Gabriel Lambert/Texte entier

Meline (p. np-271).

GABRIEL

LAMBERT

par

Alexandre Dumas.



bruxelles

meline, cans et compagnie.

librairie, imprimerie et fonderie.

1844

I

Le forçat.


J’étais vers le mois de mai 1835 à Toulon.

J’y habitais une petite bastide qu’un de mes amis avait mise à ma disposition.

Cette bastide était située à cinquante pas du fort Lamalgue, juste en face de la fameuse redoute qui vit, en 1793, surgir la fortune ailée de ce jeune officier d’artillerie qui fut d’abord le général Bonaparte, puis l’empereur Napoléon.

Je m’étais retiré là dans l’intention louable de travailler. J’avais dans la tête un drame bien intime, bien sombre, bien terrible, que je voulais faire passer de ma tête sur le papier.

Ce drame si terrible, c’était le Capitaine Paul.

Mais je remarquai une chose : c’est que, pour le travail profond et assidu, il faut les chambres étroites, les murailles rapprochées, et le jour éteint par des rideaux de couleur sombre. Les vastes horizons, la mer infinie, les montagnes gigantesques, surtout lorsque tout cela est baigné de l’air pur et doré du Midi, tout cela vous mène droit à la contemplation, et rien mieux que la contemplation ne vous éloigne du travail.

Il en résulte qu’au lieu d’exécuter Paul Jones, je rêvais Don Juan de Marana.

La réalité tournait au rêve, et le drame à la métaphysique.

Je ne travaillais donc pas, du moins le jour.

Je contemplais ; et, je l’avoue, cette Méditerranée d’azur avec ses paillettes d’or, ces montagnes gigantesques belles de leur terrible nudité, ce ciel profond et morne, à force d’être limpide ; tout cela me paraissait plus beau à voir que ce que j’aurais pu composer ne me paraissait curieux à lire.

Il est vrai que la nuit, quand je pouvais prendre sur moi de fermer mes volets aux rayons tentateurs de la lune ; quand je pouvais détourner mes regards de ce ciel tout scintillant d’étoiles ; quand je pouvais m’isoler avec ma propre pensée, je ressaisissais quelque empire sur moi-même. Mais, comme un miroir, mon esprit avait conservé un reflet de ses préoccupations de la journée, et, comme je l’ai dit, ce n’étaient plus des créatures humaines avec leurs passions terrestres qui m’apparaissaient, c’étaient de beaux anges qui, à l’ordre de Dieu, traversaient d’un coup d’aile ces espaces infinis ; c’étaient des démons proscrits et railleurs, qui, assis sur quelque roche nue, menaçaient la terre ; c’était enfin une œuvre, comme la Divine Comédie, comme le Paradis perdu, ou comme Faust, qui demandait à éclore, et non plus une composition comme Angèle ou comme Antony.

Malheureusement je n’étais ni Dante, ni Milton, ni Gœthe.

Puis, tout au contraire de Pénélope, le jour venait détruire le travail de la nuit.

Le matin arrivait. J’étais réveillé par un coup de canon. Je sautais en bas de mon lit. J’ouvrais ma fenêtre, des torrents de lumière envahissaient ma chambre, chassant devant eux tous les pauvres fantômes de mon insomnie, épouvantés de ce grand jour. Alors je voyais s’avancer majestueusement hors de rade quelque magnifique vaisseau à trois ponts, le Triton ou le Montebello, qui, juste devant ma villa, comme pour ma récréation particulière, venait faire manœuvrer son équipage, ou exercer ses artilleurs.

Puis il y avait les jours de tempête, les jours où le ciel si pur se voilait de nuages sombres, où cette Méditerranée si azurée devenait couleur de cendre, où cette brise si douce se changeait en ouragan.

Alors le vaste miroir du ciel se ridait, cette surface si calme commençait à bouillir comme au feu de quelque fournaise souterraine. La houle se faisait vague, les vagues se faisaient montagnes. La blonde et douce Amphitrite, comme un géant révolté, semblait vouloir escalader le ciel, se tordant les bras dans les nuages, et hurlant de cette voix puissante qu’on n’oublie pas une fois qu’on l’a entendue.

Si bien que mon pauvre drame s’en allait de plus en plus en lambeaux.

Je déplorais un jour cette influence des objets extérieurs sur mon imagination devant le commandant du port, et je déclarais que j’étais tellement las de réagir contre ces impressions, que je m’avouais vaincu, et qu’à partir du lendemain j’étais parfaitement décidé, tout le temps que je resterais à Toulon, à ne plus faire que de la vie contemplative.

En conséquence, je lui demandai à qui je pourrais m’adresser pour louer une barque : une barque étant la première nécessité de la nouvelle existence que, dans sa victoire sur la matière, l’esprit me forçait d’adopter.

Le commandant du port me répondit qu’il songerait à ma demande et qu’il aviserait à y satisfaire.

Le lendemain, en ouvrant ma fenêtre, j’aperçus à vingt pas au-dessous de moi, se balançant près du rivage, une charmante barque, pouvant marcher à la fois à la rame et à la voile, et montée par douze forçats.

Je réfléchissais à part moi que c’était justement là une barque comme il m’en faudrait une, lorsque le garde-chiourme, m’apercevant, fit aborder le canot, sauta sur le rivage, et s’achemina vers la porte de ma bastide.

Je m’avançai au-devant de l’honorable visiteur.

Il tira un billet de sa poche, et me le remit.

Il était conçu en ces termes :


« Mon cher métaphysicien,


« Comme il ne faut pas détourner les poëtes de leur vocation, et que jusqu’à présent vous vous étiez, à ce qu’il paraît, mépris sur la vôtre, je vous envoie la barque demandée ; vous pourrez, tout le temps que vous habiterez Toulon, en disposer depuis l’ouverture jusqu’à la fermeture du port.

« Si parfois vos yeux lassés de contempler le ciel tendaient à redescendre sur la terre, vous trouverez autour de vous douze gaillards qui vous ramèneront facilement, et par leur seule vue, de l’idéal à la réalité.

« Il va sans dire qu’il ne faut laisser traîner devant eux, ni vos bijoux, ni votre argent.

« La chair est faible, comme vous savez, et comme un vieux proverbe dit : qu’il ne faut pas tenter Dieu, à plus forte raison ne faut-il pas tenter l’homme, surtout quand cet homme a déjà succombé à la tentation.

« Tout à vous. »


J’appelai Jadin, et je lui fis part de notre bonne fortune. À mon grand étonnement il ne reçut pas la communication avec l’enthousiasme auquel je m’attendais ; la société dans laquelle nous allions vivre lui paraissait un peu mêlée.

Cependant, comme, après un coup d’œil jeté sur notre équipage, il aperçut sous les bonnets rouges dont elles étaient ornées quelques têtes à caractère, il prit assez philosophiquement son parti, et faisant signe à nos nouveaux serviteurs de ne pas bouger, il porta une chaise sur le rivage, et, prenant du papier et un crayon, il commença un croquis de la barque et de son terrible équipage.

En effet, ces douze hommes qui étaient là, calmes, doux, obéissants, attendant nos ordres, et cherchant à les prévenir, avaient commis chacun un crime :

Les uns étaient des voleurs ;

Les autres des incendiaires ;

Les autres des meurtriers.

La justice humaine avait passé sur eux ; c’étaient des êtres dégradés, flétris, retranchés du monde : ce n’étaient plus des hommes, c’étaient des choses ; ils n’avaient plus de noms : ils étaient des numéros.

Réunis, ils formaient un total ; le total était cette chose infâme qu’on appelle le bagne.

Décidément le commandant du port m’avait fait là un singulier cadeau.

Et cependant je n’étais pas fâché de voir de près ces hommes, dont le titre seul prononcé dans un salon est une épouvante.

Je m’approchai d’eux, ils se levèrent tous et ôtèrent vivement leur bonnet.

Cette humilité me toucha.

— Mes amis, leur dis-je, vous savez que le commandant du port vous a mis à mon service pour tout le temps que je resterai à Toulon ?

Aucun d’eux ne répondit, ni par un mot, ni par un geste.

On eût dit que je parlais à des hommes de pierre.

— J’espère, continuai-je, que je serai content de vous ; quant à vous, soyez tranquilles, vous serez contents de moi.

Même silence.

Je compris que c’était une chose de discipline.

Je tirai de ma poche quelques pièces de monnaie, que je leur offris pour boire à ma santé ; mais pas une seule main ne s’étendit pour les prendre.

— Il leur est défendu de rien recevoir, me dit le garde-chiourme.

— Et pourquoi cela ? demandai-je.

— Ils ne peuvent avoir d’argent à eux.

— Mais vous, dis-je, ne pouvez-vous leur permettre de boire un verre de vin, en attendant que nous soyons prêts ?

— Ah ! pour cela, parfaitement.

— Eh bien ! faites venir à déjeuner de la guinguette du Fort, je payerai.

— Je l’avais bien dit au commandant, fit le garde-chiourme en secouant d’un même mouvement la tête et les épaules, je l’avais bien dit que vous me les gâteriez… Mais enfin, puisqu’ils sont à votre service, il faut bien qu’ils fassent ce que vous voulez… Allons, Gabriel… un coup de pied jusqu’au fort Lamalgue… Du pain, du vin et un morceau de fromage.

— Je suis au bagne pour travailler et non pour faire vos commissions, répondit celui auquel cet ordre était adressé.

— Ah ! c’est juste, j’oubliais que tu es trop grand seigneur pour cela, M. le docteur ; mais comme il s’agissait de ton déjeuner aussi bien que de celui des autres…

— J’ai mangé ma soupe et je n’ai pas faim, répondit le forçat.

— Excusez… Eh bien ! Rossignol ne sera pas si fier. Va, Rossignol, va, mon fils.

En effet, la prédiction du vénérable argousin se réalisa. Celui auquel il adressait la parole, et qui sans doute devait son nom à l’abus qu’il avait fait de l’instrument ingénieux à l’aide duquel on est parvenu à remplacer la clef absente, se leva, et traînant après lui son camarade, car, ainsi qu’on le sait, tout homme au bagne est rivé à un autre homme, il s’achemina vers le cabaret qui avait l’honneur de nous alimenter.

Pendant ce temps je jetai un coup d’œil sur le récalcitrant, dont la réponse médiocrement respectueuse n’amenait, à mon grand étonnement, aucune suite fâcheuse ; mais il avait la tête tournée de l’autre côté, et, comme il gardait cette position avec une persévérance qui semblait le résultat d’un parti pris, je ne pus le voir.

Cependant je le remarquai à ses cheveux blonds et à ses favoris roux… Je rentrai dans la bastide en me promettant de l’examiner dans un autre moment.

J’avoue que la curiosité que j’éprouvais à l’endroit de mon répondeur me fit hâter le déjeuner.

Je pressai Jadin, qui ne comprenait rien à mon impatience, et je revins au bord de la mer.

Nos nouveaux serviteurs n’étaient pas si avancés que nous. Du vin du fort Lamalgue, du pain blanc et du fromage formaient pour eux un extra auquel ils n’étaient point habitués, et ils prolongeaient leur repas en le savourant.

Rossignol et son compagnon surtout paraissaient apprécier au plus haut degré cette bonne fortune.

Ajoutons que le garde-chiourme, de son côté, s’était humanisé au point de faire comme ses subordonnés : seulement ses subordonnés avaient une bouteille pour deux, tandis que lui avait deux bouteilles pour un.

Quant à celui que l’argousin avait désigné sous le nom poétique de Gabriel, sans doute son compagnon de boulet, qui n’avait pas voulu renoncer au repas, l’avait forcé de s’asseoir avec les autres ; mais, toujours en proie à son accès de misanthropie, il les regardait dédaigneusement manger sans toucher à rien.

En m’apercevant, tous les forçats se levèrent, quoique, comme je l’ai dit, leur repas ne fût point achevé ; mais je leur fis signe de finir ce qu’ils avaient si bien commencé, et que j’attendrais.

Il n’y avait plus moyen pour celui que je voulais voir d’éviter mes regards.

Je l’examinai donc tout à mon aise, quoiqu’il eût évidemment rabattu son bonnet jusque sur ses yeux pour échapper à cet examen.

C’était un homme de vingt-huit à trente ans à peine ; au contraire de ses voisins, sur la rude physionomie desquels il était facile de lire les passions qui les avaient conduits où ils étaient, lui avait un de ces visages effacés, dont, à une certaine distance, on ne distingue aucun trait.

Sa barbe, qu’il avait laissée pousser dans tout son développement, mais qui était rare et d’une couleur fausse, ne parvenait pas même à donner à sa physionomie un caractère quelconque.

Ses yeux, d’un gris pâle, erraient vaguement d’un objet à l’autre sans s’animer d’aucune expression ; ses membres étaient grêles et semblaient n’avoir été destinés par la nature à aucun travail fatigant ; le corps auquel ils s’attachaient ne paraissait capable d’aucune énergie physique.

Enfin, des sept péchés capitaux qui recrutent sur la terre au nom de l’ennemi du genre humain, celui sous la bannière duquel il s’était enrôlé devait être évidemment la paresse.

J’eusse donc détourné bien vite mes regards de cet homme qui, j’en étais certain, ne pouvait m’offrir pour étude qu’un criminel de second ordre, si un vague ressouvenir n’avait murmuré à ma mémoire que je ne voyais pas cet homme pour la première fois.

Malheureusement, comme je l’ai dit, c’était une de ces physionomies dans lesquelles rien ne frappe, et qui, à moins de raisons particulières, ne peuvent produire en passant devant nous aucune impression.

Tout en demeurant convaincu que j’avais déjà vu cet homme, ce que sa persistance à fuir mes regards me démontrait encore, il m’était donc impossible de me rappeler où et comment je l’avais vu.

Je m’approchai du garde-chiourme, et lui demandai le nom de celui de mes convives qui faisait si mal honneur à mon repas.

Il s’appelait Gabriel Lambert.

Ce nom n’aidait en rien ma mémoire ; c’était la première fois que je l’entendais prononcer.

Je crus que je m’étais trompé, et comme Jadin apparaissait sur le seuil de notre villa, j’allai au-devant de lui.

Jadin apportait nos deux fusils, notre promenade n’ayant pas d’autre but ce jour-là que de faire la chasse aux oiseaux de mer.

J’échangeai quelques paroles avec Jadin ; je lui recommandai d’examiner avec attention celui qui était l’objet de ma curiosité.

Mais Jadin ne se rappelait aucunement l’avoir vu, et, comme à moi, ce nom de Gabriel Lambert lui était parfaitement étranger.

Pendant ce temps nos forçats venaient d’achever leur collation, et se levaient pour reprendre leur poste dans la barque ; nous nous en approchâmes à notre tour, et comme pour l’atteindre il fallait sauter de rocher en rocher, le garde-chiourme fit un signe à ces malheureux, qui entrèrent dans la mer jusqu’aux genoux, afin de nous aider dans le trajet.

Mais je remarquai une chose, c’est qu’au lieu de nous offrir la main pour point d’appui, comme auraient fait des matelots ordinaires, ils nous présentaient le coude.

Était-ce une consigne donnée d’avance ?

Était-ce dans cette humble conviction que leur main était indigne de toucher la main d’un honnête homme ?

Quant à Gabriel Lambert, il était déjà dans la barque avec son compagnon, à son poste accoutumé, et tenant son aviron à la main.

II

Henri de Faverne.


Nous partîmes ; mais, quel que fût le nombre de mouettes et de goëlands qui voltigeaient autour de nous, mon attention était attirée vers un seul but. Plus je regardais cet homme, plus il me semblait que, dans des jours assez rapprochés, il s’était d’une façon quelconque mêlé à ma vie.

Où cela ? comment cela ? voilà ce que je ne pouvais me rappeler.

Deux ou trois heures se passèrent dans cette recherche obstinée de ma mémoire, mais sans amener aucun résultat.

De son côté, le forçat paraissait tellement préoccupé d’éviter mon regard que je commençai à être peiné de l’impression que ce regard paraissait produire sur lui, et que je m’attachai à essayer de penser à autre chose.

Mais on connaît l’exigence de l’esprit lorsqu’il veut s’attacher à un homme ; malgré moi, j’en revenais toujours à cet homme.

Et, chose qui m’affermissait encore dans cette conviction que je ne me trompais pas, c’est que, chaque fois qu’après avoir détourné les yeux de dessus lui, j’avais pris sur moi de les fixer d’un autre côté et que je me retournais vivement vers cet homme, c’était lui à son tour qui me regardait.

La journée s’écoula ainsi : deux ou trois fois nous prîmes terre. J’étais occupé à cette époque à coordonner les derniers événements de la vie de Murat, et une partie de ces événements s’était passée sur les lieux mêmes où nous nous trouvions ; tantôt c’était un dessin que je désirais que Jadin prît pour moi, tantôt c’était une simple investigation des lieux que je voulais faire.

À chaque fois je m’approchai du garde-chiourme avec l’intention de l’interroger ; mais à chaque fois je rencontrai le regard de Gabriel Lambert si humilié, si suppliant, que je remis à un autre moment l’explication que je voulais demander.

À cinq heures de l’après-midi nous rentrâmes.

Comme le reste de la journée devait être pris par le dîner et par le travail, je congédiai mon garde-chiourme et sa troupe, en lui donnant rendez-vous pour le lendemain matin à huit heures.

Malgré moi je ne pus penser à autre chose qu’à cet homme. Il nous est arrivé parfois à tous de chercher dans notre souvenir un nom qu’on ne peut retrouver, et cependant ce nom on l’a parfaitement su. Ce nom fuit pour ainsi dire devant la mémoire ; à chaque instant on est prêt à le prononcer, on en a le son dans l’oreille, la forme dans la pensée ; une lueur fugitive l’éclaire, il va sortir de notre bouche avec une exclamation, puis tout à coup ce nom échappe de nouveau, s’enfonce plus avant dans la nuit, arrive à disparaître tout à fait, si bien qu’on se demande si ce n’est point en rêve qu’on a entendu ce nom, et qu’il semble qu’en s’acharnant davantage à sa poursuite, l’esprit va se perdre lui-même dans l’obscurité et toucher aux limites de la folie.

Il en fut ainsi de moi pendant toute la soirée et pendant une partie de la nuit.

Seulement, chose plus étrange encore, ce n’était pas un nom, c’est-à-dire une chose sans consistance, un son sans corps, qui me fuyait : c’était un homme que j’avais eu cinq ou six heures sous les yeux, que j’avais pu interroger du regard, que j’aurais pu toucher de la main.

Cette fois, au moins, je n’avais pas de doute ; ce n’était ni un rêve que j’avais fait, ni un fantôme qui m’était apparu.

J’étais sûr de la réalité.

J’attendis le matin avec impatience.

Dès sept heures j’étais à ma fenêtre pour voir venir la barque.

Je l’aperçus qui sortait du port, pareille à un point noir, puis à mesure qu’elle s’avançait sa forme devint plus distincte.

Elle prit d’abord l’aspect d’un grand poisson qui nagerait à la surface de la mer ; bientôt les avirons commencèrent à devenir visibles, et le monstre parut marcher sur l’eau à l’aide de ses douze pattes.

Puis on distingua les individus, puis les traits de leur visage.

Mais, arrivé à ce point, je cherchai vainement à reconnaître Gabriel Lambert ; il était absent, et deux nouveaux forçats l’avaient remplacé, lui et son compagnon.

Je courus jusqu’au rivage.

Les forçats crurent que j’avais hâte de m’embarquer et sautèrent à l’eau afin de faire la chaîne ; mais je fis signe à leur gardien de venir seul me parler.

Il vint ; je lui demandai pourquoi Gabriel Lambert n’était point avec les autres.

Il me répondit qu’ayant été pris pendant la nuit d’une fièvre violente, il avait demandé à être exempté de son service, ce qui, sur le certificat du médecin, lui avait été accordé.

Pendant que je parlais au garde-chiourme, par-dessus l’épaule duquel je pouvais voir la barque et les hommes qui la montaient, un des forçats sortit une lettre de sa poche et me la montra.

C’était celui qu’on avait désigné sous le nom de Rossignol.

Je compris que Gabriel avait trouvé le moyen de m’écrire, et que Rossignol s’était chargé d’être son messager.

Je répondis par un signe d’intelligence au signe qu’il m’avait fait, et je remerciai le gardien.

— Monsieur désirait-il lui parler ? me demanda-t-il ; en ce cas, malade ou non, je le ferais venir demain.

— Non, répondis-je, mais sa figure m’avait frappé, et, ne le voyant pas aujourd’hui au milieu de ses camarades, je m’informais des causes de son absence. Il me semble que cet homme est au-dessus de ceux avec lesquels il se trouve.

— Oui, oui, dit le garde-chiourme, c’est un de nos messieurs ; et il a beau faire, cela se voit tout de suite.

J’allais demander à mon brave argousin ce qu’il entendait par un de ses messieurs, lorsque je vis Rossignol qui, tout en traînant son compagnon de chaîne après lui, levait une pierre et cachait la lettre sous cette pierre qu’il m’avait montrée.

Dès lors, comme on le comprend bien, je n’eus plus qu’un désir : c’était de tenir cette lettre.

Je congédiai le garde-chiourme par un mouvement de tête qui signifiait que je n’avais pas autre chose à lui dire, et j’allai m’asseoir près de la pierre.

Il retourna aussitôt prendre sa place à la proue du canot.

Pendant ce temps, je levai la pierre et je m’emparai de la lettre, et, chose étrange, non pas sans une certaine émotion.

Je rentrai chez moi. Cette lettre était écrite sur du gros papier écolier, mais pliée proprement et avec une certaine élégance.

L’écriture était petite, fine, d’un caractère qui eût fait honneur à un écrivain de profession.

Elle portait cette suscription :

« À monsieur Alex. Dumas. »

Cet homme, de son côté, m’avait donc aussi reconnu.

J’ouvris vivement la lettre et je lus ce qui suit :

« Monsieur,


« J’ai vu hier les efforts que vous faisiez pour me reconnaître, et vous avez dû voir ceux que je faisait pour ne pas être reconnu.

« Vous comprenez qu’au milieu de toutes les humiliations auxquelles nous sommes en butte, une des plus grandes est de se trouver face à face, dégradés comme nous le sommes, avec un homme qu’on a rencontré dans le monde.

« Je me suis donc donné la fièvre pour m’épargner aujourd’hui cette humiliation.

« Maintenant, monsieur, s’il vous reste quelque pitié pour un malheureux qui, il le sait, n’a même plus droit à la pitié, n’exigez point que je rentre à votre service ; j’oserai même vous demander plus : ne faites aucune question sur moi. En échange de cette grâce, que je vous supplie à genoux de m’accorder, je vous donne ma parole d’honneur qu’avant que vous ne quittié Toulon je vous ferai connaître le nom sous lequel vous m’avez rencontré : avec ce nom, vous saurez de moi tout ce que vous désirez en savoir.

« Daignez prendre en considération la prière de cellui qui n’ose pas se dire

« Votre bien humble serviteur,
« Gabriel Lambert. »

Comme l’adresse, la lettre était écrite de la plus charmante écriture anglaise qui se pût voir ; elle indiquait une certaine habitude de style, quoique les trois fautes d’orthographe qu’elle contenait dénonçassent l’absence de toute éducation.

La signature était ornée d’un de ces parafes compliqués comme on n’en trouve plus qu’au bout du nom de certains notaires de village.

C’était un mélange singulier de vulgarité originelle et d’élégance acquise.

Cette lettre ne me disait rien pour le présent ; mais elle me promettait pour l’avenir tout ce que je désirais savoir.

Puis je me sentais pris de pitié pour cette nature plus élevée, ou, comme on le voudra, plus basse que les autres.

N’y avait-il pas un reste de grandeur dans son humiliation ?

Je résolus donc de lui accorder ce qu’il me demandait.

Je dis au garde-chiourme que, loin de désirer qu’on me rendît Gabriel Lambert, j’eusse été le premier à demander qu’on me débarrassât de cet homme, dont la figure me déplaisait.

Puis je n’en ouvris plus la bouche, et personne ne m’en souffla le mot.

Je restai encore quinze jours à Toulon, et pendant ces quinze jours la barque et son équipage demeurèrent à mon service.

Seulement j’annonçai d’avance mon départ.

Je désirais que cette nouvelle parvint à Gabriel Lambert.

Je voulais voir s’il se souviendrait de la parole d’honneur qu’il m’avait donnée.

La dernière journée s’écoula sans que rien m’indiquât que mon homme se disposât le moins du monde à tenir sa promesse, et, je l’avoue, je me reprochais déjà ma discrétion, lorsqu’en prenant congé de mes gens, je vis Rossignol jeter un coup d’œil sur la pierre où j’avais déjà trouvé la lettre.

Ce coup d’œil était si significatif que je le compris à l’instant même ; je répondis par un signe qui voulait dire :

— C’est bien.

Puis tandis que ces malheureux, désespérés de me quitter, car les quinze jours qu’ils avaient passés à mon service avaient été pour eux quinze jours de fête, s’éloignaient de la bastide en ramant, j’allai lever la pierre, et sous la pierre je trouvai une carte.

Une carte écrite à la main, mais qu’on eût juré être gravée.

Sur cette carte je lus :

« Le vicomte Henri de Faverne. »

III

Le foyer de l’Opéra.


Gabriel Lambert avait raison, ce nom seul me disait, sinon tout, du moins une partie de ce que je désirais savoir.

— C’est juste, Henri de Faverne ! m’écriai-je, Henri de Faverne, c’est cela ! Comment diable ne l’ai-je pas reconnu ?

Il est vrai que je n’avais vu celui qui portait ce nom que deux fois, mais c’était dans des circonstances où ses traits s’étaient profondément gravés dans ma mémoire.

C’était à la troisième représentation de Robert le Diable, je me promenais pendant l’entr’acte au foyer de l’Opéra, avec un de mes amis, le baron Olivier d’Hornoy.

Je venais de le retrouver le soir même, après une absence de trois ans.

Des affaires d’intérêt l’avaient appelé à la Guadeloupe, où sa famille avait des possessions considérables, et depuis un mois seulement il était de retour des colonies.

Je l’avais revu avec grand plaisir, car autrefois nous avions été fort liés.

Deux fois, en allant et en venant, nous croisâmes un homme qui à chaque fois le regarda avec une affectation qui me frappa.

Nous allions le rencontrer une troisième fois, lorsque Olivier me dit :

— Vous est-il égal de vous promener dans le corridor au lieu de vous promener ici ?

— Parfaitement, lui répondis-je ; mais pourquoi cela ?

— Je vais vous le dire, reprit-il.

Nous fîmes quelques pas et nous nous trouvâmes dans le corridor.

— Parce que, continua Olivier, nous avons croisé deux fois un homme…

— Qui vous a regardé d’une singulière façon, je l’ai remarqué. Qu’est-ce que cet homme ?

— Je ne puis le dire précisément, mais ce que je sais, c’est qu’il a l’air de chercher à avoir une affaire avec moi, tandis que moi, je ne me soucierais pas le moins du monde d’avoir une affaire avec lui.

— Et depuis quand donc, mon cher Olivier, craignez-vous les affaires ? Vous aviez autrefois, si je me le rappelle bien, la fatale réputation de les chercher plutôt que de les fuir.

— Oui, sans doute, je me bats quand il le faut ; mais vous le savez, on ne se bat pas avec tout le monde.

— Je comprends, cet homme est un chevalier d’industrie.

— Je n’en ai aucune certitude, mais j’en ai peur.

— En ce cas, mon cher, vous avez parfaitement raison, la vie est un capital qu’il ne faut risquer que contre un capital à peu près équivalent ; celui qui fait autrement joue un jeu de dupe.

En ce moment la porte d’une loge s’ouvrit, et une jeune et jolie femme fit coquettement signe de la main à Olivier qu’elle désirait lui parler.

— Pardon, mon cher, il faut que je vous quitte.

— Pour longtemps ?

— Non, continuez de vous promener dans le corridor, et avant dix minutes je vous rejoins.

— À merveille.

Je continuai de me promener seul pendant le temps indiqué, et je me trouvais du côté opposé à celui où j’avais quitté Olivier, lorsque j’entendis tout à coup une grande rumeur, et que je vis les autres promeneurs se porter du côté où cette rumeur était née ; je m’avançai comme tout le monde, et je vis sortir d’un groupe Olivier qui, en m’apercevant, s’élança à mon bras en me disant :

— Venez, mon cher, sortons.

— Qu’y a-t-il donc ? demandai-je, et pourquoi êtes-vous si pâle ?

— Il y a que ce que j’avais prévu est arrivé, cet homme m’a insulté et il faut que je me batte avec lui ; mais venez vite chez moi ou chez vous, je vous conterai tout cela.

Nous descendîmes rapidement l’un des escaliers ; l’étranger descendait l’autre ; il tenait son mouchoir sur son visage, et son mouchoir était taché de sang.

Olivier et lui se rencontrèrent à la porte.

— Vous n’oublierez pas, monsieur, dit l’étranger à haute voix de manière à être entendu de tout le monde, que je vous attends demain à six heures au bois de Boulogne, allée de la Muette.

— Eh, oui ! monsieur, dit Olivier en haussant les épaules, c’est chose convenue.

Et il fit un pas en arrière pour laisser passer son adversaire, qui sortit en se drapant dans son manteau et avec la prétention visible de faire de l’effet.

— Oh ! mon Dieu ! mon cher, dis-je à Olivier, qu’est-ce que ce monsieur ? Et vous allez vous battre avec cela ?

— Il le faut pardieu bien.

— Et pourquoi le faut-il ?

— Parce qu’il a levé la main sur moi, parce que je lui ai envoyé un coup de canne à travers la figure.

— Vraiment ?

— Parole ! une scène de crocheteur, tout ce qu’il y a de plus sale : j’en ai honte ; mais que voulez-vous ! c’est ainsi.

— Mais qu’est-ce que c’est donc que ce manant-là, qui croit qu’on est obligé de donner à des gens comme nous des soufflets pour les faire battre ?

— Ce que c’est ? c’est un monsieur qui se fait appeler le vicomte Henri de Faverne.

— Henri de Faverne, je ne connais pas cela.

— Ni moi non plus.

— Eh bien ! comment avez-vous une affaire avec un homme que vous ne connaissez pas ?

— C’est justement parce que je ne le connais pas que j’ai avec lui une affaire : cela vous paraît étrange ; qu’en dites-vous ?

— Je l’avoue.

— Je vais vous raconter cela. Tenez, il fait beau, au lieu de nous enfermer entre quatre murailles, voulez-vous venir jusqu’à la Madeleine ?

— Jusqu’où vous voudrez.

