, tu m’as sauvée.

Adrienne.

Merci, tu m’as sauvée.Ô Dieu clément !



Scène III

GABRIELLE, ADRIENNE, STÉPHANE.
Stéphane, à Adrienne

Merci, tu m’as sauvée. Ô Dieu clément !Madame,
Dans sa chambre monsieur Tamponet vous réclame ;
À se changer du haut en bas il est réduit,
Et vous avez, dit-il, la clé du sac de nuit.

Adrienne.

Qu’est-il arrivé donc ?

Stéphane.

Qu’est-il arrivé donc ? Une sotte aventure,
Madame ; il me faisait admirer la nature
Et récitait des vers charmants, quand tout à coup
Je le vois s’enfoncer en terre jusqu’au cou.
Jugez de mon effroi ! j’éclaircis le mystère :
C’était ce grand tonneau béant à fleur de terre,
Et qui pour le moment était plein jusqu’aux bords.
J’en tirai votre époux, tremblant de tout son corps,
Et, pendant que je parle, il grelotte en chemise
Dans sa chambre, attendant la clé de la valise.

Adrienne.

Tenez, portez-la-lui.

Stéphane.

Tenez, portez-la-lui.Moi ?

Adrienne.

Tenez, portez-la-lui. Moi ? Vous, oui, s’il vous plaît.

Stéphane.

En toute occasion je suis votre valet ;
Mais monsieur Tamponet vous demande en personne.
Il craint d’être malade… et, de fait, il frissonne.
Je ne lui serais pas, je crois, d’un grand secours.

Adrienne, à part.

Je ne les laisserai pas longtemps seuls.
Je ne les laisserai pas longtemps seulHaut.
Je ne les laisserai pas longtemps seuls.J’y cours.

Elle sort.



Scène IV

GABRIELLE, STÉPHANE.
Stéphane.

Enfin nous voilà seuls, et ce n’est pas sans peine !
Je me sentais monter des mouvements de haine
Contre ces importuns.

Gabrielle

Contre ces importuns.Oui, c’est le seul parti.
À Stéphane.
Pour la première fois de mes jours j’ai menti,
Stéphane. J’ai menti tout à l’heure à ma tante ;
À mon mari, demain, il faudra que je mente,
Et, s’il n’éclate pas, notre amour criminel
Condamnera ma vie au mensonge éternel.
Mais ma fierté ne peut s’arranger d’un tel hôte,
Et je ne joindrai pas la bassesse à la faute.

Aussi bien je vous dois et dois à mon époux
De n’être plus à lui lorsque je suis à vous.

Stéphane.

Étrange sympathie ! étrange et que j’admire !
Ce que vous dites là, je venais vous le dire.
Notre amour dégradé ramperait sous ce toit,
Et nous voulons tous deux qu’il marche fier et droit.
Nous fuirons, n’est-ce pas ?

Gabrielle.

Nous fuirons, n’est-ce pas ? Oui. Quand ?

Stéphane.

Nous fuirons, n’est-ce pas ? Oui. Quand ? Cette nuit même.
On ne diffère pas une mesure extrême.

Gabrielle.

La réprobation du monde nous attend,
Songez-y.

Stéphane.

Songez-y.Qu’elle vienne et je serai content !
Que ce monde irascible, et devant qui tout tremble,
Par son courroux nous lie à tout jamais ensemble ;
Je bénirai l’arrêt qui nous met hors la loi,
Et ne vous laisse plus d’autre soutien que moi ;
Car si jamais deux cœurs furent faits l’un pour l’autre,
N’est-ce donc pas le mien, Gabrielle, et le vôtre ?

Gabrielle.

Hélas !

Stéphane.

Hélas ! Vous soupirez, chère femme, et vos yeux
Se baissent pour cacher des pleurs silencieux.

M’enviez-vous déjà cette joie ineffable,
Dites ?

Gabrielle.

Dites ? Qu’une rupture est chose lamentable,
Et comme le passé va nous enveloppant
D’imperceptibles nœuds qu’on ne sent qu’en rompant !
Tandis que vous parliez, — pardonnez ma faiblesse,
Stéphane, — il m’a semblé voir toute ma jeunesse
Se lever en pleurant et me tendre les bras
Comme pour me crier : « Ne m’abandonne pas ! »

Stéphane.

Séchez, séchez vos yeux ! Quelle est cette démence ?
Votre jeunesse ? eh bien ! voici qu’elle commence !
Son véritable essor date de notre amour,
Et rien ne doit compter pour nous jusqu’à ce jour.
Commençons, ou plutôt recommençons la vie.
Nous chercherons un coin abrité de l’envie,
Où nous puissions en paix, loin de ce monde altier,
Nous être l’un à l’autre un monde tout entier !
Je sais, si vous voulez, un village en Bretagne,
Sur le bord de la mer, au pied d’une montagne ;
Nid d’amour vers lequel les bruits de l’univers
S’éteignent, par celui de l’Océan couverts !

