Gabriel d’Annunzio et la critique italienne

Gabriel d’Annunzio et la critique italienne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 180-204).
M. GABRIEL D’ANNUNZIO
ET
LA CRITIQUE ITALIENNE

« Nul n’est prophète en son pays. » Plus que tout homme au monde, M. Gabriel d’Annunzio en pourrait témoigner.

Après avoir salué avec sympathie les débuts de cet écrivain, la critique italienne s’est montrée à son égard d’une sévérité croissante. Et le public italien lui-même n’est pas éloigné de penser comme la critique sur le premier littérateur de l’Italie contemporaine. A cinquante ans révolus, M. d’Annunzio ne jouit pas encore dans sa patrie, — ou n’y jouit plus, — d’une situation de tout repos. Les « premières » de ses drames restent tumultueuses. On applaudit à tout rompre... et l’on siffle à tout casser. Partisans et adversaires marquent la même conviction... ou le même parti pris. Et ce qui se passe pour les pièces de M. d’Annunzio se produit aussi pour ses romans, pour ses poèmes. Il a des défenseurs et des détracteurs pareillement acharnés.

Hors d’Italie, cet écrivain continue de trouver des lecteurs et des critiques mieux disposés. S’il est vrai que les verdicts de l’étranger font prévoir ceux de la postérité, M. d’Annunzio peut dormir tranquille. Une gloire posthume fort appréciable lui est réservée. En attendant, ses juges naturels, ses compatriotes, portent sur son œuvre des appréciations de moins en moins flatteuses. Depuis Più che l’amore (1906), cette pièce qui tomba si bruyamment, on peut même dire que la chute du poète, aux yeux des Italiens, se précipite. Encore quelques erreurs, encore quelques échecs, et les autels du « divin Gabriel » seront définitivement abandonnés.

« Il est des dieux qu’il faut qu’on tue. « L’admirable romancier d’Il Piacere, le tragique superbe de la Figlia di Jorio, l’adorable poète des Laudi semble être désormais de ceux-là pour la majorité de ses compatriotes.

Je crois, je m’obstine à croire qu’en le traînant aux gémonies avec une telle ardeur et un tel ensemble, le public et les critiques de son pays lui font un tort immérité. Leur attitude n’en est pas moins singulièrement impressionnante. Fatalement, l’étranger se demande si l’admiration qu’il a pu ressentir pour M. Gabriel d’Annunzio n’était pas due à une contagion absurde, s’il n’a pas cédé à un entraînement général, inconsciemment sacrifié à une mode ou, comme on dit dans le jargon du jour, à un « snobisme. » Et l’on éprouve le besoin de relire, — à la lumière des critiques italiennes, — Gabriel d’Annunzio lui-même. Est-il vraiment ce dégénéré à peine supérieur, ce charlatan, ce comédien qu’en termes plus ou moins enveloppés et avec plus ou moins de ménagemens ses derniers scoliastes excommunient à qui mieux mieux ? Une lecture attentive de ses juges les plus sévères manifeste, à mon avis, à des yeux non prévenus, le parti pris évident de ces attaques. M. Gabriel d’Annunzio, homme privé, a fait beaucoup jaser, a trop fait jaser sans doute. Sa vie a été étalée au grand jour, et le public, après y avoir pris intérêt, a fini par en être excédé. Il est rare que les gens qui font trop parler d’eux ne finissent point par en faire parler mal. L’Italie se venge aujourd’hui par la médisance, par la calomnie de tant d’années de dévotion superstitieuse. M. d’Annunzio a suscité, surtout parmi les gens de lettres, des haines terribles. Un poète de ses rivaux n’est-il pas allé jusqu’à passer totalement sous silence son œuvre et même son nom dans une Histoire de la littérature italienne ?

Mais parce que ceux de son sang le méconnaissent et le déchirent, ce n’est pas une raison, encore une fois, pour qu’à l’étranger on suive cet exemple. Il y a des observations justes dans le copieux ouvrage que M. Gargiulo[1] vient de consacrer à M. d’Annunzio, comme il y a des pages ingénieuses dans la monographie moins fouillée et moins complète que M. Donati[2] publiait quelques mois auparavant ; mais il n’en reste pas moins que ces livres sont trop dépourvus de ce que Dante appelait l’intelligence d’amour pour prétendre à une valeur objective. Comme ils sont de publication récente et représentent, par conséquent, le dernier témoignage de l’opinion italienne sur le plus grand auteur italien vivant, nous leur accorderons une importance capitale ; mais nous invoquerons également à l’occasion d’autres opinions aussi autorisées, — il faut même dire plus autorisées, — bien que plus anciennes : celle de M. Borgese[3], celle de M. Croce[4], celle de M. Oliva[5]. Et si, de toutes ces opinions souvent contradictoires (spectacle bien propre à convaincre le critique de l’humilité de son office et de la relativité du goût), une lumière éclatante et définitive ne jaillit point, du moins notre admiration pour ce qu’il y a dans M. d’Annunzio de supérieur et notre éloignement pour ce que son œuvre contient de moins bon en seront-ils devenus des sentimens plus raisonnes.

Et ce sera un résultat appréciable. Il justifie amplement, croyons-nous, la rapide enquête à laquelle nous allons nous livrer.


I

Les premiers ouvrages poétiques de M. d’Annunzio sont très favorablement jugés par ses récens critiques.

Le Genevois Marc Monnier qui les signala, sitôt parus, au public de langue française avait dit avec une franchise qu’excusait l’âge très tendre du poète critiqué : « Je lui donnerais une médaille et le fouet. » Les plus aigres censeurs de M. d’Annunzio lui prodiguent aujourd’hui, pour ses livres de début, les médailles. Mais patience ! Ils ne vont pas tarder à brandir le fouet…

Primo vere, le premier essai poétique de M. d’Annunzio, parut en 1879. Primo vere est bien d’un jeune homme de seize ans, mais d’un jeune homme qui « promet beaucoup. » Il commençait, d’ailleurs, comme tous les auteurs ont commencé, même les auteurs de génie : par l’imitation. Stecchetti et Carducci étaient ses modèles préférés. A celui-là, il empruntait ses principes démocratiques et ses vulgarités de langage ; à celui-ci, ses rythmes « barbares, » tout son appareil mythologique et sa rhétorique ardente. Un progrès sensible se marque au Canto novo, écrit en 1881 et imprimé en 1882. M. d’Annunzio y chante sa jeunesse, ce qui est un bien beau sujet, et sa terre natale des Abruzzes, ce qui n’est pas un sujet moins beau : « Debout sur la montagne, je t’invoque, je t’invoque et te chante, — ô nature, sphinge immense, mon fol amour. » Même pour ses détracteurs les plus passionnés, M. d’Annunzio est un grand « peintre-paysagiste, » un incomparable virtuose de la description. On voit ce côté de son talent se développer dans le Canto novo et dans les ouvrages imprimés ensuite : Terra vergine, Il Libro delle vergini, San Pantaleone. M. d’Annunzio y prend conscience de sa personnalité. La Sieste (San Pantaleone) est bien, comme l’observe M. Gargiulo, « un tableau férocement sensuel et puissamment visible, par conséquent du meilleur Annunzio ; » mais le critique atténue aussitôt par toute sorte de restrictions ce qu’il pourrait y avoir dans ce propos de trop favorable. Après tout, déclare-t-il, ces ouvrages en prose ne révèlent qu’une originalité très relative : Terre vierge montre M. d’Annunzio sous l’influence des vêristes siciliens. Dans la Sieste il recommence un conte de Maupassant. Et dans tous ces écrits on observe déjà cette préoccupation de ce qui est moralement ignominieux et physiquement laid, ce penchant suspect pour les spectacles bestiaux et répugnans, toutes « spécialités » éminemment « annunziennes. » Tare évidente, mais dont il faut rendre responsable la poussée naturaliste, alors dans son plein, au moins autant que l’inclination naturelle du poète. Un artiste, à vingt ans, subit toutes les influences, les meilleures et les pires. Il est fâcheux que les pires prédominassent à l’époque où M. d’Annunzio commença de composer ; mais bien d’autres écrivains, aujourd’hui fameux, ont publié en ce triste temps des récits naturalistes ou vêristes qu’ils seraient désolés de voir exhumer. M. d’Annunzio a eu un tort essentiel. Il avait déjà, à cette époque, beaucoup de talent. Et c’est pourquoi on se rappelle, — et on lui rappelle, — ses premiers essais, alors qu’on a oublié ceux de ses contemporains moins doués.