— Voilà ce que c’est : ce M. Henri de Faverne a des chevaux superbes et joue un jeu fou, sans qu’on lui connaisse aucune fortune au soleil ; au reste, payant fort bien ce qu’il achète ou ce qu’il perd : de ce côté il n’y a rien à dire. Mais comme il est, à ce qu’il paraît, sur le point de se marier, on lui a demandé quelques explications sur cette fortune dont il fait un usage si éblouissant ; il a répondu qu’il était d’une famille de riches colons qui avait des biens considérables à la Guadeloupe.

« Alors, justement comme j’en arrive, on est venu aux informations près de moi, et l’on m’a demandé si je connaissais un comte de Faverne à la Pointe-à-Pitre.

« Il faut vous dire, mon cher, que je connais, à la Pointe-à-Pitre, tout ce qui mérite d’être connu, et il n’y a pas, d’un bout de l’île à l’autre, plus de comte de Faverne que sur ma main.

« Vous comprenez : moi, j’ai dit tout bonnement ce qu’il en était, sans attacher à ce que je disais d’autre importance. Puis au bout du compte, comme c’était la vérité, je l’eusse dite dans tous les cas.

« Or il paraît que mon refus de reconnaître ce monsieur a mis obstacle à ses projets de mariage. Il a crié bien haut que j’étais un calomniateur et qu’il me ferait repentir de mes calomnies. Je ne m’en suis pas autrement inquiété ; mais ce soir, je l’ai rencontré comme vous avez vu, et j’ai senti, vous savez, on sent cela, que j’allais avoir une affaire avec cet homme.

« Au reste, mon cher ami, vous êtes témoin que, cette affaire, je l’ai évitée tant que j’ai pu ; mais, que voulez-vous ? je ne pouvais pas faire davantage. J’ai quitté le foyer, j’ai pris le corridor ; en m’apercevant qu’il nous avait suivis dans le corridor, je suis entré dans la loge de la comtesse M*** qui elle-même, comme vous le savez, est créole, et qui n’a jamais entendu parler de ce monsieur ni de quelque Faverne que ce soit.

« Je croyais en être quitte ; bast ! il m’attendait en face de la porte de la loge ; vous savez le reste : nous nous battons demain, vous l’avez entendu.

— Oui, à six heures du matin ; mais qui donc a réglé cela ?

— Mais voilà encore ce qui prouve que j’ai affaire à je ne sais quel croquant.

— Est-ce que c’est jamais aux adversaires à régler ces choses-là ? Que restera-t-il à faire aux témoins, alors ? Puis, se battre à six heures du matin, comprenez-vous cela ? Qui est-ce qui se lève à six heures ?

Ce monsieur a donc été garçon de charrue dans sa jeunesse ; quant à moi, je sais que je vais être demain matin d’une humeur massacrante, et que je me battrai très-mal.

— Comment ! vous vous battrez très-mal ?

— Sans doute ; c’est une chose sérieuse que de se battre, que diable ! on prend toutes ses aises pour faire l’amour, et on ne s’accorde pas la plus petite fantaisie en matière de duel ! Moi, je sais une chose, c’est que je me suis toujours battu à onze heures ou midi, et qu’en général je m’en suis très-bien trouvé.

À six heures du matin, je vous demande un peu, au mois d’octobre ! on meurt de froid, on grelotte, on n’a pas dormi.

— Eh bien ! mais rentrez et couchez-vous.

— Oui, couchez-vous, c’est facile à dire ; on a toujours, quand on se bat le lendemain, quelque chose comme un bout de testament à faire, une lettre à écrire à sa mère ou à sa maîtresse ; tout cela vous prend jusqu’à deux heures du matin.

Puis on dort mal ; car voyez-vous, on a beau dire, si brave qu’on soit, c’est toujours une mauvaise nuit que la nuit qui précède un duel ; et se lever à cinq heures, car pour se trouver au bois de Boulogne à six heures, il faut se lever à cinq. Se lever à la bougie ! connaissez-vous rien de plus maussade que cela ?…

Aussi qu’il se tienne bien, ce monsieur, je ne le ménagerai pas, je vous en réponds. À propos, je compte sur vous comme témoin.

— Pardieu !

— Apportez vos épées, je ne veux pas me servir des miennes, il pourrait dire qu’elles sont à ma garde.

— Vous vous battez à l’épée ?

— Oui, j’aime mieux cela ; cela tue aussi bien que le pistolet et cela n’estropie pas ; une mauvaise balle vous casse un bras, il faut vous le couper, et vous voilà manchot. Apportez vos épées.

— C’est bien, je serai chez vous à cinq heures.

— À cinq heures ! Comme c’est amusant pour vous aussi de vous lever à cinq heures !

— Oh ! pour moi, cela m’est à peu près indifférent, c’est l’heure où je me couche.

— C’est égal, lorsque les choses se passeront entre gens comme il faut, et que vous serez mon témoin, faites-moi battre comme vous l’entendrez, mais faites-moi battre à onze heures ou midi, et vous verrez ; parole d’honneur, il n’y aura pas de comparaison ; j’y gagnerai cent pour cent.

— Allons donc, je suis sûr que vous serez superbe.

— Je ferai de mon mieux ; mais d’honneur j’aurais mieux aimé me battre ce soir sous un réverbère, comme un soldat aux gardes, que de me lever demain à une pareille heure ; ainsi, vous, mon cher, qui n’avez pas de testament à faire, allez vous coucher, allez, et recevez mes excuses au nom de ce monsieur.

— Je vous quitte, mon cher Olivier ; mais c’est pour vous laisser tout votre temps à vous-même. Avez-vous quelque autre recommandation à me faire ?

— À propos, il me faut deux témoins : passez au club, et prévenez Alfred de Nerval que je compte sur lui ; cela ne le dérangera pas trop, il jouera jusqu’à cette heure-là, et tout sera dit. Puis il nous faut, je ne sais pas, parole d’honneur, où j’ai la tête, il nous faut un médecin ; je n’ai pas envie, si je lui donne un coup d’épée, de lui sucer la plaie, à ce monsieur, j’aime mieux qu’on le saigne.

— Avez-vous quelque préférence ?

— Pour qui ?

— Pour un docteur !

— Non ; je les redoute tous également. Prenez Fabien ; n’est-ce pas votre médecin ? c’est le mien aussi, il nous rendra ce service avec grand plaisir ; à moins cependant qu’il ne craigne que cela lui fasse tort près du roi ; car vous savez qu’il vient d’être attaché à la cour par quartier.

— Soyez tranquille, il n’y songera même pas.

— Je le crois, car c’est un excellent garçon ; faites-lui toutes mes excuses de le faire lever à pareille heure.

— Bah ! il y est habitué.

— Pour un accouchement, pas pour un duel.

Mais avec cela je bavarde comme une pie, et je vous tiens là dans la rue, sur vos jambes, tandis que vous devriez être dans votre lit ; allez vous coucher, mon cher ami, allez vous coucher.

— Allons, bonsoir et bon courage !

— Ah ! ma foi, je vous jure que je n’en sais rien, dit Olivier en bâillant à se démonter la mâchoire ; car, en vérité, vous ne vous faites point idée combien cela m’ennuie de me battre avec ce drôle-là.

Et sur ces paroles, Olivier me quitta pour rentrer chez lui, tandis que j’allais au club et chez Fabien.

Je lui avais donné la main en le quittant, et j’avais senti sa main agitée d’un mouvement nerveux.

Je n’y comprenais plus rien, Olivier avait presque la réputation d’un duelliste. Comment donc un duel l’impressionnait-il à ce point-là ?

N’importe : je n’en étais pas moins sûr de lui pour le lendemain.

IV

Préparatifs.


Je courus chez le docteur et de là au club.

Alfred promit de ne pas se coucher et Fabien d’être levé à l’heure convenue : tous deux devaient se trouver chez Olivier à cinq heures moins un quart.

J’y arrivai à quatre heures et demie pour lui dire que tout était réglé à sa convenance.

Je le trouvai assis devant sa table et achevant d’écrire quelques lettres.

Il ne s’était pas couché.

— Eh ! bien, mon cher Olivier, lui demandai-je ? comment vous trouvez-vous ?

— Oh ! très-mal à mon aise ; vous voyez l’homme le plus fatigué de la terre.

Comme je m’en doutais, je n’ai pas eu le temps de dormir une minute, et vous voyez le feu qu’il y a ; eh bien ! je n’ai pas pu me réchauffer. Est-ce qu’il fait froid dehors ?

— Non, le temps est humide ; il tombe du brouillard.

— Vous verrez que nous serons assez heureux pour qu’il tombe de l’eau à torrents.

Se battre par la pluie, les pieds dans la boue ; comme c’est amusant !

Si cet homme n’était pas un goujat on aurait remis la chose à plus tard, ou l’on se serait battu à couvert ; aussi il peut être tranquille, son affaire est claire, et je le guérirai de l’envie de venir me chercher une seconde fois dispute, je vous en réponds.

— Ah çà ! mais vous en parlez, mon cher, comme si vous étiez sûr de le tuer.

— Oh ! vous comprenez, on n’est jamais sûr de tuer son homme ; il n’y a que les médecins qui puissent répondre de cela.

N’est-ce pas, Fabien ? ajouta Olivier en souriant et en tendant la main au docteur qui entrait ; mais je lui donnerai un joli coup d’épée, voilà tout.

— Dans le genre de celui que vous avez donné, la veille de votre départ pour la Guadeloupe, à cet officier portugais que j’ai eu toutes les peines du monde à tirer d’affaire, n’est-ce pas ? dit Fabien.

— Oh ! celui-là c’est autre chose : celui-là, il avait choisi le mois de mai ; puis, au lieu de me jeter brutalement son heure au nez, il m’avait poliment demandé la mienne.

Mon cher, imaginez-vous, c’était une partie de plaisir ; nous nous battions à Montmorency, par une charmante journée, à onze heures du matin.

Vous rappelez-vous, Fabien ? il y avait dans le buisson qui se trouvait à côté de nous une fauvette qui chantait : j’adore les oiseaux. Tout en me battant j’écoutais chanter cette fauvette ; elle ne s’envola qu’au mouvement que vous fîtes en voyant tomber mon adversaire.

Comme il tomba bien, n’est-ce pas ? en me saluant de la main ; c’était un homme très comme il faut que ce Portugais ; l’autre tombera comme un bœuf, vous verrez, en m’éclaboussant.

— Ah çà, mon cher Olivier, lui dis-je, vous êtes donc un Saint-George pour parler comme cela d’avance ?

— Non, je tire même assez mal, mais j’ai le poignet solide, et, sur le terrain, un sang-froid de tous les diables ; d’ailleurs, cette fois-ci, j’ai affaire à un lâche.

— À un lâche… qui est venu vous provoquer ?

— Cela ne fait rien ; au contraire, cela vient à l’appui de mon assertion.

Vous avez bien vu qu’au lieu de m’envoyer tranquillement ses témoins, comme cela se fait en bonne compagnie, il a voulu se monter la tête en m’insultant lui-même ; et encore a-t-il passé près de moi deux fois sans faire autre chose que me regarder, puis il m’a vu me détourner de mon chemin, il a cru que j’avais peur, et il a fait le crâne ; c’est un homme qui a besoin de se battre avec quelqu’un de bien placé dans le monde pour se réhabiliter. Ce n’est pas un duel qu’il me propose, c’est une spéculation qu’il entreprend.

Au reste, vous verrez tout cela sur le terrain…

Ah ! voilà enfin Nerval : j’ai cru qu’il ne viendrait pas.

— Ce n’est pas ma faute, mon cher, dit en entrant le nouvel arrivant ; d’ailleurs je ne suis pas en retard. (Il tira sa montre.) Cinq heures. Imagine-toi que je gagnais quelque chose comme une trentaine de mille francs à Valjuson, et qu’il m’a fallu lui donner revanches sur revanches, jusqu’à ce qu’il n’en perde plus que dix mille. Ah çà ! tu te bats donc ?

— Oh ! mon Dieu, oui.

— Alexandre est venu me dire cela au moment où je venais d’être décavé de deux cents louis, de sorte que j’ai assez mal écouté.

Est-ce que tu n’aurais pas tenu, toi, vingt-neuf par la retourne, et premier en main ?

— Certainement, j’aurais tenu.

— Eh bien ! je trouve cinq trèfles ; cet imbécile de Larry, qui avait battu les cartes, s’en était donné trois pour lui seul, et bêtement, comme tout ce qu’il fait, en donnant l’as et le roi à un autre.

J’y étais déjà de dix mille francs quand j’ai eu la bonne idée de me rattraper à l’écarté avec Valjuson, de sorte que je ne perds ni ne gagne. Vous ne jouez pas, vous, Fabien ?

— Non.

— Vous avez bien raison ; je ne connais rien de stupide comme le jeu, c’est une mauvaise habitude que j’ai prise et que je voudrais bien perdre. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque remède, docteur, mais un remède agréable, un remède moral joint à un bon régime hygiénique ?

À propos de cela, mon cher, où diable d’Harville a-t-il pris son abominable cuisinier ? chez quelque ministre constitutionnel. Il nous a donné hier un dîner que personne n’a pu manger. Tu t’es douté de cela, toi, tu n’es pas venu ; tu as bien fait. Ah çà ! où se bat-on ?

— Au bois de Boulogne, allée de la Muette.

— Oh ! les traditions classiques. Mon cher, depuis que tu es à la Guadeloupe on ne se bat plus là : on se bat à Clignancourt ou à Vincennes.

Il y a des endroits charmants que Nestor a découverts ; tu sais, lui, c’est le Christophe Colomb de ces mondes-là : ils se sont battus là avec Gallois ; un duel charmant !

Tu sais comme ils sont braves tous deux : ils se sont donné trois coups d’épée chacun, et se sont quittés contents comme des dieux :

Numero Deus impare gaudet.

Tu sais, hein ! comme je tiens mon latin. Et quand je pense qu’on a été donner, à mon détriment, le prix de thème à cet imbécile de Larry qui m’a fait perdre, avec ses trois trèfles, un coup de deux cents louis !…

— Tu lui revaudras cela ce soir. Mais je crois, messieurs, continua Olivier, qu’il est temps de partir ; il ne faut pas nous faire attendre.

— Comment allons-nous là-bas ?

— J’ai une espèce de landau avec des épées dedans, repris-je ; une voiture qui a un air tout à fait honnête : on ne se doutera jamais de ce qu’elle renferme.

— Très-bien ! descendons.

Nous descendîmes ; nous prîmes place, et nous ordonnâmes au cocher de nous conduire au bois de Boulogne, allée de la Muette.

— À propos, dit Alfred quand la voiture commença de rouler, je vais peut-être avoir une affaire, moi aussi.

— Et comment cela ?

— À cause de toi.

— À cause de moi ?

— Oui. Tu sais que tu as dit l’autre jour, chez madame de Méranges, que tu ne connaissais à la Guadeloupe aucun M. de Faverne.

— Oui, parfaitement.

— J’ai entendu cela tout en faisant un whist : ça m’était entré par une oreille, ça ne m’était pas sorti par l’autre, quand, avant-hier, qui propose-t-on au club ?…

Un M. Henri de Faverne, qui se fait appeler vicomte, et qui n’est rien du tout, j’en suis sûr. Alors, j’ai dit qu’il était impossible d’admettre cet homme, que les Faverne n’existaient pas, que tu connaissais la Guadeloupe comme ta poche, et que tu n’avais jamais entendu parler de ces gens-là ; de sorte qu’il a été refusé.

C’est fâcheux, au reste, parce qu’il est beau joueur ; voilà toute l’affaire : il paraît qu’il a su que je m’étais prononcé contre lui et qu’il m’en veut.

À son aise ! Quand il sera las de m’en vouloir il viendra me le dire ; je l’attends.

À propos ! et toi, avec qui te bats-tu ?

— Avec lui.

— Qui, lui ?

— Avec ton M. Henri de Faverne.

— Comment ! c’est à moi qu’il en veut, et c’est avec toi qu’il se bat ?

— Oui ; il aura su que les renseignements venaient de moi, et il se sera tout naturellement adressé à moi.

— Oh ! un instant ! un instant, s’écria Alfred, c’est que je vais lui dire…

— Tu ne lui diras rien. Ce monsieur est un manant à qui on ne parle pas ; d’ailleurs ton affaire n’a aucun rapport avec la mienne ; il m’a insulté, c’est à moi de me battre : voilà tout. Après moi tu auras ton tour.

— Ah ! oui, avec cela que tu les arranges bien quand tu t’en mêles. Mais celui-là, je t’en prie, ne me le tue pas tout à fait ; ce n’est qu’à cette condition-là que je te le laisse. Veux-tu un cigare ?

— Merci.

— Tu ne sais pas ce que tu refuses ; ce sont de véritables cigares du roi d’Espagne, que Vernon a rapportés de la Havane.

Vous ne fumez pas, docteur ?

— Non.

— Vous avez tort.

Et Alfred alluma son cigare, s’accouda dans un coin de la voiture, et, tout entier à l’agréable occupation qu’il venait de se créer, s’abîma dans la volupté de la fumée.

V

L’allée de la Muette.


Pendant ce temps-là, un jour pâle et maladif venait de se lever, et l’on commençait d’apercevoir le bois de Boulogne perdu au milieu du brouillard.

Une voiture marchait devant la nôtre, et, comme elle prit la porte Maillot, nous ne doutâmes plus que ce ne fût celle de notre adversaire ; nous ordonnâmes donc à notre cocher de la suivre ; elle se dirigea vers l’allée de la Muette, au tiers de laquelle elle s’arrêta ; la nôtre la joignit et s’arrêta à son tour ; nous descendîmes.

Ces messieurs avaient déjà mis pied à terre.

Je jetai alors un coup d’œil sur Olivier.

Un changement complet s’était opéré en lui ; le mouvement nerveux qui l’agitait la veille avait complètement disparu, il était calme et froid ; un sourire de suprême dédain arquait sa bouche, et un léger pli entre les deux sourcils était la seule contraction qu’on pût remarquer sur son visage ; pas un mot ne sortait de sa bouche.

Son adversaire présentait un aspect tout opposé ; il parlait haut, riait avec éclat, gesticulait avec force ; mais, avec tout cela, son visage grimaçant était pâle et contracté ; de temps en temps un spasme nerveux lui serrait la poitrine et le forçait de bâiller.

Nous nous approchâmes de ses deux témoins, qui furent forcés de lui dire de s’éloigner.

Alors il fit en arrière quelques pas en sifflant et se mit à piquer si violemment la badine qu’il tenait dans la terre qu’il la brisa.

Les préparatifs du combat étaient faciles à régler. M. de Faverne avait indiqué l’heure, Olivier avait choisi les armes, tout arrangement était impossible.

La question était donc purement et simplement de savoir si l’on arrêterait le combat après une première blessure ou si on lui laisserait telle suite qu’il plairait aux combattants de lui donner.

Olivier s’était prononcé à ce sujet, c’était un droit de sa position d’offensé ; rien ne devait arrêter les épées que la chute d’un des deux adversaires.

Les témoins discutèrent un instant, mais furent obligés de céder ; nous ne les connaissions ni l’un ni l’autre ; c’étaient des amis de M. Henri de Faverne, et, à part leur ton tranchant et leurs manières de sous-officiers, nous les trouvâmes assez au fait des fonctions qu’ils remplissaient.

Je leur présentai les épées, qu’ils examinèrent.

Pendant cet examen je revins vers Olivier.

Il était occupé à faire remarquer une faute héraldique qui s’était glissée dans le blason sans doute improvisé de son adversaire : le vicomte portait couleur sur couleur.

En me voyant, il me prit à part.

— Tenez, me dit-il, voici deux lettres, l’une pour ma mère, l’autre pour…

Il ne prononça point le nom, mais me montra ce nom écrit sur la lettre : c’était celui d’une jeune personne qu’il aimait et qu’il était sur le point d’épouser.

— On ne sait pas ce qui peut arriver, continua-t-il ; s’il m’arrivait malheur, faites porter cette lettre à ma mère ; quant à l’autre, cher ami, ne la remettez qu’en main propre.

Je le lui promis.

Puis voyant que, plus le moment du combat approchait, plus son visage devenait calme :

— Mon cher Olivier, lui dis-je, je commence à croire que ce monsieur a eu tort de vous insulter, et qu’il va payer cher son imprudence.

— Oui, dit le docteur, surtout si votre sang-froid est réel.

Un sourire effleura les lèvres d’Olivier.

— Docteur, dit-il, dans l’état de santé ordinaire, combien de fois le pouls d’un homme qui n’a aucun motif d’agitation bat-il à la minute ?

— Mais, répondit Fabien, soixante-quatre ou soixante-cinq fois.

— Tâtez mon pouls, docteur, dit Olivier en tendant la main à Fabien.

Fabien tira sa montre, appuya son doigt sur l’artère, et au bout d’une minute :

— Soixante-six pulsations, dit-il ; c’est miraculeux d’empire sur vous-même ; ou votre adversaire est un Saint-George, ou c’est un homme mort.

— Mon cher Olivier, dit Alfred en se retournant, es-tu prêt ?

— Moi ? dit Olivier, j’attends.

— Eh bien ! alors, messieurs, dit-il, rien n’empêche que l’affaire ne se vide ?

— Oui, oui, s’écria M. de Faverne, oui, vite, vite, sacrebleu !

Olivier le regarda avec un léger sourire de mépris ; puis, voyant qu’il jetait bas son habit et son gilet, il ôta les siens.

C’est alors qu’apparut une nouvelle différence entre ces deux hommes.

Olivier était mis avec une coquetterie charmante ; il avait fait toilette complète pour se battre ; sa chemise était de la plus fine batiste, fraîche et soigneusement plissée ; sa barbe était nouvellement faite, ses cheveux ondulaient comme s’ils sortaient du fer de son valet de chambre.

Tout au contraire, la chevelure de M. de Faverne dénonçait une nuit agitée.

On voyait qu’il n’avait pas été coiffé depuis la veille, et que cette coiffure avait été fort dérangée par l’agitation de la nuit ; sa barbe était longue, et sa chemise de jaconas était évidemment la même que celle avec laquelle il avait couché.

— Décidément cet homme est un manant, murmura Olivier.

Je lui remis une des épées, tandis qu’on remettait l’autre à son adversaire.

Olivier la prit par la lame et eut à peine l’air de la regarder : on eût dit qu’il tenait une canne.

M. de Faverne prit au contraire la sienne par la poignée, fouetta deux ou trois fois l’air avec la lame ; puis il s’enveloppa la main avec un foulard afin d’assurer d’autant mieux l’épée dans sa main.

Olivier seulement alors ôta ses gants, mais jugea inutile d’user de la précaution que venait de prendre son adversaire ; seulement alors je remarquai sa main : elle avait la blancheur et la délicatesse d’une main de femme.

— Eh bien ! monsieur, dit M. de Faverne, eh bien ?

— Eh bien ! j’attends, répondit Olivier.

— Allez, messieurs, dit Alfred.

Les adversaires, qui étaient à dix pas l’un de l’autre, se rapprochèrent alors ; je remarquai que plus Olivier se rapprochait, plus sa figure devenait douce et souriante.

Tout au contraire, la figure de son adversaire prit un caractère de férocité dont j’aurais cru ses traits incapables ; son œil devint sanglant et son teint couleur de cendres.

Je commençai à être de l’avis d’Olivier : cet homme était un lâche.

Au moment où les épées se touchèrent, ses lèvres s’entr’ouvrirent et montrèrent ses dents convulsivement serrées.

Tous deux tombèrent en garde en face l’un de l’autre ; mais autant la pose d’Olivier était simple, facile, élégante, autant celle de son adversaire, quoique dans toutes les règles de l’art, était roide et anguleuse.

On voyait que cet homme avait appris à faire des armes à un certain âge, tandis que l’autre, en vrai gentilhomme, avait depuis son enfance joué avec des fleurets.

M. de Faverne commença l’attaque : ses premiers coups furent vifs, serrés, précis ; mais, ces premiers coups portés, il s’arrêta comme étonné de la résistance de son adversaire. En effet, Olivier avait paré ses attaques avec la même facilité qu’il eût fait dans un assaut de salle d’armes.

M. de Faverne en devint plus livide encore, si la chose était possible, et Olivier plus souriant.

Alors M. de Faverne changea de garde, plia sur ses genoux, écarta les jambes à la manière des maîtres italiens, et recommença les mêmes coups, mais en les accompagnant de ces cris qu’ont l’habitude de pousser, pour effrayer leurs adversaires, les prévôts de régiment.

Mais ce changement d’attaque n’eut aucune influence sur Olivier : sans reculer d’un pas, sans rompre d’une semelle, sans précipiter un seul de ses mouvements, son épée se lia à celle de son adversaire ou la précéda alternativement, comme s’il eût pu deviner les coups que celui-ci allait lui porter.

Il avait véritablement, comme il l’avait dit, un sang-froid terrible.

La sueur de l’impuissance et de la fatigue coulait sur le front de M. de Faverne ; les muscles de son cou et de ses bras se gonflaient comme des cordes, mais sa main se fatiguait visiblement, et l’on comprenait que si l’épée n’était maintenue à son poignet par le foulard, à la première attaque un peu vive de son adversaire son épée lui tomberait des mains.

Olivier, au contraire, continuait de jouer avec la sienne.

Nous regardions en silence ce jeu terrible, dont il nous était facile de deviner le résultat d’avance. Comme l’avait dit Olivier, on pouvait deviner que M. de Faverne était un homme perdu.

Enfin au bout d’un instant un sourire plus caractérisé se dessina sur les lèvres d’Olivier ; à son tour il simula un ou deux coups, puis un éclair passa dans ses yeux, il se fendit, et d’un simple dégagement, mais si serré, si vif, que nous ne pûmes pas le suivre des yeux, il lui passa son épée au travers du corps.

Puis, sans prendre la précaution d’usage en pareil cas, c’est-à-dire de se rejeter en arrière par un pas de retraite, il abaissa son épée sanglante et attendit.

M. de Faverne jeta un cri, porta la main gauche à sa blessure, secoua sa main droite pour la débarrasser de l’épée qui, liée à son poignet, lui pesait comme une masse, puis passant d’une pâleur livide à une pâleur cadavéreuse, il chancela un instant et tomba évanoui.

Olivier, sans le perdre tout à fait de l’œil, se retourna vers Fabien.

— Maintenant, docteur, dit-il de son son de voix habituel, et sans que la trace de la moindre émotion se fit reconnaître, maintenant, docteur, je crois que le reste vous regarde.

Fabien était déjà près du blessé.

Non-seulement l’épée lui avait traversé le corps, mais elle avait encore été trouer la chemise flottante, tant le coup avait été profond ; le sang remontait à plus de dix-huit pouces sur la lame.

— Tenez, mon cher, me dit Olivier, voici votre épée ; c’est étonnant comme elle est montée à ma main. Chez qui l’avez-vous achetée ?

— Chez Devismes.

— Ayez donc la bonté de m’en commander une paire pareille.

— Gardez celles-ci, vous vous en servez trop bien pour vous les reprendre.

— Merci, ça me fera plaisir de les avoir.

Puis, se retournant vers le blessé :

— Je crois que je l’ai tué, dit-il : j’en serais fâché ; je ne sais pourquoi il me semble que ce malheureux-là ne doit point mourir de la main d’un honnête homme.

Puis, comme nous n’avions plus rien à faire là, que M. de Faverne était entre les mains de Fabien, c’est-à-dire d’un des plus habiles docteurs de Paris, nous remontâmes dans notre voiture, tandis qu’on portait le blessé dans la sienne.

Deux heures après je reçus une magnifique pipe turque qu’Olivier m’envoyait en échange de mes épées.

Le soir j’allai en personne prendre des nouvelles de M. de Faverne ; le lendemain j’envoyai mon domestique, le troisième jour ma carte ; puis comme ce troisième jour j’appris que, grâce aux soins de Fabien, il était hors de danger, je cessai de m’inquiéter de lui.

Deux mois après, à mon tour, je reçus sa carte.

Puis je partis pour un voyage, et je ne le revis plus que le jour où je le retrouvai au bagne.

Olivier ne s’était pas trompé sur l’avenir de cet homme.

VI

Le manuscrit.


On devine alors combien je fus curieux de connaître les événements qui avaient conduit aux galères cet homme que, comme il le disait lui-même, j’avais rencontré dans le monde.

Je songeai alors tout naturellement à Fabien, qui, l’ayant soigné de la terrible blessure que lui avait faite Olivier, devait avoir recueilli sur cet homme de curieux détails.

Aussi ma première visite, à mon retour à Paris, fut-elle pour lui : je ne m’étais pas trompé ; Fabien, qui a l’habitude d’écrire jour par jour tout ce qu’il fait, alla à son secrétaire, et, parmi plusieurs cahiers de papier séparés les uns des autres, en chercha un qu’il me remit.

— Tenez, mon ami, me dit-il, vous trouverez là dedans tous les renseignements que vous désirez avoir ; je vous les confie, faites-en ce que vous voudrez, mais ne me les perdez pas ; ce cahier fait partie d’un grand ouvrage que je compte faire sur les maladies morales que j’ai traitées.

— Ah ! diable, mon cher, lui dis-je, il y aurait là un trésor pour moi.

— Aussi, cher ami, soyez tranquille ; si je meurs d’un certain anévrisme qui de temps en temps murmure tout bas aux oreilles de mon cœur que je ne suis que poussière, et que je dois m’attendre à retourner en poussière, ces cahiers vous sont destinés, et mon exécuteur testamentaire vous les remettra.

— Je vous remercie de l’intention, mais j’espère ne jamais recevoir le cadeau que vous me promettez ; vous avez à peine trois ou quatre ans de plus que moi.

— D’abord vous me flattez, j’en ai douze ou treize, si je ne me trompe ; mais que fait l’âge en pareille circonstance ? Je connais tel vieillard de soixante et dix ans qui est plus jeune que moi.

— Allons donc ! vous, docteur, vous avez de pareilles idées ?

— C’est justement parce que je suis docteur que je les ai.

Tenez, voulez-vous voir la maladie que j’ai ?… la voilà.

Il me conduisit devant un dessin parfaitement fait ; il représentait l’anatomie du cœur.

— J’ai fait faire ce dessin sur mes renseignements et pour mon usage particulier, continua-t-il, afin de juger matériellement, si je puis parler ainsi, ma situation. Vous le voyez, c’est un anévrisme ; un jour, ce tissu-là crèvera ; quand ? je n’en sais rien, peut-être aujourd’hui, peut-être dans vingt ans, mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il crèvera ; alors en trois secondes ce sera fini.

Et un beau matin, en déjeunant, vous entendrez dire :

« — Tiens, ce pauvre Fabien, vous savez ?

« — Oui : eh bien ?

« — Il est mort subitement.

« — Bah ! Et comment cela ?

« — Oh ! mon Dieu, en tâtant le pouls à un malade. On l’a vu rougir, puis pâlir, il est tombé sans pousser un seul cri, on l’a relevé : il était mort.