Gabrielle.

Eh bien ! préparez tout pour partir dans une heure.
Cette maison me navre ; il semble qu’elle pleure !
— Silence, on vient.



Scène V

STÉPHANE, JULIEN, GABRIELLE.
Gabrielle, avec effroi.

Silence, on vient.Julien !

Julien, très calme ; il a des dossiers sous le bras.

Silence, on vient. Julien ! Oui, c’est moi, mes amis.
Je vous reviens plus tôt que je n’avais promis ;
Mais mieux que la frayeur, les heureuses nouvelles
Aux pieds du voyageur peuvent mettre des ailes.

Stéphane.

Quoi donc ?…

Julien.

Quoi donc ?…Je vous rapporte un sujet de gala :
Monsieur le secrétaire intime, touchez là.

Stéphane.

Que veut dire ?…

Julien.

Que veut dire ?…Parbleu, mon cher, cela veut dire
Que l’amitié n’est pas toujours un mot pour rire.

Stéphane.

Tant de chaleur me touche et j’en reste confus ;
Mais vous aviez sans doute oublié mon refus.

Julien.

Lorsque j’aime les gens, j’ajuste mes services

À leurs vrais intérêts et non à leurs caprices.
Donnez mon zèle au diable autant qu’il vous plaira,
Traitez-le d’indiscret, d’absurde et cætera,
Je ne m’émeus pas plus de votre rebuffade
Qu’un bon chirurgien des cris de son malade.

Stéphane.

Je suis reconnaissant à ce zèle parfait,
Mais je ne puis, Monsieur, en accepter l’effet
Tant que mon père…

Julien.

Tant que mon père…Encor cette plaisanterie ?
Soyez donc une fois sérieux, je vous prie,
Et faites-moi l’honneur de ne pas me traiter
En précepteur bourru que l’on craint d’irriter.

Stéphane.

Mais si j’ai des raisons… impossibles à dire ?

Julien.

Dès qu’il en est ainsi, pardon, je me retire.

Il va poser ses papiers sur la table.

Non pourtant sans trouver assez blessant pour moi
Que dans mon amitié vous ayez si peu foi.

Stéphane.

Si mon secret était à moi seul, je vous jure…

Julien.

Oh ! oh ! voilà qui sent l’amoureuse aventure.
— Je m’en doutais.

Stéphane.

Je m’en doutais.Alors, pourquoi m’interroger ?

Julien.

Contre vous-même, ingrat, je veux vous protéger.

Stéphane.

Épargnez-vous, Monsieur, des remontrances vaines :
L’amour qui me dévore a coulé dans mes veines.

Julien.

Bien ! je ne prétends pas l’en tirer ; mais en quoi
Ce grand amour est-il contraire à votre emploi ?
Tout votre temps est donc pris par votre maîtresse ?

Stéphane.

Elle est pure, Monsieur : je n’ai que sa tendresse.

Julien.

D’où vient donc ?…

Stéphane, avec embarras.

D’où vient donc ?…Elle veut que je parte, et je pars.

Julien.

Bah ! ces voyages-là sont sujets aux retards.

Stéphane.

Je pars demain.

Julien.

Je pars demain.D’honneur ?

Stéphane.

Je pars demain. D’honneur ? D’honneur.

Gabrielle, à part.

Je pars demain. D’honneur ? D’honneur.Quelle torture !

Julien.

Vous êtes, cher Stéphane, une noble nature,

Et celle qui vous pousse à pareille action
A, quelle qu’elle soit, mon admiration.

Gabrielle, bas à Stéphane.

Dites la vérité, sa louange me tue.

Stéphane.

Votre éloge se trompe et je le restitue :
Je ne pars pas seul.

Julien, à part.

Je ne pars pas seul.Dieu ! — Tais-toi, cœur frémissant !
Il sera toujours temps de répandre du sang.

Gabrielle.

Vous méprisez beaucoup cette femme ?

Julien, passant au milieu.

Vous méprisez beaucoup cette femme ? Au contraire.
Quand d’un amour funeste il n’a pu se distraire,
C’est un cœur bien placé qui seul peut consentir
À se perdre a jamais plutôt que de mentir.
D’ailleurs, à mon avis, l’adultère est un crime
Grotesquement ignoble à moins d’être sublime,
Comme un fleuve fangeux qui se change en égout,
Si dans sa véhémence il n’entraîne pas tout.