Ce que j’en dis n’est point, d’ailleurs, pour louer ou seulement pour justifier son naturalisme. Tout au plus voudrais-je plaider en faveur de cette première manière de M. d’Annunzio les circonstances atténuantes. Pour échapper à l’influence naturaliste à l’âge où il la subit, il aurait dû posséder un caractère d’une trempe peu commune. Or, s’il tient du ciel des mérites immenses, il n’en a point reçu cette vertu-là. Ses plagiats, ses fameux plagiats le prouvent surabondamment. Et sans doute ils ne prouvent que cela. M. d’Annunzio s’est rendu coupable d’indélicatesse, — et d’imprudence, — en copiant M. Péladan et d’autres seigneurs de moindre importance ; mais qu’est-ce donc que représentent dans son œuvre énorme ces quelques pages dérobées ? Les auteurs classiques ont pris aux anciens bien plus qu’à ses contemporains M. d’Annunzio. J’aime à voir, du reste, que la cause est entendue, l’incident clos. M. Donati, si prévenu qu’il soit, constate qu’Alfieri et Monti ont fait pis et qu’ils ne sont point déshonorés pour cela : « Et les Promessi Sposi ? demande-t-il. N’ont-ils pas été décomposés en épisodes épars dans les romans de Walter Scott ? » Quelque jugement que la postérité doive porter sur M. d’Annunzio, elle ne verra pas plus un simple plagiaire dans l’auteur de l’Intrus que dans celui des Fiancés.

Les premiers vers et les premières proses de M. d’Annunzio étaient d’un terrien, presque d’un campagnard. Il suffira de quelques mois à Rome pour faire de ce rural un citadin, un citadin et même un muscadin. Transformation regrettable, transformation déplorée par ses meilleurs amis... et ses meilleurs ennemis de la critique. Dans son Livre de Don Quichotte, Edoardo Scarfoglio, qui compta parmi les premiers, a décrit, avec une minutie qui ne laisse rien à désirer, la métamorphose de la chrysalide abruzzaise en papillon romain. Il montre M. Gabriel d’Annunzio arrivant à Rome pauvre et pauvrement vêtu, timide et sauvage, mais plein d’orgueil et plein d’appétit. Quelques mois plus tard, il était méconnaissable. Suivant l’expression de M. Scarfoglio, il était devenu « une coquette spéculant sur sa timidité et sa sauvagerie. » Quelques mois encore et M. d’Annunzio recevra de son ami (Seigneur, délivrez-moi de mes amis !) ce surnom qui n’a pas été oublié : « la cocotte de la littérature italienne. » La chronique de M. Scarfoglio se distingue, d’ailleurs, d’un bout à l’autre, sinon par la bienveillance, du moins par la franchise. « Pendant six mois, raconte-t-il encore, Gabriel passa d’un bal à un diner aristocratique, d’une promenade à cheval à un souper en compagnie de crétins blasonnés et pommadés, sans jamais ouvrir un livre, sans jamais fixer son esprit sur une pensée sérieuse. L’art qui, dans l’origine, était pour lui presque un facteur de sa vie devint un jeu puéril pour le plaisir de ces pauvres femmes qui voulaient des sonnets dans leurs albums et sur leurs éventails comme elles veulent sur leurs guéridons de la quincaillerie japonaise. C’est dans cet esprit, dans ce milieu et avec ces moyens que furent écrits les vers indigens et rares recueillis sous le titre d’Intermezzo. »

Scarfoglio enchérit : « Pauvres vers, pénibles et sots. » Et cette fois, décidément, il va trop loin. L’Intermezzo peut déplaire par ce qu’il contient de souverainement artificiel. On peut juger cette poésie mièvre et tourmentée, mais il est parfaitement inique de l’appeler pénible et sotte. Elle n’est rien moins que cela. Elle est tout sauf cela.

L’élan, d’ailleurs, était donné. La transformation de M. d’Annunzio continuera de s’opérer dans le sens manifesté par l’Intermezzo. Les œuvres suivantes, poèmes et romans, sont d’un Annunzio de moins en moins abruzzais et de plus en plus romain. Je laisse à d’autres le soin de le regretter. Il m’est impossible de ne pas admirer, de ne pas aimer Il Piacere (l’Enfant de volupté), l’Isotteo, la Chimera et ces Elegie romane où l’auteur a chanté la Ville Eternelle avec une ferveur d’âme, une justesse d’accent et une beauté de forme dont le secret s’était perdu depuis Gœthe.

M. d’Annunzio avoue qu’il entre beaucoup de lui-même dans Andrea Sperelli, le héros de Il Piacere. Et certes, Andrea Sperelli n’est pas un foudre de vertu ; mais les protagonistes des chefs-d’œuvre de la littérature universelle se distinguèrent-ils jamais autant qu’il serait souhaitable par l’excellence de leurs mœurs ? L’exemple est-il à suivre que donnent la Phèdre de Racine et même le Faust de Gœthe, les héros de Byron et les principaux personnages du roman russe ? L’Italie littéraire, si tièdement catholique, et si hostile, d’ordinaire, à l’esprit puritain, apporte à ses jugemens sur M. d’Annunzio une austérité bien faite pour surprendre. Qu’il y ait lieu de blâmer au nom de la morale le roman et l’auteur même, je n’aurai garde d’en disconvenir. Andrea Sperelli n’est pas l’éducateur idéal. Je ne le proposerai pas aux adolescens comme « professeur d’énergie ; » mais il entre beaucoup d’hypocrisie, vraiment, dans cette ardeur des critiques d’outre-monts à se voiler la face devant ses exploits. Sperelli a eu des pères dans la littérature italienne... et il aura des fils.

Elle a, d’ailleurs, son prix, la franchise de M. d’Annunzio à confesser sa ressemblance avec son héros : « Mon sentiment esthétique, écrit-il, fut très vif et l’acuité de cette qualité toujours croissante devait par la suite produire dans mon existence des excès et des désordres irréparables : les même excès et désordres que j’ai décrits dans mon roman Il Piacere. Dans le personnage d’Andrea Sperelli, il y a beaucoup de moi-même pris sur le fait. »

Entre Sperelli et M. d’Annunzio, la ressemblance, en effet, saute aux yeux. L’écrivain s’est aussi bien dans tous ses livres abondamment raconté et commenté. C’est à la fois un de leurs mérites et une de leurs tares. Personnalité puissamment égocentrique, pour employer une expression chère à la critique italienne, il ramène invariablement à lui-même les sentimens de ses personnages. Sa sensibilité, son imagination si robuste sont foncièrement subjectives. On a remarqué qu’il n’avait pas créé un seul type immortel, ni un Julien Sorel, ni un père Grandet, ni une Mme Bovary. Il n’est pas à prévoir qu’il ajoute une figure à ce musée. Il est trop incapable de sortir de son moi pour rassembler chez d’autres, au prix d’une observation patiente, les traits épars dont se forment de tels personnages. De plus en plus, il façonne ses « grands rôles » à sa propre et à sa seule image. C’est l’indice d’un génie essentiellement lyrique. La poésie lyrique est peut-être, au demeurant, ce que la postérité appréciera surtout dans l’œuvre de M. d’Annunzio et en retiendra. Le même phénomène n’est-il pas en train de s’accomplir pour Victor Hugo ?