« — Tiens ! c’est étrange ! »

On en parlera deux jours dans le monde, huit jours à l’école de médecine, quinze jours à l’Institut, et tout sera dit ; bonsoir, Fabien !

— Vous êtes fou, mon cher.

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

Mais, mille fois pardon, il faut que je vous quitte, mon hôpital m’attend ; voilà votre cahier ; prenez-en copie et faites-en ce que vous voudrez.

Adieu.

Je serrai une dernière fois la main de Fabien en signe de remercîment, et je pris congé de lui, tout joyeux et tout attristé à la fois : tout attristé de la prédiction qu’il venait de me faire, et tout joyeux des renseignements que son cahier allait me donner.

Aussi je rentrai chez moi, je consignai ma porte, je mis ma robe de chambre, je m’étendis dans un grand fauteuil, j’allongeai mes pieds sur les chenets, et j’ouvris mon précieux mémoire.

Je copie littéralement sans rien changer à la rédaction de Fabien.


Ce octobre 18..


« Cette nuit, j’ai été prévenu à une heure du matin qu’un duel devait avoir lieu entre M. Henri de Faverne et M. Olivier d’Hornoy, et que ce dernier me faisait prier de les accompagner sur le terrain.

« Je me rendis chez lui à cinq heures précises.

« A six heures nous étions allée de la Muette, lieu du rendez-vous.

« A six heures un quart M. Henri de Faverne tombait blessé d’un coup d’épée.

« Je m’élançai aussitôt vers lui, tandis qu’Olivier et ses témoins remontaient en voiture et reprenaient le chemin de Paris ; le blessé était évanoui.

« Il était évident en effet que la blessure était sinon mortelle, du moins des plus graves ; la pointe du fer triangulaire entrait du côté droit, et était sortie de plusieurs pouces du côté gauche.

« Je pratiquai à l’instant même une saignée.

« J’avais recommandé au cocher de prendre en revenant l’avenue de Neuilly et les Champs-Elysées, d’abord parce que cette route était la plus courte, mais surtout parce que la voiture, pouvant rouler continuellement sur la terre, devait moins fatiguer le blessé.

« En arrivant à la hauteur de l’arc de triomphe, M. de Faverne donna quelques signes de vie : sa main s’agita, et, paraissant chercher le siège d’une douleur profonde, s’arrêta sur sa poitrine.

« Deux ou trois soupirs étouffés, qui firent jaillir le sang par sa double plaie, s’échappèrent péniblement de sa bouche. Enfin il entr’ouvrit les yeux, regarda ses deux témoins ; puis fixant son regard sur moi, me reconnut, et faisant un effort murmura :

« — Ah ! c’est vous, docteur ? Je vous en supplie, ne m’abandonnez pas, je me sens bien mal.

« Puis, épuisé par cet effort, il referma les yeux, et une légère écume rougeâtre vint humecter ses lèvres.

« Il était évident que le poumon était offensé.

« — Soyez tranquille, lui dis-je ; vous êtes gravement blessé, il est vrai, mais la blessure n’est pas mortelle.

« Il ne me répondit pas, n’ouvrit pas les yeux, mais je sentis qu’il me serrait faiblement la main avec laquelle je lui tâtais le pouls.

« Tant que la voiture roula sur la terre, tout alla bien ; mais en arrivant à la place de la Révolution, le cocher fut obligé de prendre le pavé, et alors les soubresauts de la voiture parurent faire tant souffrir le malade que je demandai à ses témoins si l’un d’eux ne demeurait pas dans le voisinage, afin d’épargner au blessé le chemin qui lui restait à faire jusqu’à la rue Taitbout.

« Mais à cette demande, que malgré son insensibilité apparente M. de Faverne entendit, il s’écria :

« — Non, non, chez moi.

« Convaincu que l’impatience morale ne pouvait qu’ajouter au danger physique, j’abandonnai donc ma première idée, et laissai le cocher continuer sa route.

« Après dix minutes d’angoisses, et pendant lesquelles je voyais à chaque cahot se contracter douloureusement la figure du blessé, nous arrivâmes rue Taitbout, n° 11.

« M. de Faverne demeurait au premier.

« Un des témoins monta prévenir les domestiques, afin qu’ils vinssent nous aider à transporter leur maître : deux laquais en livrée éclatante et galonnée sur toutes les coutures descendirent.

« J’ai l’habitude de juger les hommes non-seulement par eux-mêmes, mais encore par ceux qui les entourent ; j’examinai donc ces deux valets : ni l’un ni l’autre ne montra le moindre intérêt au blessé.

« Il était évident qu’ils étaient au service de M. de Faverne depuis peu de temps, et que ce service ne leur avait inspiré aucune sympathie pour leur maître.

« Nous traversâmes une suite d’appartements qui me parurent somptueusement meublés, mais que je ne pus examiner en détail ; et nous arrivâmes à la chambre à coucher ; le lit était encore défait, comme l’avait laissé son maître.

« Le long de la tenture, du côté du chevet, à la portée de la main, étaient deux pistolets et un poignard turc.

« Nous étendîmes le blessé sur son lit, les deux domestiques et moi, car les témoins, jugeant leur présence inutile, étaient déjà partis.

« Voyant que la blessure ne voulait pas saigner davantage, j’opérai alors le pansement.

« Le pansement fini, le blessé fit signe aux valets de se retirer, et nous restâmes seuls.

« Malgré le peu d’intérêt que j’avais pris jusque-là à M. de Faverne, pour lequel j’éprouvais alors je ne sais quelle répulsion, l’isolement où j’allais le laisser m’attrista.

« Je regardai autour de moi, fixant particulièrement mes yeux sur les portes, et m’attendant toujours à voir entrer quelqu’un, mais mon attente fut trompée.

« Cependant je ne pouvais rester plus longtemps près de lui, mes occupations journalières m’appelaient : il était sept heures et demie, et à huit heures je devais être à la Charité.

« — N’avez-vous donc personne pour vous soigner ? lui demandai-je.

« — Personne, répondit-il d’une voix sourde.

« — Vous n’avez pas un père, une mère, un parent ?

« — Personne.

« — Une maîtresse ?

« Il secoua la tête en soupirant, et il me sembla qu’il murmura le nom de Louise, mais ce nom resta si inarticulé que je demeurai dans le doute.

« — Je ne puis pourtant pas vous abandonner ainsi, repris-je.

« — Envoyez-moi une garde, balbutia le blessé, et dites-lui que je la payerai bien.

« Je me levai pour le quitter.

« — Vous vous en allez déjà ?… me dit-il.

« — Il le faut, j’ai mes malades ; si c’étaient des riches, peut-être aurais-je le droit de les faire attendre, mais ce sont des pauvres, je dois être exact.

« — Vous reviendrez dans la journée, n’est-ce pas ?

« — Oui, si vous le désirez.

« — Certainement, docteur, et le plus tôt possible, n’est-ce pas ?

« — Le plus tôt possible.

« — Vous me le promettez ?

« — Je vous le promets.

« — Allez donc !

« Je fis deux pas vers la porte, le blessé fit un mouvement comme pour me retenir et ouvrir la bouche :

« — Que désirez-vous ? lui demandai-je.

« Il laissa retomber sa tête sur son oreiller sans me répondre.

« Je me rapprochai de lui.

« — Dites, continuai-je, et s’il est en mon pouvoir de vous rendre un service quelconque, je vous le rendrai.

« Il parut prendre une résolution.

« — Vous m’avez dit que la blessure n’était pas mortelle ?

« — Je vous l’ai dit.

« — Pouvez-vous m’en répondre ?

« — Je le crois ; mais cependant si vous avez quelque arrangement à prendre…

« — C’est-à-dire, n’est-ce pas, que d’un moment à l’autre je puis mourir ? « Et il devint plus pâle qu’il n’était, et une sueur froide perla à la racine de ses cheveux.

« — Je vous ai dit que la blessure n’était pas mortelle, mais en même temps je vous ai dit qu’elle était grave.

« — Monsieur, je puis avoir confiance en votre parole, n’est-ce pas ?

« — Il ne faut rien demander à ceux dont on doute…

« — Non, non, je ne doute pas de vous. Tenez, ajouta-t-il en me présentant une clef qu’il détacha d’une chaîne pendue à son cou, ouvrez avec cette clef le tiroir de ce secrétaire.

« Je fis ce qu’il demandait, il se souleva sur le coude ; tout ce qui lui restait de vie semblait s’être concentré dans ses yeux.

« — Vous voyez un portefeuille ? dit-il.

« — Le voici.

« — Il est plein de papiers de famille qui n’intéressent que moi ; docteur, faites-moi le serment que si je mourais vous jetteriez ce portefeuille au feu.

« — Je vous le promets.

« — Sans les lire ?

« — Il est fermé à clef.

« — Oh ! une clef de portefeuille est si facile à ouvrir…

« Je laissai retomber le portefeuille.

« Quoique la phrase fût insultante, elle m’avait inspiré plus de dégoût que de colère.

« Le malade vit qu’il m’avait blessé.

« — Pardon, me dit-il, cent fois pardon ; mais c’est le séjour des colonies qui m’a rendu défiant. Là-bas on ne sait jamais à qui l’on parle. Pardon, reprenez ce portefeuille, et promettez-moi de le brûler si je meurs.

« — Pour la seconde fois, je vous le promets.

« — Merci.

« — Est-ce tout ?

« — N’y a-t-il pas dans le même tiroir plusieurs billets de banque ?

« — Oui, deux de mille, trois de cinq cents.

« — Soyez assez bon pour me les donner, docteur.

« Je pris les cinq billets et les lui remis, il les froissa dans sa main, et en fit une boule ronde qu’il poussa sous son oreiller.

« — Merci, dit-il épuisé par l’effort qu’il venait de faire.

« Puis se laissant aller sur son traversin :

« — Ah ! docteur, murmura-t-il, je crois que je meurs ! Docteur, sauvez-moi, et ces cinq billets de banque sont à vous, le double, le triple s’il le faut. Ah !…

« J’allai à lui, il était évanoui de nouveau.

« Je sonnai un laquais, tout en faisant respirer au blessé un flacon de sels anglais.

« Au bout de quelques instants, je sentis au mouvement de son pouls qu’il revenait à lui.

« — Allons, murmura-t-il, ce n’est pas encore pour cette fois.

« Puis entr’ouvrant les yeux et me regardant :

« — Merci, docteur, de ne pas m’avoir abandonné, dit-il.

« — Cependant, repris-je, il faut enfin que je vous quitte.

« — Oui, mais revenez au plus tôt.

« — À midi, je serai ici.

« — Et d’ici là, croyez-vous qu’il y ait quelque danger ?

« — Je ne crois pas ; si le fer avait touché quelque organe essentiel vous seriez mort à présent.

« — Et vous m’envoyez une garde ?

« — À l’instant même ; en l’attendant votre domestique peut ne pas vous quitter.

« — Sans doute, dit le laquais, je puis rester près de monsieur.

« — Non, non ! s’écria le blessé, allez près de votre camarade ; allez, je désire dormir, et en restant là vous m’en empêcheriez.

« Le laquais sortit.

« — Ce n’est pas prudent de rester seul, lui dis-je.

« — N’est-il pas bien plus imprudent encore, me reprit-il, de rester avec un drôle qui peut m’assassiner pour me voler ? Le trou est tout fait, ajouta-t-il à voix basse ; et en introduisant une épée dans la blessure, on peut trouver le cœur que mon adversaire a manqué.

« Je frémis à l’idée qui avait traversé l’esprit de cet homme ; qu’était-il donc lui-même pour qu’il lui vînt de pareilles idées ?

« — Non, ajouta-t-il, non, au contraire, enfermez-moi ; prenez la clef, donnez-la à la garde, et recommandez-lui de ne me quitter ni jour ni nuit ; c’est une honnête femme, n’est-ce pas ?

« — J’en réponds.

« — Eh bien ! allez ; au revoir… à midi.

« — À midi.

« Je sortis ; et, suivant ses instructions, je l’enfermai.

« — À double tour, cria-t-il, à double tour !

« Je donnai un autre tour de clef.

« — Merci, dit-il d’une voix affaiblie.

« Je m’éloignai.

« — Votre maître veut dormir, dis-je aux laquais qui riaient dans l’antichambre ; et comme il craint que vous n’entriez chez lui sans être appelés, il m’a remis cette clef pour la garde qui va venir.

« Les laquais échangèrent un regard singulier, mais ne répondirent rien. »

VII

Le malade.


« Je sortis.

« Cinq minutes après, j’étais chez une excellente garde-malade, à qui je donnai des instructions, et qui s’achemina à l’instant même vers la demeure de M. Henri de Faverne.

« Je revins à midi, comme je le lui avais promis.

« Il dormait encore.

« J’eus un instant l’idée de continuer mes courses et de revenir plus tard.

« Mais il avait tant recommandé à la garde qu’on me priât, si je venais, d’attendre son réveil, que je m’assis dans le salon, au risque de perdre une demi-heure de ce temps toujours si précieux pour un médecin.

« Je profitai de cette attente pour jeter un coup d’œil autour de moi, et pour achever, s’il m’était possible, par la vue des objets extérieurs, de me faire une opinion positive sur cet homme.

« Au premier abord, tous les objets revêtaient l’aspect de l’élégance, et ce n’était qu’en examinant l’appartement en détail qu’on y reconnaissait le cachet d’une somptuosité sans goût : les tapis étaient d’une couleur éclatante, et des plus beaux que puissent fournir les magasins de Sallandrouze ; mais ils ne s’harmonisaient ni avec la couleur des tentures ni avec celle des meubles.

« Partout l’or dominait : les moulures des portes et du plafond étaient dorées, des franges d’or pendaient aux rideaux, et la tapisserie disparaissait sous la multitude de cadres dorés qui couvraient les murailles et qui contenaient des gravures à 20 francs, ou de mauvaises copies de tableaux de maîtres qu’on avait dû vendre à l’ignorant acquéreur pour des originaux.

« Quatre étagères s’élevaient aux quatre coins du salon, mais au milieu de quelques chinoiseries assez précieuses se pavanaient des ivoires de Dieppe et des porcelaines modernes si grossièrement travaillées qu’elles ne laissaient pas même la chance de croire qu’elles s’étaient glissées là comme des figurines de Saxe.

« La pendule et les candélabres étaient dans le même goût, et une table chargée de livres magnifiquement reliés complétait l’ensemble, en offrant un prospectus assez médiocre des lectures habituelles du maître de la maison.

« Le tout était neuf et paraissait acheté depuis trois ou quatre mois au plus.

« J’achevais cet examen, qui ne m’avait rien appris de nouveau, mais qui m’avait confirmé dans l’opinion que j’étais chez quelque nouvel enrichi, au goût défectueux, qui était bien parvenu à réunir autour de lui les insignes, mais non la réalité de la vie élégante, lorsque la garde entra, et me dit que le blessé venait de se réveiller.

« Je passai aussitôt du salon dans la chambre à coucher.

« Là, toute mon attention fut absorbée par le malade.

« Cependant, au premier coup d’œil, je m’aperçus que son état n’avait point empiré ; au contraire, les symptômes continuaient d’être favorables.

« Je le rassurai donc, car ses craintes continuaient d’être les mêmes, et la fièvre qui l’agitait leur donnait un certain degré d’exagération pénible à voir dans un homme. Maintenant, comment cet homme si faible avait-il accompli cet acte de courage d’insulter un homme connu comme Olivier pour sa facilité à mettre l’épée à la main, et comment, l’ayant insulté, s’était-il conduit sur le terrain comme il avait fait ?

« C’était un mystère dont le secret devait être l’objet d’un calcul suprême, ou, au contraire, d’une colère incalculée. Je pensai, au reste, que quelque jour tout cela s’éclaircirait pour moi, peu de secrets demeurant cachés obstinément aux médecins.

« Moins préoccupé de son état, je pus alors examiner sa personne : c’était, comme son appartement, un composé d’anomalies.

« Tout ce que l’art avait pu aristocratiser en lui avait pris un certain caractère d’élégance ; ses cheveux, d’un blond fade, étaient coupés à la mode, ses favoris rares étaient taillés avec régularité.

« Mais la main qu’il me tendait pour que je lui tâtasse le pouls était commune, les soins qu’il en avait pris depuis quelque temps n’avaient pu en corriger la grossièreté native ; ses ongles étaient mal faits, rongés, vulgaires ; et près de son lit, des bottes qu’il avait quittées le matin même indiquaient que son pied était, comme la main, d’origine toute plébéienne.

« Comme je l’ai dit, le blessé avait la fièvre, et cependant cette fièvre, quoique assez forte, avait peine à donner de l’expression à ses yeux qui, à ce que je remarquai, ne se fixaient presque jamais directement ni sur un homme ni sur une chose ; en échange, sa parole était d’une agitation et d’une volubilité extrêmes.

« — Ah ! vous voilà donc, mon cher docteur, me dit-il ; eh bien ! vous le voyez, je ne suis pas encore mort, et vous êtes un grand prophète : mais suis-je hors de danger, docteur ? Ce maudit coup d’épée ! il était bien appliqué. Il passe donc sa vie à faire des armes, ce spadassin, ce calomniateur, ce misérable Olivier ?

« Je l’interrompis.

« — Pardon, lui dis-je, je suis le médecin et l’ami de M. d’Hornoy ; c’est lui que j’ai suivi sur le terrain, et non pas vous. Je vous connais de ce matin, monsieur ; et lui, je le connais depuis dix ans. Vous comprenez donc que, si vous continuez à l’attaquer, je serai forcé de vous prier de vous adresser à quelqu’un de mes confrères.

« — Comment, docteur, s’écria le blessé, vous m’abandonneriez dans l’état où je suis ? Ce serait affreux. Sans compter que vous trouverez peu de pratiques qui payeront comme moi.

« — Monsieur !

« — Oh ! oui, je sais, vous faites tous semblant d’être désintéressés ; puis quand vient, comme on dit, le quart d’heure de Rabelais, vous savez bien présenter votre mémoire.

« — C’est possible, monsieur, qu’on ait ce reproche à faire à quelques-uns de mes confrères, mais je vous prouverai, quant à moi, en ne prolongeant pas mes visites au delà du terme strictement nécessaire, que l’avidité que vous reprochez à mes collègues n’est pas mon défaut dominant.

« — Allons, voilà que vous vous fâchez, docteur !

« — Non, je réponds à ce que vous me dites.

« — C’est qu’il ne faut pas trop faire attention à ce que je dis ; vous savez, nous autres gentilshommes, nous avons quelquefois la parole un peu leste ; pardonnez-moi donc.

« Je m’inclinai, il me tendit la main.

« — J’ai déjà tâté votre pouls, lui dis-je, il est aussi bon qu’il peut l’être.

« — Allons, voilà que vous me gardez rancune parce que j’ai dit du mal de M. Olivier ; il est votre ami, j’ai eu tort ; mais il est tout simple que je lui en veuille, à part le coup d’épée qu’il m’a donné.

« — Et que vous êtes venu chercher, répondis-je, d’une façon à ce qu’il ne vous le refusât point, vous en conviendrez.

« — Oui, je l’ai insulté ; mais je voulais me battre avec lui, et quand on veut se battre avec les gens il faut bien les insulter… Pardon, docteur, voulez-vous me rendre le service de sonner ?

« Je tirai le cordon de la sonnette, un des valets entra.

« — Est-on venu s’informer de ma santé de la part de M. de Macartie ?

« — Non, M. le baron, répondit le laquais.

« — C’est singulier, murmura le malade, visiblement fâché de ce manque d’intérêt.

« Il y eut un instant de silence, pendant lequel je fis un mouvement pour prendre ma canne.

« — Car vous savez ce qu’il m’a fait, votre ami Olivier ?

« — Non. J’ai entendu parler de quelques mots dits sur vous au club, n’est-ce point cela ?

« — Il m’a fait, ou plutôt il a voulu me faire manquer un mariage magnifique : une jeune personne de dix-huit ans, belle comme les amours, et cinquante mille livres de rente, rien que cela.

« — Et comment a-t-il pu vous faire manquer ce mariage ?

« — Par ses calomnies, docteur ; en disant qu’il ne connaissait personne de mon nom à la Guadeloupe ; tandis que mon père, le comte de Faverne, possède là-bas deux lieues de terrain, une habitation magnifique avec trois cents noirs. Mais j’ai écrit à M. de Malpas, le gouverneur, et dans deux mois ces papiers seront ici ; on verra lequel de nous deux a menti.

« — Olivier pourra s’être trompé, monsieur, mais il n’aura pas menti.

« — Et, en attendant, voyez-vous, il est cause que celui qui devait être mon beau-père n’envoie pas même demander de mes nouvelles.

« — Il ignore peut-être que vous vous êtes battu ?

« — Il ne l’ignore pas, puisque je le lui avais dit hier.

« — Vous le lui avez dit ?

« — Certainement. Lorsqu’il m’a rapporté les propos que M. Olivier tenait sur moi, je lui ai dit : Ah ! c’est comme cela ! eh bien, pas plus tard que ce soir, j’irai lui chercher une querelle, à ce beau M. Olivier, et l’on verra si j’en ai peur.

« Je commençai à comprendre le courage momentané de mon malade. C’était de l’argent placé à cent pour cent : un duel pouvait lui rapporter une jolie femme et cinquante mille livres de rente ; il s’était battu.

« Je me levai.

« — Quand vous reverrai-je, docteur ?

« — Demain je viendrai lever l’appareil.

« — J’espère que si l’on parle de ce duel devant vous, docteur, vous direz que je me suis bien conduit.

« — Je dirai ce que j’ai vu, monsieur.

« — Ce misérable Olivier, murmura le blessé, j’aurais donné cent mille francs pour le tuer sur le coup.

« — Si vous êtes assez riche pour payer cent mille francs la mort d’un homme, répondis-je, vous devez moins regretter votre mariage, qui n’ajoutait que cinquante mille livres de rente à votre fortune.

« — Oui ; mais ce mariage me plaçait ; ce mariage me permettait de cesser des spéculations hasardeuses ; un jeune homme, d’ailleurs, né avec des goûts aristocratiques, n’est jamais assez riche. Aussi je joue à la Bourse ; il est vrai que j’ai du bonheur : le mois passé j’ai gagné plus de trente mille francs.

« — Je vous en fais mon compliment, monsieur. À demain.

« — Attendez donc… je crois qu’on a sonné ?

« — Oui.

« — On vient ?

« — Oui.

« Un domestique entra.

« Pour la première fois, je vis les yeux du baron s’arrêter fixement sur un homme.

« — Eh bien ?… demanda-t-il, sans donner le temps au valet de parler.

« — M. le baron, dit le valet, c’est M. le comte de Macartie qui fait demander de vos nouvelles.

« — En personne ?

« — Non, il envoie son valet de chambre.

« — Ah ! fit le malade, et vous avez répondu ?…

« — Que M. le baron était grièvement blessé, mais que le docteur avait répondu de lui.

« — Est-ce vrai, docteur, que vous répondez de moi ? « — Eh ! oui, mille fois oui, repris-je ; à moins cependant que vous ne fassiez quelque imprudence.

« — Oh ! quant à cela, soyez tranquille. Dites-moi, docteur, puisque M. le comte de Macartie envoie demander de mes nouvelles, cela prouve qu’il ne croit pas aux propos de M. Olivier.

« — Sans doute.

« — Eh bien ! alors, guérissez-moi vite, et vous serez de la noce.

« — Je ferai de mon mieux pour arriver à ce but.

« Je saluai, et je sortis. »

VIII

Le billet de cinq cents francs.


« Une fois dehors, je respirai plus librement : chose singulière, cet homme m’inspirait une répulsion que je ne pouvais comprendre et qui ressemblait au dégoût qu’on éprouve à la vue d’une araignée ou d’un crapaud ; j’avais hâte de le voir hors de danger pour cesser toute relation avec lui.

« Le lendemain, je revins comme je le lui avais promis, la blessure allait à merveille.

« Le propre des plaies faites par les coups d’épée est de tuer roide ou de guérir vite.

« La blessure de M. de Faverne promettait une guérison rapide.

« Huit jours après il était hors de danger.

« Selon la promesse que je m’étais faite, je lui annonçai alors que mes visites devenant parfaitement inutiles, j’allais les cesser à compter du lendemain.

« Il insista pour que je revinsse, mais mon parti était pris, je tins bon.

« — En tout cas, dit le convalescent, vous ne me refuserez pas de me rapporter vous-même le portefeuille que je vous ai remis ; il est d’une trop grande valeur pour le confier à un domestique, et je compte sur ce dernier acte de votre complaisance.

« Je m’y engageai.

« Le lendemain je rapportai effectivement le portefeuille ; M. de Faverne me fit asseoir près de son lit, et, tout en jouant avec le portefeuille, l’ouvrit. Il pouvait contenir une soixantaine de billets de banque, la plupart de mille francs ; le baron en tira deux ou trois et s’amusa à les chiffonner.

« Je me levai.

« — Docteur, reprit-il, n’y a-t-il pas une chose qui vous étonne comme moi ?

« — Laquelle ? demandai-je.

« — C’est qu’on ait le courage de contrefaire un billet de banque.

« — Cela m’étonne, parce que c’est une lâche et infâme action.

« — Infâme, peut-être, mais pas si lâche. Savez-vous qu’il faut une main bien ferme pour écrire ces deux petites lignes :

« La loi punit de mort le contrefacteur.

« — Oui, sans doute, mais le crime a son courage à lui. Tel qui attend un homme au coin d’un bois pour l’assassiner, a presque autant de courage qu’un soldat qui monte à l’assaut ou qui enlève une batterie ; cela n’empêche pas qu’on ne décore l’un et qu’on n’envoie l’autre à l’échafaud.

« — À l’échafaud !… Je comprends qu’on envoie un assassin à l’échafaud, mais ne trouvez-vous pas, docteur, que guillotiner un homme pour avoir fait de faux billets, c’est bien cruel ?

« Le baron dit ces mots avec une altération de voix et de visage si visible qu’elle me frappa.

« — Vous avez raison, lui dis-je, aussi sais-je de bonne source que l’on doit incessamment adoucir cette peine et la borner aux galères.

« — Vous savez cela, docteur, s’écria vivement le malade ; vous savez cela… En êtes-vous sûr ?

« — Je l’ai entendu dire à celui-là même dont la proposition viendra.

« — Au roi. Au fait, c’est vrai, vous êtes médecin par quartier du roi. Ah ! le roi a dit cela ! et quand cette proposition doit-elle être faite ?

« — Je ne sais.

« — Informez-vous, docteur, je vous en prie, cela m’intéresse.

« — Cela vous intéresse, vous ? demandai-je avec surprise.

« — Sans doute. Cela n’intéresse-t-il pas tout ami de l’humanité d’apprendre qu’une loi trop sévère est abrogée ?

« — Elle n’est pas abrogée, monsieur ; seulement les galères remplaceront la mort ; cela vous paraît-il une bien grande amélioration au sort des coupables ?

« — Non, sans doute, non ! reprit le baron embarrassé ; on pourrait même dire que c’est pis ; mais au moins la vie et l’espoir restent, le bagne n’est qu’une prison, et il n’y a pas de prison dont on ne parvienne à se sauver « Cet homme me répugnait de plus en plus, je fis un mouvement pour m’en aller.

« — Eh bien ! docteur, vous me quittez déjà ? dit le baron en roulant avec embarras deux ou trois billets de banque dans sa main avec l’intention visible de les glisser dans la mienne.

« — Sans doute, repris-je en faisant un nouveau pas en arrière ; n’êtes-vous pas guéri, monsieur ? À quoi donc pourrais-je vous être bon maintenant ?

« — Comptez-vous pour rien le plaisir de votre société ?

« — Malheureusement, monsieur, nous autres médecins, nous avons peu de temps à donner à ce plaisir, si vif qu’il soit. Notre société, à nous, c’est la maladie, et dès que nous l’avons chassée d’une maison, il faut que nous sortions derrière elle pour la poursuivre dans une autre. Ainsi donc, M. le baron, permettez que je prenne congé de vous.

« — Mais, n’aurai-je donc pas le plaisir de vous revoir ?

« — J’en doute, monsieur ; vous courez le monde, et moi j’y vais peu ; mes heures sont comptées, et chacune d’elles a son emploi.

« — Mais, si cependant je retombais malade ?

« — Oh ! ceci est autre chose, monsieur.

« — Ainsi dans ce cas je pourrais compter sur vous ?

« — Parfaitement.

« — Docteur, votre parole.

« — Je n’ai pas besoin de vous la donner, puisque je ne ferais qu’accomplir un devoir.

« — N’importe, donnez-la-moi toujours.

« — Eh bien ! monsieur, je vous la donne.

« Le baron me tendit de nouveau la main ; mais comme je me doutais que cette main renfermait toujours les billets de banque en question, je fis semblant de ne pas voir le geste amical par lequel il prenait congé de moi, et je sortis.

« Le lendemain je reçus sous pli, et avec la carte de M. le baron Henri de Faverne, un billet de banque de mille francs et un de cinq cents.

« Je lui répondis aussitôt.


« Monsieur le baron.


« Si vous aviez attendu que je vous présentasse mon mémoire, vous auriez vu que je n’estimais pas mon faible mérite si haut que vous voulez bien le faire.

« J’ai l’habitude de fixer moi-même le prix de mes visites ; et pour mettre en repos votre générosité, je vous préviens que je les porte avec vous au plus haut, c’est-à-dire à vingt francs.

« J’ai eu l’honneur de me rendre dix fois chez vous, c’est donc deux cents francs seulement que vous me devez : vous m’avez envoyé quinze cents francs, je vous en renvoie treize cents.

« J’ai l’honneur d’être, etc.. etc.

« Fabien. »


« En effet, je gardai le billet de cinq cents francs, et renvoyai au baron de Faverne celui de mille francs avec trois cents francs d’argent ; puis je mis ce billet dans un portefeuille où se trouvaient déjà une douzaine d’autres billets de la même somme.

« Le lendemain j’eus quelques emplettes à faire chez un bijoutier. Ces emplettes se montaient à deux mille francs, je payai avec quatre billets de banque de cinq cents francs chacun.

« Huit jours après, le bijoutier, accompagné de deux exempts de police, se présenta chez moi.

« Un des quatre billets que je lui avais donnés avait été reconnu faux à la banque, où il avait un payement à faire.

« On lui avait alors demandé de qui il tenait ces billets, il m’avait nommé, et l’on venait aux enquêtes auprès de moi.

« Comme j’avais tiré ces quatre billets d’un portefeuille où, comme je l’ai dit, il y en avait une douzaine d’autres, et que ces billets me venaient de différentes sources, il me fut impossible de donner aucun renseignement à la justice.

