CINQUIÈME PARTIE.
À Rome derrière le Colysée. Il commence à faire nuit.

Scène PREMIÈRE.


GABRIEL, en homme
(Costume noir élégant et sévère, l’épée au côté. Il tient une lettre ouverte.)

Le pape m’accorde enfin cette audience, et en secret, comme je la lui ai demandée ! Mon Dieu ! protége-moi, et fais qu’Astolphe du moins soit satisfait de son sort ! Je t’abandonne le mien, ô Providence, destinée mystérieuse ! (Six heures sonnent à une église.) Voici l’heure du rendez-vous avec le saint-père. Ô Dieu ! pardonne-moi cette dernière tromperie. Tu connais la pureté de mes intentions. Ma vie est une vie de mensonge, mais ce n’est pas moi qui l’ai faite ainsi, et mon cœur chérit la vérité !…

(Il agrafe son manteau, enfonce son chapeau sur ses yeux, et se dirige vers le Colysée. Antonio, qui vient d’en sortir, lui barre le passage.)


Scène II.


GABRIEL, ANTONIO.
ANTONIO, masqué.

Il y a assez long-temps que je cours après vous, que je vous cherche et que je vous guette. Je vous tiens enfin ; cette fois, vous ne m’échapperez pas. (Gabriel veut passer outre ; Antonio l’arrête par le bras.)

GABRIEL, se dégageant.

Laissez-moi, monsieur, je ne suis pas des vôtres.

ANTONIO, se démasquant.

Je suis Antonio, votre serviteur et votre ami. J’ai à vous parler ; veuillez m’entendre.

GABRIEL.

Cela m’est tout-à-fait impossible. Une affaire pressante me réclame. Je vous souhaite le bonsoir. (Il veut continuer ; Antonio l’arrête encore.)

ANTONIO.

Vous ne me quitterez pas sans me donner un rendez-vous et sans m’apprendre votre demeure. J’ai eu l’honneur de vous dire que je voulais vous parler en particulier.

GABRIEL.

Arrivé depuis une heure à Rome, j’en repars à l’instant même. Adieu.

ANTONIO.

Arrivé à Rome depuis trois mois, vous ne repartirez pas sans m’avoir entendu.

GABRIEL.

Veuillez m’excuser, nous n’avons rien de particulier à nous dire, et je vous répète que je suis pressé de vous quitter.

ANTONIO.

J’ai à vous parler d’Astolphe. Vous m’entendrez.

GABRIEL.

Eh bien ! dans un autre moment. Cela ne se peut aujourd’hui.

ANTONIO.

Enseignez-moi donc votre demeure.

GABRIEL.

Je ne le puis.

ANTONIO.

Je la découvrirai.

GABRIEL.

Vous voulez m’entretenir malgré moi ?

ANTONIO.

J’y parviendrai. Vous aurez plus tôt fini de m’entendre ici, à l’instant même. J’aurai dit en deux mots.

GABRIEL.

Eh bien ! voyons ces deux mots ; je n’en écouterai pas un de plus.

ANTONIO.

Prince de Bramante, votre altesse est une femme. (À part.) C’est cela ! payons d’audace !

GABRIEL, à part.

Juste ciel ! Astolphe l’a dit ! (Haut) Que signifie cette sottise ? J’espère que c’est une plaisanterie de carnaval ?

ANTONIO.

Sottise ? le mot est leste ! Si vous n’étiez pas une femme, vous n’oseriez pas le répéter.

GABRIEL, à part.

Il ne sait rien ! piége grossier ! (Haut.) Vous êtes un sot, aussi vrai que je suis un homme.

ANTONIO.

Comme je n’en crois rien…

GABRIEL.

Vous ne croyez pas être un sot ; je veux vous le prouver.

(Il lui donne un soufflet.)
ANTONIO.

Halte-là ! mon maître ! Si ce soufflet est de la main d’une femme, je le punirai par un baiser ; mais si vous êtes un homme, vous m’en rendrez raison.

GABRIEL, mettant l’épée à la main.

Tout de suite.

ANTONIO, tire son épée.