La critique de M. Gargiulo, souvent, à mon gré, trop pédantesque et didactique, trop préoccupée d’expliquer et de démontrer, n’en a pas moins des trouvailles heureuses. Je rangerai dans cette catégorie le rapport étroit marqué par M. Gargiulo entre certains romans de M. d’Annunzio et certains de ses recueils lyriques. Il intitule son chapitre sur l’Isotteo et la Chimera les Exercices d’Andrea Sperelli et ses pages sur les Elegie romane la Poésie lyrique d’Andrea Sperelli. Entre l’Innocente et le Poema paradisiaco, il marque la même dépendance. Et ce sont là des classifications ingénieuses qui viennent, du reste, à l’appui de ce subjectivisme dont la production littéraire de M. d’Annunzio est saturée. Il est dit dans Il Piacere qu’Andrea Sperelli pratiquait de préférence à tous les autres arts la métrique et la gravure : « Il entendait poursuivre et rénover avec sévérité les formes traditionnelles italiennes en renouant avec les poètes du stil novo et les peintres antérieurs à la Renaissance. Son esprit était essentiellement formel. Plus que la pensée il aimait l’expression. Ses essais littéraires étaient des exercices, des jeux, des études, des recherches, des expériences techniques, des objets de curiosité. » L’Isotteo, la Chimera ne répondent-ils pas à merveille à ce programme d’Andrea Sperelli ? Voluptueux, si l’on peut dire, intégral, il étend au langage son amour des belles formes : « Il écoutait ces sons en lui-même, se complaisait aux riches images, aux épithètes exactes, aux métaphores brillantes, aux harmonies recherchées, aux exquises combinaisons d’hiatus, de diérèses, de tous les plus subtils raffinemens qui variaient son style et sa métrique, de tous les mystérieux artifices de l’endécasyllabe empruntés aux merveilleux poètes du XIVe siècle et spécialement à Pétrarque. » Des écrivains très respectables et très admirables, le prosateur Gustave Flaubert et le poète Théophile Gautier (celui-ci sous maints rapports si semblable à M. d’Annunzio) ont eu de nos jours et avant Andrea Sperelli cette idolâtrie de la phrase et des mots. Je ne puis que les en féliciter. Il manquerait quelque chose aux lettres françaises si Flaubert et Gautier leur avaient manqué. Et je tiens pareillement que l’Isotteo, par son art raffiné, par le degré de haute culture qu’il atteste, fait plus d’honneur que de tort à l’auteur et à la littérature de son pays.

M. Gargiulo, cependant, ne partage point mon avis. Le verbalisme de M. d’Annunzio lui est insupportable. Ce soin qu’a pris l’auteur d’Il Piacere de rajeunir son style au bain de Jouvence des bons poètes d’autrefois lui paraît un jeu puéril. Trompe-l’œil que cela, artifice destiné à masquer une force d’invention qui s’épuise. Quelle chute, s’écrie M. Gargiulo, depuis la « poésie inspirée » du Canto novo ! A cette chute qu’il me soit permis de ne point croire. Évolution, si l’on veut ; transformation, si l’on préfère ; mais chute et décadence, non pas. M. Gargiulo ne cesse de dénoncer l’insincérité de M. d’Annunzio dans son incarnation d’esthète précieux : « Quel dommage, dit à Andrea Sperelli un de ses amis, que tu ne sois point assis à la table d’un duc du XVIe siècle, entre une Violante et une Imperia, avec Pierre Arétin et Marc Antoine ! » Un tel souhait, un tel regret paraissent à M. Gargiulo au delà du ridicule et de l’absurde : « Le sentiment, déclare-t-il, d’un poète notre contemporain exprimant à un ami le désir de se trouver avec lui dans un banquet du cinquecento ne peut être pris au sérieux ! » Pourquoi donc ? au nom du ciel 1 Le souhait d’Andrea Sperelli et de Gabriel d’Annunzio ne me semble point, à moi, si stupide. Tant s’en faut. Et volontiers leur dirais-je comme certain personnage de Molière : « Tudieu, vous avez le goût bon ! » La poésie ne s’est-elle pas toujours nourrie de nostalgies de cette sorte ? Ces élans mélancoliques vers un passé plus beau d’être le passé ne sont-ils pas un thème littéraire par excellence ? A ce propos, j’observe avec plaisir que l’autre critique récent de M. d’Annunzio, M. Alessandro Donati, généralement plus sévère encore que M. Gargiulo, partage mon admiration. Il déclare impossible de rien trouver de plus parfait au point de vue du métier que Dolce grappolo ou la Ballata di Astioco e Brisenna. Il constate que, sous l’artifice de ces vers, « une simplicité de la représentation, une spontanéité libre et franche se découvrent, » qualités que les romantiques de la troisième période qui, eux aussi, les poursuivaient « ne surent ni ne purent jamais atteindre » à ce degré-là.

Le sentiment de M. Donati sur les Elegie romane est plus favorable encore : « Jamais peut-être, avoue-t-il, on n’avait senti et rendu la beauté de Rome avec une telle intensité. » Il marque naturellement l’influence sur cette littérature compliquée « de la partie la moins saine de la culture moderne » et il regrette qu’une irrésistible pente entraîne M. d’Annunzio vers un tarabiscotage excessif. Le poète n’en a pas moins atteint dans ses Elegie romane « je ne dirai pas l’apogée de son art, écrit M. Donati, mais l’eurythmie la plus complète. » Et tous ces éloges sont mérités. Avec M. Croce on peut regretter que les voix du passé romain n’aient pas donné à M. d’Annunzio les mêmes fières leçons qu’à un Giosuè Carducci, par exemple. Alors qu’elles enseignaient, en effet, au barde des Odi barbare un haut idéal de vie morale, elles invitaient le troubadour de l’Isotteo à la mollesse et au plaisir. Rome, pour Carducci, c’était la Rome des Césars et des arcs de triomphe ; Rome, pour M. d’Annunzio, c’est la Rome des villas, des églises trop pompeuses et des fontaines. Et peut-être cette Rome qu’il a chantée est-elle moins digne de chants que celle de son devancier. Mais cette Rome de second ordre, elle n’a pas arraché, après tout, à M. d’Annunzio des accens moins admirables dans leur genre qu’à Giosuè Carducci.


II

Une sensualité sans bornes est une source intarissable de mélancolie. L’art littéraire de M. d’Annunzio en offre la preuve. Soit que l’atavisme chrétien influât malgré tout sur ses pensées, soit que la fatigue physique née du plaisir l’inclinât aux idées tristes, l’Enfant de Volupté traversa, au lendemain de sa période romaine de désordre tumultueux, une crise de désenchantement d’où sortit une crise de charité ou, plus exactement (puisqu’il n’entrait dans ce sentiment rien de religieux), d’altruisme. Certains portraits, certains tableaux répandus dans Il Piacere laissaient prévoir cette orientation nouvelle. N’y a-t-il pas comme un aveu dans ce croquis de « Bébé Silva : » « Bébé Silva fumait, buvait des petits verres de cognac vieux et racontait des choses énormes avec une vivacité artificielle. Mais elle avait des momens très étranges de prostration, de fatigue où il semblait que quelque chose lui tombât du visage et que, dans sa figure effrontée et obscène, entrât je ne sais quelle petite figure triste, misérable, malade, pensive, plus vieille que la vieillesse d’une guenon phtisique qui se retire au fond de sa cage pour tousser après avoir fait rire le monde. »