« Seulement, comme je connaissais mon bijoutier pour un parfait honnête homme, je déclarai que j’étais prêt à rembourser les cinq cents francs si l’on me représentait le billet ; mais on me répondit que ce n’était point l’habitude, la banque payant tous les billets qu’on lui présentait, fussent-ils reconnus faux.

« Le bijoutier, parfaitement lavé du soupçon d’avoir passé sciemment un faux billet, sortit de chez moi.

« Après quelques nouvelles questions, les deux agents de police sortirent à leur tour, et je n’entendis plus parler de cette sale affaire. »

IX

Un coin du voile.


« Trois mois s’étaient écoulés lorsque, dans ma correspondance du matin, je trouvai le petit billet suivant :


« Mon cher docteur,

« Je suis vraiment bien malade et j’ai sérieusement besoin de toute votre science ; passez donc aujourd’hui chez moi, si vous ne me gardé pas rencune.

« Votre tout dévoué,
« Henri, baron de Faverne,

« Rue Taitbout, no 11. »

« Cette lettre, que je rapporte textuellement, avec les deux fautes d’orthographe dont elle était ornée, confirma l’opinion que je m’étais faite du manque d’éducation de mon client : au reste, si, comme il le disait, il était né à la Guadeloupe, la chose était moins étonnante.

« On sait en général combien l’éducation des colons est négligée.

« Mais, d’un autre côté, le baron de Faverne n’avait ni les petites mains, ni les petits pieds, ni la taille svelte et gracieuse, ni le charmant parler des hommes des tropiques, et, pour moi, il était évident que j’avais affaire à quelque provincial dégrossi par le séjour de la capitale.

« Au reste, comme il pouvait effectivement être malade, je me rendis chez lui.

« J’entrai et le trouvai dans un petit boudoir tendu de damas violet et orange.

« A mon grand étonnement cette espèce de réduit était d’un goût supérieur au reste de l’appartement.

« Il était à demi couché sur un sofa, dans une pose visiblement étudiée, et vêtu d’un pantalon de soie à pieds et d’une robe de chambre éclatante ; il roulait entre ses gros doigts un charmant petit flacon de Clackmann ou de Benvenuto Cellini.

« — Ah ! que c’est bon et gracieux à vous d’être venu me voir, docteur ! dit-il en se soulevant à demi et me faisant signe de m’asseoir. Au reste, je ne vous ai pas menti ; je suis horriblement souffrant.

« — Qu’avez-vous ? lui demandai-je ; serait-ce votre blessure ?

« — Non ; grâce à Dieu, merci, il n’y paraît pas plus maintenant que si c’était une simple piqûre de sangsue. Non, je ne sais pas, docteur, si je ne craignais pas que vous vous moquiez de moi, je vous dirais que je crois que j’ai des vapeurs.

« Je souris.

« — Oui, n’est ce pas ? continua-t-il, c’est une maladie que vous réservez exclusivement pour vos belles malades. Mais le fait est qu’il n’en est pas moins vrai que je souffre beaucoup, et cela sans pouvoir dire ce dont je souffre, ni comment je souffre.

« — Diable, ça devient dangereux. Serait-ce de l’hypocondrie ?

« — Comment dites-vous cela, docteur ?

« Je répétai le mot ; mais je vis qu’il ne présentait aucun sens à l’esprit du baron de Faverne ; en attendant je lui pris la main et posai les deux doigts sur l’artère.

« Il avait en effet le pouls nerveux et agité.

« Pendant que je calculais les battements de l’artère, on sonna ; le baron bondit, et les pulsations se hâtèrent.

« — Qu’avez-vous ? lui demandai-je.

« — Rien, répondit-il, seulement c’est plus fort que moi, quand j’entends une sonnette je tressaille ; et puis, tenez, je dois pâlir. Ah ! docteur, je vous le dis, je suis bien malade.

« En effet le baron était devenu livide.

« Je commençai à croire qu’il n’exagérait point, et qu’en réalité il souffrait beaucoup ; seulement j’étais convaincu que cet ébranlement physique avait une cause morale.

« Je le regardai fixement, il baissa les yeux, et à la pâleur qui lui avait couvert le visage succéda une vive rougeur.

« — Oui, lui dis-je, c’est évident, vous souffrez.

« — N’est-ce pas, docteur ? s’écria-t-il. Eh bien ! j’ai déjà vu deux de vos confrères ; car vous avez été si singulier avec moi que je n’osais vous envoyer chercher. Les imbéciles se sont mis à rire quand je leur ai dit que j’avais mal aux nerfs.

« — Vous souffrez, repris-je, mais ce n’est point une cause physique qui vous fait souffrir ; vous avez quelque douleur morale, une inquiétude grave peut-être.

« Il tressaillit.

« — Et quelle inquiétude voulez-vous que j’aie ? Tout, au contraire, va pour le mieux. Mon mariage ; à propos, vous savez ? mon mariage avec mademoiselle de Macartie, que votre M. Olivier avait failli faire rompre…

« — Oui. eh bien ?

« — Eh bien, il aura lieu dans quinze jours ; le premier ban est publié… Au reste, il a été bien puni de ses propos, et il m’en a fait ses excuses.

« — Comment cela ?

« — Germain, dit le baron, donnez-moi ce portefeuille qui est sur le coin de la cheminée.

« Le domestique obéit, le baron prit le portefeuille et l’ouvrit.

« — Tenez, dit-il avec un léger tremblement dans la voix, voici mon acte de naissance : né à la Pointe-à-Pitre, comme vous voyez ; puis voici le certificat de M. de Malpas, constatant que mon père est un des premiers et des plus riches propriétaires de la Guadeloupe. On a fait voir ces papiers à M. Olivier, et, comme il connaissait la signature du gouverneur, il a été obligé d’avouer que cette signature était bien la sienne.

« Tout en poursuivant cet examen, le tremblement nerveux du baron augmentait.

« — Vous souffrez davantage ? lui dis-je.

« — Comment voulez-vous que je ne souffre pas ? on me poursuit, on me persécute, la calomnie s’attache à moi. Je ne sais pas si d’un jour à l’autre on ne m’accusera pas de quelque crime… Oh ! oui, oui, docteur, vous avez raison, continua le baron en se roidissant, je souffre, je souffre beaucoup.

« — Voyons, il faut vous calmer.

« — Me calmer, c’est bien aisé à dire ! Parbleu ! si je pouvais me calmer, je serais guéri. Tenez, il y a des moments où mes nerfs se roidissent comme s’ils voulaient se rompre, où mes dents se serrent comme si elles voulaient se briser, où j’entends des bourdonnements dans ma tête comme si toutes les cloches de Notre-Dame tintaient à mon oreille ; alors, continua-t-il, il me semble que je vais devenir fou. Docteur, quelle est la mort la plus douce ?

« — Pourquoi cela ?

« — C’est qu’il me prend parfois des envies de me tuer.

« — Allons donc !

« — Docteur, on dit qu’en s’empoisonnant avec de l’acide prussique, c’est fait en un instant.

« — C’est effectivement la mort la plus rapide que l’on connaisse.

« — Docteur, à tout hasard vous devriez me préparer un flacon d’acide prussique.

« — Vous êtes fou.

« — Tenez, je vous le payerai ce que vous voudrez, mille écus, six mille francs, dix mille francs ; si toutefois vous me répondez qu’on meurt sans souffrir.

« Je me levai.

« — Eh bien, quoi ? me dit-il en me retenant.

« — Je regrette, monsieur, que vous me disiez sans cesse de ces choses qui non-seulement abrègent mes visites, mais qui encore rendent de plus longues relations avec vous presque impossibles.

« — Non, non, restez, je vous en prie ; ne voyez-vous pas que j’ai la fièvre et que c’est cela qui me fait parler ainsi ?

« Il sonna, le même valet reparut de nouveau.

« — Germain ; j’ai bien soif, dit le baron ; donnez-moi quelque chose à boire.

« — Que désire M. le baron ?

« — Vous prendrez bien quelque chose avec moi, n’est-ce pas ?

« — Non, merci absolument, répondis-je.

« — C’est égal, continua-t-il, apportez deux verres et une bouteille de rhum.

« Germain sortit.

« Germain rentra quelques instants après avec un plateau où étaient les objets demandés ; seulement je remarquai que les récipients, au lieu d’être des verres à liqueur, étaient des verres à vin de Bordeaux.

« Le baron les remplit tous les deux ; seulement sa main tremblait si fort qu’une partie de la liqueur, au moins égale à celle que contenaient les verres, tomba sur le plateau.

« — Goûtez cela, dit-il, c’est d’excellent rhum que j’ai rapporté moi-même de la Guadeloupe, où votre M. Olivier d’Hornoy prétend que je n’ai jamais été.

« — Je vous rends grâce, je n’en bois jamais.

« Il prit un de ces deux verres.

« — Comment ! lui dis-je, vous allez boire cela ?

« — Sans doute.

« — Mais si vous continuez cette vie-là, vous brûlerez jusqu’au gilet de flanelle qui vous couvre la poitrine.

« — Est-ce que vous croyez qu’on peut se tuer en buvant beaucoup de rhum ?

« — Non, mais on peut se donner une gastro-entérite dont on meurt un beau jour après cinq ou six ans d’atroces douleurs.

« Il reposa le verre sur le plateau, puis laissant reposer sa tête sur sa poitrine et ses mains sur ses genoux :

« — Ainsi, docteur, murmura-t-il avec un soupir, vous reconnaissez donc que je suis bien malade ?

« — Je ne dis pas que vous soyez malade, je dis que vous souffrez.

« — N’est-ce pas la même chose ?

« — Non.

« — Et que me conseillez-vous, enfin ? Pour toute souffrance la médecine doit avoir des ressources ; ce ne serait pas la peine alors de payer si cher les médecins.

« — Ce n’est pas pour moi que vous dites cela, je présume ? répondis-je en riant.

« — Oh non ! vous êtes un modèle en toute chose.

« Il prit le verre de rhum et le but sans songer à ce qu’il faisait. Je ne l’arrêtai point, car je voulais voir quelle sensation cette liqueur brûlante produirait sur lui.

« La sensation parut être nulle ; on eût dit qu’il venait d’avaler un verre d’eau.

« Il était évident pour moi que cet homme avait souvent cherché à s’étourdir par l’usage des boissons alcooliques.

« En effet, au bout d’un instant, il parut reprendre quelque énergie.

« — Au fait, dit-il, interrompant le silence et répondant à ses propres pensées, au fait, je suis bien bon de me tourmenter ainsi ! Bah ! je suis jeune, je suis riche, je jouis de la vie, cela durera tant que cela pourra.

« Il prit le second verre et l’avala comme le premier.

« — Ainsi, docteur, dit-il, vous ne me conseillez rien ?

« — Si fait, je vous conseille d’avoir confiance en moi et de m’annoncer ce qui vous tourmente.

« — Vous croyez donc toujours que j’ai quelque chose que je n’ose pas dire ?

« — Je dis que vous avez quelque secret que vous gardez pour vous.

« — Important ? dit-il avec un sourire forcé.

« — Terrible.

« Il pâlit et prit machinalement le goulot de la bouteille pour se verser un troisième verre.

« Je l’arrêtai.

« — Je vous ai déjà dit que vous vous tueriez, repris-je.

« Il se laissa aller en arrière en appuyant sa tête au lambris.

« — Oui, docteur, oui, vous êtes un homme de génie, oui, vous avez deviné cela tout de suite, vous, tandis que les autres n’y ont vu que du feu ; oui, j’ai un secret, et, comme vous le dites, un secret terrible, un secret qui me tuera plus sûrement que le rhum que vous m’empêchez de boire, un secret que j’ai toujours eu envie de confier à quelqu’un, et que je vous dirais, à vous, si, comme les confesseurs, vous aviez fait vœu de discrétion ; mais jugez donc, si ce secret me tourmente si fort, lorsque j’ai la conviction que moi seul le connais, ce que ce serait si j’avais l’éternel tourment de savoir qu’il est connu par quelque autre.

« Je me levai.

« — Monsieur, lui dis-je, je ne vous ai pas demandé d’aveu, je ne vous ai pas fait de confidence ; vous m’avez fait venir comme médecin, et je vous ai dit que la médecine n’avait rien à faire à votre état.

« Maintenant, gardez votre secret, vous en êtes le maître ; que ce secret pèse sur votre cœur ou sur votre conscience.

« Adieu, M. le baron.

« Et le baron me laissa sortir sans me répondre, sans faire un mouvement pour me retenir, sans me rappeler ; seulement, en me retournant pour fermer la porte, je pus voir qu’il étendait une troisième fois la main vers cette bouteille de rhum, sa fatale consolatrice.

X

Un terrible aveu.


« Je continuai mes courses ; mais malgré moi je ne pus chasser de ma pensée ce que j’avais vu et entendu. Tout en conservant pour ce malheureux le dégoût moral et instinctif que j’ai avoué, je commençais à éprouver cette pitié physique, si l’on peut s’exprimer ainsi, que l’homme destiné à souffrir ressent pour tout être qui souffre.

« Je dînais en ville, et comme une partie de ma soirée était consacrée à des visites, je ne rentrai chez moi que passé minuit.

« On me dit qu’un jeune homme, qui était venu pour me consulter, m’attendait depuis une heure dans mon cabinet ; je demandai son nom ; il n’avait pas voulu le dire.

« J’entrai et je reconnus M. de Faverne.

« Il était plus pâle et plus agité que le matin ; un livre qu’il avait essayé de lire était ouvert sur le bureau. C’était le traité de toxicologie d’Orfila.

« — Eh bien ! lui demandai-je, vous sentez-vous donc plus mal ?

« — Oui, me répondit-il, très-mal ; il m’est arrivé un événement affreux, une aventure terrible, et je suis accouru pour vous raconter cela. Tenez, docteur, depuis que je suis à Paris, depuis que je mène la vie que vous connaissez, vous êtes le seul homme qui m’ayez inspiré une confiance entière ; aussi, vous le voyez, j’accours vous demander non pas un remède à ce que je souffre, vous me l’avez dit, il n’y en a pas, et tout en vous envoyant chercher, je le savais bien, moi, qu’il n’y en a pas ; mais un conseil.

« — Un conseil est bien autrement difficile à donner qu’une ordonnance, monsieur, et je vous avoue que j’en donne rarement. D’abord on ne demande en général de conseil que pour se corroborer soi-même dans la résolution qu’on a déjà prise ; ou si, indécis encore de ce que l’on fera, on suit le conseil donné, c’est pour avoir le droit de dire un jour au conseiller :

« C’est votre faute.

« — Il y a du vrai dans ce que vous dites là, docteur ; mais de même que je crois qu’un médecin n’a pas le droit de refuser une ordonnance, je ne crois pas qu’un homme ait le droit de refuser un conseil.

« — Vous avez raison, aussi je ne refuse pas de vous le donner ; seulement vous me ferez plaisir de ne pas le suivre.

« Je m’assis alors près de lui ; mais au lieu de me répondre il laissa tomber sa tête dans ses mains et demeura comme anéanti dans ses propres pensées.

« — Eh bien ? lui dis-je au bout d’un instant de silence.

« — Eh bien, répondit-il, ce que je vois de plus clair dans tout cela, c’est que je suis perdu.

« Il y avait un tel accent de conviction dans ces paroles que je tressaillis.

« — Perdu, vous ? et comment cela ? demandai-je.

« — Sans doute, elle va me poursuivre, elle va dire à tout le monde qui je suis, elle va crier sur les toits mon véritable nom.

« — Qui cela ?

« — Elle, parbleu !

« — Elle ? qui, elle ?

« — Marie.

« — Qu’est-ce que Marie ?

« — Ah ! c’est vrai, vous ne savez pas, vous ; une petite sotte, une petite drôlesse dont j’ai eu la bonté de m’occuper, et à qui j’ai eu la sottise de faire un enfant.

« — Eh bien ! mais si c’est une de ces femmes qu’on désintéresse avec de l’argent, vous êtes assez riche.

« — Oui, reprit-il en m’interrompant ; mais ce n’est malheureusement point une de ces femmes-là ; c’est une fille de village, une pauvre fille, une sainte fille.

« — Tout à l’heure vous l’appeliez drôlesse.

« — J’avais tort, mon cher docteur, j’avais tort ; c’était la colère qui me faisait parler ainsi ; ou plutôt, tenez, tenez, c’était la peur.

« — Cette femme peut donc influer d’une manière fatale sur votre destinée ?

« — Elle peut empêcher mon mariage avec mademoiselle de Macartie.

« — Comment ?

« — En disant mon nom, en révélant qui je suis.

« — Vous ne vous nommez donc pas de Faverne.

« — Non.

« — Vous n’êtes donc pas baron ?

« — Non.

« — Vous n’êtes donc pas né à la Guadeloupe ?

« — Non. Tout cela, voyez-vous, était une fable.

« — Alors Olivier avait raison ?

« — Oui.

« — Mais alors comment M. de Malpas, le gouverneur de la Guadeloupe, a-t-il pu certifier… ?

« — Silence, dit le baron en me serrant violemment la main, cela c’est mon autre secret, le secret qui me tue, vous savez.

« Nous restâmes un instant muets l’un et l’autre.

« — Eh bien ! mais cette femme, cette Marie, vous l’avez donc revue ?

« — Aujourd’hui, docteur, aujourd’hui, ce soir.

« Elle a quitté son village, elle est venue à Paris, et elle a tant fait qu’elle m’a découvert, et que ce soir, sans me dire qui elle était, elle s’est présentée chez moi avec son enfant.

« — Et vous, qu’avez-vous fait ?

« — J’ai dit, reprit M. de Faverne d’une voix sombre, j’ai dit que je ne la connaissais pas, et je l’ai fait jeter à la porte par mes gens.

« Je me reculai involontairement.

« — Vous avez fait cela, vous avez renié votre enfant, vous avez fait chasser sa mère par vos laquais ?…

« — Que vouliez-vous que je fisse ?

« — Ah ! c’est affreux.

« — Je le sais bien.

« Et nous retombâmes tous les deux dans le silence. Au bout d’un instant, je me levai.

« — Et qu’ai-je à faire dans tout cela ? demandai-je.

« — Ne voyez-vous pas que j’ai des remords ?

« — Je vois que vous avez peur.

« — Eh bien, docteur… j’aurais voulu que vous la vissiez, cette femme.

« — Moi !

« — Oui, vous ; rendez-moi le service de la voir.

« — Et où la trouverai-je ?

« — Un instant après l’avoir chassée, j’ai écarté le rideau de ma fenêtre et je l’ai vue assise sur une borne avec son enfant.

« — Et vous croyez qu’elle y est encore ?

« — Oui.

« — Vous l’avez donc revue ?

« — Non, je suis sorti par une porte de derrière, et je suis accouru chez vous.

« — Et pourquoi n’êtes-vous pas sorti tout bonnement par la grande porte et dans votre voiture ?

« — J’ai eu peur qu’elle ne se jetât sous les pieds des chevaux.

« Je frissonnai.

« — Que voulez-vous que je fasse dans tout cela ? À quoi puis-je vous être bon ?

« — Docteur, rendez-moi un service ; voyez-la, arrangez la chose avec elle ; qu’elle retourne à Trouville avec son enfant ; je lui donnerai ce qu’elle voudra, dix mille francs, vingt mille francs, cinquante mille francs.

« — Mais si elle refuse tout cela ?…

« — Si elle refuse, si elle refuse ; eh bien ! alors… nous verrons.

« Le baron prononça ces dernières paroles d’un ton tellement sinistre, que je tremblai pour la pauvre femme.

« — C’est bien, monsieur, répondis-je, je la verrai.

« — Et vous obtiendrez… qu’elle parte ?

« — Je ne puis répondre de cela ; tout ce que je puis vous promettre, c’est de lui parler le langage de la raison, c’est de lui faire envisager la distance qu’il y a de vous à elle.

« — La distance ?

« — Oui.

« — Vous oubliez que je vous ai avoué que je n’étais pas baron ; je suis un paysan, monsieur, un simple paysan, qui par mon…intelligence, me suis élevé au-dessus de mon état ; seulement, silence, je vous en supplie. Vous comprenez que si M. de Macartie savait que je suis un paysan, il ne me donnerait pas sa fille.

« — Vous tenez donc énormément à ce mariage ?

« — Je vous l’ai dit, c’est le seul moyen de me faire cesser les spéculations hasardeuses auxquelles je suis forcé de me livrer.

« — Je verrai cette jeune fille.

« — Ce soir ?

« — Ce soir. Où la retrouverai-je ?

« — Là où je l’ai vue.

« — Sur cette borne ?

« — Oui.

« — Elle y est encore, vous croyez ?

« — J’en suis sur.

« — Allons.

« Il se leva vivement, s’élança vers la porte, je le suivis.

« Nous sortîmes.

« Je demeurais à cinq cents pas à peine de chez lui ; en arrivant au coin de la rue Taitbout et de celle du Helder, il s’arrêta, et me montrant du doigt quelque chose d’informe que l’on distinguait à peine dans l’ombre :

« — Là, là, dit-il.

« — Quoi, là ?

« — Elle.

« — Cette jeune fille ?

« — Oui. Moi, je rentre par la rue du Helder. La maison, comme vous le savez, a une double entrée…

« Allez à elle.

« — J’y vais.

« — Attendez. Un dernier service, je vous prie.

« — Il me semble que je deviens fou ; j’ai le vertige ; tout tourne autour de moi… Votre bras, docteur ; conduisez-moi jusqu’à la petite porte.

« — Volontiers.

« Je lui pris le bras ; il chancelait véritablement comme un homme ivre. Je le conduisis jusqu’à la porte.

« — Merci, docteur, merci ; je vous suis bien reconnaissant, je vous jure ; et si vous étiez un de ces hommes qui font payer les services qu’ils rendent, je vous payerais celui-ci ce que vous voudriez.

« Bien ! nous voilà ; vous viendrez demain, n’est-ce pas, me rendre réponse ?

« J’irais bien chez vous ; mais dans la journée je n’oserais sortir, j’aurais peur de la rencontrer.

« — Je viendrai.

« — Adieu, docteur.

« Il sonna, on ouvrit.

« — Un instant, dis-je en le retenant, le nom de cette femme ?

« — Marie Granger.

« — Bien… Au revoir.

« Il rentra, et je remontai la rue du Helder pour rentrer dans la rue Taitbout.

« En arrivant à l’angle des deux rues, là où j’avais entrevu cette femme, j’entendis une rumeur et je vis un groupe assez considérable qui s’agitait dans l’ombre.

« Je courus.

« Une patrouille qui passait avait aperçu cette malheureuse, et comme, interrogée sur ce qu’elle faisait là à deux heures du matin, elle n’avait pas voulu répondre, cette patrouille la conduisait au corps de garde.

« La pauvre femme marchait au milieu des gardes nationaux, portant entre ses bras son enfant qui pleurait ; mais elle ne versait pas une larme, elle ne poussait pas une plainte.

« Je m’approchai aussitôt du chef de la patrouille.

« — Pardon, monsieur, lui dis-je, mais je connais cette femme.

« Elle leva la tête vivement et me regarda.

« — Ce n’est pas lui, dit-elle ; et elle laissa retomber sa tête.

« — Vous connaissez cette femme, monsieur ? me répondit le caporal.

« — Oui… elle se nomme Marie Granger, elle est du village de Trouville.

« — C’est mon nom, c’est celui de mon village.

« Qui êtes-vous, monsieur ? au nom du ciel, qui êtes-vous ?

« — Je suis le docteur Fabien, et je viens de sa part.

« — De la part de Gabriel ?

« — Oui.

« — Alors, messieurs, laissez-moi aller, je vous en supplie, laissez-moi aller avec lui.

« — Vous êtes bien le docteur Fabien ? me demanda alors le chef de la patrouille.

« — Voici ma carte, monsieur.

« — Et vous répondez de cette femme ?

« — J’en réponds.

« — Alors, monsieur, vous pouvez l’emmener.

« — Merci.

« Je présentai le bras à la pauvre fille ; mais me montrant d’un geste son enfant qu’elle était obligée de porter :

« — Je vous suivrai, monsieur, dit-elle. Où allons-nous ?

« — Chez moi.

« Dix minutes après elle était dans mon cabinet, assise à la place même où une demi-heure auparavant était assis le prétendu baron de Faverne. L’enfant, couché sur une bergère, dormait dans la chambre à côté.

« Il se fit entre nous un long silence qu’elle interrompit la première.

« — Eh bien ! monsieur, dit-elle, que voulez-vous que je vous raconte ?

« — Ce que vous croirez nécessaire que je sache, madame. Remarquez que je ne vous interroge pas, j’attends que vous parliez ; voilà tout.

« — Hélas ! ce que j’ai à vous dire est bien triste, monsieur, et cependant cela n’a aucun intérêt pour vous.

« — Toute douleur physique ou morale est de mon ressort, ainsi ne craignez donc pas de me confier la vôtre, si vous croyez que je puisse la soulager.

« — Ah ! pour la soulager il n’y a que lui, dit la pauvre femme.

« — Eh bien ! puisque c’est lui qui m’a chargé de vous voir, tout espoir n’est pas perdu.

« — Alors, écoutez-moi ; mais songez, en m’écoutant, que je ne suis qu’une pauvre paysanne.

« — Vous me le dites et je vous crois ; cependant à vos paroles on pourrait vous croire d’une condition plus élevée.

« — Je suis fille du maître d’école du village où je suis née, cela vous expliquera tout.

« J’ai donc reçu un semblant d’éducation, je sais lire et écrire un peu mieux que ne le font les autres paysannes, voilà tout.

« — Alors vous êtes du même pays que Gabriel ?

« — Oui, seulement j’ai quatre ou cinq ans de moins que lui. Aussi loin que je puis me le rappeler, je le vois assis, avec une vingtaine d’autres garçons du village que réunissait mon père, au bout d’une longue table toute déchiquetée par les noms et les dessins qu’y traçaient avec leurs canifs les écoliers auxquels mon père apprenait à lire, à écrire et à compter.

« C’était le fils d’un brave métayer dont la réputation d’honnêteté était proverbiale.

« — Son père vit-il encore ?

« — Oui, monsieur.

« — Mais il a cessé de voir son fils, alors ?

« — Il ignore où il est, et le croit parti pour la Guadeloupe. Mais attendez, chaque chose viendra à son tour, excusez mes longueurs, voilà tout. Mais j’ai besoin de vous raconter les choses en détail pour que vous nous jugiez tous deux.

« Gabriel, quoique grand pour son âge, était faible et maladif, aussi était-il presque toujours menacé, même par des enfants plus jeunes que lui. Je me rappelle alors qu’il n’osait plus sortir avec les autres à l’heure où les écoliers retournent chez leurs parents, et que presque toujours mon père le trouvait sur l’escalier, où il s’était réfugié de peur d’être battu, et où l’on n’osait le venir chercher.

« Alors mon père lui demandait ce qu’il faisait là, et le pauvre Gabriel lui répondait en pleurant qu’il avait peur d’être battu.

« Aussitôt mon père m’appelait et me donnait pour escorte au pauvre fugitif, qui, sous ma protection, revenait chez lui sain et sauf ; car, devant moi, la fille du maître d’école, nul n’osait le toucher.

« Il en résulta que Gabriel parut me prendre dans une grande affection et que nous contractâmes l’habitude d’être ensemble : seulement, de sa part, cette affection était de l’égoïsme, et de la mienne, de la pitié.

« Gabriel apprenait difficilement à lire et à calculer, mais pour l’écriture il avait une très-grande facilité ; non-seulement il possédait en propre une écriture magnifique, mais encore il avait la singulière aptitude d’imiter les écritures de tous ses camarades, et cela à tel point que l’imitation rapprochée de l’original rendait l’auteur même indécis.

« Les enfants riaient et s’amusaient de ce singulier talent ; mais mon père secouait tristement la tête et disait souvent :

« — Crois-moi, Gabriel, ne fais pas de ces choses-là… cela tournera mal.

« — Bah ! comment voulez-vous que ça tourne, M. Granger ? disait Gabriel. Je serai maître d’écriture, quoi ! voilà tout, au lieu d’être garçon de charrue.

« — Ce n’est pas un état que d’être maître d’écriture dans un village, disait mon père.

« — Eh bien ! j’irai exercer à Paris, répondait Gabriel.

« Quant à moi, qui ne voyais pas le mal qu’il pouvait y avoir à imiter l’écriture des autres, ce talent, qui chaque jour faisait chez Gabriel de nouveaux progrès, m’amusait beaucoup. Car Gabriel ne se bornait plus à imiter les écritures seules, Gabriel imitait tout.

« Une gravure lui était tombée entre les mains, et, avec une patience miraculeuse, il l’avait copiée ligne pour ligne avec une telle exactitude, que n’eût été la grandeur du papier et la couleur de l’encre, il eût été difficile de dire, à l’inspection de l’original et de la copie, quelle était l’œuvre de la plume et quelle était l’œuvre du burin. Le pauvre père qui voyait dans cette gravure ce qu’elle était réellement, c’est-à-dire un chef-d’œuvre, la fit encadrer par le vitrier du village, et la montra à tout le monde.

« Le maire et l’adjoint la vinrent voir, et le maire s’en alla en disant à l’adjoint :

« — Ce garçon-là a sa fortune au bout des doigts.

« Gabriel entendit ces paroles.

« Mon père lui avait appris tout ce qu’il pouvait lui apprendre, Gabriel rentra dans sa métairie.

« Comme il était l’aîné de deux autres enfants et que Thomas n’était pas riche, il lui fallut commencer à travailler.

« Mais le travail de la charrue lui était insupportable.

« Tout au contraire des paysans, Gabriel aurait voulu se coucher et se lever tard ; son grand bonheur était de veiller jusqu’à minuit et de faire avec sa plume toutes sortes de lettres ornées, de dessins et d’imitations : aussi l’hiver était-il son temps heureux, et les veilles ses heures de fête.

« D’un autre côté, son dégoût pour les travaux de l’agriculture faisait le désespoir de son père. Thomas Lambert n’était pas assez riche pour garder chez lui une bouche inutile. Il avait cru que la présence de Gabriel lui épargnerait un garçon de charrue. Il vit à son grand regret qu’il s’était trompé. »

XI

Départ pour Paris.


« Un jour, heureusement ou malheureusement, le maire, qui avait prédit que Gabriel avait une fortune au bout des doigts, revint faire une visite au père Thomas et lui proposa de prendre Gabriel comme son secrétaire, à raison de cent cinquante francs par an et la nourriture.

« Gabriel accueillit la proposition comme une bonne fortune ; mais le père Thomas secoua la tête en disant :

« — Où cela te mènera-t-il, garçon ?

« Tous deux n’en acceptèrent pas moins l’offre du maire, et Gabriel quitta définitivement la charrue pour la plume.

« Nous étions restés bons amis, Gabriel paraissait même avoir de l’amour pour moi ; quant à moi, je l’aimais de tout mon cœur.