Un instant ! Je dois vous dire d’abord ce que je pense ; il est bon que vous ne vous y mépreniez pas. En mon ame et conscience, depuis le jour où pour la première fois je vous vis habillé en femme à un souper chez Ludovic, je n’ai pas cessé de croire que vous étiez une femme. Votre taille, votre figure, votre réserve, le son de votre voix, vos actions et vos démarches, l’amitié ombrageuse d’Astolphe, qui ressemble évidemment à l’amour et à la jalousie, tout m’a autorisé à penser que vous n’étiez pas déguisé chez Ludovic et que vous l’êtes maintenant…

GABRIEL.

Monsieur, abrégeons ; vous êtes fou. Vos commentaires absurdes m’importent peu, nous devons nous battre ; je vous attends.

ANTONIO.

Oh ! un peu de patience, s’il vous plaît. Quoiqu’il n’y ait guère de chances pour que je succombe, je puis périr dans ce combat ; je ne veux pas que vous emportiez de moi l’idée que j’aie voulu faire la cour à un garçon ; ceci ne me va nullement. De mon côté, je désire, moi, ne pas conserver l’idée que je me bats avec une femme, car cette idée me donnerait un trop grand désavantage. Pour remédier au premier cas, je vous dirai que j’ai appris dernièrement, par hasard, sur votre famille, des particularités qui expliqueraient fort bien une supposition de sexe pour conserver l’héritage du majorat.

GABRIEL.

C’est trop, monsieur ! Vous m’accusez de mensonge et de fraude. Vous insultez mes parens ! C’est à vous maintenant de me rendre raison. Défendez-vous.

ANTONIO.

Oui, si vous êtes un homme, je le veux ; car, dans ce cas, vous avez en tout temps trop mal reçu mes avances pour que je ne vous doive pas une leçon. Mais, comme je suis incertain sur votre sexe (oui, sur mon honneur ! à l’heure où je parle, je le suis encore !), nous nous battrons, s’il vous plaît, l’un et l’autre à poitrine découverte. (Il commence à déboutonner son pourpoint.) Veuillez suivre mon exemple.

GABRIEL.

Non, monsieur ; il ne me plaît pas d’attraper un rhume pour satisfaire votre impertinente fantaisie. Chercher à vous ôter de tels soupçons par une autre voie que celle des armes, serait avouer que ces soupçons ont une sorte de fondement, et vous n’ignorez pas que faire insulte à un homme parce qu’il n’est ni grand ni robuste, est une lâcheté insigne. Gardez votre incertitude, si bon vous semble, jusqu’à ce que vous ayez reconnu, à la manière dont je me sers de mon épée, si j’ai le droit de la porter.

ANTONIO, à part.

Ceci est le langage d’un homme pourtant !… (Haut.) Vous savez que j’ai acquis quelque réputation dans les duels ?

GABRIEL.

Le courage fait l’homme, et la réputation ne fait pas le courage.

ANTONIO.

Mais le courage fait la réputation… Êtes-vous bien décidé ?… Tenez ! vous m’avez donné un soufflet, et des excuses ne s’acceptent jamais en pareil cas… pourtant, je recevrai les vôtres si vous voulez m’en faire… car je ne puis m’ôter de l’idée…

GABRIEL.

Des excuses ? Prenez garde à ce que vous dites, monsieur, et ne me forcez pas à vous frapper une seconde fois…

ANTONIO.

Oh ! oh ! c’est trop d’outrecuidance !… En garde !… Votre épée est plus courte que la mienne. Voulez-vous que nous changions ?

GABRIEL.

J’aime autant la mienne.

ANTONIO.

Eh bien ! nous tirerons au sort…

GABRIEL.

Je vous ai dit que j’étais pressé ; défendez-vous donc ! (Il attaque.)

ANTONIO, à part, mais parlant tout haut.

Si c’est une femme, elle va prendre la fuite !… (Il se met en garde.) Non… Poussons-lui quelques bottes légères… Si je lui fais une égratignure, il faudra bien ôter le pourpoint… (Le combat s’engage.) Mille diables ! c’est là le jeu d’un homme ! Il ne s’agit plus de plaisanter. Faites attention à vous, prince ! je ne vous ménage plus !