L’Innocente, qui s’appelle en français l’Intrus et qui parut en 1892, témoigne de cette humeur nouvelle chez M. d’Annunzio. Tullio Hermil, c’est encore Andrea Sperelli et c’est encore Gabriele d’Annunzio, soit une nature à la fois intellectuelle et sensuelle ; mais une bonté éperdue, mais une tendresse univers selle remplacent chez Tullio Hermil l’égoïsme féroce d’Andrea Sperelli, — ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, Tullio Hermil de commettre, sous l’empire de la jalousie, un crime horrible Quand parut l’Innocente, le roman russe, déjà vaguement démodé en France, jouissait en Italie d’un grand crédit. M. d’Annunzio, esprit si « livresque » et toujours si influencé par ses lectures, avait subi le prestige des Dostoïevsky et des Tolstoï. La veine de bonté qui s’épanche dans l’Intrus s’explique en partie par une lassitude des sens et un retour de l’auteur sur lui-même, mais aussi par le désir de participer au succès des romanciers russes en reproduisant leurs sentimens évangéliques. Quant à savoir laquelle de ces deux influences fut prédominante, c’est une question que nous n’approfondirons pas. Il appartient à la critique littéraire d’énoncer les données de tels problèmes : il n’est pas en son pouvoir de les trancher. M. d’Annunzio lui-même serait sans doute bien embarrassé, après vingt ans écoulés, de déterminer avec une parfaite exactitude l’état d’esprit où il composa l’Innocente.

Et parce qu’il est difficile de déterminer avec une rigoureuse justesse les sentimens qui animaient M. d’Annunzio composant l’Intrus, il me paraît fort téméraire, en même temps que peu généreux, de crier à l’insincérité de ces sentimens. C’est pourtant l’idée fixe de M. Gargiulo. Et c’est d’ailleurs le grief capital de tous les critiques d’Italie à l’égard de leur plus grand écrivain vivant : « Gabriele d’Annunzio manque de sincérité. » Je serais tenté, quant à moi, de soutenir tout le contraire. Cet auteur est un dilettante, soit ; mais non pas un imposteur. Il se donne à tous les courans nouveaux, à toutes les idées nouvelles avec un entrain aussi spontané que superficiel. Ayant « découvert » le cinquecento romain, les romanciers russes et, comme il arrivera plus tard, Nietzsche et Swinburne et Walt Whitman et Maeterlinck et tant d’autres, il lui arrive de les imiter jusqu’à paraître les copier ; mais « il y a la manière ; » et il faut convenir que celle de M. d’Annunzio n’est pas à la portée de tout le monde. J’admets qu’il y a dans l’Intrus un écho de Dostoïevsky et de Tolstoï ; mais ni l’un ni l’autre n’auraient écrit l’Intrus. Peut-être ont-ils fait aussi bien avec leurs dons spéciaux, mais M. d’Annunzio avec ses qualités propres a réalisé un chef-d’œuvre. Je dois forcément, dans l’étude que je tente ici, supposer connus les ouvrages de cet écrivain. Une analyse de chacun d’eux à propos de ce qu’en disent ses critiques et de ce que j’en crois devoir dire moi-même nous entraînerait beaucoup trop loin. Mais qui donc, ayant lu l’Intrus (et qui ne l’a point lu ?) s’aviserait de nier l’accent puissamment personnel de ce récit ? Et cette beauté de forme dont il tire son charme dominateur et l’intérêt dramatique de la douloureuse aventure qu’il retrace ne sont-ils pas mérites exclusifs de Gabriele d’Annunzio ? Écrivain d’une période de transition, héritier du romantisme et du naturalisme, cet homme de son temps reflète tout l’esprit de son temps. Regrettons qu’il n’ait pas eu assez de force créatrice pour fonder une nouvelle école, pour donner corps à cette chose flottante encore et confuse qui succédera en Europe au romantisme et au naturalisme ; mais ne l’accablons pas pour cela. M. Jules Lemaitre a délicieusement marqué un jour la tristesse inhérente au dilettantisme. Si certains êtres, a-t-il dit, s’introduisent avec tant d’aisance et tant de hâte dans la maison des autres, c’est parce qu’ils n’ont pas de maison à eux, et cela n’est pas drôle, M. Lemaitre a raison. C’est commettre une lourde erreur que d’attribuer à un souci mesquin de suivre la mode l’inconstance, la trépidation de pensée d’un Gabriele d’Annunzio. Il n’y faut voir que la disgrâce d’un auteur trop intelligent à qui le ciel a refusé cette force qu’il prodigue aux médiocres : des convictions stables parce qu’elles sont instinctives.

Ces perpétuels changemens d’attitude, M. Gargiulo les appelle des « voies de sortie. » Et voici ce qu’il entend par là.

Attribuant pour l’occasion à l’auteur de l’Intrus plus de préoccupations morales peut-être qu’il n’en a vraiment, le critique écrit : « M. d’Annunzio, comme individu, voulait sortir de sa nature essentiellement sensuelle et la vaincre. Et il crut pouvoir la vaincre comme artiste. Il cherchait une voie de sortie à la sensualité et se berça de l’illusion qu’il la trouverait dans la morale commune et la pitié humaine. » Au surplus, « la voie de bonté » dont il essayait dans l’Intrus ne le mena pas loin. Obéissant à diverses influences, il s’engagea ensuite dans une autre voie de sortie, diamétralement opposée : la voie de sortie de la férocité, la voie de sortie du Surhomme.

Comment M. d’Annunzio est-il devenu dans la littérature contemporaine le disciple le plus authentique et le plus brillant de Nietzsche ? Il importe de s’en rendre compte avant de passer en revue les malédictions que cette incarnation lui valut ; mais l’entreprise est assez malaisée. Ici encore, nous rencontrons des témoignages contradictoires. Fatigué de cette épithète de nietzschéen qu’on lui jetait à la face, comme un reproche, l’auteur du Feu a soutenu, un jour, qu’il était arrivé au nietzschéisme ou à ce qu’on appelle ainsi en dehors de Nietzsche, rien qu’en suivant la pente naturelle de sa pensée ; mais cette affirmation est contredite par ce qu’il a maintes fois déclaré lui-même.

C’est vers 1892 que M. d’Annunzio, lecteur infatigable, serait entré en contact pour la première fois avec les éclatans paradoxes du penseur allemand. Il Trionfo della morte qui parut en 1894 témoigne déjà d’une certaine familiarité avec la doctrine de ce philosophe. Le héros du Triomphe de la mort est encore et toujours un être à la fois sensuel et intellectuel ; mais la sensualité, chez Giorgio Aurispa, est plus franchement intellectuelle, plus nettement cérébrale que chez ses devanciers : les Andrea Sperelli et les Tullio Hermil. Giorgio Aurispa, cherchant, comme Tullio Hermil, une « voie de sortie » à la sensualité, pense la trouver dans la religion du Surhomme : « La parole de Zarathoustra, écrit son biographe, paraissait à Giorgio Aurispa la plus vivante et la plus noble qui eût jamais été proférée par un poète ou par un philosophe des temps modernes. Dans sa mollesse, sa dépression, son hésitation, dans son état d’infirmité, il avait tendu l’oreille et ressenti un trouble profond, à cette voix nouvelle qui raillait avec de si âpres sarcasmes la débilité, l’irritabilité, la sensibilité maladive, le culte de la pitié, l’évangile du renoncement, le besoin de croire, le besoin de s’humilier, le besoin de racheter et de se racheter, en somme tous les plus ambigus besoins de l’époque, toute la misère de la vieille âme européenne, ridicule, efféminée, toutes les monstrueuses efflorescences de la pourriture chrétienne (sic) dans les races décrépites. » Parlant, cette fois, en son nom personnel et non plus par la bouche d’un de ses héros, M. d’Annunzio a écrit un jour : « Ce qui me frappa dans l’œuvre de Nietzsche, ce fut la rencontre d’une âme tragique, pareille à la mienne. Et depuis lors, j’ai senti sa pauvre main tremblante m’accompagner. » Même aveu d’affinité dans l’ode Pour la mort d’un destructeur : « Je le chanterai, déclare le poète, moi, fils des Hellènes, dans une ample ode au vol puissant, pour m’être écrié, quand j’ouïs, solitaire, sa voix solitaire : Il est pareil à moi, ce dur barbare. »

M. d’Annunzio, composant cette ode, ne songeait point encore à nier l’influence de Nietzsche. De fait, elle n’est pas niable. Frédéric Nietzsche, intellectuel raffiné lui-même, a conquis, a séduit un grand nombre d’intellectuels. M. d’Annunzio devait fatalement venir à lui.