« Tous les soirs, comme c’est l’habitude dans les villages, nous allions nous promener ensemble tantôt sur les bords de la mer, tantôt sur les rives de la Touque.

« Personne ne s’en tourmentait ; nous étions pauvres tous deux, nous nous convenions donc parfaitement.

« Seulement Gabriel semblait avoir un ver rongeur dans l’âme : ce ver rongeur c’était le désir de venir à Paris ; il était convaincu que s’il venait à Paris il y ferait fortune.

« Paris était donc pour nous le fond de toute conversation. Paris était la ville magique qui devait nous ouvrir à tous deux la porte de la richesse et du bonheur.

« Je me laissais aller à la fièvre qui l’agitait, et je répétais de mon côté :

« — Oh oui ! Paris, Paris !

« Dans nos rêves d’avenir, nous avions toujours si bien enchaîné l’une à l’autre nos deux existences, que je me regardais d’avance comme la femme de Gabriel, quoique jamais un mot de mariage n’eût été échangé entre nous, quoique jamais, je dois le dire, aucune promesse n’eût été faite.

« Le temps s’écoulait.

« Gabriel, à même de se livrer à son occupation favorite, écrivait toute la journée, tenait tous les registres de la mairie avec une propreté et un goût admirables.

« Le maire était enchanté d’avoir un tel secrétaire.

« L’époque des élections arrivait : un des députés qui devaient se mettre sur les rangs était déjà en tournée ; il vint à Trouville, Gabriel était la merveille de Trouville, on lui montra les registres de la mairie, et le soir Gabriel lui fut présenté.

« Le candidat avait rédigé une circulaire ; mais il n’y avait d’imprimerie qu’au Havre ; il fallait envoyer le manifeste à la ville, et c’était trois ou quatre jours de retard.

« Or la distribution du manifeste était urgente, le candidat ayant rencontré une opposition plus grande qu’il ne s’y attendait.

« Gabriel proposa de faire dans la nuit et dans la journée du lendemain cinquante circulaires. Le député lui promit cent écus s’il lui livrait ces cinquante exemplaires dans les vingt-quatre heures. Gabriel répondit de tout, et au lieu de cinquante manifestes il en livra soixante et dix.

« Le candidat, au comble de la joie, lui donna cinq cents francs au lieu de trois cents, et lui promit de le recommander à un riche banquier de Paris, qui, sur sa recommandation, le prendrait probablement pour secrétaire.

« Gabriel accourut ce soir-là ivre de joie.

« — Marie, me dit-il, Marie, nous sommes sauvés, avant un mois je partirai pour Paris. J’aurai une bonne place, alors je t’écrirai et tu viendras me rejoindre.

« Je ne pensai même pas à lui demander si c’était comme sa femme, tant l’idée était loin de moi que Gabriel put me tromper.

« Je lui demandai alors l’explication de cette promesse, qui était encore une énigme pour moi. Il me raconta tout, me dit la protection du banquier, et me montra un papier imprimé.

« — Qu’est-ce que ce papier ? lui demandai-je.

« — Un billet de cinq cents francs, dit-il.

« — Comment !… m’écriai-je, ce chiffon de papier vaut cinq cents francs ?

« — Oui, dit Gabriel, et si nous en avions seulement vingt comme celui-là, nous serions riches.

« — Cela nous ferait dix mille francs, repris-je.

« Pendant ce temps Gabriel dévorait le papier des yeux.

« — À quoi penses-tu, Gabriel ? lui demandai-je.

« — Je pense, dit-il, qu’un pareil billet n’est pas plus difficile à imiter qu’une gravure.

« — Oui… mais, lui dis-je, cela doit être un crime ?

« — Regarde, dit Gabriel.

« Et il me montra ces deux lignes écrites au bas du billet :


la loi punit de mort
le contrefacteur.


« — Ah ! sans cela, s’écria-t-il, nous en aurions bientôt dix, et vingt, et cinquante.

« — Gabriel, repris-je toute frissonnante, que dis-tu donc là ?

« — Rien, Marie, je plaisante.

« Et il remit le billet dans sa poche.

« Huit jours après les élections eurent lieu.

« Malgré les circulaires, le candidat ne fut point nommé. Après son échec, Gabriel se présenta chez lui pour lui rappeler sa promesse ; mais il était déjà parti.

« Gabriel revint au désespoir : selon toute probabilité, le député manqué oublierait la promesse qu’il avait faite au pauvre secrétaire de la mairie.

« Tout à coup une idée parut germer dans son esprit, il s’y arrêta en souriant ; puis, au bout d’un instant il dit :

« — Heureusement que j’ai gardé l’original de cette bête de circulaire.

« Et il me montra cet original écrit et signé de la main du candidat.

« — Et que feras-tu de cet original ? lui demandai-je.

« — Oh ! mon Dieu ! rien du tout, répondit Gabriel ; seulement dans l’occasion ce papier pourrait me rappeler à son souvenir.

« Puis il ne me parla plus de ce papier, et parut avoir oublié jusqu’à l’existence de la circulaire.

« Huit jours après, le maire vint trouver Thomas Lambert, une lettre à la main. Cette lettre était du candidat qui avait échoué.

« Contre toute attente il avait tenu sa promesse, et écrivait au maire qu’il avait trouvé chez un des premiers banquiers de Paris une place de commis pour Gabriel. Seulement on exigeait un surnumérariat de trois mois. C’était un sacrifice de temps et d’argent nécessaire, après quoi Gabriel toucherait dix-huit cents francs d’appointements.

« Gabriel accourut me faire part de cette nouvelle ; mais, en même temps qu’elle le comblait de joie, elle m’attristait profondément.

« J’avais bien parfois, excitée par les rêves de Gabriel, désiré Paris comme lui, mais pour moi Paris était seulement un moyen de ne pas quitter l’homme que j’aimais ; toute mon ambition à moi se bornait à devenir la femme de Gabriel, et la chose me paraissait bien plus assurée avec l’humble et monotone existence du village que dans le rapide et ardent tourbillon de la capitale.

« A cette nouvelle, je me mis donc à pleurer.

« Gabriel se jeta à mes genoux, et essaya de me rassurer par ses promesses et par ses protestations ; mais un pressentiment profond et terrible me disait que tout était fini pour moi.

« Cependant le départ de Gabriel était décidé.

« Thomas Lambert consentait à faire un petit sacrifice. Le maire, moyennant hypothèque, bien entendu, lui prêta cinq cents francs ; et comme personne ne savait la libéralité du candidat, Gabriel se trouva possesseur d’une somme de mille francs.

« Il fut convenu pour tout le monde qu’il partirait le même soir pour Pont-l’Évêque, d’où une voiture devait le conduire à Rouen ; mais entre nous deux il fut arrêté qu’il ferait un détour, et reviendrait passer la nuit auprès de moi.

« Je devais laisser la croisée de ma chambre ouverte.

« C’était la première fois que je le recevais ainsi, et j’espérais être aussi forte dans cette dernière entrevue contre lui et contre mon cœur que je l’avais toujours été.

« Hélas ! je me trompais. Sans cette nuit je n’eusse été que malheureuse. Par cette nuit je fus perdue.

« Au point du jour, Gabriel me quitta ; il fallait nous séparer. Je le reconduisis par la porte du jardin qui donnait sur les dunes.

« Là il me renouvela toutes ses promesses, là il me jura de nouveau qu’il n’aurait jamais d’autre femme que moi, et il endormit du moins mes craintes s’il n’endormit point mes remords.

« Nous nous quittâmes. Je le perdis de vue au coin du mur, mais je courus pour le revoir encore ; et, en effet, je l’aperçus qui suivait d’un pas rapide le sentier qui conduisait à la grande route.

« Il me sembla qu’il y avait dans la rapidité de ce pas quelque chose qui contrastait singulièrement avec ma douleur à moi.

« Je le rappelai par un cri.

« Il se retourna, agita son mouchoir en signe d’adieu et continua son chemin.

« En tirant son mouchoir, il fit, sans s’en apercevoir, tomber un papier de sa poche.

« Je le rappelai, mais sans doute de peur de se laisser attendrir il continua son chemin ; je courus après lui.

« J’arrivai jusqu’à la place où le papier était tombé, et je le trouvai à terre.

« C’était un billet de cinq cents francs, seulement il était sur un autre papier que celui que j’avais vu. Alors je rassemblai toutes mes forces, et j’appelai Gabriel une dernière fois ; il se retourna, me vit agiter le billet, s’arrêta, fouilla dans toutes ses poches, et, s’apercevant sans doute qu’il avait perdu quelque chose, revint vers moi en courant.

« — Tiens, lui dis-je, tu avais perdu ceci, et j’en suis bien heureuse, puisque je puis t’embrasser encore une dernière fois.

« — Ah ! me dit-il en riant, c’est pour toi seule que je reviens, chère Marie, car ce billet ne vaut rien.

« — Comment, il ne vaut rien ?

« — Non, le papier n’est point pareil à celui-ci.

« Et il tira l’autre billet de sa poche.

« — Eh bien ! qu’est-ce que ce billet, alors ?

« — Un billet que je me suis amusé à imiter, mais qui n’a aucune valeur ; tu vois bien, chère Marie, c’est pour toi seule que je reviens.

« Et, comme pour me donner une dernière preuve de cette vérité, il déchira le billet en petits morceaux, et abandonna les morceaux au vent.

« Puis, il me renouvela encore une fois ses promesses et ses protestations, et comme le temps pressait et qu’il sentait que je n’avais plus la force de me tenir debout, il m’assit sur le bord du fossé, me donna un dernier baiser, et partit.

« Je le suivis des yeux, et les bras étendus vers lui tant que je pus le voir ; puis lorsqu’un détour du chemin me l’eut dérobé, je cachai ma tête entre mes deux mains et je me mis à pleurer.

« Je ne sais combien de temps je restai ainsi concentrée et perdue dans ma douleur.

« Je revins à moi au bruit que j’entendais autour de moi. Ce bruit était occasionné par une petite fille du village qui faisait paître ses brebis et qui me regardait avec étonnement, ne comprenant rien à mon immobilité.

« Je relevai la tête.

« — Tiens, dit-elle, c’est vous, mademoiselle Marie ; pourquoi donc que vous pleurez ?

« J’essuyai mes yeux en tâchant de sourire.

« Et puis, comme pour me rattacher à lui par les choses qu’il avait touchées, je me mis à ramasser les morceaux de papier qu’il avait jetés au vent ; enfin, songeant que mon père pouvait se lever et s’inquiéter où j’étais, je repris hâtivement le chemin de la maison.

« J’avais fait vingt pas à peine que j’entendis qu’on m’appelait ; je me retournai et je vis que la petite bergère courait après moi.

« Je l’attendis.

« — Que me veux-tu, mon enfant ? lui demandai-je.

« — Mademoiselle Marie, me dit-elle, j’ai vu que vous ramassiez tous les petits papiers, en voilà un que vous avez oublié.

« Je jetai les yeux sur ce que l’enfant me présentait : c’était en effet un fragment du billet si habilement imité par Gabriel.

« Je le pris des mains de la petite fille et je jetai les yeux dessus.

« Par un hasard étrange, c’était la portion du billet sur laquelle était écrite cette fatale menace :


la loi punit de mort
le contrefacteur.


« Je frissonnai sans pouvoir comprendre d’où me venait la terreur qui instinctivement s’emparait de moi. À ces deux lignes seules, peut-être on eût pu s’apercevoir que le billet était imité. Il était visible que la main de Gabriel avait tremblé en les écrivant ou plutôt en les gravant.

« Je laissai tomber tous les autres morceaux et je ne conservai que celui-là.

« Je rentrai sans que mon père m’aperçût.

« Mais en entrant dans cette chambre où Gabriel avait passé la nuit, tout en moi éveilla un remords. Tant qu’il avait été là, la confiance que j’avais en lui m’avait soutenue ; lui absent, chacun des détails qui devaient atténuer cette confiance revenait à mon souvenir, et je me sentis véritablement isolée avec ma faute. »

XII

Confession.


« Huit jours s’écoulèrent sans que j’eusse aucune nouvelle de Gabriel ; enfin, le matin du huitième jour amena une lettre de lui.

« Il était arrivé à Paris, avait été installé, disait-il, chez son banquier, et demeurait, en attendant, dans un petit hôtel de la rue des Vieux-Augustins.

« Puis, venait une description de Paris, de l’effet que la capitale avait produit sur lui.

« Il était ivre de joie.

« Un post-scriptum m’annonçait que dans trois mois je partagerais son bonheur.

« Au lieu de me tranquilliser, cette lettre m’attrista profondément ; et cela sans que je pusse comprendre pourquoi.

« Je sentais qu’un malheur planait au-dessus de ma tête et était prêt à s’abattre sur moi.

« Je lui répondis cependant comme si j’étais joyeuse de sa joie ; j’avais l’air de croire à cet avenir qu’il me promettait, et qu’une voix intérieure me criait n’être point fait pour moi.

« Quinze jours après, je reçus une seconde lettre. Celle-là me trouva dans les larmes.

« Hélas ! si Gabriel ne tenait pas sa promesse envers moi, j’étais une fille déshonorée. Dans huit mois j’allais être mère.

« Je balançai quelque temps pour savoir si j’annoncerais cette nouvelle à Gabriel.

« Mais je n’avais que lui au monde à qui je pusse me confier. D’ailleurs il était de moitié dans ma faute, et si quelqu’un me soutenait il était juste que ce fût lui.

« Je lui répondis donc de hâter autant qu’il le pourrait l’instant de notre réunion, en lui disant qu’à l’avenir ses efforts auraient pour but non-seulement noire bonheur, mais encore celui de notre enfant.

« Je m’attendais à recevoir une lettre poste pour poste, ou plutôt, à peine cette lettre envoyée, je tremblais de n’en plus recevoir du tout ; car, ainsi que je l’ai dit, un sourd pressentiment me criait que tout était fini pour moi.

« En effet, ce ne fut pas à moi que Gabriel répondit, mais à son père : il lui annonçait que le banquier chez lequel il était placé ayant des intérêts majeurs à la Guadeloupe, et ayant reconnu chez lui plus d’intelligence que chez ses compagnons de bureau, venait de le charger d’aller régler ces intérêts, lui promettant, à son retour, de l’associer pour une part dans ses bénéfices. En conséquence, il annonçait qu’il partait le jour même pour les Antilles, et qu’il ne pouvait fixer l’époque de son retour.

« En même temps, sur l’argent que le banquier lui avait donné pour son voyage, il renvoyait à son père les cinq cents francs qu’il avait empruntés pour lui.

« Cette somme était représentée par un billet de banque.

« Un post-scriptum disait de plus à son père, que n’ayant pas le temps de m’écrire, il le priait de m’annoncer cette nouvelle.

« Comme on le comprend bien, le coup fut terrible.

« Cependant, n’ayant jamais reçu de Gabriel aucune réponse poste pour poste, j’ignorais le nombre de jours qu’employait une lettre pour aller à Paris, et par conséquent en combien de temps on pouvait recevoir sa réponse.

« J’avais donc encore un espoir, c’est que sa lettre à son père avait probablement été écrite avant qu’il eût reçu la mienne.

« J’allai chez le maire sous un prétexte quelconque et lui demandai des informations à ce sujet. Je le trouvai tenant à la main le billet que venait de lui rendre le père Thomas.

« — Eh bien ! Marie, dit-il en me voyant, ton amoureux est donc en train de faire fortune ?

« Je ne lui répondis qu’en fondant en larmes.

« — Eh bien ! quoi ! me dit-il, cela te fait de la peine que Gabriel s’enrichisse ? Moi, je l’avais toujours dit, ce garçon-là a sa fortune au bout des doigts.

« — Hélas ! monsieur, lui dis-je, vous vous méprenez sur mes sentiments ; je remercierai toujours le ciel de toute chose heureuse qui arrivera à Gabriel ; seulement, j’ai peur qu’au milieu de son bonheur il ne m’oublie.

« — Ah ! quant à cela, ma pauvre Marie, me répondit le maire, je ne voudrais pas en répondre, et si j’ai un conseil à te donner, vois-tu, l’occasion se présentant, c’est de prendre les devants sur Gabriel. Tu es une fille laborieuse, rangée, sur laquelle il n’y a jamais rien eu à dire, malgré ton intimité avec Gabriel, eh bien ! ma foi, le premier beau garçon qui se présentera pour le remplacer, je l’accepterais ; et tiens, pas plus tard qu’hier, André Morin, le pêcheur, tu sais, me parlait de cela.

« Je l’interrompis.

« — M. le maire, lui dis-je, je serai la femme de Gabriel ou je resterai fille ; il y a entre nous des promesses qu’il peut oublier, lui, mais que moi je n’oublierai jamais.

« — Oui, oui, dit-il, je connais cela ; voilà comme elles se perdent toutes, ces pauvres malheureuses : enfin, fais comme tu voudras, mon enfant, je n’ai aucun pouvoir sur toi, mais si j’étais ton père, je sais bien ce que je ferais, moi.

« Je pris près de lui les informations que je venais y chercher, et je revins chez moi en calculant le temps écoulé.

« Gabriel avait écrit à son père après avoir reçu ma lettre.

« J’attendis vainement le lendemain, le surlendemain, pendant toute la semaine, pendant tout le mois ; je ne reçus aucune nouvelle de Gabriel.

« Un espoir m’avait d’abord soutenue, c’est que, n’ayant pas eu le temps de m’écrire de Paris, il m’écrirait du port où il s’embarquerait, ou, s’il ne m’écrivait point de ce port, il m’écrirait au moins de la Guadeloupe.

« Je me procurai une carte géographique, et je demandai à l’un de nos marins qui avait fait plusieurs voyages en Amérique quelle était la route que suivaient les bâtiments pour se rendre à la Guadeloupe.

« Il me traça une longue ligne au crayon, et j’eus au moins une consolation, ce fut de voir quel chemin suivait Gabriel en s’éloignant de moi.

« Il fallait trois mois pour que je reçusse de ses nouvelles. J’attendis avec assez de calme l’expiration de ces trois mois, mais rien ne vint, et je restai dans cette demi-obscurité terrible qu’on appelle doute et qui est cent fois pire que la nuit.

« Cependant le temps s’écoulait, toutes ces sensations intimes qui annoncent en soi l’existence d’un être qui se forme de notre être se faisaient ressentir. Sensations délicieuses, sans doute, dans l’état ordinaire de la vie, et quand l’existence de cet être est le résultat des conditions de la société ; sensations douloureuses, amères, terribles, quand chaque tressaillement rappelle la faute et présage le malheur.

« J’étais enceinte de six mois. Jusque-là, j’avais caché avec bonheur ma grossesse à tous les yeux, mais une idée affreuse me poursuivait : c’est qu’en continuant à me serrer ainsi, je pouvais porter atteinte à l’existence de mon enfant.

« La Pâque approchait. C’est, comme on le sait, dans nos villages, l’époque des dévotions générales. Une jeune fille qui ne ferait pas ses pâques serait montrée au doigt par toutes ses compagnes.

« J’avais au fond du cœur des sentiments trop religieux pour m’approcher du confessionnal sans faire une révélation complète de ma faute, et cependant, chose étrange, je voyais approcher l’époque de cette révélation avec une certaine joie mêlée de crainte.

« C’est que notre curé était un de ces braves prêtres, d’autant plus indulgents pour les fautes des autres qu’ils n’ont point à leur faire expier leurs propres péchés.

« C’était un saint vieillard aux cheveux blancs, à la figure calme et souriante, dans lequel le faible, le malheureux ou le coupable sentent à la première vue qu’ils trouveront un appui.

« J’étais donc d’avance bien résolue à tout lui dire, et à me laisser guider par ses conseils.

« La veille du jour où toutes les jeunes filles devaient aller à confesse, je me présentai donc chez lui.

« Ce fut, je l’avoue, avec un terrible serrement de cœur que je portai la main à la sonnette du presbytère. J’avais attendu la nuit, pour que personne ne me vît entrer à la cure, où, dans d’autres temps, j’allais ouvertement deux ou trois fois par semaine ; sur le seuil, le cœur me manqua et je fus obligée de m’appuyer au mur pour ne pas tomber.

« Cependant, je repris mes forces ; et, par un mouvement brusque et saccadé, je sonnai. La vieille servante vint aussitôt m’ouvrir.

« Comme je l’avais pensé, le curé était seul, dans une petite chambre retirée, où, à la lueur d’une lampe, il lisait son bréviaire.

« Je suivis la vieille Catherine, qui ouvrit la porte et m’annonça.

« Le curé leva la tête. Toute sa belle et calme figure se trouva alors dans la lumière, et je compris que s’il y a au monde une consolation pour certains malheurs irréparables, c’est de confier son malheur à de pareils hommes.

« Cependant, je restais près de la porte et n’osais avancer.

« — C’est bien, Catherine, dit le curé, laissez-nous ; et si quelqu’un venait me demander…

« — Je dirai que M. le curé n’y est pas, répondit la vieille gouvernante.

« — Non, dit le curé, car il ne faut pas mentir, ma bonne Catherine, vous direz que je suis en prières.

« — Bien, M. le curé, dit Catherine.

« Et elle se retira en fermant la porte derrière elle.

« Je restai immobile et sans dire un mot.

« Le curé me chercha des yeux dans l’obscurité, où la lumière circonscrite de la lampe me laissait ; puis, m’ayant aperçue, il tendit la main de mon côté et me dit :

« — Viens, ma fille…, je t’attendais.

« Je fis deux pas, je pris sa main et je tombai à ses genoux.

« — Vous m’attendiez, mon père ? lui dis-je ; mais vous savez donc alors ce qui m’amène ?

« — Hélas ! je m’en doute, répondit le digne prêtre.

« — Oh ! mon père, mon père, je suis bien coupable ! m’écriai-je en éclatant en sanglots.

« — Dis, ma pauvre enfant, répondit le prêtre, dis que tu es bien malheureuse.

« — Mais, mon père, peut-être ne savez-vous pas tout ; car enfin comment auriez-vous pu deviner ?

« — Écoute, ma fille, je vais te le dire, reprit le prêtre, car aussi bien, c’est t’épargner un aveu, et, même avec moi, n’est-ce pas ? cet aveu te serait pénible.

« — Oh ! je sens maintenant que je puis tout vous dire ; n’êtes-vous pas le ministre du Dieu qui sait tout ?

« — Eh bien ! parle, mon enfant, dit le prêtre, parle, je t’écoute.

« — Mon père, lui dis-je, mon père !…

« Et ma voix s’arrêta dans ma poitrine ; j’avais trop présumé de mes forces ; je ne pouvais pas aller plus loin.

« — Je me suis douté de tout cela, dit le prêtre, le jour même du départ de Gabriel. Ce jour-là, ma pauvre enfant, je t’ai vue sans que tu me visses.

« J’avais été appelé dans la nuit pour recevoir la confession d’un mourant, et je revenais à quatre heures du matin lorsque je rencontrai Gabriel, que tout le monde croyait parti de la veille au soir.

« En m’apercevant, il se jeta derrière une haie, et je fis semblant de ne pas le voir : cent pas plus loin, sur le bord d’un fossé, je trouvai une jeune fille assise, la tête dans ses mains ; je te reconnus, mais tu ne levas pas la tête.

« — Je ne vous entendis pas, mon père, répondis-je, j’étais tout entière à la douleur de le quitter !

« — Je passai donc. D’abord j’avais eu envie de m’arrêter et de te parler. Cependant cette idée me retint que tu m’avais peut-être entendu, mais que, comme Gabriel, tu espérais sans doute te cacher : je continuai donc mon chemin.

« En tournant le coin du mur du jardin de ton père, je vis que la porte était ouverte ; alors je compris tout : Gabriel, que tout le monde croyait parti, avait passé la nuit près de toi.

« — Hélas ! hélas ! mon père, c’est malheureusement la vérité.

« — Puis tu cessas de venir à la cure comme tu y venais, et je me dis : Pauvre enfant, elle ne vient pas parce qu’elle craint de trouver en moi un juge, mais je la reverrai au jour où elle aura besoin du pardon.

« Mes sanglots redoublèrent.

« — Eh bien ! me demanda le curé, que puis-je faire pour toi ? voyons, mon enfant.

« — Mon père, lui dis-je, je voudrais savoir si Gabriel est bien véritablement parti ou s’il est toujours à Paris.

« — Comment, tu doutes…

« — Mon père, une idée terrible m’est passée dans l’esprit, c’est que c’est pour se débarrasser de moi que Gabriel a écrit qu’il partait.

« — Et qui peut te faire croire cela ? demanda le prêtre.

« — D’abord son silence ; si pressé qu’il fût au moment du départ, il avait toujours le temps de m’écrire un mot ; si ce n’était point de Paris, du moins du lieu où il s’est embarqué, puis de là-bas, s’il y était. Ne m’eût-il pas donné de ses nouvelles ? ne sait-il pas qu’une lettre de lui c’est ma vie, et peut-être la vie de mon enfant ?

« Le curé poussa un soupir.

« — Oui, oui, murmura-t-il, l’homme en général est égoïste, et je ne veux calomnier personne ; mais Gabriel, Gabriel !… Ma pauvre enfant, j’ai toujours vu avec peine ton grand amour pour cet homme-là.

« — Que voulez-vous, mon père ! nous avons été élevés ensemble, nous ne nous sommes jamais quittés ; que voulez-vous ! il me semblait que la vie continuerait comme elle avait commencé.

« — Eh bien, tu dis donc que tu désires savoir…

« — Si Gabriel est bien réellement parti de Paris.

« — C’est facile, et il me semble que par son père… Écoute, m’autorises-tu à tout dire à son père ?

« — J’ai remis ma vie et mon honneur entre vos mains, mon père, repris-je, faites-en ce que vous voudrez.

« — Attends-moi, ma fille, dit le prêtre, je vais chez Thomas Lambert.

« Le prêtre sortit.

« Je restai à genoux comme j’étais, appuyant ma tête sur le bras du fauteuil, sans prier, sans pleurer, perdue dans mes pensées.

« Au bout d’un quart d’heure, la porte se rouvrit.

« J’entendis des pas qui se rapprochaient de moi et une voix qui me dit :

« — Relève-toi, ma fille, et viens dans mes bras.

« Cette voix était celle de Thomas Lambert.

« Je relevai la tête et je me trouvai en face du père de Gabriel.

« C’était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, renommé pour sa probité, un de ces hommes qui ne connaissent qu’une chose, l’accomplissement de la parole donnée.

« — Mon fils t’a-t-il jamais dit qu’il t’épouserait, Marie ? me demanda-t-il ; voyons, réponds-moi comme tu répondrais à Dieu.

« — Tenez, lui dis-je.

« Et je lui présentai la lettre de Gabriel, où il me promettait que dans trois mois j’irais le rejoindre et dans laquelle il m’appelait sa femme.

« — Et c’est dans la conviction qu’il serait ton mari que tu lui as cédé ?

« — Hélas ! je lui ai cédé, répondis-je, parce qu’il allait partir et parce que je l’aimais.

« — Bien répondu, dit le prêtre en secouant la tête en signe d’approbation, bien répondu, mon enfant.

« — Oui, vous avez raison, M. le curé, dit Thomas, bien répondu. Marie, reprit-il, tu es ma fille, et ton enfant est mon enfant ; dans huit jours nous saurons où est Gabriel.

« — Comment cela ? demandai-je.

« — Depuis longtemps j’avais l’intention de faire un voyage à Paris pour régler certains intérêts avec mon propriétaire en personne. Je partirai demain.

« Je me présenterai chez le banquier, et partout où sera Gabriel je lui écrirai au nom de mon autorité de père pour le sommer de tenir sa parole.

« — Bien, dit le curé, bien, Thomas ; et moi je joindrai une lettre à la vôtre, dans laquelle je lui parlerai au nom de la religion.

« Je les remerciai tous deux, comme Agar dut remercier l’ange qui lui indiquait la source où elle allait désaltérer son enfant.

« Puis, comme je me retirais, le curé me reconduisit.

« — À demain, me dit-il.

« — Ô mon père, répondis-je, je puis donc encore me présenter à l’église avec mes compagnes ?

« — Et pour qui donc l’Église garderait-elle ses consolations, dit le prêtre, si ce n’est pour les malheureux ? Viens, mon enfant, viens avec confiance ; tu n’es ni la Madeleine ni la femme adultère, et Dieu leur a pardonné à toutes deux.

« Le lendemain je me confessai et reçus l’absolution.

« Le surlendemain, jour de Pâques, je communiai avec mes compagnes. »

XIII

Suite de la confession.


« Dès la veille, comme il l’avait annoncé, Thomas Lambert était parti pour Paris.

« Huit jours s’écoulèrent pendant lesquels chaque matin j’allai voir chez le curé s’il avait reçu des nouvelles du père Thomas ; pendant ces huit jours aucune lettre n’arriva.

« Le soir du dimanche qui suivait celui de Pâques, je vis entrer vers les sept heures du soir la vieille Catherine ; elle venait me chercher de la part de son maître.

« Je me levai toute tremblante et je me hâtai de la suivre ; cependant je n’eus point le courage de franchir la distance qui séparait la maison de mon père du presbytère sans l’interroger.

« Elle me dit que le père Thomas venait d’arriver de Paris à l’instant même. Je n’eus pas la force de lui en demander davantage.

« J’arrivai.

« Tous deux étaient dans le petit cabinet où avait déjà eu lieu la scène que je viens de raconter. Le curé était triste et le père Thomas était sombre et sévère.

« Je restai debout contre la porte, je sentais que ma cause était jugée et perdue.

« — Du courage, mon enfant, me dit le prêtre, car voilà Thomas qui nous apporte de mauvaises nouvelles.

« — Gabriel ne m’aime plus, m’écriai-je.

« — On ne sait pas ce qu’est devenu Gabriel, me dit le curé.

« — Comment cela ? m’écriai-je, le vaisseau qui le portait est-il perdu ? Gabriel est-il mort ?

« — Plût au ciel ! dit son père, et que toute la fable qu’il nous a faite fût une vérité !

« — Quelle fable ? demandai-je effrayée ; car je commençais à tout voir comme à travers un voile.

« — Oui, dit le père, je me suis présenté chez le banquier ; le banquier n’a pas su ce que je voulais lui dire, il n’a jamais eu de commis appelé Gabriel Lambert, il n’a aucun intérêt à la Guadeloupe.

« — Oh ! mon Dieu ! mais alors il fallait aller chez celui qui lui a procuré cette place, le candidat, vous savez…

« — J’y ai été, dit le père.

« — Eh bien ?

« — Eh bien ! il n’a jamais écrit ni à mon fils ni à moi.

« — Mais la lettre ?

« — La lettre, je l’avais, et je la lui ai montrée ; il a parfaitement reconnu son écriture ; mais cette lettre, ce n’est pas lui qui l’a écrite.