(Ils se battent quelques instans ; Antonio tombe grièvement blessé.)
GABRIEL, relevant son épée.

Êtes-vous content, monsieur ?

ANTONIO.

On le serait à moins ! et, maintenant, il ne m’arrivera plus, je pense, de vous prendre pour une femme !… On vient par ici, sauvez-vous, prince !… (Il essaie de se relever.)

GABRIEL.

Mais vous êtes très mal !… Je vous aiderai…

ANTONIO.

Non, ceux qui viennent me porteront secours, et pourraient vous faire un mauvais parti. Adieu ! j’eus les premiers torts, je vous pardonne les vôtres. Votre main ?

GABRIEL.

La voici.

(Ils se serrent la main. Le bruit des arrivans se rapproche. Antonio fait signe à Gabriel de s’enfuir. Gabriel hésite un instant et s’éloigne.)

ANTONIO.

C’est pourtant bien là la main d’une femme ! Femme ou diable, il m’a fort mal arrangé !… Mais je ne me soucie pas qu’on sache cette aventure, car le ridicule aussi bien que le dommage est de mon côté. J’aurai assez de force pour gagner mon logis… Voilà pour moi un carnaval fort maussade !…

(Il se traîne péniblement, et disparaît sous les arcades du Colysée.)

Scène III.


ASTOLPHE, LE PRÉCEPTEUR.
ASTOLPHE, en domino, le masque à la main.

Je me fie à vous, Gabrielle m’a dit cent fois que vous étiez un honnête homme. Si vous me trahissez… qu’importe ? je ne puis pas être plus malheureux que je ne le suis.

LE PRÉCEPTEUR.

Je me dis à peu près la même chose. Si vous me trahissiez indirectement en faisant savoir au prince que je m’entends avec vous, je ne pourrais pas être plus mal avec lui que je ne le suis, car il ne peut pas douter maintenant qu’au lieu de chercher à faire tomber Gabriel dans ses mains, je ne songe à le retrouver que pour le soustraire à ses poursuites.

ASTOLPHE.

Hélas ! tandis que nous la cherchons ici, Gabrielle est peut-être déjà tombée en son pouvoir. — Vieillard insensé ! qu’espère-t-il d’un pareil enlèvement ? Cette captivité ne peut rien changer à notre situation réciproque ; elle ne peut pas non plus être de longue durée. — Espère-t-il donc échapper à la loi commune et vivre au-delà du terme assigné par la nature ?

LE PRÉCEPTEUR.

Les médecins l’ont condamné il y a déjà six mois. Mais nous touchons à la fin de l’hiver ; et s’il résiste aux derniers froids, il pourra bien encore passer l’été.

ASTOLPHE.

Ce qu’il s’agit de savoir, c’est le lieu où Gabrielle est retirée ou captive. Si elle est captive, fiez-vous à moi pour la délivrer promptement.

LE PRÉCEPTEUR.

Dieu vous entende ! Vous savez que le prince, si Gabriel n’est pas retrouvé bientôt, est dans l’intention de vous citer comme assassin devant le conseil des huit.

ASTOLPHE.

Cette menace serait pour moi une preuve certaine que Gabrielle est en son pouvoir. Le lâche !

LE PRÉCEPTEUR.

J’ai des craintes encore plus graves…

ASTOLPHE.

Ne me les dites pas ; je suis assez découragé, depuis trois mois que je la cherche en vain.

LE PRÉCEPTEUR.

La cherchez-vous bien consciencieusement, mon cher seigneur Astolphe ?

ASTOLPHE, avec amertume.

Vous en doutez ?

LE PRÉCEPTEUR.

Hélas ! je vous rencontre en masque, courant le carnaval, comme si vous pouviez prendre quelque amusement…

ASTOLPHE.

Vous autres instituteurs d’enfans, vous commencez toujours par le blâme avant de réfléchir. Ne vous serait-il pas plus naturel de penser que j’ai pris un masque et que je cours toute la ville pour chercher plus à l’aise sans qu’on se défie de moi ? Le carnaval fut toujours une circonstance favorable aux amans, aux jaloux et aux voleurs.