Il y a lieu d’enregistrer que le culte de l’Uebermensch va de pair chez l’auteur italien avec le culte de la mère patrie. A mesure qu’il devenait plus nietzschéen, M. d’Annunzio devenait aussi plus fervent patriote. Cette évolution parallèle est d’ailleurs tout ce qu’il y a de plus logique. Le culte du Surhomme est un legs du classicisme ou, pour parler plus exactement, un legs de cette Renaissance italienne des XVe et XVIe siècles avec laquelle M. d’Annunzio aspirait à renouer. Qu’on relise les mémoires de Benvenuto Cellini, qu’on se rappelle le sens attribué dans ce livre au mot virtù, qu’on se remémore l’esprit où est conçu le Prince : « Notre religion, écrit Machiavel, couronne plutôt les vertus humbles et contemplatives que les vertus actives. Elle place le bonheur suprême dans l’humilité, l’abjection, le mépris des choses humaines ; et l’autre au contraire (la religion païenne) faisait consister le souverain bien dans la grandeur d’âme, la force du corps et toutes les qualités qui rendent l’homme redoutable. » Un vague regret du changement survenu ne perce-t-il pas dans les lignes de Machiavel ? Sous la plume de M. d’Annunzio, ce regret s’exprime sans ambages. Mais le sentiment qui anime les deux auteurs est identique.

Giorgio Aurispa n’était encore qu’un Surhomme à l’état embryonnaire. Avec les Vergini delle Rocce apparaît le Surhomme complet, tel qu’il va pulluler chez M. d’Annunzio, dans ses romans, dans son théâtre. L’élément latin de cet idéal nouveau s’accuse en sa pureté dans le héros des Vergini delle Rocce : Claudio Cantelmo. Claudio Cantelmo déclare sentir en lui de violentes énergies strictement latines. Glorifiant les ancêtres dont il dit les tenir et s’exaltant à leur propos, il s’écrie : « Loués soient-ils maintenant et à toujours pour les belles blessures qu’ils ouvrirent, les beaux incendies qu’ils allumèrent, les belles coupes qu’ils vidèrent, les beaux habits qu’ils revêtirent, les beaux palefrois qu’ils caressèrent, les belles femmes dont ils jouirent. Pour tous leurs carnages, leurs ivresses, leurs magnificences et leurs luxures, loués soient-ils : Parce qu’ils me formèrent ainsi ces sens dans lesquels, ô Beauté du monde, tu peux vastement et profondément te mirer comme dans cinq vastes et profondes mers. » Tout d’Annunzio, poète du Surhomme, tout d’Annunzio, sous l’aspect où il se présentait hier encore au public européen (je ne dis pas sous l’aspect définitif qu’il revêtira aux yeux de la postérité) se trouve dans l’invocation ci-dessus. Claudio Cantelmo, Surhomme et Surhomme latin, prononçant un éloge, d’ailleurs outré, de ses cinq sens, c’est Gabriel d’Annunzio lui-même surpris dans son attitude favorite et parlant son langage favori.

Et l’on sait de reste que la critique italienne s’est montrée pour M. d’Annunzio nietzschéen aussi peu tendre que pour M. d’Annunzio épicurien et pour M. d’Annunzio évangélique. M. Gargiulo parle de « l’irritation et du dégoût » que doit inspirer le nietzschéisme de son illustre compatriote et va jusqu’à écrire : « Il faut que le public des lecteurs se convainque bien de ceci, que les Surhommes de d’Annunzio sont en dehors de l’art. » Proposition qui me parait aux antipodes mêmes de la vérité. Les Surhommes de M. d’Annunzio sont si peu en dehors de l’art qu’ils ne vivent que pour lui et par lui. Esthètes stériles, ils poursuivent des fins uniquement esthétiques. Qu’on déteste la sécheresse égoïste de leur philosophie, la perversité de leur course aux sensations rares, c’est très bien ; mais elle est vraiment mal défendable, la prétention qui consiste à mettre hors de l’art ces « artistes en vie, » ces malheureux qui ont fait de la Beauté un Moloch cruel, un Moloch décevant, mais somptueux. En regard de cette condamnation absolue prononcée par la plupart des critiques italiens, j’aime à faire figurer l’avis discordant de M. Benedetto Croce. Il observe d’abord et très finement que les grands sensuels mis en scène par M. d’Annunzio sont moins les héros que les victimes de leur luxure. Pour M. Croce, le nietzschéisme de Gabriele d’Annunzio n’a rien d’immoral, affirmation, cette fois, trop indulgente peut-être. Le critique napolitain l’explique par ce fait que le nietzschéisme de M. d’Annunzio n’est autre chose qu’un effort pour conquérir un point de vue idéal d’où contempler la vie. C’est, en d’autres termes, la même idée qu’émet M. Gargiulo quand il intitule ses chapitres : la Voie de sortie de la Bonté, la Voie de sortie du Surhomme. Mais si les deux critiques se rencontrent dans les raisons psychologiques qu’ils assignent à la naissance du Surhomme d’annunzien, ils diffèrent du tout au tout sur la portée morale de cet idéal nouveau. Selon qu’ils sympathisent avec Nietzsche ou non, ils goûtent ou ne goûtent pas Gabriele d’Annunzio proclamant sa doctrine. Je refuse d’applaudir, quant à moi, à l’excommunication majeure fulminée par M. Gargiulo. Claudio Cantelmo et Stelio Effrena, le héros des Vierges des Rochers et le héros du Feu, ne me paraissent point en possession de la vérité absolue ; mais à des propos contestables ils mêlent des discours fort sensés. Pour leur zèle à combattre le préjugé à la mode, le préjugé démagogique, je me sens à leur endroit plein d’indulgence : « Le monde tel qu’il apparaît aujourd’hui, déclare Stelio Effrena, est un don magnifique fait par une élite à la multitude, par les esprits libres aux hommes esclaves ! » Il y a dans ces mots une vérité malheureusement si oubliée, si méconnue, quoique évidente, que j’en incline à pardonner à celui qui la proclame certaines aspirations moins saines et certains principes moins opportuns,