« Je laissai tomber ma tête sur ma poitrine.

« Thomas Lambert continua :

« — De là j’allai rue des Vieux-Augustins, à l’hôtel de Venise.

« — Eh bien ! demandai-je, y avez-vous trouvé trace de son passage ?

« — Il est resté six semaines dans l’hôtel, puis il a quitté en payant sa dépense, et l’on ne sait pas ce qu’il est devenu.

« — Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! m’écriai-je, que veut dire tout cela ?

« — Cela veut dire, murmura Thomas Lambert, que de nous deux, ma pauvre enfant, le plus malheureux c’est probablement moi.

« — Ainsi, vous ignorez complètement ce qu’il est devenu ?

« — Je l’ignore.

« — Mais, dit le curé, peut-être qu’à la police vous auriez pu savoir…

« — J’y ai bien pensé, murmura Thomas Lambert ; mais à la police j’ai eu peur d’en trop apprendre.

« Nous frissonnâmes tous, et moi surtout.

« — Et maintenant que faire ? dit le curé.

« — Attendre, répondit Thomas Lambert.

« — Mais elle, dit le prêtre en me montrant du doigt, elle ne peut pas attendre, elle.

« — C’est vrai, dit Thomas Lambert, qu’elle vienne demeurer chez moi : n’est-elle point ma fille ?

« — Oui ; mais, comme elle n’est pas la femme de votre fils, dans trois mois elle sera déshonorée.

« — Et mon père ! m’écriai-je, mon père, que cette nouvelle fera mourir de chagrin !

« — On ne meurt pas de chagrin, dit Thomas Lambert ; mais on souffre beaucoup, et il est inutile de faire souffrir le pauvre homme : sous un prétexte quelconque, Marie ira demeurer un mois chez ma sœur, qui habite Caen, et son père ne saura rien de ce qui sera arrivé pendant ce temps-là.

« Tout s’accomplit comme il avait été convenu.

« J’allai passer un mois chez la sœur de Thomas Lambert, et, pendant ce mois, je donnai le jour au malheureux enfant qui dort sur ce fauteuil.

« Mon père ignora toujours ce qui m’était arrivé, et le secret me fut si bien gardé que tout le monde dans le village l’ignora comme lui.

« Cinq ou six mois s’écoulèrent sans que j’entendisse parler de rien ; mais enfin un matin le bruit se répandit que le maire arrivait de Paris, et que pendant ce voyage il avait rencontré Lambert.

« On racontait, à l’appui de cette rencontre, des choses si singulières que c’était à douter de la véracité de ce récit.

« Je sortis pour aller m’informer chez Thomas Lambert de ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans les bruits qui étaient parvenus jusqu’à moi ; mais j’eus à peine fait cinquante pas hors de la maison que je rencontrai M. le maire lui-même.

« — Eh bien ! la belle, me dit-il, cela ne m’étonne plus que ton amoureux ait cessé de t’écrire ; il paraît qu’il a fait fortune.

« — Oh ! mon Dieu, et comment cela ? demandai-je.

« — Comment ? je n’en sais rien ; mais le fait est que, comme je revenais de Courbevoie, où j’avais dîné chez mon gendre, j’ai rencontré un beau monsieur à cheval, un élégant, un dandy, comme ils disent là-bas, suivi d’un domestique à cheval aussi : devine qui cela était ?

« — Comment voulez-vous que je devine ?

« — Eh bien ! c’était maître Gabriel. Je le reconnus et je sortis à moitié de mon cabriolet pour l’appeler ; mais sans doute il me reconnut aussi, lui, car, avant que j’eusse eu le temps de prononcer son nom, il piqua des deux et partit au galop.

« — Oh ! vous vous serez trompé, lui dis-je.

« — Je le crus comme toi, répondit-il ; mais le hasard fit que j’allai le soir à l’Opéra, au parterre bien entendu : moi, je suis un paysan, et le parterre est assez bon pour moi ; mais lui, comme c’est un grand seigneur, à ce qu’il paraît, il était aux premières loges, et dans une des plus belles encore, entre deux colonnes, causant, faisant le joli cœur avec des dames, et ayant à la boutonnière un camélia large comme la main.

« — Impossible, impossible, murmurai-je.

« — C’est pourtant comme cela ; mais moi aussi j’en doutais, et je voulus en avoir le cœur net. Dans l’entr’acte, je sortis et j’allai me poster près de la loge ; bientôt la porte s’ouvrit et notre fashionable passa près de moi.

« — Gabriel, dis-je à mi-voix.

« Il se retourna vivement et m’aperçut ; alors il devint rouge comme écarlate et s’élança dans l’escalier avec tant de rapidité qu’il pensa renverser un monsieur et une dame qui se trouvèrent sur son chemin. Je le suivis ; mais lorsque j’arrivai sous le péristyle, je le vis qui montait dans un coupé des plus élégants, un valet en livrée referma la portière sur lui et le coupé partit au galop.

« — Mais comment voulez-vous, demandai-je, qu’il ait une voiture et des domestiques en livrée ? Vous vous serez mépris ; assurément ce n’était pas Gabriel.

« — Je te dis que je l’ai vu comme je te vois, et que je suis sûr que c’est lui ; je le connais bien peut-être, puisque je l’ai eu trois ans pour secrétaire de ma mairie.

« — Avez-vous dit cela à d’autres qu’à moi, M. le maire ?

« — Pardieu, je l’ai dit à qui a voulu m’entendre. Il ne m’a pas demandé le secret, puisqu’il ne m’a pas fait l’honneur de me reconnaître.

« — Mais son père ? dis-je à demi-voix.

« — Eh bien ! mais son père ne peut qu’être enchanté ; qu’est-ce que cela prouve ? que son fils a fait fortune.

« Je poussai un soupir, et je m’acheminai vers la maison de Thomas Lambert.

« Je le trouvai assis devant une table, la tête enfoncée entre les deux mains ; il ne m’entendit pas ouvrir la porte, il ne m’entendit pas m’approcher de lui. Je lui posai la main sur l’épaule ; il tressaillit et se retourna.

« — Eh bien ! me dit-il, toi aussi tu sais tout.

« — M. le maire vient de me raconter qu’il avait rencontré Gabriel à cheval et à l’Opéra ; mais peut-être s’est-il trompé.

« — Comment veux-tu qu’il se trompe ? ne le connaît-il pas aussi bien que nous ? Oh ! non ; tout cela, va, c’est la pure vérité.

« — S’il a fait fortune, répondis-je timidement, il faut nous en féliciter ; au moins il sera heureux, lui.

« — Fait fortune ! s’écria le père Thomas ; et par quel moyen veux-tu qu’il ait fait fortune ? est-ce qu’il y a des moyens honorables de faire fortune en un an et demi ? Est-ce qu’un homme qui a fait fortune honorablement ne reconnaît pas les gens de son pays, cache son existence à son père, oublie les promesses qu’il a faites à sa fiancée ?

« — Oh ! quant à moi, dis-je, vous comprenez bien que s’il est si riche que cela, je ne suis plus digne de lui.

« — Marie, Marie, dit le père en secouant la tête, j’ai bien plutôt peur que ce ne soit lui qui ne soit plus digne de toi.

« Et il alla au petit cadre qui renfermait le dessin à la plume qu’avait fait autrefois Gabriel, le brisa en morceaux, froissa le dessin entre ses mains et le jeta au feu.

« Je le laissai faire sans l’arrêter, car je pensais, moi, à ce fragment de billet de banque qu’avait, le matin de son départ, ramassé la petite bergère, fragment que j’avais conservé et sur lequel étaient écrits ces mots :

la loi punit de mort

le contrefacteur.

« — Que faire ? lui dis-je.

« — Le laisser se perdre s’il n’est pas déjà perdu.

« — Écoutez, repris-je, tâchez de m’obtenir de mon père la permission d’aller passer de nouveau quinze jours chez votre sœur.

« — Eh bien ?

« — Eh bien ! c’est moi qui irai à Paris à mon tour.

« Il secoua la tête, et murmura entre ses dents :

« — Course inutile, crois-moi, course inutile.

« — Peut-être.

« — S’il me restait quelque espoir, moi, crois-tu que je n’irais pas ? D’ailleurs, nous ne savons pas son adresse ; comment le retrouver sans nous informer à la police ? et, si nous nous informons à la police, qui sait ce qu’il arrivera ?

« — J’ai un moyen, moi, répondis-je.

« — De le retrouver ?

« — Oui.

« — Va donc alors ! c’est peut-être le bon Dieu qui t’inspire. As-tu besoin de quelque chose ?

« — J’ai besoin de la permission de mon père, voilà tout.

« Le même jour la permission fut demandée et obtenue, quoique avec plus de difficulté que la première fois. Depuis quelque temps mon père était souffrant, et moi-même je sentais que l’heure était mal choisie pour le quitter ; mais quelque chose de plus fort que ma volonté me poussait.

XIV

La bouquetière.


« Trois jours après, je partis, mon père croyant que j’allais à Caen, et Thomas Lambert et le curé sachant seuls que j’allais à Paris.

« Je passai par le village où était mon enfant, et je le pris avec moi. Pauvre folle que j’étais de ne pas songer que c’était déjà trop de moi !

« Le surlendemain j’étais à Paris.

« Je descendis rue des Vieux-Augustins, à l’hôtel de Venise : c’était le seul hôtel dont je connusse le nom. C’était celui où il était descendu, où je lui avais écrit.

« Là, je demandai des informations sur lui, on se le rappelait parfaitement : il vivait toujours enfermé dans sa chambre et travaillant sans cesse avec un graveur sur cuivre, on ne savait pas à quoi.

« On se rappelait parfaitement que quelque temps après son départ de l’hôtel, un homme d’une cinquantaine d’années, et qui avait l’air d’un paysan, était venu faire les mêmes questions que moi.

« Je m’informai où était l’Opéra. On m’indiqua le chemin que je devais suivre, et je me lançai pour la première fois dans les rues de Paris.

« Voilà quel était le plan que j’avais arrêté dans mon esprit. Gabriel venait à l’Opéra ; j’attendrais devant l’Opéra toutes les voitures qui s’arrêteraient. Si Gabriel descendait de l’une d’elles, je le reconnaîtrais bien ; je demanderais son adresse au valet, et le lendemain je lui écrirais pour lui dire que j’étais à Paris, et lui demander à le voir.

« Dès le soir de mon arrivée, je mis ce plan à exécution. C’était il y a eu mardi huit jours. J’ignorais que l’Opéra ne jouait que les lundis, jeudis et samedis.

« J’attendis donc vainement l’ouverture des portes. Je m’informai des causes de cette solitude et de cette obscurité. On me dit que la représentation était pour le lendemain seulement.

« Je revins à mon hôtel, où je restai toute la journée du lendemain, seule avec mon pauvre enfant : je l’avais si peu vu que j’étais heureuse de cet isolement et de cette solitude. À Paris, inconnue comme je l’étais, j’osais au moins être mère.

« Le soir vint, et je sortis de nouveau.

« Je croyais que je pourrais attendre sous le péristyle, mais les sergents de ville ne me le permirent pas.

« Je vis deux ou trois femmes qui circulaient librement : je demandai pourquoi on leur permettait à elles ce qui n’était pas permis à moi ; on me répondit que c’étaient des bouquetières.

« Au milieu de toute cette préoccupation, beaucoup de voitures arrivèrent, mais je ne pus voir ceux qui en descendaient, peut-être Gabriel était-il parmi eux.

« C’était une soirée perdue, c’étaient encore deux jours à attendre ; j’étais résignée ; je rentrai à l’hôtel avec un nouveau projet.

« C’était, le surlendemain, de prendre un bouquet de chaque main et de me faire passer pour une bouquetière.

« J’achetai des fleurs, je fis les deux bouquets, et j’allai reprendre mon poste : cette fois on me laissa circuler librement.

« Je m’approchais de toutes les voitures qui s’arrêtaient, et j’examinais avec attention les personnes qui en descendaient.

« Il était neuf heures à peu près, et tout le monde semblait être arrivé, lorsqu’une dernière voiture en retard apparut à son tour et passa devant moi.

« A travers l’ouverture de la portière je crus reconnaître Gabriel.

« Je fus prise d’un si grand tremblement que je m’appuyai contre une borne pour ne pas tomber. Le laquais ouvrit la portière ; un jeune homme, qui ressemblait à Gabriel, s’en élança ; je fis un pas pour aller à lui, mais je sentis que j’allais tomber sur le pavé.

« — À quelle heure ? demanda le cocher.

« — À onze heures et demie, dit-il en montant légèrement les escaliers.

« Et il disparut sous le péristyle tandis que la voiture s’éloignait au galop.

« C’était son visage, c’était sa voix ; mais comment ce jeune homme élégant et aux manières aisées pouvait-il être le pauvre Gabriel ? La métamorphose me semblait tout à fait impossible.

« Et cependant, à l’émotion que j’avais éprouvée, je comprenais qu’il était impossible que ce fût un autre que lui.

« J’attendis.

« Onze heures et demie sonnèrent. On commença de sortir de l’Opéra, puis les voitures s’avancèrent à la suite les unes des autres.

« Un groupe qui se composait d’un homme de cinquante ans à peu près, d’un jeune homme et de deux femmes, s’approcha d’une des voitures : le jeune homme était Gabriel, il donnait le bras à la plus âgée des deux femmes : la plus jeune me parut charmante.

« Cependant, il ne monta pas avec elles dans la voiture. Il les accompagna seulement jusqu’au marchepied ; puis, après les avoir saluées, il fit quelques pas en arrière, et attendit sur les marches que sa voiture le vînt prendre à son tour.

« J’eus donc tout le temps de l’examiner et je ne conservai aucun doute, c’était bien lui ; il donnait de bruyants signes d’impatience, et quand le cocher s’approcha, il le gronda pour l’avoir fait attendre ainsi cinq minutes.

« Était-ce bien là l’humble et timide Gabriel ? l’enfant que je protégeais contre les autres enfants ?

« — Où va monsieur ? demanda le laquais en fermant la portière.

« — Chez moi, dit Gabriel.

« La voiture partit aussitôt, gagna le boulevard et tourna à droite.

« Je rentrai à l’hôtel, ne sachant point si je dormais ou si je veillais, et croyant quelquefois que tout ce que j’avais vu était un rêve.

« Le surlendemain, même chose arriva : seulement, cette fois, au lieu d’attendre le départ du coupé à la sortie de l’Opéra, je l’attendis au coin de la rue Lepelletier ; le coupé passa à minuit moins quelques minutes ; il suivit quelque temps le boulevard, et entra dans la seconde rue à ma droite ; j’allai jusqu’à cette rue pour savoir comment elle se nommait : c’était la rue Taitbout.

« Le surlendemain j’attendis au coin de la rue Taitbout. De cette façon, je pensais que j’arriverais à voir où s’arrêterait la voiture.

« En effet, la voiture entra au numéro 11, preuve de plus qu’il habitait là.

J’arrivai devant la porte au moment où le concierge en refermait les deux battants.

« — Que voulez-vous ? me dit-il.

« — N’est-ce point ici, demandai-je d’une voix à laquelle j’essayais inutilement de donner un accent de fermeté, n’est-ce point ici que demeure M. Gabriel Lambert ?

« — Gabriel Lambert ? reprit le concierge, je ne connais pas ce nom-là ; il n’y a personne de ce nom dans la maison.

« — Mais ce monsieur qui rentre, comment l’appelez-vous donc ?

« — Lequel ?

« — Celui dont voici la voiture.

« — Je l’appelle le baron Henri de Faverne, et non pas Gabriel Lambert ; si c’est cela que vous voulez savoir, ma belle enfant, vous voilà au courant de la chose.

« Et il referma la porte sur moi.

« Je revins à l’hôtel, incertaine sur ce que je devais faire. C’était bien Gabriel, il n’y avait pour moi aucun doute, mais c’était Gabriel enrichi, cachant son véritable nom, et auquel, par conséquent, ma visite devait être deux fois désagréable.

« Je lui écrivis. Seulement, sur l’adresse, je mis à M. le baron Henri de Faverne, pour faire passer à M. Gabriel Lambert.

« Je lui demandais une entrevue et je signai :

« Marie Granger. »

« Puis, le lendemain, j’envoyai la lettre par un commissionnaire en lui ordonnant d’attendre la réponse.

« Le commissionnaire revint bientôt en me disant que le baron n’était pas chez lui.

« Le lendemain, j’y allai moi-même ; sans doute j’étais consignée à la porte, car les valets me dirent que M. le baron n’était pas visible.

« Le surlendemain, j’y retournai. Les valets me dirent que M. le baron avait répondu qu’il ne me connaissait pas et défendait de me recevoir davantage.

« Alors je pris mon enfant dans mes bras et vins m’asseoir sur la borne en face de la porte.

« J’étais décidée à rester jusqu’à ce qu’il sortît.

« J’y restai toute la journée, puis la nuit vint.

« A deux heures du matin une patrouille passa et me demanda qui j’étais et ce que je faisais là.

« Je répondis que j’attendais.

« Le chef de la patrouille m’ordonna alors de le suivre.

« Je le suivis sans savoir où il me conduisait.

« C’est alors que vous êtes venu et que vous m’avez réclamée.

« Et maintenant, monsieur, vous savez tout, vous veniez de sa part, je n’ai d’autre appui à Paris que vous. Vous paraissez bon ; que faut-il que je fasse ? dites, conseillez-moi.

« — Je n’ai rien à vous dire ce soir, répondis-je, mais je le verrai demain matin.

« — Et avez-vous quelque espoir pour moi, monsieur ?

« — Oui, répondis-je, j’ai l’espoir qu’il ne voudra pas vous revoir.

« — Oh ! mon Dieu ! que voulez-vous dire ?

« — Je veux dire, ma chère enfant, que mieux vaut être, croyez-moi, la pauvre Marie Granger que la baronne Henri de Faverne.

« — Hélas ! vous croyez donc comme moi que c’est…

« — Je crois que c’est un misérable, et je suis à peu près sûr de ne pas me tromper.

« — Ah ! ma fille, ma fille ! dit la pauvre mère en allant se jeter à genoux devant le fauteuil où dormait son enfant et en le couvrant de ses deux bras, comme si elle eût pu le protéger contre l’avenir qui l’attendait.

« Il était trop tard pour qu’elle retournât à son hôtel de la rue des Vieux-Augustins.

« J’appelai ma femme de charge et je la remis, elle et son enfant, entre ses mains.

« Puis, j’envoyai un de mes domestiques annoncer à la maîtresse de l’hôtel de Venise que mademoiselle Marie Granger, s’étant trouvée indisposée chez le docteur Fabien, où elle dînait, ne pouvait pas rentrer avant le lendemain. »

XV

Catastrophe.


« Le lendemain, ou plutôt le même jour, mon valet de chambre entra chez moi à sept heures du matin.

« — Monsieur, me dit-il, un domestique de M. le baron Henri de Faverne est là et attend déjà depuis une demi-heure ; mais, comme monsieur s’est couché à trois heures, je n’ai pas voulu le réveiller.

« J’eusse même tardé encore, s’il n’en était arrivé un second plus pressant que le premier.

« — Eh bien ! que demandent ces deux domestiques ?

« — Ils viennent dire que leur maître attend monsieur. Il paraît que le baron est très-souffrant et ne s’est pas couché de la nuit.

« — Répondez que j’y vais à l’instant même.

« En effet, je m’habillai en toute hâte, et je courus chez le baron.

« Comme me l’avaient dit ses domestiques, il ne s’était pas couché, mais seulement il s’était jeté tout habillé sur son lit.

« Je le trouvai donc avec son pantalon et ses bottes, enveloppé d’une grande robe de chambre en damas. Son habit et son gilet étaient suspendus sur une chaise, et tout annonçait dans l’appartement le désordre d’une nuit d’agitation et d’insomnie.

« — Ah ! docteur, c’est vous, me dit-il ; qu’on ne laisse entrer personne.

« Et, d’un signe de la main, il congédia le valet qui m’avait introduit.

« — Pardon, lui dis-je, de ne pas être venu plus tôt.

« Mon domestique n’a pas voulu m’éveiller, je m’étais couché à trois heures du matin.

« — C’est moi qui vous prie d’agréer mes excuses ; je vous ennuie, docteur, je vous fatigue, et avec vous la chose est d’autant plus terrible qu’on ne sait comment vous dédommager de vos peines ; mais vous voyez que je souffre réellement, n’est-ce pas ? et vous avez pitié de moi.

« Je le regardai.

« Il était en effet difficile de voir une figure plus bouleversée que la sienne : il me fit pitié.

« — Oui, vous souffrez, lui dis-je, et je comprends que pour vous la vie soit un supplice.

« — C’est-à-dire, voyez, docteur, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une de ces armes, poignard ou pistolet, que je n’aie appuyée deux ou trois fois sur mon cœur ou sur mon front ! Mais que voulez-vous ?

« Il baissa la voix en ricanant :

« — Je suis un lâche ; j’ai peur de mourir. Croyez-vous cela ? vous, docteur, vous qui m’avez vu me battre ; croyez-vous que j’aie peur de mourir ?

« — Au premier abord, j’ai jugé que vous n’aviez pas le courage moral, monsieur.

« — Comment, docteur, vous osez me dire à moi, en face…

« — Je vous dis que vous n’avez que le courage sanguin, c’est-à-dire celui qui monte à la tête avec le sang. Je vous dis que vous n’avez aucune résolution ; et, la preuve, c’est qu’ayant eu dix fois l’envie de vous tuer, comme vous le dites, c’est qu’ayant sous la main des armes de toute espèce, vous m’avez demandé du poison.

« Il poussa un soupir, tomba dans un fauteuil et garda le silence.

— Mais, lui dis-je au bout d’un instant, ce n’est pas pour soutenir une thèse sur le courage physique ou moral, sanguin ou bilieux, que vous m’avez fait venir, n’est-ce pas ? c’est pour me parler d’elle ?

« — Oui, oui, vous avez raison, c’est pour vous parler d’elle. Vous l’avez vue, n’est-ce pas ?

« — Oui.

« — Eh bien ! qu’en dites-vous ?

« — Je dis que c’est un noble cœur, je dis que c’est une sainte jeune fille.

« — Oui, mais en attendant elle me perdra ; car elle n’a voulu entendre à rien, n’est-ce pas ? elle refuse toute indemnité, elle veut que je l’épouse, ou elle ira crier sur les toits qui je suis, et peut-être ce que je suis.

« — Je ne dois pas vous cacher qu’elle était venue à Paris dans cette intention.

« — Et en aurait-elle changé depuis ? docteur, seriez-vous parvenu à l’en faire changer ?

« — Je lui ai dit, du moins, ce que je pense, qu’il valait mieux être Marie Granger que madame de Faverne.

« — Qu’entendez-vous par là, docteur ? voudriez-vous dire ?…

« — Je veux dire, M. Lambert, repris-je froidement, qu’entre le malheur passé de Marie Granger et le malheur à venir de mademoiselle de Macartie, je préférerais le malheur de la pauvre fille, qui n’aura pas de nom à donner à son enfant.

« — Hélas ! oui, oui, docteur, vous avez raison, c’est un nom fatal que le mien. Mais, dites-moi, mon père vit-il toujours ?

« — Oui.

« — Ah ! Dieu soit loué, je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis plus de quinze mois.

« — Il est venu à Paris, pour vous y chercher, quand il a su que vous n’étiez pas parti pour la Guadeloupe.

« — Grand Dieu !… et qu’a-t-il appris à Paris ?

« — Il a appris que vous n’aviez jamais été chez le banquier, et que la lettre qu’il avait reçue de votre prétendu protecteur n’avait jamais été écrite par lui.

« Le malheureux poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement ; puis il porta les mains à ses yeux.

« — Il sait cela, il sait cela ! murmura-t-il après un instant de silence.

« Mais enfin qu’y a-t-il à dire ? cette lettre était supposée, c’est vrai, cela ne faisait de tort à personne. Je voulais venir à Paris ; je serais devenu fou si je n’y étais pas venu. J’ai employé ce moyen, c’était le seul ; n’en eussiez-vous pas fait autant à ma place, docteur ?

« — Est-ce sérieusement que vous me demandez cela, monsieur ? lui demandai-je en le regardant fixement.

« — Docteur, vous êtes l’homme le plus inflexible que je connaisse, reprit le baron en se levant et en se promenant à grands pas. Vous ne m’avez jamais dit que des duretés ; et cependant comment cela se fait-il ? vous êtes le seul homme en qui j’aie une confiance sans bornes : si un autre soupçonnait la moitié des choses que vous savez !…

« Il s’approcha d’un pistolet pendu à la muraille, et porta la main sur la crosse avec une expression de férocité qui appartenait plutôt à une bête sauvage.

« — Je le tuerais !

« En ce moment un valet entra.

« — Que voulez-vous ? demanda brusquement le baron.

« — Pardon, si j’interromps monsieur malgré son ordre ; mais monsieur a remonté ses écuries il y a trois mois, et c’est un commis de la banque qui vient pour toucher un des billets que monsieur lui a faits.

« — Et de combien est le billet ? demanda le baron.

« — De quatre mille francs.

« — C’est bien, dit le baron, allant à son secrétaire et retirant du portefeuille qu’il m’avait donné autrefois à garder quatre billets de banque de mille francs chacun ; tenez, les voilà, et rapportez-moi le billet.

« C’était une action toute simple que de prendre dans un portefeuille des billets de banque et de les remettre à un domestique.

« Cependant le baron accomplit cette action avec une hésitation visible, et son visage ordinairement pâle devint livide lorsqu’il suivit d’un regard inquiet le domestique qui sortait avec les billets.

« Il y eut entre nous deux un moment de silence sombre, pendant lequel le baron remua deux ou trois fois les lèvres pour parler ; mais à chaque fois les paroles expirèrent sur ses lèvres.

« Le domestique ouvrit la porte de nouveau.

« — Eh bien ! qu’y a-t-il encore ? demanda le baron avec une vive impatience.

« — Le porteur désirerait dire un mot à monsieur.

« — Cet homme n’a rien à me dire, s’écria le baron, il a son argent, qu’il s’en aille.

« Le porteur apparut alors derrière le domestique, et se glissa entre lui et la porte.

« — Pardon, dit-il, pardon, vous vous trompez, monsieur, j’ai quelque chose à vous dire :

« Puis d’un bond s’élançant au collet du baron :

« — J’ai à vous dire que vous êtes un faussaire, s’écria-t-il, et qu’au nom de la loi je vous arrête.

« Le baron jeta un cri de terreur, et devint couleur de cendres.

« — À moi, murmura-t-il, à moi, docteur ! Joseph, appelle mes gens. À moi, à moi !

« — À moi, cria aussi d’une voix forte le prétendu porteur de la banque, à moi, les autres !

« Aussitôt la porte d’un escalier secret s’ouvrit, et deux hommes se précipitèrent dans la chambre du baron.

« C’étaient deux agents de la police de sûreté.

« — Mais qui êtes-vous ? s’écria le baron en se débattant, qui êtes-vous ? et que me voulez-vous ?

« — M. le baron, je suis V***, dit le faux employé de la banque, et vous êtes pincé ; ne faites donc pas de bruit, pas de scandale, et suivez-nous gentiment.

« Le nom que venait de prononcer cet homme était si connu, que je tressaillis malgré moi.

« — Vous suivre, continua le baron tout en se débattant, vous suivre ! et où cela, vous suivre ?

« — Pardieu ! où l’on conduit les gens comme vous ; vous n’êtes pas à vous en informer, j’en suis sûr, et vous devez le savoir, au dépôt de la police, pardieu !

« — Jamais ! s’écria le prisonnier, jamais.

« Et par un violent effort, se débarrassant des deux hommes qui le tenaient, il s’élança vers son lit et saisit un poignard turc.

« Au même instant le faux porteur de la banque tira d’un mouvement rapide comme la pensée deux pistolets de poche qu’il dirigea contre le baron.

« Mais il s’était mépris aux intentions de celui-ci, ce fut contre lui-même qu’il tourna l’arme.

« Les deux agents voulurent se précipiter sur lui et la lui arracher.

« — Inutile, dit V***, inutile ! soyez tranquilles, il ne se tuera pas, je connais messieurs les faussaires de longue date, ce sont des gaillards qui ont le plus grand respect pour leur personne. Allez, mon ami, allez, continua-t-il en se croisant les bras et en laissant le malheureux libre de se poignarder, ne vous gênez pas pour nous, faites, faites.

« Le baron sembla vouloir donner un démenti à celui qui venait de lui porter cet étrange défi, il rapprocha vivement sa main de sa poitrine, se frappa de plusieurs coups et tomba en poussant un cri. Sa chemise se couvrit de sang.

« — Vous le voyez bien, lui dis-je en m’élançant vers le baron, le malheureux s’est tué.

« Il se mit à rire.

« — Tué, lui, ah ! pas si bête. Ouvrez la chemise, docteur.

« — Docteur ? repris-je étonné.

« — Pardieu ! reprit V***, je vous connais, vous êtes le docteur Fabien.

« Ouvrez sa chemise, et si vous trouvez une seule blessure qui ait plus de quatre ou cinq lignes de profondeur, je demande à être guillotiné à sa place.

« Cependant je doutais, car le malheureux était véritablement évanoui et sans mouvement.

« J’ouvris sa chemise et je visitai ses blessures.

« Il y en avait six ; mais comme l’avait prédit V***, c’étaient de véritables piqûres d’épingle.

« Je m’éloignai avec dégoût.

« — Eh bien ! me dit V***, suis-je bon physiologiste, M. le docteur ? Allons, allons, continua-t-il, mettez-moi les poucettes à ce gaillard-là, ou sans cela il frétillera tout le long de la route.

« — Non, non, messieurs, s’écria le baron tiré de son évanouissement par cette menace ; non, pourvu qu’on me laisse aller en voiture, je ne dirai pas un mot, je ne ferai pas une tentative d’évasion, je vous en donne ma parole d’honneur.

« — Entendez-vous, mes enfants, il donne sa parole d’honneur ; c’est rassurant, hein, que dites-vous de la parole d’honneur de monsieur ?

« Les deux agents se mirent à rire, et s’avancèrent vers le baron avec les poucettes.

« J’éprouvais une impression de malaise que je ne puis rendre. Je voulus me retirer.

« — Non ! non ! s’écria le baron en se cramponnant à mon bras, non, ne vous en allez pas ; si vous vous en allez, ils n’auront plus aucune pitié de moi, ils me traîneront dans les rues comme un criminel.

« — Mais à quoi puis-je vous être bon, moi, monsieur ? demandai-je. Je n’ai aucune influence sur ces messieurs.

« — Si, si, vous en avez, docteur, détrompez-vous, dit-il à demi-voix, un honnête homme a toujours de l’influence sur ces gens-là. Demandez-leur à m’accompagner jusqu’à la police, et vous verrez qu’ils me laisseront aller en voiture et qu’ils ne me garrotteront pas.