LE PRÉCEPTEUR.

Ouvrez-moi votre ame toute entière, seigneur Astolphe. Gabrielle vous est-elle aussi chère que dans les premiers temps de votre union ?

ASTOLPHE.

Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait pour qu’on en doute ? Vous voulez donc ajouter à mes chagrins ?

LE PRÉCEPTEUR.

Dieu m’en préserve ! mais il m’a semblé, dans nos fréquens entretiens, qu’il se mêlait à votre affection pour elle des pensées d’une autre nature.

ASTOLPHE.

Lesquelles, selon vous ?

LE PRÉCEPTEUR.

Ne vous irritez pas contre moi ; je suis résolu à tout faire pour vous, vous le savez, mais je ne puis vous prêter mon ministère ecclésiastique et légal sans être bien certain que Gabrielle n’aura point à s’en repentir. Vous voulez engager votre cousine à contracter avec vous, en secret, un mariage légitime : c’est une résolution que, dans mes idées religieuses, je ne puis qu’approuver ; mais comme je dois songer à tout, et envisager les choses sous leurs divers aspects, je m’étonne un peu que, ne croyant pas à la sainteté de l’église catholique, vous ayez songé à provoquer cet engagement, auquel Gabrielle, dites-vous, n’a jamais songé, et auquel vous me chargez de la faire consentir.

ASTOLPHE.

Vous savez que je suis sincère, monsieur l’abbé Chiavari ; je ne puis vous cacher la vérité, puisque vous me la demandez. Je suis horriblement jaloux. J’ai été injuste, emporté, j’ai fait souffrir Gabrielle, et vous avez reçu ma confession entière à cet égard. Elle m’a quitté pour me punir d’un soupçon outrageant. Elle m’a pardonné pourtant, et elle m’aime toujours, puisqu’elle a employé mystérieusement plusieurs moyens ingénieux pour me conserver l’espoir et la confiance. Ce billet que j’ai reçu encore la semaine dernière, et qui ne contenait que ce mot : « Espère ! » était bien de sa main, l’encre était encore fraîche. Gabrielle est donc ici ! Oh ! oui, j’espère ! je la retrouverai bientôt, et je lui ferai oublier tous mes torts. Mais l’homme est faible, vous le savez, je pourrai avoir de nouveaux torts par la suite, et je ne veux pas que Gabrielle puisse me quitter si aisément. Ces épreuves sont trop cruelles, et je sens qu’un peu d’autorité, légitimée par un serment solennel de sa part, me mettrait à l’abri de ses réactions d’indépendance et de fierté.

LE PRÉCEPTEUR.

Ainsi, vous voulez être le maître ? Si j’avais un conseil à vous donner, je vous dissuaderais. Je connais Gabriel : on a voulu que j’en fisse un homme ; je n’ai que trop bien réussi. Jamais il ne souffrira un maître, et ce que vous n’obtiendrez pas par la persuasion, vous ne l’obtiendrez jamais. Il était temps que mon préceptorat finît. Croyez-moi, n’essayez pas de le ressusciter, et surtout ne vous en chargez pas. Gabriel ferait encore ce qu’il a déjà fait avec vous et avec moi ; il ne vous ôterait ni son affection ni son estime, mais il partirait un beau matin, comme un aigle brise la cage à moineaux où on l’a enfermé.

ASTOLPHE.

Quoique Gabrielle ne soit guère plus dévote que moi, un serment serait pour elle un lien invincible.

LE PRÉCEPTEUR.

Il ne vous en a donc jamais fait aucun ?

ASTOLPHE.

Elle m’a juré fidélité à la face du ciel.

LE PRÉCEPTEUR.

S’il a fait ce serment, il l’a tenu, et il le tiendra toujours.

ASTOLPHE.

Mais elle ne m’a pas juré obéissance.

LE PRÉCEPTEUR.

S’il ne l’a pas voulu, il ne le voudra pas, il ne le voudra jamais.

ASTOLPHE.

Il le faudra bien, pourtant ; je l’y contraindrai.

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne le crois pas.

ASTOLPHE.