III

Dans toutes ses pièces de théâtre jusqu’au Martyre de saint Sébastien (1911), M. d’Annunzio se montre nietzschéen. M. Gargiulo a même intitulé le Paroxysme du Surhomme le chapitre où il étudie Gioconda (1899), Gloria (1899) et Più che l’amore (1906). Il s’emporte plus que jamais à propos de ces ouvrages : « Ces drames, écrit-il, sont la complète négation de l’art. » Je ne puis que protester à nouveau contre un verdict si sévère. J’ai tenté de montrer ailleurs les raisons pour lesquelles le théâtre de M. d’Annunzio me parait non seulement un admirable monument d’art littéraire, mais encore un vrai théâtre, avec toutes les qualités spécifiques que ce terme implique : « M. d’Annunzio, écrivais-je, excelle à déployer sur les tréteaux d’incomparables tableaux vivans. Metteur en scène sans rival, il est dans ses meilleurs momens peintre, sculpteur et architecte tout à la fois. Comme tout est combiné dans ses pièces pour obtenir un groupement heureux des principaux personnages, pour provoquer de leur part des attitudes harmonieuses, des gestes gracieux, tragiques, solennels ! Franchement, n’est-ce point là du théâtre au même titre que les substitutions, les reconnaissances, les lettres anonymes, le duel et tout le reste[6] ? » Après plusieurs années écoulées et plusieurs pièces nouvelles de M. d’Annunzio, je persiste à penser que son théâtre est du vrai théâtre et du beau théâtre. Mais je goûte diversement ses diverses pièces. Et si son chef-d’œuvre me paraît être un drame, la Figlia di Jorio, il est d’autres drames de lui que j’apprécie beaucoup moins. J’observe au demeurant que ses critiques, même les plus malveillans, ne condamnent point sans réserve Gioconda et la Figlia di Jorio : « Sauf la thèse, écrit M. Donati, la Gioconda reste la meilleure des tragédies d’annunziennes, du moins celle qui montre la plus grande habileté technique. » Et M. Donati d’avouer comme à contre-cœur que « cette singulière œuvre de poésie » ne laisse pas d’émouvoir.

Il est vrai que ces douceâtres complimens sont précédés et suivis d’aigres critiques. Je n’en veux retenir qu’une : l’accusation lancée contre M. d’Annunzio par M. Donati d’avoir dans son théâtre imité Ibsen. Et je retiens celle-là de préférence parce que je l’ai rencontrée aussi sous la plume d’autres censeurs. Mais qu’elle me paraît donc mal fondée ! Il y a dans les pièces d’Ibsen énormément de métier. Directeur de théâtre, cet auteur faisait jouer les pièces françaises alors en vogue. Scribe était un de ses auteurs favoris. Il a certainement subi son influence. Pour qui ne se laisse point égarer par la pensée d’Ibsen, nébuleuse un peu parce que Scandinave, ses pièces paraissent aussi solidement charpentées que celles de Scribe, Augier et Dumas fils.

Je louerai toute sorte de choses dans les pièces de M. d’Annunzio, mais non point leur agencement, mais non point leur structure. Et quant au fond, quelle distance entre le poète dramatique italien et le Scandinave ! Ibsen est un esprit profondément religieux, un puritain, un prédicateur qui par le du haut de la scène comme d’une chaire. Au contraire, tout principe de morale ibsénienne est absent du théâtre de M. d’Annunzio. Vraiment, il faut vouloir à tout prix assigner à ses œuvres des « sources » étrangères pour en dénoncer une dans le théâtre d’Ibsen. Les personnages de ce dernier vivent d’une vie intérieure intense. Or la vie intérieure, c’est ce qui manque le plus à ceux de M. d’Annunzio. M. Donati l’a du reste aperçu : « Le don le plus vraiment précieux du poète italien, écrit-il, est celui de la vie extérieure. » Et c’est une remarque fort juste. Comme Théophile Gautier, M. d’Annunzio pourrait dire : « Je suis un homme pour qui le monde existe. » Mais qui ne voit à quel point ce caractère de l’art de M. d’Annunzio est diamétralement opposé à la manière d’un Henrik Ibsen ?

Loin d’avoir pris pour modèle les Scandinaves, M. d’Annunzio s’est toujours réclamé du théâtre grec. La Città morta, le drame où cette ambition est le plus manifeste, est aussi l’un des plus maltraités par les critiques. Il n’a pas grand’chose de grec, j’y consens, sauf le décor. Et le projet caressé par M. d’Annunzio de restaurer la tragédie ancienne est évidemment chimérique ; mais jusqu’à quel point l’a-t-il lui-même sérieusement conçu ? Le sujet de la Città morta, l’aventure d’un brave homme d’archéologue devenant criminel au contact des criminels héroïques dont il remue les cendres, ne manque du reste pas de grandeur.

J’aime beaucoup moins le drame intitulé Gloria. Avouons franchement que c’est un ouvrage manqué. Il résume, a-t-on dit, les expériences parlementaires du poète. Ce résumé est pitoyable. M. d’Annunzio paraît avoir traversé Montecitorio sans y rien comprendre. Et c’est grand dommage.

S’il possédait le génie de la satire et ce don qui lui manque si totalement, le sens de l’humour, Montecitorio aurait pu lui inspirer une piquante comédie. Mais il n’y a que de la phraséologie dans Gloria. Et le discours, le splendide discours de M. d’Annunzio à ses électeurs d’Ortona constitue le seul témoignage intéressant de son passage dans la politique. Il trace des tableaux mille fois plus vivans et plus vrais des mœurs anciennes que des contemporaines. Nourri de la littérature du moyen âge, fervent admirateur des énergies médiévales, il remporta au théâtre un de ses succès les moins contestés avec Francesca da Rimini (1901) ; mais sa Francesca n’est évidemment pas celle de Dante. M. Croce note justement que « la conscience du péché » pénètre dans la Divine Comédie tout l’épisode de Francesca et Paolo. Quelle délicatesse, quelle noblesse, quelle pudeur dans les aveux de la femme coupable et damnée ! Mais comme on sent qu’elle aime encore, malgré le supplice dont elle paye son amour ! Quelle passion prête à s’épancher dans ses discours pourtant pleins de réserve ! De cet épisode M. d’Annunzio a tiré selon sa propre expression et conformément à sa nature « un poème de sang et de luxure. » On peut préférer, — il faut préférer l’immortel cinquième chant de l’Enfer, mais le poème dramatique de M. d’Annunzio est, dans son genre, plein de mérites. Qu’ils étudient donc au point de vue du théâtre les rôles de Gianciotto et de Malatestino, ceux qui refusent à M. d’Annunzio toutes qualités dramatiques. Ils devront rendre hommage, s’ils sont de bonne foi, au caractère puissamment « objectif, » pour parler avec M. Croce, et même au caractère rigoureusement scénique de ces deux personnages.

Et c’est du théâtre encore et du meilleur que cette Figlia di Jorio (1904), le chef-d’œuvre, à mon sens, de Gabriele d’Annunzio. J’ai marqué à plusieurs reprises mon admiration pour cet ouvrage. Je ne recommencerai pas et je laisse la parole aux critiques d’outre-monts. Hélas ! ils ne s’accordent pas plus sur la valeur littéraire du drame le plus applaudi qu’on doive à M. d’Annunzio que sur le cas à faire de ses autres écrits. Toutefois, le franc succès de la Figlia di Jorio auprès du public, du « grand public, » leur impose. Les plus vindicatifs mêlent quelques gouttes de miel à leur fiel ordinaire. M. Donati se demande (comme si la chose importait !) si cette pièce contient un symbole et quel il est. Il constate qu’en l’écrivant, M. d’Annunzio a voulu faire œuvre de poète national, se remettre en contact, suivant un de ses principes d’art, « avec la race dont il est sorti. » Mais cette tentative, au dire du critique, a échoué. Il y a des toscanismes dans cette pièce abruzzaise et d’ailleurs « elle n’a pleinement réussi qu’en sicilien. » Sur quoi, l’ouvrage dûment condamné en vertu de raisons toutes bien fragiles, toutes bien « à côté, » M. Donati finit par avouer comme malgré lui : « Et pourtant la Figlia di Jorio est une belle chose. » Le parti pris hostile reparaît dans la suite du compliment : « Vraiment, poursuit M. Donati, la Figlia di Jorio est un chef-d’œuvre, » mais, entendons-nous bien, un chef-d’œuvre de mauvais goût : « C’est le chef-d’œuvre de la nouvelle Arcadie, précise le critique, le chef-d’œuvre d’une forme d’art étrangère à la vie réelle comme à la vie idéale. » Et le lecteur sans malice de se demander : « Si la Figlia di Jorio n’appartient pas plus à la vie réelle qu’à la vie idéale, à quelle vie donc appartient-elle ? » On regrette que M. Donati ne se soit point soucié de satisfaire sur ce point notre légitime curiosité.