Stéphane.

Ainsi, vous approuvez… cette femme ?

Julien.

Ainsi, vous approuvez… cette femme ? Oui, sans doute,
Puisqu’elle ne peut plus tenir la bonne route.
— A-t-elle des enfants ?

Stéphane, hésitant.

A-t-elle des enfants ? Elle en a.

Julien.

A-t-elle des enfants ? Elle en a.Je la plains…
Et je les plains aussi, ces pauvres orphelins.

Stéphane.

Ne les peut-elle pas emmener ?

Julien.

Ne les peut-elle pas emmener ? Et le père !!!
— Ah bah ! quelque crétin que rien ne désespère…
Car il serait aimé s’il aimait ses enfants !
Aussi n’est-ce pas lui que je plains et défends ;
C’est vous, mon pauvre ami, c’est cette pauvre femme,
Qui d’un monde inflexible osez braver le blâme,
Sans soupçonner encor l’un ni l’autre, je crois,
Dans quel bois épineux vous taillez votre croix
Et quelle solitude immense, infranchissable
Il va se faire autour de votre amour coupable.

Stéphane.

Est-ce une solitude où l’on est deux ?

Julien.

Est-ce une solitude où l’on est deux ?C’est pis,
C’est un cachot où sont liés deux ennemis.
Car on sait trop comment ces unions boiteuses
Se changent à la longue en des chaînes honteuses
Où les deux enchaînés, l’un à l’autre cruels,
Se reprochent tout bas leurs regrets mutuels !

Stéphane.

Je suis sûr de ne rien regretter.

Julien.

Je suis sûr de ne rien regretter.Vous peut-être ;
Mais elle ! — Croyez-vous qu’à travers sa fenêtre
Elle verra passer d’un œil bien aguerri

La moindre paysanne au bras de son mari ?
Où que vous conduisiez son exil adultère,
Vous la verrez baisser les regards et se taire
Lorsque les bonnes gens se tenant par la main
Sans ôter leur chapeau passeront leur chemin.
Pauvre femme ! ses yeux errant dans l’étendue,
Comme pour y chercher la paix qu’elle a perdue,
Tâchent de découvrir par delà l’horizon
La place bienheureuse où fume sa maison,
La maison où jadis elle entra pure et vierge…
Tandis que, derrière elle, une chambre d’auberge
Garde pour compagnon à ses mornes douleurs
Un étranger pensif dont la vie est ailleurs !

Stéphane.

Non ! dites un amant dont le sourire efface
Ce que ses yeux en pleurs demandent à l’espace.

Julien.

Croyez-vous donc…
Croyez-vous donÀ Gabrielle.
Croyez-vous donc…Crois-tu qu’il soit heureux l’amant ?
Non ; dans son amour même il trouve un châtiment :
Plus il honorera sa maîtresse en épouse,
Plus le tourmentera sa mémoire jalouse ;
Car elle aura beau faire, elle ne fera pas
Qu’un autre ne l’ait point tenue entre ses bras !
Elle peut bien donner son honneur et sa vie,
Sa beauté, tout… hormis sa pureté ravie,
Hormis la foi jurée et le lit nuptial,
Et l’oubli d’un mari qui devient un rival.
Ce souvenir la souille ou du moins la profane…

Mouvement de Gabrielle.

Si tu doutes, crois-en la pâleur de Stéphane.

Stéphane.

Je saurai secouer ce triste souvenir.
Qu’importe le passé lorsque j’ai l’avenir ?

Julien.

Il n’est pas de bonheur hors des routes communes :
Qui vit à travers champs ne trouve qu’infortunes.
Oubliez l’avenir tout comme le passé ;
L’avenir est perdu pour vous, pauvre insensé !

Stéphane.

Tant mieux donc ! L’avenir dont le monde nous flatte
A la tranquillité d’une eau dormante et plate.
Mieux vaut la pleine mer avec ses ouragans,
Ses superbes fureurs, ses flots extravagants
Qui vous font retomber du ciel jusqu’aux abîmes
Pour vous lancer du gouffre à des hauteurs sublimes !
Les bonheurs négatifs sont faits pour les poltrons :
Nous serons malheureux… mais du moins nous vivrons.

Julien.