Vous oubliez que j’en ai tous les moyens. Son secret est en ma puissance.

LE PRÉCEPTEUR.

Vous n’en abuserez jamais, vous me l’avez dit.

ASTOLPHE.

Je la menacerai !

LE PRÉCEPTEUR.

Vous ne l’effraierez pas. Il sait bien que vous ne voudrez pas déshonorer le nom que vous portez tous les deux.

ASTOLPHE.

C’est un préjugé de croire que la faute des pères rejaillisse sur les enfans.

LE PRÉCEPTEUR.

Mais ce préjugé règne sur le monde.

ASTOLPHE.

Nous sommes au-dessus de ce préjugé, Gabrielle et moi.

LE PRÉCEPTEUR.

Votre intention serait donc de dévoiler le mystère de son sexe ?

ASTOLPHE.

À moins que Gabrielle ne s’unisse à moi par des liens éternels.

LE PRÉCEPTEUR.

En ce cas, il cédera, car ce qu’il redoute le plus au monde, j’en suis certain, c’est d’être relégué par la force des lois dans le rang des esclaves.

ASTOLPHE.

C’est vous, monsieur Chiavari, qui lui avez mis en tête toutes ces folies, et je ne conçois pas que vous ayez dirigé son éducation dans ce sens. Vous lui avez forgé là un éternel chagrin. Un homme d’esprit et un honnête homme comme vous eût dû la détromper de bonne heure, et contrarier les intentions du vieux prince.

LE PRÉCEPTEUR.

C’est un crime dont je me repens, et dont rien n’effacera pour moi le remords ; mais les mesures étaient si bien prises, et l’élève mordait si bien à l’appât, que j’étais arrivé à me faire illusion à moi-même, et à croire que cette destinée impossible se réaliserait, dans les conditions prévues par son aïeul.

ASTOLPHE.

Et puis, vous preniez peut-être plaisir à faire une expérience philosophique. Eh bien ! qu’avez-vous découvert ? Qu’une femme pouvait acquérir par l’éducation autant d’intelligence, de mémoire et de courage qu’un homme ? Mais vous n’avez pas réussi à empêcher qu’elle eût un cœur plus tendre, et que l’amour ne l’emportât chez elle sur les chimères de l’ambition. Le cœur vous a échappé, monsieur l’abbé, vous n’avez façonné que la tête.

LE PRÉCEPTEUR.

Ah ! c’est là ce qui devrait vous rendre cette tête à jamais respectable et sacrée ! Tenez, je vais vous dire une parole imprudente, insensée, contraire à la foi que je professe, aux devoirs religieux qui me sont imposés. Ne contractez pas de mariage avec Gabrielle. Qu’elle vive et qu’elle meure travestie, heureuse et libre à vos côtés. Héritier d’une grande fortune, il vous y fera participer autant que lui-même. Amante chaste et fidèle, elle sera enchaînée au sein de la liberté par votre amour et le sien.

ASTOLPHE.