Non moins défavorable et tranchant, l’avis de M. Gargiulo sur cette pièce. La Figlia di Jorio, il en convient, est le meilleur drame de M. d’Annunzio, mais cela ne veut pas dire qu’il soit bon. Il y découvre, — encore ! — des traces de nietzschéisme (il est vraiment habile). Et c’est, à ses yeux, une tare ineffaçable. Et puis, « ces âmes populaires abruzzaises, déclare-t-il, nous n’arrivons pas à les voir. C’est l’absence invariable de base historique. C’est l’art d’annunzien de toujours, fondé sur des abstractions. Abstractions, surhumanité, absurdité ! Et laissons là l’Abruzze ancien et moderne qui peu importe. Aligi et Mila ne sont pas des figures humaines. »

Devant ces condamnations sans recours, le lecteur étranger se demande une fois de plus, pour peu qu’il ait admiré la Figlia di Jorio, s’il n’est pas tombé dans un piège tendu à sa simplicité par un poète rompu à toutes les roueries. Qu’il se rassure. Non seulement le public des principales cités d’Italie, mais des juges excellens de la production dramatique en ce pays, mais le plus avisé d’entre eux, j’ai nommé M. Domenico Oliva, partagèrent l’enthousiasme général et s’en expliquèrent. M. Gargiulo nie la couleur locale du drame. M. Domenico Oliva la constate et la célèbre : « L’amour du sol natal fut la muse de l’infatigable inventeur de rythmes et d’harmonies. Ici le sens du pays et de la race vibre puissant et sincère. » Le style poétique, ce style qui excite le dédain de M. Donati, M. Oliva le trouve excellent et parfaitement approprié : « Le robuste archaïsme de celle poésie qui a souvent la saveur du duecento, du lointain siècle où la langue italienne commença à dire d’amour et de douleur, prête à toute la poésie lyrique qui jaillit de la tragédie un accent d’étrange vérité où réside son mérite le plus grand et peut-être le plus durable[7]. » Sur la foi de l’autorité qui s’attache au nom de M. Oliva, continuons, sans arrière-pensée aucune, à goûter la Figlia di Jorio. Il y a bien des chances pour que la postérité ratifie ce verdict favorable de préférence aux condamnations rapportées plus haut.

Les pièces représentées depuis la Figlia di Jorio sont, en revanche, difficiles à défendre. La Fiaccola sotto il moggio (1905), Più che l’amore (1906), la Nave (1908), Fedra (1909), ont déçu le public. C’est le drame intitulé Più che l’amore qui a fait la chute la plus lourde. La morale pseudo-héroïque de cette pièce où M. d’Annunzio, en vertu d’on ne sait quel sauvage idéal, absout un vil assassin, aurait suffi à justifier cette catastrophe ; mais cet ouvrage est en outre rempli d’invraisemblances. Il est enfin psychologiquement faux jusqu’à l’extravagance. Quant à la Phèdre de M. d’Annunzio, elle est d’un maniérisme d’autant plus déplaisant, d’autant plus irritant pour le lecteur français que le souvenir de la Phèdre de Racine le force à mesurer constamment l’infériorité du poète italien. Tout au plus serais-je tenté de rompre une lance en faveur de la Nave. Le dernier acte est superbe. C’est lui qui sauva tout l’ouvrage, le soir de la première représentation. On courait à un échec quand les derniers épisodes rachetèrent ce qui avait précédé. Et la Nave ne tomba pas aussi douloureusement que la Fiaccola, Più che l’amore et Fedra.

Un souffle d’ardent patriotisme traverse par instans la Nave. Et cette circonstance ne contribua pas médiocrement au succès de la pièce. Gabriele d’Annunzio aime aussi bien son pays de tout son cœur et de toute son âme. Il semblerait que l’Italie dût lui en savoir gré. Qu’il est donc déconcertant de voir la plupart des critiques italiens reprocher au contraire à M. d’Annunzio son patriotisme ! J’observe sous ce rapport chez MM. Borgese, Gargiulo et Donati une touchante harmonie. « Ce ne sont pas les pédagogues, écrit M. Borgese, qui ont inoculé à d’Annunzio l’amour de la patrie : l’Italie lui plut à cause de ses belles montagnes et de sa mer si belle, et c’est parce qu’elle lui plut qu’il l’aima. » De son côté, M. Gargiulo déclare : « Dans le Surhomme patriote le patriote fut complètement dominé par le Surhomme, si seulement le patriote se trouvait dans le Surhomme de quelque manière. D’Annunzio, à notre avis, n’a jamais réussi à aimer l’Italie pour elle-même, comme pays, comme nation. Il l’aima indirectement à travers ses montagnes et ses mers. Aussi ne pouvons-nous voir dans son patriotisme héroïque qu’une variété quelconque de son héroïsme poétique. » Et voici, dans ce triste concert, M. Donati, — last, not least, — pour qui le chauvinisme de M. d’Annunzio n’est (comme pour M. Gargiulo) qu’une forme de son monstrueux égoïsme et de son orgueil sans bornes : « L’Italie (ainsi raisonne M. d’Annunzio suivant M. Donati), l’Italie est ou doit être la première nation du monde. Je suis moi-même, moi, Gabriele d’Annunzio, le plus grand des Italiens ; je suis donc en bonne logique la plus haute expression qu’ait connue notre nébuleuse depuis qu’elle est devenue le système solaire. »

Je me garderai d’intervenir dans cette querelle de famille. Seuls, des Italiens ont qualité pour apprécier sainement l’esprit national d’un des leurs ; mais n’est-il pas bizarre de voir contester avec une telle violence au poète italien d’aujourd’hui le plus jaloux de son patriotisme l’authenticité de ce sentiment ?


IV

Dès qu’il s’agit d’apprécier, non plus les sentimens intimes, mais les œuvres de M. d’Annunzio, ses critiques recommencent leurs « cavaliers seuls. » Le plus puissant effort lyrique du poète, les Laudi, est très diversement jugé par M. Gargiulo et par M. Donati. Par son mélange de réalisme et d’idéalisme, la Laus vitae déplaît au premier de ces critiques. Il en blâme l’inspiration disparate ; mais il veut bien pour la beauté extraordinaire d’une partie des Laudi, le livre d’Alcione, pardonner beaucoup au poète.

Reprenant à son compte un mot du très érudit critique du Marzocco, M. Gargano, qui salua naguère dans l’auteur des Laudi un « créateur de mythes nouveaux, » M. Gargiulo analyse avec finesse et sagacité ces poèmes où la beauté grecque, la force latine et la mélancolie moderne se mêlent si heureusement pour former un des ouvrages les plus absolument achevés de la littérature contemporaine. M. Gargiulo célèbre dans le poète d’Alcione un « paysagiste lyrique » sans égal : « L’Italie possède en lui, écrit-il, le plus grand paysagiste des temps modernes. Il laisse bien loin derrière lui les lyriques anglais. « Les remarques de M. Gargiulo sur ce livre d’Alcione dénotent un sincère enthousiasme : « Les cinq derniers vers d’Oleandro, écrit-il, nous ne savons en vérité s’ils sont formés de mots ou de quelque succulente matière aromatique. » La Morte del cervo est un chef-d’œuvre. C’est un » drame-paysage » et c’est « le meilleur drame de M. d’Annunzio. » Les pièces de vers intitulées la Pluie dans la forêt de pins, le Soir à Fiesole, Versilia arrachent aussi à M. Gargiulo des éloges chaleureux.