Voilà certe une belle et vive poésie.
J’en sais une pourtant plus saine et mieux choisie,
Dont plus solidement un cœur d’homme est rempli :
C’est le contentement du devoir accompli,
C’est le travail aride et la nuit studieuse,
Tandis que la maison s’endort silencieuse,
Et que pour rafraîchir son labeur échauffant,
On a tout près de soi le sommeil d’un enfant.
Laissons aux cerveaux creux ou bien aux égoïstes
Ces désordres au fond si vides et si tristes,
Ces amours sans lien et dont l’impiété
À l’égal d’un malheur craint la fécondité.
Mais, nous autres, soyons des pères — c’est-à-dire,
Mettons dans nos maisons, comme un chaste sourire,

Une compagne pure en tout et d’un tel prix
Qu’il soit bon d’en tirer les âmes de nos fils,
Certains que d’une femme angélique et fidèle,
Il ne peut rien sortir que de noble comme elle !
Voilà la dignité de la vie et son but !
Tout le reste n’est rien que prélude et début ;
Nous n’existons vraiment que par ces petits êtres
Qui dans tout notre cœur s’établissent en maîtres,
Qui prennent notre vie et ne s’en doutent pas
Et n’ont qu’à vivre heureux pour n’être point ingrats.
Ah ! mon ami, voilà la seule route à suivre,
La seule volupté dont rien ne désenivre !
Vous l’avez sous la main et vous la rebutez
Pour courir les hasards et les calamités !
Réfléchissez encore.

Stéphane.

Réfléchissez encore.Il est trop tard.

Julien.

Réfléchissez encore. Il est trop tard.Non, certe,
Il n’est jamais trop tard pour refuser sa perte.
Mais les femmes ont plus d’éloquence que nous :
À Gabrielle.
Achève, s’il se peut, de sauver ces deux fous.
Moi, je vous quitte. Il faut que je me débarrasse
En lieu sûr et sous clé de cette paperasse.

Il passe à la table et y prend ses dossiers.

À part.
J’ai fait pour la sauver un effort surhumain ;
Je laisse, Dieu puissant, le reste en votre main.

Il sort à droite.



Scène VI

STÉPHANE, GABRIELLE.
Gabrielle, après un silence et sans lever les yeux.

Adieu, Monsieur, adieu, pour toujours.

Stéphane, de même.

Adieu, Monsieur, adieu, pour toujours.Oui, Madame.

Il sort lentement, la tête basse.



Scène VII

GABRIELLE, seule.

Ô Dieu ! quelle lumière il se fait dans mon âme !
Au bord de quel abîme, aveugle, je courais !
Sans Julien, malheureuse ! à présent j’y serais…
Mais quelle autorité dans son langage ! et comme
L’autre n’est qu’un enfant à côté de cet homme !



Scène VIII

JULIEN, GABRIELLE.
Julien.

Stéphane ?…

Gabrielle.

Stéphane ?…Il est parti pour ne rentrer jamais.
Il est parti, Monsieur, parce que je l’aimais.
Cette femme, c’est moi — Que mon sort s’accomplisse :
Je ne murmure pas contre votre justice.

Elle tombe à genoux.
Julien.

Relève-toi, ma fille. Ai-je vraiment le droit
D’être un juge orgueilleux et dur à ton endroit ?
Dans ton égarement d’un jour, je me demande
Lequel de nous, pauvre âme, eut la part la plus grande,
Lequel doit s’accuser, toi qui m’as oublié,
Ou bien sur mon trésor moi qui n’ai pas veillé ;
Moi qui, dans mon travail absorbé sans relâche,
M’imaginant ainsi remplir toute ma tâche,
Sans m’en apercevoir ai perdu jour par jour
Les soins et le respect, ces gardiens de l’amour,
Et qui suis devenu dans ma lutte obstinée
Un autre homme que l’homme à qui tu t’es donnée.
Tu le vois, mon enfant, dans ce pas hasardeux
Tous deux avons failli ; pardonnons-nous tous deux.

Gabrielle.

Oh ! vous êtes clément comme un Dieu !

Julien.

Oh ! vous êtes clément comme un Dieu ! Comme un père.
Mais je regagnerai ton amour, je l’espère…

Gabrielle.

Me rendrez-vous le vôtre ?

Il l’attire dans ses bras.



Scène IX

TAMPONET, en robe de chambre, JULIEN, GABRIELLE, ADRIENNE.
Tamponet, enrhumé et prononçant les m en b.

Me rendrez-vous le vôtre ? Ô le charmant tableau !

Julien.

Quelle voix !

Tamponet.

Quelle voix ! Oui, je suis enrhumé du cerveau.
C’est votre jeune ami qui, d’humeur folichonne,
S’est délivré de moi tantôt dans une tonne…
Mais je m’en vengerai par un mot fort piquant
Et ne parlerai plus de lui qu’en m’en moquant.

Adrienne, à Gabrielle.

Que te semble à présent de mon petit système ?

Gabrielle, tendant la main à Julien.

Ô père de famille ! ô poète ! je t’aime !