Ah ! si vous croyez que j’aie aucun regret à mes droits sur cette fortune, vous vous trompez et vous me faites injure. J’eus dans ma première jeunesse des besoins dispendieux ; je dépensai en deux ans le peu que mon père avait possédé, et que la haine du sien n’avait pu lui arracher. J’avais hâte de me débarrasser de ce misérable débris d’une grandeur effacée. Je me plaisais dans l’idée de devenir un aventurier, presque un lazzarone, et d’aller dormir, nu et dépouillé, au seuil des palais qui portaient le nom illustre de mes ancêtres. Gabriel vint me trouver. Il sauva son honneur et le mien en payant mes dettes. J’acceptai ses dons sans fausse délicatesse, et jugeant d’après moi-même à quel point son ame noble devait mépriser l’argent. Mais dès que je le vis satisfaire à mes dépenses effrénées sans les partager, j’eus la pensée de me corriger, et je commençai à me dégoûter de la débauche ; puis, quand j’eus découvert dans ce gracieux compagnon une femme ravissante, je l’adorai et ne songeai plus qu’à elle… Elle était prête alors à me restituer publiquement tous mes droits. Elle le voulait, car nous vécûmes chastes comme frère et sœur durant plusieurs mois, et elle n’avait pas la pensée que je pusse avoir jamais d’autres droits sur elle que ceux de l’amitié. Mais moi, j’aspirais à son amour. Le mien absorbait toutes mes facultés. Je ne comprenais plus rien à ces mots de puissance, de richesse et de gloire qui m’avaient fait faire en secret parfois de dures réflexions ; je n’éprouvais même plus de ressentiment ; j’étais prêt à bénir le vieux Jules pour avoir formé cette créature si supérieure à son sexe, qui remplissait mon ame d’un amour sans bornes, et qui était prête à le partager. Dès que j’eus l’espoir de devenir son amant, je n’eus plus une pensée, plus un désir pour d’autres que pour elle ; et quand je le fus devenu, mon être s’abîma dans le sentiment d’un tel bonheur, que j’étais insensible à toutes les privations de la misère. Pendant plusieurs autres mois, elle vécut dans ma famille sans que nous songeassions l’un ou l’autre à recourir à la fortune de l’aïeul. Gabrielle passait pour ma femme ; nous pensions que cela pourrait durer toujours ainsi, que le prince nous oublierait, que nous n’aurions jamais aucun besoin au-delà de l’aisance très bornée à laquelle ma mère nous associait ; et, dans notre ivresse, nous n’apercevions pas que nous étions à charge et entourés de malveillance. Quand nous fîmes cette découverte pénible, nous eûmes la pensée de fuir en pays étranger, et d’y vivre de notre travail, à l’abri de toute persécution. Mais Gabrielle craignit la misère pour moi, et moi je la craignis pour elle. Elle eut aussi la pensée de me réconcilier avec son grand’père et de m’associer à ses dons. Elle le tenta à mon insu, et ce fut en vain. Alors elle revint me trouver, et chaque année, depuis trois ans, vous l’avez vue passer quelques semaines au château de Bramante, quelques mois à Florence ou à Pise ; mais le reste de l’année s’écoulait au fond de la Calabre, dans une retraite sûre et charmante, où notre sort eût été digne d’envie, si une jalousie sombre, une inquiétude vague et dévorante, un mal sans nom que je ne puis m’expliquer à moi-même, ne fût venu s’emparer de moi. Vous savez le reste, et vous voyez bien que, si je suis malheureux et coupable, la cupidité n’a aucune part à mes souffrances et à mes égaremens.

LE PRÉCEPTEUR.

Je vous plains, noble Astolphe, et donnerais ma vie pour vous rendre ce bonheur que vous avez perdu ; mais il me semble que vous n’en prenez pas le chemin en voulant enchaîner le sort de Gabrielle au vôtre. Songez aux inconvéniens de ce mariage, et combien sa solidité sera un lien fictif. Vous ne pourrez jamais l’invoquer à la face de la société sans trahir le sexe de Gabriel, et, dans ce cas-là, Gabriel pourra s’y soustraire, car vous êtes proches parens, et, si le pape ne veut point vous accorder de dispenses, votre mariage sera annulé.

ASTOLPHE.

Il est vrai ; mais le prince Jules ne sera plus, et alors quel si grand inconvénient trouvez-vous à ce que Gabrielle proclame son sexe ?

LE PRÉCEPTEUR.

Elle n’y consentira pas volontiers ! Vous pourrez l’y contraindre, et peut-être, par grandeur d’ame, n’invoquera-t-elle pas l’annulation de ses engagemens avec vous. Mais vous, jeune homme, vous, qui aurez obtenu sa main par une sorte de transaction avec elle, sous promesse verbale ou tacite de ne point dévoiler son sexe, vous vous servirez pour l’y contraindre de cet engagement même que vous lui aurez fait contracter ?

ASTOLPHE.

À Dieu ne plaise, monsieur ! et je regrette que vous me croyiez capable d’une telle lâcheté. Je puis, dans l’emportement de ma jalousie, songer à faire connaître Gabrielle pour la forcer à m’appartenir ; mais du moment qu’elle sera ma femme, je ne la dévoilerai jamais malgré elle.

LE PRÉCEPTEUR.