Quant à M. Donati, il ne désarme même pas devant les Laudi. Il met bien une sourdine à ses malédictions vitupératives, mais son antipathie pour M. d’Annunzio, homme privé, l’empêche de rendre justice au poète. Parce que M. d’Annunzio qui n’en est pas, il faut le reconnaître, à une vantardise près, a eu le mauvais goût de proclamer : « La Laus vitae est le seul poème de vie totale paru en Italie depuis la Divine Comédie, » M. Donati ferme obstinément les yeux à la réelle, à l’aveuglante splendeur de cet ouvrage. Il n’admire même pas ce livre d’Alcione à qui pourtant M. Gargiulo n’a pu s’empêcher de rendre hommage : « Un enchantement de rythmes sans lois, écrit M. Donati, obtenus par le seul son des mots, de visions lumineuses ou d’harmonies qui se succèdent, s’évanouissent ou reparaissent comme dans une hallucination de songe, subjugue celui qui lit par exemple Versilia ou Albasia ou la Pluie dans la forêt de pins ou la Nouvelle lune ; mais qu’est-ce que ces vers veulent dire ? « Nous renvoyons M. Donati aux commentaires si intelligens de M. Gargiulo. Mais, franchement, nous regrettons que le premier de ces critiques ait besoin des gloses du second pour comprendre le charme indicible du Novilunio ou de la Pioggia nel pineto :


Odi ? La pioggia cade
su la solitaria
verdura
con un crepitio che dura
e varia nell’ aria
secondo le fronde
piu rade, men rade.
Or s’ode su tutta la fronda
crosciare
l’argentea pioggia
che monda,
il croscio ch varia
seconda la fronda
più folta, men folta.
Ascolta.
La figlia dell’ aria
è muta ; ma la figlia
del limo lontana,
la rana,
canta nell’ ombra più fonda,
chi sa dove, chi sa dove !
E piove su le tue ciglia,
Ermione


Pour la majorité des critiques italiens, l’astre de Gabriele d’Annunzio décrit désormais une courbe descendante. La Figlia di Jorio marquerait l’apogée non point de son génie (car il est totalement, d’après eux, dépourvu de génie), mais d’un certain talent qu’il serait vain de lui contester. « Depuis 1904, écrit M. Donati, même aux yeux des plus fervens admirateurs de la Laus vitae, de la Francesca, de la Figlia di Jorio, la décadence commence pour continuer, irrémédiable et précipitée. Les œuvres se succèdent avec un emportement qui devrait être la démonstration continuelle d’une inépuisable exubérance. « Les forfanteries excessives donnent la sensation pénible et le trouble que laisse dans l’âme le raisonnement d’un fou. Ce n’est plus de l’orgueil. C’est un délire ambitieux. » Pour M. Borgese, M. d’Annunzio a donné toute sa mesure. Il ne fera rien de supérieur à ce qu’il a fait. Désormais il n’est plus qu’un obstacle sur la route où s’avancent les « jeunes. » Et M. Borgese écrit ces mots d’une effroyable franchise : « Parmi les grands poètes que l’Italie attend, il y en a beaucoup qui volontiers verraient mourir d’accident le despote de la littérature italienne. Et n’étaient ces maudites défenses que Corrado Brando lui-même ne put enfreindre impunément, ils brandiraient le poignard sans autre. » Effroyable aveu ! n’est-il pas vrai ? Les Athéniens, fatigués d’entendre appeler Aristide « le Juste, » se contentèrent de l’envoyer en exil. Parmi les gens de lettres d’outre-monts s’en trouve-t-il vraiment pour souhaiter l’assassinat de leur plus grand confrère, las qu’ils sont d’entendre célébrer son génie... par les étrangers ?...

« Gabriele d’Annunzio, déclarent-ils, a donné sa mesure. Il ne se renouvellera plus. Il a donc cessé d’être intéressant. » C’est bientôt dit ; mais de quel droit affirment-ils que cet auteur a épuisé la série de ses avatars ? Il a stupéfié le monde par son aptitude à revêtir incessamment de nouveaux aspects. Tout porte à croire qu’il n’a pas dit son dernier mot comme Protée littéraire. Parmi ses ouvrages les plus récens, il en est trois : le roman Forse che si, forse che no, le recueil de Laudi intitulé Le Canzoni della gesta d Oltremare et la Pisanella, jouée à Paris le printemps dernier, qui sont du G. d’Annunzio ancien et déjà vu, Surhomme, pervers et chauvin ; mais il en est deux : le Martyre de saint Sébastien et Contemplazione della Morte qui montrèrent l’auteur sous un jour tout à fait inédit.

Avec le Martyre de saint Sébastien, M. d’Annunzio est devenu mystique, d’un mysticisme, à vrai dire, de qualité médiocre et où il entre des élémens assez impurs ; mais toute impureté est bannie du petit traité sur la Contemplation de la Mort. Ce livre est non seulement d’un philosophe mystique, mais d’un penseur tout près de confesser le christianisme et déjà plus qu’à moitié catholique. Il n’a pas encore la foi, mais bien un ferme désir de l’acquérir. Une conversion positive, si elle n’est pas certaine, rentre dans le domaine des accidens possibles, sinon absolument prochains. A l’influence de Nietzsche a succédé celle de saint Augustin, de saint François d’Assise, de sainte Thérèse et de l’auteur de l’Imitation. Cet opuscule n’a pas fait d’ailleurs dans le monde le bruit qu’il aurait fait s’il s’était agi d’un autre. On se méfie un peu de Gabriele d’Annunzio. Il est si ondoyant, si divers ! Son christianisme durera peut-être ce que durent les roses et une crise de neurasthénie ; mais en présence de la vitalité de cet écrivain, devant cette pensée bouillonnante, toujours prête à s’exprimer de façon belle et séduisante, de quel droit, encore un coup, parler d’épuisement et de décadence ? Gabriele d’Annunzio est un magnifique artiste. Voilà vingt-cinq ans qu’il le prouve. Pourquoi ne le prouverait-il pas vingt-cinq ans encore ?

Il me plaît d’ailleurs de constater que, parmi tant de critiques acharnés à diminuer sa gloire, il s’en est trouvé un en Italie, — et, non des moindres — pour donner une conclusion favorable à son étude sur celui qui reste malgré tout il divo Gabriele : « Est-il un penseur logique et cohérent ? demande M. Benedetto Croce. Est-il un sage ? Est-il un bon conseiller ? Non, mais il est poète. Et il semblerait que cela dût suffire. D’autant plus que les poètes de droit divin sont un peu plus rares que les sages, les penseurs et les bons conseillers. »

M. Croce a raison et il n’y a rien à ajouter au jugement que nous venons de transcrire : « M. d’Annunzio est un grand poète et il semblerait que cela dût suffire à le faire aimer et célébrer. La postérité fera certes dans son bagage l’inéluctable choix, mais elle l’admettra au Temple de Mémoire et dans un rang glorieux. Que ses adversaires d’Italie et d’ailleurs en prennent donc leur parti !


MAURICE MURET.

  1. Alfredo Gargiulo, Gabriele D’Annunzio (Studio critico). Naples, Francesco Perella, 1912.
  2. Alessandro Donati, L’Opera di Gabriele D’Annunzio (2e edizione). Rome. Milan, Società editrice Dante Alighieri, 1911.
  3. G. A. Borgese, Gabriele d’Annunzio ; Naples, Ricciardo Ricciardi, 1909.
  4. Dans la revue la Critica, anno II, fasc. II (20 mars 1904), p. 85 et suiv.
  5. Domenico Oliva, Note di uno spellatore ; Bologne, Nicola Zanichelli.
  6. La littérature italienne d’aujourd’hui, p. 92.
  7. Domenico Oliva, ouvrage cité, p. 400.