« Un sentiment de profonde pitié me serrait le cœur, et l’emportait sur le mépris.

« — M. V***, dis-je au chef des agents, ce malheureux me prie d’intercéder en sa faveur, il est connu dans tout le quartier, il a été reçu dans le monde…

« Eh bien ! je vous en supplie, épargnez-lui les humiliations inutiles.

« — M. Fabien, me répondit V*** avec une politesse exquise, je n’ai rien à refuser à un homme comme vous.

« J’ai entendu que cet homme vous priait de l’accompagner jusqu’à la police. Eh bien ! si vous y consentez, je monterai avec vous dans la voiture, voilà tout, et les choses se passeront en douceur.

« — Docteur, je vous en supplie, dit le baron.

« — Eh bien ! dis-je, soit, j’accomplirai ma mission jusqu’au bout. M. V***, ayez la bonté d’envoyer chercher un fiacre.

« — Et faites-le approcher de la porte qui donne dans la rue du Helder, s’écria le baron.

« — Fil-de-soie, dit V*** avec un ton d’ironie impossible à rendre, exécutez les ordres de M. le baron.

« L’individu désigné sous le nom de Fil-de-soie sortit pour exécuter la mission dont il était chargé.

« — Pendant ce temps, dit V***, avec la permission de M. le baron, je ferai une petite perquisition dans le secrétaire.

« Gabriel fit un mouvement vers le secrétaire.

« — Oh ! ne vous dérangez pas, M. le baron, dit V*** en étendant le bras ; quand nous en trouverions quelques-uns là dedans, il n’en serait ni plus ni moins : nous en avons déjà une centaine au moins qui sortent de votre fabrique.

« Le prisonnier tomba assis sur une chaise, et celui qui l’avait arrêté procéda à la perquisition.

« — Ah ! ah ! dit-il, je connais ces secrétaires-là, c’est de la façon de Barthélémy. Voyons d’abord les tiroirs, nous verrons les secrets ensuite.

« Et il fouilla dans tous les tiroirs, où, excepté le portefeuille dont j’ai déjà parlé, il n’y avait rien que des lettres.

« — Maintenant, dit-il, voyons les secrets.

« Gabriel le suivait des yeux en pâlissant et en rougissant tour à tour.

« Ce fut alors que j’admirai la dextérité de cet homme. Il y avait dans le secrétaire quatre secrets différents ; non-seulement aucun ne lui échappa, mais encore à l’instant même, sans tâtonner, à la simple inspection il en découvrit le mécanisme.

« — Voilà le pot aux roses, dit-il en réunissant une centaine de billets de cinq cents francs et de mille francs.

« Peste ! M. le baron, vous n’y alliez pas de main morte ; quatre gaillards comme vous, seulement, et au bout de l’année la banque sauterait.

« Le prisonnier ne répondit que par un gémissement profond, et en cachant sa tête entre ses deux mains.

« En ce moment Fil-de-soie, l’agent, rentra.

« — Messieurs, le fiacre est à la porte, dit-il.

« — En ce cas, dit V***, partons.

« — Mais, interrompis-je, vous voyez que monsieur est en robe de chambre, vous ne pouvez l’emmener ainsi.

« — Oui, oui, s’écria Gabriel, il faut que je m’habille.

« — Habillez-vous donc, et faites vite. J’espère que nous sommes gentils, hein ?… Il est vrai que ce n’est pas pour vous ce que nous en faisons, c’est pour M. le docteur.

« Et il se retourna de mon côté et me salua.

« Mais au lieu de profiter de la permission qui lui était donnée, Gabriel restait immobile sur sa chaise.

« — Eh bien ! eh bien ! remuons-nous donc un peu, voyons, et plus vite que ça ! Nous avons à neuf heures un autre monsieur à pincer, et il ne faut pas que l’un nous fasse manquer l’autre.

« Gabriel ouvrit l’armoire où étaient pendus ses habits ; mais il en détacha cinq ou six avant de s’arrêter à l’un d’eux.

« — Avec la permission de M. le baron, dit V***, nous lui servirons de valets de chambre.

« Et il fit un signe aux agents, qui tirèrent d’une commode un gilet et une cravate, tandis que lui choisissait dans l’armoire une redingote.


« Alors commença la plus étrange toilette que j’eusse vue de ma vie. Debout et vacillant sur ses jambes, le prisonnier se laissait faire, fixant sur chacun de nous un œil étonné.

« On lui noua sa cravate au cou, on lui passa son gilet, on lui mit son habit comme on eût fait à un automate, puis on lui posa son chapeau sur la tête, et on lui glissa dans la main une badine à pomme d’or.

« On eût dit que si on ne le soutenait pas il allait tomber.

« Les deux agents le prirent chacun sous une épaule, et c’est alors seulement qu’il sembla se réveiller.

« — Non, non, s’écria-t-il en se cramponnant à mon bras ; ainsi, ainsi, vous me l’avez promis, docteur.

« — Oui, repris-je ; mais venez.

« — M. le baron, dit V***, je vous préviens que si vous faites un mouvement pour fuir, je vous brûle la cervelle.

« Je sentis tout son corps frissonner à cette menace.

« — Ne vous ai-je pas donné ma parole d’honneur de ne point chercher à m’échapper ? dit-il, essayant de couvrir sa lâcheté sous un sentiment d’honorable apparence.

« — Ah ! c’est vrai, dit V*** en armant ses pistolets, je l’avais oublié. Marchons.

« Nous descendîmes l’escalier, le malheureux appuyé à mon bras, et suivi par le chef et ses deux alguazils.

« Arrivés dans la cour, un des deux agents courut au fiacre et en ouvrit la portière.

« Avant d’y monter, Gabriel jeta un regard effaré à droite et à gauche, comme pour voir s’il n’y avait pas moyen de fuir.

« Mais en ce moment il sentit qu’on lui appuyait quelque chose entre les deux épaules, il se retourna : c’était le canon du pistolet.

« D’un seul bond il se précipita dans le fiacre.

« V*** me fit signe de la main de monter et de prendre le fond. Ce n’était pas l’occasion de faire des cérémonies. Je me plaçai au poste qui m’était désigné.

« Il dit alors en argot à ses deux agents quelques paroles que je ne pus comprendre, et, montant à son tour, il s’assit sur le devant.

« Le cocher ferma la portière.

« — À la préfecture de police, n’est-ce pas, mon maître ? dit-il.

« — Oui, répondit V*** ; mais comment savez-vous où nous allons, mon ami ?

« — Chut ! je vous ai reconnu, dit le cocher, c’est déjà la troisième fois que je vous mène, et toujours en compagnie.

« — Eh bien ! dit V***, fiez-vous donc à l’incognito !

« Le fiacre se mit à rouler du côté du boulevard ; puis il prit la rue de Richelieu, gagna le Pont-Neuf, suivit le quai des Orfèvres, tourna à gauche, passa sous une voûte, enfila une espèce de ruelle, et s’arrêta devant une porte.

« Alors seulement le prisonnier parut sortir de sa torpeur ; pendant toute la route il n’avait pas dit un seul mot.

« — Comment ! s’écria-t-il, déjà ! déjà ! déjà !

« — Oui, M. le baron, dit V***, voilà votre logement provisoire, il est moins élégant que celui de la rue Taitbout ; mais, dame ! dans votre profession il y a des hauts et des bas, faut être philosophe.

« Ce disant, il ouvrit la portière et sauta hors du fiacre.

« — Avez-vous quelque recommandation à me faire, avant que je ne vous quitte, monsieur ? demandai-je au prisonnier.

« — Oui, oui ; qu’elle ne sache rien de ce qui est arrivé.

« — Qui, elle ?

« — Marie.

« — Ah ! c’est vrai, répondis-je : pauvre femme ! je l’avais oubliée. Soyez tranquille, je ferai ce que je pourrai pour lui cacher la vérité.

« — Merci, merci, docteur. Ah ! je le savais bien que vous étiez mon seul ami.

« — Eh bien ! j’attends, dit le chef de la brigade.

« Gabriel poussa un soupir, secoua tristement la tête et s’apprêta à descendre.

« Comme pour l’aider, V*** le prit par le bras, tous deux s’approchèrent de la porte fatale, qui s’ouvrit d’elle-même, et comme si elle reconnaissait son grand pourvoyeur.

« Le prisonnier me jeta un dernier regard de détresse, et la porte se referma sur eux avec un bruit sourd et retentissant.

« Le même jour Marie quitta Paris et retourna à Trouville. Comme je l’avais promis à Gabriel, je ne lui avais rien dit ; mais elle se doutait de tout. »

XVI

Bicêtre.


« Six mois s’étaient écoulés depuis les événements que je viens de raconter, et plus d’une fois, malgré les efforts que j’avais faits pour les oublier, ils s’étaient représentés à ma mémoire, lorsque, vers les six heures du soir, comme j’allais me mettre à table, je reçus cette lettre.

« Monsieur,

« Au moment de paraître devant le trône de Dieu, où va le conduire une condamnation capitale, le malheureux Gabriel Lambert, qui a conservé un profond souvenir de vos bontés, voudrait réclamer de vous un dernier service ; il espère que vous voudrez bien obtenir du préfet la permission de le voir, et descendre une dernière fois dans son cachot. Il n’y a pas de temps à perdre, l’exécution a lieu demain, à sept heures du matin.

« J’ai l’honneur d’être, etc., etc.

« L’abbé ***,
« Aumônier des prisons. »


« J’avais deux ou trois personnes à dîner.

« Je leur montrai la lettre ; je leur expliquai en quelques mots ce dont il était question, je constituai l’une d’elles mon représentant, je la chargeai de faire en mon absence les honneurs aux autres.

« Je montai en cabriolet et je partis tout de suite.

« Comme je l’avais prévu, je n’eus aucune peine à obtenir mon laissez-passer et j’arrivai à Bicêtre vers les sept heures du soir.

« C’était la première fois que je franchissais le seuil de cette prison, qui depuis qu’on n’exécutait plus sur la place de Grève, était devenue la dernière habitation des condamnés à mort.

« Aussi ce ne fut pas sans un profond serrement de cœur et sans une espèce de crainte personnelle, dont le plus honnête homme n’est point exempt, que j’entendis les portes massives se refermer sur moi.

« Il semble que là où toute parole est une plainte, tout bruit un gémissement, on respire un autre air que l’air destiné aux hommes ; et, certes, lorsque je montrai au directeur de la prison la permission que j’avais de visiter son commensal, je devais être aussi pâle et aussi tremblant que les hôtes qu’il est habitué à recevoir.

« À peine eut-il lu mon nom qu’il s’interrompit pour me saluer une seconde fois.

« Puis, appelant un guichetier :

« — François, dit-il, conduisez monsieur au cachot de Gabriel Lambert ; les règles ordinaires de la prison ne sont point faites pour lui, et s’il désire rester seul avec le condamné, vous lui accorderez cette liberté.

« — Dans quel état trouverai-je ce malheureux ? demandai-je.

« — Comme un veau qu’on mène à l’abattoir, à ce qu’on m’a dit du moins ; vous verrez : il est si abattu qu’on a jugé inutile de lui mettre la camisole de force.

« Je poussai un soupir. V*** ne s’était pas trompé dans ses prévisions, et en face de la mort le courage ne lui était pas revenu.

« Je fis de la tête un signe de remercîment au directeur qui se remit à la partie de piquet que mon arrivée avait interrompue, et je suivis le guichetier.

« Nous traversâmes une petite cour. Nous entrâmes sous un corridor sombre ; nous descendîmes quelques marches.

« Nous trouvâmes un second corridor dans lequel veillaient des geôliers qui, de minute en minute, allaient attacher leur visage à des ouvertures grillées.

« Ces cellules étaient celles des condamnés à mort, dont on surveille ainsi les derniers moments, de peur que le suicide ne les enlève à l’échafaud.

« Le guichetier ouvrit une de ces portes, et comme, par un dernier sentiment d’effroi, je demeurais immobile :

« — Entrez, dit-il, c’est ici. Eh ! eh ! jeune homme, ajouta-t-il, égayez-vous donc un peu, voilà la personne que vous avez demandée.

« — Qui ? le docteur ? demanda une voix.

« — Oui, monsieur, répondis je en entrant, je me rends à votre invitation, me voici.

« Alors je pus embrasser d’un coup d’œil la misérable et sombre nudité de ce cachot.

« Au fond était une espèce de grabat, au-dessus duquel de gros barreaux indiquaient qu’il devait exister un soupirail.

« Les murs, noircis par le temps et par la fumée, étaient rayés de tous côtés par les noms que les hôtes successifs de cette terrible demeure avaient inscrits à l’aide de leurs fers peut-être. Un d’eux, d’une imagination plus capricieuse que les autres, y avait tracé l’image d’une guillotine.

« Près d’une table éclairée par une mauvaise lampe fumeuse, deux hommes étaient assis.

« L’un d’eux était un homme de quarante-huit à cinquante ans, auquel ses cheveux blancs donnaient l’apparence d’un vieillard de soixante et dix ans.

« L’autre était le condamné.

« A mon aspect, celui-ci se leva, mais l’autre resta immobile comme s’il ne voyait ni n’entendait plus.

« — Ah ! docteur, dit le condamné en s’appuyant de la main sur la table, afin de se tenir debout, ah ! docteur, vous avez donc consenti à me venir voir ?

« Je connaissais bien votre excellent cœur ; et cependant je doutais, je l’avoue.

« Mon père, mon père, dit le condamné en frappant sur l’épaule du vieillard, c’est le docteur Fabien, dont je vous ai tant parlé… Excusez-le, continua le jeune homme en revenant à moi et en me montrant Thomas Lambert, mais ma condamnation lui a porté un tel coup que je crois qu’il devient fou.

« — Vous avez désiré me parler, monsieur, lui répondis-je, et je me suis empressé de me rendre à votre invitation. Dans mon état, la condescendance pour de pareilles prières n’est pas une affaire de bonté, mais de devoir.

« — Eh bien ! docteur…, vous savez, dit le condamné, c’est pour demain.

« Et il retomba assis sur son escabeau, épongea son front mouillé de sueur avec un mouchoir tout humide, porta à ses lèvres un verre d’eau dont il but quelques gouttes, mais sa main était tellement tremblante que j’entendis le verre claquer contre ses dents.

« Pendant le moment de silence qui se fit alors, je l’examinai avec attention.

« Jamais la plus douloureuse maladie n’avait produit, je crois, sur un homme un plus terrible changement.

« Faux et ridicule sous son costume de dandy, Gabriel, sous la livrée de l’échafaud, était redevenu une créature digne de pitié. Son corps, toujours trop grêle pour sa longue taille, était encore amaigri. L’orbe de ses yeux caves semblait nager dans le sang. Sa figure tirée était livide, et la sueur avait collé à son front des mèches de cheveux devenues solides.

« Il portait le même habit, le même gilet et le même pantalon que le jour où on l’avait arrêté, seulement tout cela était sale et déchiré.

« — Mon père, dit-il en secouant le vieillard toujours immobile et muet, mon père, c’est le docteur.

« — Hein ? murmura le vieillard.

« — Je vous dis que c’est le docteur, continua-t-il en haussant la voix, et je voudrais lui parler.

« — Oui, oui, murmura le vieillard. Eh bien ! parle.

« — Mais lui parler seul. Vous ne comprenez pas que je désire lui parler à lui seul ?

« Eh ! mon Dieu, s’écria-t-il avec impatience, nous n’avons cependant pas de temps à perdre ?… Levez-vous, mon père, levez-vous et laissez-nous.

« Alors il passa sa main sous l’épaule du vieillard et essaya de le soulever.

« — Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? dit le vieillard, est-ce qu’ils viennent déjà te chercher ? Il n’est pas temps encore ; ce n’est que pour demain six heures.

« Le condamné retomba sur son escabeau en poussant un profond gémissement.

« — Tenez, docteur, dit-il, faites-lui entendre raison, dites-lui que je désire rester seul avec vous ; quant à moi, j’y renonce, mes forces sont brisées.

« Et il se laissa aller en sanglotant, les bras tendus et la face contre la table.

« Je fis signe au guichetier de m’aider. Il s’approcha avec moi du vieillard.

« — Monsieur, lui dis-je, je suis une ancienne connaissance de votre fils ; il a un secret à me confier, seriez-vous assez bon pour nous laisser seuls ?

« En même temps, nous le soulevâmes chacun par un bras pour le conduire dans le corridor.

« — Ce n’est pas là ce qu’on m’a promis, s’écria-t-il. On m’a promis que je resterais avec lui jusqu’au dernier moment. J’en ai obtenu la permission ; pourquoi veut-on m’emmener ?

« Oh ! mon fils, mon enfant, mon Gabriel !

« Et le vieillard, rappelé à lui par l’excès même de sa douleur, se jeta sur le jeune homme, étendu sur la table.

« — Il ne s’en ira pas, murmura le condamné, et cependant il doit comprendre que chaque minute est plus précieuse pour moi qu’une année dans la vie d’un autre

« — On ne veut pas vous arracher à votre fils, monsieur, lui dis-je, entendez bien cela ; c’est votre fils, au contraire, qui désire rester un instant tout seul avec moi.

« — Est-ce bien vrai, Gabriel ? demanda le vieillard.

« — Eh ! mon Dieu ! oui, puisque je vous le répète depuis une heure.

« — Alors, c’est bien, je m’en vais, mais je veux rester tout près de son cachot.

« — Vous resterez là dans le corridor, dit le geôlier.

« — Et je pourrai rentrer ?

« — Aussitôt que votre fils vous redemandera.

« — Vous ne voudriez pas me tromper, docteur, ce serait affreux de tromper un père.

« — Je vous donne ma parole d’honneur que dans un instant vous pourrez rentrer.

« Alors je vous laisse, dit le vieillard ; et mettant à son tour ses mains sur ses deux yeux, il sortit en sanglotant.

« Le geôlier sortit en même temps que lui et referma la porte.

« J’allai m’asseoir à la place que le vieillard avait quittée.

« — Eh bien, M. Lambert, lui dis-je, nous voilà seuls… que puis-je faire pour vous ? parlez.

« Il souleva la tête, se roidit sur ses deux mains, jeta tout autour de lui des yeux égarés ; puis, ramenant sur moi un regard qui, peu à peu, prit une fixité effrayante :

« — Vous pouvez me sauver, dit-il.

« — Moi ! m’écriai-je en tressaillant, et comment cela ?

« Il saisit ma main.

« — Silence, me dit-il, et écoutez-moi.

« — J’écoute.

« — Vous rappelez-vous un jour que nous étions assis rue Taitbout, comme nous le sommes, et que je vous montrai écrit sur un billet de banque ces mots :

la loi punit de mort

le contrefacteur ?

« — Oui.

« — Vous rappelez-vous que je me plaignis alors de la dureté de cette loi, et que vous me dîtes que le roi avait intention de proposer aux chambres une commutation de peine ?

« — Oui, je me le rappelle encore.

« — Eh bien, je suis condamné à mort, moi ; avant-hier mon pourvoi en cassation a été rejeté ; il ne me reste d’espoir que dans le pourvoi en grâce que j’ai adressé hier à Sa Majesté.

« — Je comprends.

« — Vous êtes toujours le médecin du roi par quartier ?

« — Oui, et même dans ce moment-ci je suis de service.

« — Eh bien ! mon cher docteur, en votre qualité de médecin du roi, vous pouvez le voir à toute heure ; voyez-le, je vous en supplie, dites que vous me connaissez, ayez ce courage, et demandez-lui ma grâce, au nom du ciel, je vous en supplie.

« — Mais cette grâce, repris-je, en supposant même que je puisse l’obtenir, ne sera jamais qu’une commutation de peine.

« — Je le sais bien.

« — Et cette commutation de peine, ne vous abusez pas, ce sera les galères à perpétuité.

« — Que voulez-vous ! murmura le condamné avec un soupir, cela vaut toujours mieux que la mort.

« A mon tour je sentis une sueur froide qui perlait sur mon front.

« — Oui, dit Gabriel en me regardant, oui, je comprends ce qui se passe en vous ; vous me méprisez, vous me trouvez lâche, vous vous dites que mieux vaut cent fois mourir que traîner à perpétuité, quand on a vingt-six ans surtout, un boulet infâme.

« Mais que voulez-vous ! depuis que cet arrêt a été rendu je n’ai pas dormi une heure ; regardez mes cheveux… il y en a la moitié qui ont blanchi.

« Oui, j’ai peur de la mort ; sauvez-moi de la mort, c’est tout ce que je vous demande, ils feront ensuite tout ce qu’ils voudront de moi.

« — Je tâcherai, répondis-je.

« — Ah ! docteur ! docteur !… s’écria le malheureux en saisissant ma main et en appuyant ses lèvres sur elle avant que j’eusse eu le temps de la retirer, docteur, je le savais bien que mon seul, mon unique, mon dernier espoir était en vous.

« — Monsieur !… repris-je honteux de ses humbles démonstrations.

« — Et maintenant, dit-il, ne perdez pas une minute, allez, allez ; si par hasard quelque obstacle s’opposait à ce que vous vissiez le roi, insistez, au nom du ciel.

« Songez que ma vie est attachée à vos paroles, songez qu’il est neuf heures du soir, et que c’est demain à six heures du matin. Neuf heures à vivre, mon Dieu ! si vous ne me sauvez pas, je n’ai plus que neuf heures à vivre.

« — À onze heures je serai aux Tuileries.

« — Et pourquoi à onze heures ? pourquoi pas tout de suite ? vous perdez deux heures, ce me semble.

« — Parce que c’est à onze heures que le roi se retire ordinairement pour travailler, et que jusqu’à cette heure il demeure au salon de réception.

« — Oui, et ils sont là une centaine de personnes qui causent, qui rient, qui sont sûrs du lendemain, sans songer qu’il y a un homme, un de leurs semblables, qui sue son agonie dans un cachot, à la lueur de cette lampe, en face de ces murs couverts de noms de gens qui ont vécu comme il vit en ce moment et qui le lendemain étaient morts.

« Ils ne savent pas tout cela, eux, dites-leur que c’est ainsi et qu’ils aient pitié de moi.

« — Je ferai ce que je pourrai, monsieur, soyez tranquille.

« — Puis, si le roi hésitait, adressez-vous à la reine, c’est une sainte femme, elle doit être contre la peine de mort !

« Adressez-vous au duc d’Orléans, tout le monde parle de son bon cœur. Il disait un jour, à ce qu’on m’a assuré, que s’il montait jamais sur le trône, il n’y aurait pas une seule exécution sous son règne.

« Si vous vous adressiez à lui au lieu de vous adresser au roi ?

« — Rassurez-vous, je ferai ce qu’il faudra faire.

« — Mais espérez-vous quelque chose au moins ?

« — La clémence du roi est grande, j’espère en elle.

« — Dieu vous entende ! s’écria-t-il en joignant les mains. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! touchez le cœur de celui qui d’un mot peut me tuer ou me faire grâce.

« — Adieu, monsieur.

« — Adieu ? que dites-vous là ? ne reviendrez-vous point ?

« — Je reviendrai si j’ai réussi.

« — Oh ! dans l’un ou l’autre cas, que je vous revoie.

« Mon Dieu ! que deviendrais-je si je ne vous revoyais pas ? Jusqu’au pied de l’échafaud je vous attendrais, et quel supplice qu’un pareil doute ! Revenez, je vous en supplie, revenez.

« — Je reviendrai.

« — Ah ! bien ! dit le condamné, que ses forces semblèrent abandonner du moment où il eut obtenu de moi cette promesse ; bien, je vous attends !

« Et il se laissa retomber lourdement sur sa chaise.

« Je m’avançai vers la porte.

« — À propos, s’écria-t-il, envoyez-moi mon père, je ne veux pas rester seul ; la solitude c’est le commencement de la mort.

« — Je vais faire ce que vous désirez.

« — Attendez. À quelle heure croyez-vous être de retour ?

« — Mais, je ne sais… cependant je crois que vers une heure du matin…

« — Tenez, voilà neuf heures et demie qui sonnent ; c’est incroyable comme les heures passent vite, depuis deux jours surtout ! Ainsi, dans trois heures, n’est-ce pas ?

« — Oui.

« — Allez, allez, allez ; je voudrais à la fois vous garder et vous voir partir.

« Au revoir, docteur, au revoir. Envoyez-moi mon père, je vous prie.

« La recommandation était inutile : le pauvre vieillard ne m’eut pas plutôt vu apparaître à la porte qu’il se leva.

« Le guichetier qui me faisait sortir le fit entrer, et la porte se referma sur lui.

« Je remontai, le cœur serré. Je n’avais jamais vu un si hideux spectacle, et certes, cependant, la mort nous est familière à nous autres médecins, et il y a peu d’aspects sous lesquels elle ne nous soit connue ; mais jamais je n’avais vu la vie lutter si lâchement contre elle.

« Je sortis en prévenant le directeur que je reviendrais probablement dans le courant de la nuit.

« Mon cabriolet m’attendait à la porte ; je revins chez moi et trouvai mes amis qui faisaient joyeusement une bouillotte, et je me rappelai ce que m’avait dit ce malheureux :

« — Il y a dans ce moment-ci des hommes qui rient, qui s’amusent, sans songer qu’il y a un de leurs semblables qui sue son agonie.

« J’étais si pâle qu’en m’apercevant ils jetèrent un cri de surprise et presque de terreur, et qu’ils me demandèrent tous ensemble s’il m’était arrivé quelque accident.

« Je leur racontai ce qui venait de se passer, et, à la fin de mon récit, ils étaient presque aussi pâles que moi.

« Puis j’entrai dans mon cabinet de toilette et je m’habillai.

« Lorsque je sortis, la bouillotte avait cessé.

« Ils étaient debout et causaient : une grande discussion s’était engagée sur la peine de mort. »

XVII

Une veillée de roi.


« Il était dix heures et demie. Je voulus prendre congé d’eux, mais tous me répondirent qu’avec ma permission ils resteraient chez moi à attendre l’issue de ma visite à Sa Majesté.

« J’arrivai aux Tuileries. Il y avait cercle chez la reine.

« La reine, les princesses et les dames d’honneur, assises autour d’une table ronde, travaillaient, selon leur habitude, à faire de la tapisserie destinée à des œuvres de bienfaisance.

« On me dit que le roi s’était retiré dans son cabinet, et travaillait.

« Vingt fois il m’était arrivé de pénétrer avec Sa Majesté dans ce sanctuaire. Je n’eus donc pas besoin de me faire conduire : je connaissais le chemin.

« Dans la chambre attenante travaillait un des secrétaires particuliers du roi, nommé L***. C’était un de mes amis, et de plus un de ces hommes sur le cœur desquels on peut toujours compter.

« Je lui dis quelle cause m’amenait, et le priai de prévenir Sa Majesté que j’étais là et que je sollicitais la faveur d’être admis près d’elle.

« L*** ouvrit la porte, un instant après j’entendis le roi qui répondait :

« — Fabien, le docteur Fabien ? eh bien ! mais qu’il entre.

« Je profitai de la permission, sans même attendre le retour de mon introducteur. Le roi s’aperçut de mon empressement.

« — Ah ! ah ! dit-il, docteur, il paraît que vous écoutez aux portes ; venez, venez.

« J’étais fortement ému.

« Jamais je n’avais vu le roi dans une circonstance pareille, un mot de lui allait décider de la vie d’un homme.

« La majesté royale m’apparaissait dans toute sa splendeur, son pouvoir en ce moment participait du pouvoir de Dieu.

« Il y avait alors, sur le visage du roi, une telle expression de sérénité que je repris confiance.

« — Sire, lui dis-je, je demande mille fois pardon à Votre Majesté de me présenter ainsi devant elle sans qu’elle m’ait fait l’honneur de m’appeler, mais il s’agit d’une bonne et sainte action, et j’espère qu’en faveur du motif Votre Majesté me pardonnera.

« — En ce cas, vous êtes deux fois le bienvenu, docteur, parlez vite. Le métier de roi devient si mauvais par le temps qui court qu’il ne faut pas laisser échapper l’occasion de l’améliorer un peu.

« Que désirez-vous ?

« — J’ai souvent eu l’honneur de débattre, avec Votre Majesté, cette grave question de la peine de mort, et je sais quelles sont sur ce sujet les opinions de Votre Majesté ; je viens donc à elle avec toute confiance.

« — Ah ! ah ! je me doute de ce qui vous amène.

« — Un malheureux, coupable d’avoir fabriqué de faux billets de banque, a été condamné à mort par les dernières assises ; avant-hier, son pourvoi en cassation a été rejeté, et cet homme doit être exécuté demain.

« — Je sais cela, dit le roi, et j’ai quitté le cercle pour venir examiner moi-même toute cette procédure.

« — Comment ! vous-même, sire ?

« — Mon cher M. Fabien, continua le roi, sachez bien une chose, c’est qu’il ne tombe pas une tête en France que je n’aie acquis par moi-même la certitude que le condamné était bien véritablement coupable.

« Chaque nuit qui précède une exécution est pour moi une nuit de profondes études et de réflexions solennelles.

« J’examine le dossier depuis sa première jusqu’à sa dernière ligne, je suis l’acte d’accusation dans tous ses détails.

« Je pèse les dépositions à charge et à décharge, loin de toute impression étrangère, seul avec la nuit et la solitude, je m’établis en juge des juges. Si ma conviction est la leur, que voulez-vous ? le crime et la loi sont là en face l’un de l’autre, il faut laisser faire la loi ; si je doute, alors je me souviens du droit que Dieu m’a donné, et, sans faire grâce, je conserve au moins la vie. Si mes prédécesseurs eussent fait comme moi, docteur, peut-être eussent-ils eu, au moment où Dieu les a condamnés à leur tour, quelques remords de moins sur la conscience, et quelques regrets de plus sur leur tombeau.

« Je laissais parler le roi, et je regardais, je l’avoue, avec une vénération profonde cet homme tout-puissant, qui, tandis qu’on riait et qu’on plaisantait à vingt pas de lui, se retirait seul et grave, et venait incliner son front sur une longue et fatigante procédure pour y chercher la vérité. Ainsi aux deux extrémités de la société, deux hommes veillaient, occupés d’une même pensée : le condamné, c’est que le roi pouvait lui faire grâce ; le roi, c’est qu’il pouvait faire grâce au condamné.

« — Eh bien ! sire, lui dis-je avec inquiétude, quelle est votre opinion sur ce malheureux ?

« — Qu’il est bien véritablement coupable ; d’ailleurs il n’a pas nié un seul instant, mais aussi que la loi est trop sévère.

« — Ainsi, j’ai donc l’espoir d’obtenir la grâce que je venais demander à Votre Majesté ?

« — Je voudrais vous laisser croire, M. Fabien, que je fais quelque chose pour vous ; mais je ne veux pas mentir : quand vous êtes entré ma résolution était déjà prise.

« — Alors, dis-je, Votre Majesté fait grâce ?

« — Cela s’appelle-t-il faire grâce ? dit le roi.

« Il prit le pourvoi déployé devant lui, et écrivit en marge ces deux lignes :

«  Je commue la peine de mort en celle des travaux forcés à perpétuité.

« Et il signa.

« — Oh ! dis-je, cela serait, sire, pour un autre, une condamnation plus cruelle que la peine de mort ; mais pour celui-là, c’est une grâce, je vous en réponds,… et une véritable grâce.

« Votre Majesté me permet-elle de la lui annoncer ?

« — Allez, M. Fabien, allez, dit le roi.

« Puis, appelant…

« — Faites porter ces pièces chez M. le garde des sceaux, dit-il, et qu’elles lui soient remises à l’instant même, c’est une commutation de peine.

« Et me saluant de la main, il ouvrit un autre dossier.

« Je quittai aussitôt les Tuileries par l’escalier particulier qui conduit du cabinet du roi à l’entrée principale, je retrouvai mon cabriolet dans la cour, je m’y lançai et je partis.

« Minuit sonnait comme j’arrivais à Bicêtre.

« Le gouverneur faisait toujours sa partie de piquet.

« Je vis que je le contrarierais beaucoup en le dérangeant.

« — C’est moi, lui dis-je, vous avez permis que je revinsse près du condamné ; j’use de la permission.

« — Faites, dit-il. François, conduisez monsieur.

« Puis se tournant vers son partenaire avec un sourire de profonde satisfaction :

« — Quatorze de dames et sept piques sont-ils bons ? dit-il.

« — Parbleu, répondit le partenaire d’un air on ne peut plus contrarié, je le crois bien, je n’ai que cinq carreaux.

« Je n’en entendis pas davantage.

« Il est incroyable combien une même heure et souvent un même lieu réunissent de préoccupations différentes.

« Je descendis l’escalier aussi vivement que possible.

« — C’est moi ! criai-je de l’autre côté de la porte, c’est moi.

« Un cri répondit au mien.

« La porte s’ouvrit.

« Gabriel Lambert s’était élancé de son siège.

« Il était debout au milieu de son cachot, pâle, les cheveux hérissés, les yeux fixes, les lèvres tremblantes, n’osant risquer une interrogation.

« — Eh… bien ! murmura-t-il.

« — J’ai vu le roi, il vous fait grâce de la vie.

« Gabriel jeta un second cri, étendit les bras comme pour chercher un appui, et tomba évanoui près de son père qui s’était levé à son tour, et qui n’étendit même pas les bras pour le soutenir.

« Je me penchai pour secourir ce malheureux.

« — Un instant, dit le vieillard en m’arrêtant, mais à quelle condition ?

« — Comment, comment, à quelle condition ?

« — Oui, vous avez dit que le roi lui faisait grâce de la vie, à quelle condition lui fait-il cette grâce ?

« Je cherchais un biais.

« — Ne mentez pas, monsieur, dit le vieillard, à quelle condition ?

« — La peine est commuée en celle des travaux forcés à perpétuité.

« — C’est bien, dit le père, je m’en doutais que c’était pour cela qu’il voulait vous parler seul, l’infâme ?

« Et, se redressant de toute sa hauteur, il alla d’un pas ferme prendre son bâton qui était dans un coin.

« — Que faites-vous ? lui demandai-je.

« — Il n’a plus besoin de moi, dit-il. J’étais venu pour le voir mourir et non pour le voir marquer. L’échafaud le purifiait, le lâche a préféré le bagne.

« J’apportais ma bénédiction au guillotiné, je donne ma malédiction au forçat.

« — Mais, monsieur…, repris-je.

« — Laissez-moi passer, dit le vieillard en étendant le bras vers moi avec un air de si suprême dignité que je m’écartai sans essayer de le retenir davantage par une seule parole.

« Il s’éloigna d’un pas grave et lent, et disparut dans le corridor, sans retourner la tête pour voir une seule fois son fils.

« Il est vrai que lorsque Gabriel revint à lui, il ne demanda pas même où était son père.

« Je quittai ce malheureux avec le plus profond dégoût qu’un homme m’ait jamais inspiré.

« Je lus le surlendemain dans le Moniteur la commutation de peine.

« Puis je n’entendis plus parler de rien, et j’ignore vers quel bagne il a été acheminé. »

Là se terminait la narration de Fabien.

XVIII

Le pendu.


En revenant, vers la fin du mois de juin 1841, de l’un de mes voyages d’Italie, je trouvai, comme d’habitude, une masse de lettres qui m’attendaient.

En général, et pour l’édification de ceux qui m’écrivent, j’avouerai qu’en pareil cas le dépouillement est bientôt fait.

Les lettres dont je reconnais l’écriture pour venir d’une main amie sont mises à part et lues ; les autres sont impitoyablement jetées au feu.

Cependant une de ces lettres, timbrée de Toulon, et dont l’écriture ne me rappelait aucun souvenir, obtint grâce, m’ayant frappé par sa singulière suscription.

Cette suscription était ainsi conçue :

« — Monsieur Alexandre Dumas, hoteur drammatique an Europe, voire en passant à l’hotel de Paris s’il n’y serait pas. »

Je décachetai la lettre et cherchai le nom du flatteur qui me l’avait écrite : elle était signée Rossignol. Au premier abord, le nom me resta aussi inconnu que l’écriture.

Mais en rapprochant ce nom du timbre, je commençai à voir clair dans mes souvenirs ; les premiers mots, au reste, fixèrent tous mes doutes.

Elle venait de l’un des douze forçats qui avaient été à mon service lorsque j’habitais ma petite bastide au fort Lamalgue. Comme cette lettre a non-seulement rapport à l’histoire que je viens de raconter, mais encore en est le complément, je la mettrai purement et simplement sous les yeux du lecteur, en lui faisant grâce des fautes d’orthographe dont il a vu un échantillon dans l’adresse, et qui en déparaient le style.

« Monsieur Dumas,

« Pardonnez à un homme que ses malheurs ont momentanément séparé de la société (je suis ici à temps, comme vous savez) l’audace qu’il prend de vous écrire ; mais son intention lui servira d’excuse près de vous, je l’espère, attendu que ce qu’il fait en ce moment, il le fait dans l’espérance de vous être agréable. »


Comme on le voit la préface était encourageante ; aussi je continuai.


« Il n’est pas que vous ne vous rappeliez Gabriel Lambert, celui qu’on appelait le Docteur ; vous savez bien, le même qui n’a pas voulu aller chercher au cabaret du fort Lamalgue le fameux déjeuner que vous avez eu la bonté de nous offrir ?

« L’imbécile !

« Vous devez vous le rappeler, car vous l’aviez reconnu pour l’avoir vu autrefois dans le beau monde, et lui aussi vous avait reconnu, que vous en étiez si fort préoccupé que vous en avez écrasé de questions ce pauvre père Chiverny, le garde-chiourme, qui, avec son air méchant, est un brave homme tout de même.

« Eh bien donc ! voilà ce que j’avais à vous dire sur Gabriel Lambert ; écoutez bien.

« Depuis son arrivée à l’établissement, Gabriel Lambert avait pour camarade de chaîne un bon garçon, nommé Accacia, qui était chez nous pour une fadaise.

« Dans une dispute qu’il avait eue avec des camarades, il avait donné, sans le faire exprès, en gesticulant, un coup de couteau à son meilleur ami, ce qui lui en a fait pour dix ans, attendu que son meilleur ami en était mort, ce dont le pauvre Accacia n’a jamais pu se consoler.

« Mais les juges avaient pris en considération son innocence, et, comme je vous l’ai dit, quoique son imprudence eût causé la mort d’un homme, ils lui avaient donné du bonnet rouge seulement.

« Quatre ans après votre passage à Toulon, c’est-à-dire en 1838, Accacia nous fit donc un beau matin ses adieux.

« Justement, la veille, mon camarade de chaîne avait claqué.

« Il résulta de ce double événement de départ et de mort que, Gabriel et moi nous trouvant seuls, on nous accoupla ensemble.

« Si vous vous en souvenez, Gabriel n’avait pas l’abord gracieux. La nouvelle que j’allais être rivé à lui ne me fut donc agréable que tout juste, comme on dit.

« Cependant je réfléchis que je n’étais pas à Toulon pour y avoir toutes mes aises, et comme je suis philosophe j’en pris mon parti.

« Le premier jour il ne m’ouvrit pas la bouche, ce qui ne laissa pas que de m’ennuyer fort, attendu que je suis causeur de mon naturel : cela m’inquiétait d’autant plus, qu’Accacia m’avait déjà plus d’une fois parlé de l’infirmité qu’il avait d’être accouplé à un muet.

« Je pensai que moi qui y suis pour vingt ans, et qui, par conséquent, avais encore dix ans à faire, — mon jugement, jugement bien injuste, allez, et que j’aurais bien certainement fait casser si j’avais eu des protections, étant du 24 octobre 1828, — j’allais passer dix années peu récréatives.

« Je m’ingéniai donc pendant la nuit sur ce que je devais faire, et, me rappelant le moyen qu’avait employé le renard pour faire parler le corbeau :

« — M. Gabriel, lui dis-je quand le jour fut venu, me permettrez-vous de m’informer ce matin de l’état de votre santé ?

« Il me regarda avec étonnement, ne sachant pas si je parlais sérieusement ou si je me moquais de lui.

« Je conservai la plus grande gravité.

« — Comment, de ma santé ? répondit-il.

« C’était, comme vous le voyez, déjà quelque chose. Je lui avais fait desserrer les dents.

« — Oui, de l’état de votre santé, repris-je, vous m’avez paru passer une mauvaise nuit.

« Il poussa un soupir.

« — Oui, mauvaise, reprit-il, mais c’est comme cela que je les passe toutes.

« — Diable ! repris-je.

« Sans doute il se trompa au sens de mon exclamation, car, après un moment de silence, il reprit :

« — Cependant, soyez tranquille, quand je ne dormirai point, je tâcherai de me tenir tranquille et de ne point vous réveiller.

« — Oh ! ne vous donnez pas tant de peine pour moi, M. Lambert, repris-je, je suis si honoré d’être votre camarade de chaîne, que je passerai volontiers par-dessus quelques petits inconvénients.

« Gabriel me regarda avec un nouvel étonnement.

« Ce n’était pas ainsi que s’y était pris Accacia pour le faire parler ; il l’avait battu jusqu’à ce qu’il parlât ; mais quoiqu’il fût arrivé à un résultat, ce résultat n’avait jamais été bien satisfaisant, et il y avait toujours eu du froid entre eux.

« — Pourquoi me parlez-vous ainsi, mon ami ? me demanda Gabriel Lambert.

« — Parce que je sais à qui je parle, monsieur, et que je ne suis pas un goujat, je vous prie de le croire.

« Gabriel me regarda de nouveau d’un air défiant, mais je lui souris avec tant d’amabilité, qu’une partie de ses doutes parut s’évanouir.

« L’heure du déjeuner arriva. On nous servit comme d’habitude notre gamelle pour deux, mais au lieu de plonger à l’instant même ma cuiller dans la soupe, j’attendis respectueusement qu’il eût fini pour commencer. Cette dernière attention le toucha au point qu’il me laissa non-seulement la plus grosse part, mais encore les meilleurs morceaux.

« Je vis qu’il y avait tout à gagner dans ce monde à être poli.

« Bref, au bout de huit jours, à part un certain air de supériorité qui ne le quitta jamais, nous étions les meilleurs amis du monde.

« Malheureusement, je n’avais pas beaucoup gagné à faire parler mon compagnon : sa conversation était des plus mélancoliques, et il fallait véritablement toute la gaieté naturelle dont la Providence m’a doué pour que je ne me perdisse pas moi-même à une pareille école.

« Je passai deux ans ainsi pendant lesquels il alla toujours s’assombrissant.

« De temps en temps je m’apercevais qu’il voulait me faire une confidence.

« Je le regardais alors de l’air le plus ouvert que je pouvais prendre afin de l’encourager ; mais sa bouche à moitié ouverte se refermait, et je voyais que la chose était encore remise à un autre jour.

« Je cherchais quelle sorte de confidence cela pouvait être, et c’était toujours une occupation qui me distrayait un peu, lorsqu’une fois que nous marchions côte à côte d’une voiture chargée de vieux canons qu’on enlevait pour la refonte et qui pesait bien dix mille, je le vis s’approcher d’elle et regarder la roue d’une certaine façon qui voulait dire :

« — Si je n’étais pas un poltron, je mettrais ma tête là-dessous et tout serait dit.

« De ce moment je fus fixé. Le suicide est chose commune au bagne.

« Aussi un jour que nous travaillions sur le port et que, profitant de son isolement, je le vis me regarder de sa façon accoutumée, je résolus d’en finir cette fois-là avec ses scrupules. Il faut vous dire qu’au bout du compte il était assommant et que je commençais à en avoir par-dessus les oreilles, de sorte que je n’aurais pas été fâché de m’en trouver débarrassé d’une façon ou de l’autre.

« — Eh bien ! lui dis-je, voyons, qu’avez-vous à me regarder ainsi ?

« — Moi ? rien, me répondit-il.

« — Si fait, lui dis-je.

« — Tu te trompes.

« — Je me trompe si peu que si vous le voulez je vous le dirai, moi, ce que vous avez.

« — Toi ?

« — Moi, moi.

« — Eh bien ! dis.

« — Vous avez que vous voudriez bien vous détruire, seulement vous avez peur de vous faire du mal.

« Il devint blanc comme linge.

« — Et qui a pu te dire cela ?

« — Je l’ai deviné.

« — Eh bien oui, Rossignol, tu as raison, et c’est la vérité ; je voudrais me tuer, mais j’ai peur.

« — Allons donc, nous y voilà. Ça vous ennuie donc, le bagne ?

« — J’ai regretté vingt fois de ne pas avoir été guillotiné.

« — Chacun son goût.

« Moi, j’avoue que, quoique les jours qu’on passe ici ne soient pas filés d’or et de soie, j’aime encore mieux cela que Clamart.

« — Oui, mais toi !

« — Je comprends, vous vous trouvez déplacé, vous.

« C’est juste, quand on a eu cent mille livres de rente ou à peu près, quand on a roulé dans de beaux équipages, qu’on s’est habillé de drap fin et qu’on a fumé des cigares à quatre sous, c’est vexant de traîner le boulet, d’être vêtu de rouge et de chiquer du caporal ; mais, que voulez-vous ! faut être philosophe dans ce monde-ci, quand on n’a pas le courage de se signer à soi-même son passeport pour l’autre.

« Gabriel poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement.

« — N’as-tu donc jamais eu l’envie de te tuer, toi ? me demanda-t-il.

« — Ma foi, non.

« — Alors, tu n’as jamais songé, parmi les différents genres de mort, à celle qui devait être la moins douloureuse ?

« — Dame ! il y a toujours un moment qui doit être dur à passer ; cependant on dit que la pendaison a ses charmes.

« — Tu crois ?

« — Sans doute, que je le crois ; on dit même que c’est pour ça qu’on a inventé la guillotine. Un pendu, dont la corde avait cassé, en avait raconté, à ce qu’il paraît, des choses si agréables, que les condamnés avaient fini par aller à la potence comme s’ils allaient à la noce.

« — Vraiment ?

« — Vous comprenez que je n’en ai pas essayé, moi ; mais enfin, ici c’est une tradition.

« — De sorte que si tu avais résolu de te tuer, tu te pendrais ?

« — Certainement.

« Il ouvrit la bouche, je crois que c’était pour me demander de nous pendre ensemble ; mais sans doute il vit sur mon visage que je n’étais pas disposé à cette partie de plaisir ; car il garda un instant le silence.

« — Eh bien ! lui dis-je, êtes-vous décidé ?

« — Pas encore tout à fait ; car il me reste un espoir.

« — Lequel ?

« — C’est que je trouverai un de nos camarades qui, moyennant une lettre constatant que je me suis détruit moi-même, consentira à me tuer.

« En même temps il me regardait comme pour me demander si cette proposition ne m’allait pas.

« Je secouai la tête.

« — Oh ! non, lui dis-je, je ne donne pas là dedans, moi, et le raisiné me fait peur ; il fallait demander cela à Accacia, c’était pour un coup dans le genre de celui-là qu’il était ici, et peut-être qu’en prenant bien toutes ses précautions il eût accepté ; mais avec moi, cela est impossible.

« — Au moins une fois que je serai bien décidé à me tuer, tu m’aideras dans mon projet.

« — C’est-à-dire que je ne vous empêcherai pas de l’accomplir, voilà tout.

« Diable ! je ne suis qu’à temps, moi, et je ne veux pas me compromettre.

« Nous en restâmes là de la conversation.

« Près de six mois s’écoulèrent encore pendant lesquels il ne fut plus un instant question de rien entre nous.

« Cependant je voyais Gabriel de plus en plus triste, et je me doutais qu’il essayait de se familiariser avec son projet.

« Quant à moi, comme ses réflexions ne m’égayaient pas le moins du monde, j’avais hâte, je l’avoue, qu’il prît un parti.

« Enfin un matin, après une nuit passée tout entière à se tourner et à se retourner, il se leva plus pâle encore que d’habitude, et comme il ne touchait pas à son déjeuner, et que je lui demandais s’il était malade :

« — Ce sera pour aujourd’hui, me dit-il.

« — Ah ! ah ! lui répondis-je, décidément ?

« — Sans remise.

« — Et vous avez pris toutes vos précautions ?

« — N’as-tu pas vu qu’hier j’ai écrit un billet à la cantine ?

« — Oui, mais je n’ai pas eu l’indiscrétion de regarder.

« — Le voilà.

« Il me donna un petit papier plié. Je l’ouvris et je lus :

« La vie du bagne m’étant devenue insupportable, je suis décidé à me pendre demain, 5 juin 1841.

« Gabriel Lambert. »

« — Eh bien ! me dit-il, comme satisfait de la preuve de courage qu’il me donnait, tu vois bien que ma décision est prise, et que mon écriture n’est pas tremblée.

« — Oui, je vois bien cela, répondis-je, mais avec ce billet-là vous m’en donnez au moins pour un mois de cachot.

« — Pourquoi ?

« — Parce que rien ne dit que je ne vous ai pas aidé dans votre projet, et que je ne vous laisserai pendre, je vous en préviens, qu’à la condition qu’il ne me reviendra point de mal, à moi.

« — Comment faire, alors ? me dit-il.

« — Écrire un autre billet autrement conçu, d’abord.

« — Conçu en quels termes ?

« — Dans ceux-ci, à peu près, tenez :


« Aujourd’hui, 5 juin 1841, pendant l’heure de repos que l’on nous accorde, tandis que mon camarade Rossignol dormira, je compte exécuter la résolution que j’ai prise depuis longtemps de me suicider, la vie du bagne m’étant devenue insupportable.

« J’écris cette lettre afin que Rossignol ne soit aucunement inquiété.

« Gabriel Lambert. »

« Gabriel approuva la rédaction, écrivit la lettre et la mit dans sa poche.

« Le même jour, en effet, et comme midi venait de sonner, Gabriel, qui ne m’avait pas dit un mot depuis le matin, me demanda si je connaissais un endroit propre à mettre à exécution le projet qu’il avait arrêté. Je vis bien qu’il barguignait, et que ça ne serait pas encore pour tout de suite si je ne l’aidais pas.

« — J’ai votre affaire, lui dis-je en faisant un signe de la tête.

« Après cela, si vous n’êtes pas encore bien décidé, remettez la chose à un autre jour.

« — Non, dit-il en faisant un violent effort sur lui-même, non, j’ai dit que ce serait pour aujourd’hui, ce sera pour aujourd’hui.

« — Le fait est, répondis-je négligemment, que lorsqu’on a pris ce parti-là, plus tôt on l’exécute, mieux cela vaut.

« — Conduis-moi donc, me dit Gabriel.

« Nous nous mîmes en route ; il se faisait traîner, mais je n’avais pas l’air d’y faire attention.

« Plus nous approchions de l’endroit qu’il connaissait aussi bien que moi, plus il faisait le clampin. Je n’avais l’air de rien voir, je marchais toujours.

« — Oui, c’est bien là, murmura-t-il quand nous fûmes arrivés.

« Preuve qu’il avait vu comme moi que l’endroit était bien gentil pour la chose.

« En effet, près d’une de ces grandes piles de planches carrées que vous connaissez, poussait un mûrier magnifique.

« Je pouvais avoir l’air de dormir à l’ombre de la pile de bois, et lui, pendant ce temps, pouvait se pendre au mûrier.

« — Eh bien ! lui dis-je, que pensez-vous de l’endroit ?

« Il était pâle comme la mort.

« — Allons, repris-je, je vois bien que ce ne sera pas encore pour aujourd’hui.

« — Tu te trompes, répondit-il, ma résolution est prise ; seulement il me manque une corde.

« — Comment, lui dis-je, vous ne connaissez pas l’endroit ?

« — Quel endroit ?…

« — L’endroit où vous avez caché ce bout de fil de caret que vous avez mis dans votre poche un jour que nous traversions la corderie.

« — En effet, dit-il en balbutiant, je crois que c’est ici que je l’avais déposé.

« — Tenez, là, lui dis-je en lui montrant du doigt l’endroit de la pile de bois où je lui avais vu, quinze jours auparavant, fourrer l’objet demandé.

« Il s’inclina, introduisit sa main dans une des ouvertures.

« — Dans l’autre, lui dis-je, dans l’autre.

« En effet, il fouilla dans l’autre et en tira une jolie petite corde de trois brasses de long.

« — Sacristi ! lui dis-je, voilà qui ferait venir l’eau à la bouche.

« — Maintenant que faut-il que je fasse ? me demanda-t-il.

« — Priez-moi tout de suite de vous préparer la chose, ce sera plus tôt fait.

« — Eh bien ! oui, dit-il, tu me ferais plaisir.

« — Je vous ferais plaisir, en vérité ?

« — Oui.

« — Vous m’en priez ?

« — Je t’en prie.

« — Allons, je n’ai rien à refuser a un camarade.

« Je fis à la cordelette un joli petit nœud coulant, je rattachai à une des branches les plus fortes et les plus élevées, et j’approchai du tronc du mûrier une bûche que je mis debout et qu’il n’avait plus qu’à pousser du pied pour mettre deux pieds de vide entre lui et la terre.

« C’était certes plus qu’il n’en fallait à un honnête homme pour se pendre.

« Pendant tout ce temps, lui me regardait faire.

« Il n’était plus pâle, il était couleur de cendre.

« Quand ce fut achevé :

« — Voilà ! lui dis-je, la grosse ouvrage est faite ; maintenant avec un brin de résolution, ce sera fini en une seconde.

« — Cela est bien aisé à dire, murmura-t-il.

« — Après ça, repris-je, vous savez bien que ce n’est pas moi qui vous y pousse ; au contraire, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous en empêcher.

« — Oui… mais moi je le veux, dit-il en montant résolument sur sa bûche.

« — Eh bien ! mais attendez donc, attendez donc que je me couche, moi.

« — Couche-toi, me dit-il.

« Je me couchai.

« — Adieu, Rossignol, me dit-il.

« Et il passa sa tête dans le nœud coulant.

« — Eh bien ! ôtez donc votre cravate, lui dis-je, vous allez vous pendre avec votre cravate ? Eh bien ! bon, ça sera du nouveau.

« — C’est vrai, murmura-t-il.

« Et il ôta sa cravate.

« — Adieu, Rossignol, reprit-il une seconde fois.

« — Adieu, M. Lambert, bien du courage, je vais fermer les yeux pour ne pas voir cela.

« En effet, c’est terrible à voir…

« Dix secondes s’écoulèrent pendant que je fermais les yeux ; mais rien ne m’indiquait qu’il se passât quelque chose de nouveau.

« Je les rouvris. Il avait toujours le cou passé dans le nœud coulant ; mais ce n’était déjà plus un homme pour la couleur, c’était un cadavre.

« — Eh bien ! lui dis-je.

« Il poussa un soupir.

« — Le père Chiverny ! m’écriai-je en fermant les yeux et en faisant un mouvement qui, je crois, fit tomber la bûche.

« — À l’aide, au se… ! essaya de s’écrier Lambert ; mais la voix s’éteignit étranglée dans son gosier.

« — Je sentis des mouvements convulsifs qui faisaient trembler l’arbre, quelque chose comme un râle…

« Puis au bout d’une minute tout s’éteignit.

« Je n’osais pas bouger, je n’osais pas ouvrir les yeux, je faisais semblant de dormir ; j’avais vu le père Chiverny, vous savez bien, le garde-chiourme ? venir de mon côté, j’entendais le bruit des pas qui s’approchait ; enfin je sentis qu’on me donnait un violent coup de pied dans les reins.

« — Eh ! qu’est-ce qu’il y a, les autres ? dis-je en me retournant et en faisant semblant de m’éveiller.

« — Il y a que pendant que tu dors, fainéant, ton camarade s’est pendu.

« — Quel camarade ? tiens, c’est vrai, fis-je comme si j’ignorais tout ce qui s’était passé.

« Avez-vous jamais vu un pendu, M. Dumas, c’est fort laid. Gabriel surtout était affreux. Il faut croire qu’il s’était fort débattu, car il était tout défiguré ; les yeux lui sortaient de la tête, la langue lui sortait de la bouche, et il se tenait cramponné de ses deux mains à la corde comme s’il eût essayé de remonter.

« Il paraît que ma figure exprima un tel étonnement que l’on crut à mon ignorance de la chose.

« D’ailleurs on fouilla dans la poche de Gabriel, et on y trouva le petit papier qui me déchargeait entièrement.

« On dépendit le cadavre, on le mit sur une civière et on nous ramena l’un et l’autre à l’infirmerie.

« Puis on alla prévenir l’inspecteur ; pendant ce temps je restai près du corps de mon compagnon, auquel j’étais enchaîné.

« Au bout d’un quart d’heure, l’inspecteur entra, il examina le cadavre, écouta le rapport du père Chiverny et m’interrogea.

« Puis, recueillant toute sa sagesse pour porter un jugement :

« — L’un au cimetière, l’autre au cachot.

« — Mais, mon inspecteur !… m’écriai-je.

« — Pour quinze jours, dit-il.

« Je me tus.

« J’avais peur de faire doubler la peine, ce qui arrive ordinairement quand on réclame.

« On me dériva et l’on me mit au cachot, où je restai quinze jours.

« En sortant, on m’appareilla avec Perce-oreille, un bon garçon que vous ne connaissez pas, et qui cause au moins, celui-là.

« Voilà, M. Dumas, les détails que j’avais bien respectueusement l’intention de vous donner, persuadé qu’ils devaient vous être agréables. Si j’ai réussi, écrivez, je vous prie, à notre bon docteur Lauvergne, de me donner, de votre part, une livre de tabac.

« J’ai l’honneur d’être, avec un très-profond respect,

« Monsieur,

« Votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« Rossignol,
« en résidence à Toulon. »

XIX

Procès-verbal.


Au mois d’octobre mil huit cent quarante-deux je repassai à Toulon.

Je n’avais pas oublié l’étrange histoire de Gabriel Lambert, et j’étais curieux de savoir si les choses s’étaient passées comme mon correspondant Rossignol me les avait écrites.

J’allai faire une visite au commandant du port.

Malheureusement il avait été changé sans que j’en susse rien.

Son successeur ne m’en reçut pas moins à merveille, et comme, dans la conversation, il me demandait s’il pouvait m’être bon à quelque chose, je lui avouai que ma visite n’était pas tout à fait désintéressée, et que je désirais savoir ce qu’était devenu un forçat nommé Gabriel Lambert.

Il fit aussitôt appeler son secrétaire ; c’était un jeune homme qu’il avait amené avec lui et qui n’était à Toulon que depuis un an.

— Mon cher M. Durand, lui dit-il, informez-vous si le condamné Gabriel Lambert est toujours ici, puis revenez nous dire ce qu’il fait et quelles sont les notes qui le concernent.

Le jeune homme sortit, et dix minutes après rentra avec un registre tout ouvert.

— Tenez, monsieur, me dit-il, si vous voulez prendre la peine de lire ces quelques lignes, vous serez parfaitement satisfait.

Je m’assis devant la table où il avait posé le registre, et je lus :


« Ce jourd’hui cinq juin mil huit cent quarante et un, moi, Laurent Chiverny, surveillant de première classe, faisant ma tournée dans le chantier, pendant l’heure de repos accordée aux condamnés à cause de la grande chaleur du jour, déclare avoir trouvé le nommé Gabriel Lambert, condamné aux travaux forcés à perpétuité, pendu à un mûrier, à l’ombre duquel dormait, ou faisait semblant de dormir, son compagnon de chaîne, André Toulman, surnommé Rossignol.

« A cet aspect, mon premier soin fut de réveiller ce dernier, qui manifesta la plus grande surprise de cet événement, et affirma n’en être aucunement complice. En effet, après qu’on eut détaché le cadavre, on le fouilla et l’on trouva dans sa poche un billet écrit de sa main et conçu en ces termes :

« Aujourd’hui cinq juin mil huit cent quarante et un, pendant l’heure de repos qu’on nous accorde, et tandis que mon camarade Rossignol dormira, je compte exécuter la résolution que j’ai prise depuis longtemps de me suicider, la vie du bagne m’étant devenue insupportable.

« J’écris cette lettre afin que Rossignol ne soit aucunement inquiété.

« Gabriel Lambert. »

« Cependant, comme le condamné était connu pour son excessive lâcheté, et qu’il parait difficile qu’il se fût pendu sans l’aide de son compagnon, auquel il était attaché par une chaîne de deux pieds et demi seulement, j’ai l’honneur de proposer à M. l’inspecteur d’envoyer, pour un mois, André Toulman, dit Rossignol, au cachot.

« Laurent Chiverny,
« surveillant de 1re classe.  »


Au-dessous étaient écrites d’une autre écriture, et signées d’un simple parafe, les deux lignes suivantes :


« Faire enterrer ce soir le nommé Gabriel Lambert, et envoyer à l’instant même, et pour un mois, le nommé Rossignol au cachot.

« V. B. »


Je pris copie de ce procès-verbal, et je le mets sans y changer un mot sous les yeux de mes lecteurs, qui y trouveront, avec la confirmation de ce que m’avait écrit Rossignol, le dénoûment naturel et complet de l’histoire que je viens de leur raconter.

J’ajouterai seulement que j’admirai la perspicacité de l’honorable surveillant, maître Laurent Chiverny, qui avait deviné qu’au moment où l’on retrouva le cadavre de Gabriel Lambert, son compagnon André Toulman, dit Rossignol, paraissait dormir, mais ne dormait pas.



FIN.