Et qu’en savez-vous vous-même, pauvre Astolphe ? La jalousie est un égarement funeste dont vous ne prévoyez pas les conséquences. Le titre d’époux ne vous donnera pas plus de sécurité auprès de Gabrielle que celui d’amant, et alors, dans un nouvel accès de colère et de méfiance, vous voudrez la forcer publiquement à cette soumission qu’elle aura acceptée en secret.

ASTOLPHE.

Si je croyais pouvoir m’égarer à ce point, je renoncerais sur l’heure à retrouver Gabrielle, et je me bannirais à jamais de sa présence.

LE PRÉCEPTEUR.

Songez à le retrouver, pour le soustraire d’abord aux dangers qui le menacent, et puis vous songerez à l’aimer d’une affection digne de lui et de vous.

ASTOLPHE.

Vous avez raison, recommençons nos recherches ; séparons-nous. Tandis que, dans ce jour de fête, je me mêlerai à la foule pour tâcher d’y découvrir ma fugitive, vous, de votre côté, suivez dans l’ombre les endroits déserts, où quelquefois les gens qui ont intérêt à se cacher oublient un peu leurs précautions, et se promènent en liberté. Qu’avez-vous là sous votre manteau ?

LE PRÉCEPTEUR, posant Mosca sur le pavé.

Je me suis fait apporter ce petit chien de Florence. Je compte sur lui pour retrouver celui que nous cherchons. Gabriel l’a élevé, et cet animal avait un merveilleux instinct pour le découvrir, lorsque, pour échapper à ses leçons, l’espiègle allait lire au fond du parc. Si Mosca peut rencontrer sa trace, je suis bien sûr qu’il ne la perdra plus. Tenez, il flaire… il va de ce côté… (Montrant le Colysée.) Je le suis. Il n’est pas nécessaire d’être aveugle pour se faire conduire par un chien.

(Ils se séparent.)

Scène IV.


Devant un cabaret. — Onze heures du soir. — Des tables sont dressées sous une tente décorée de guirlandes de feuillages, et de lanternes de papier colorié. On voit passer des groupes de masques dans la rue, et on entend de temps à autre le son des instrumens.
ASTOLPHE en domino bleu, FAUSTINA en domino rose. Ils sont assis à une petite table et prennent des sorbets. Leurs masques sont posés sur la table.
UN PERSONNAGE en domino noir et masqué, est assis à quelque distance à une autre table, il lit un papier.
FAUSTINA, à Astolphe.

Si ta conversation est toujours aussi enjouée, j’en aurai bientôt assez, je t’en avertis.

ASTOLPHE.

Reste, j’ai à te parler encore.

FAUSTINA.

Depuis quand suis-je à tes ordres ? Sois aux miens, si tu veux tirer de moi un seul mot.

ASTOLPHE.

Tu ne veux pas me dire ce qu’Antonio est venu faire à Rome ? C’est que tu ne le sais pas, car tu aimes assez à médire pour ne pas te faire prier si tu savais quelque chose.

FAUSTINA.

S’il faut en croire Antonio, ce que je sais t’intéresse très particulièrement.

ASTOLPHE.

Mille démons ! tu parleras, serpent que tu es !

(Il lui prend convulsivement le bras.)
FAUSTINA.

Je te prie de ne pas chiffonner mes manchettes. Elles sont du point le plus beau. Ah ! tout inconstant qu’il est, Antonio est encore l’amant le plus magnifique que j’aie eu, et ce n’est pas toi qui me ferais un pareil cadeau ? (Le domino noir commence à écouter.)

ASTOLPHE, lui passant un bras autour de la taille.

Ma petite Faustina, si tu veux parler, je t’en donnerai une robe toute entière ; et, comme tu es toujours jolie comme un ange, cela te siéra à merveille.

FAUSTINA.

Et avec quoi m’achèteras-tu cette belle robe ? Avec l’argent de ton cousin ? (Astolphe frappe du poing sur la table.) Sais-tu que c’est bien commode d’avoir un petit cousin riche à exploiter ?

ASTOLPHE.

Tais-toi, rebut des hommes, et va-t’en ! Tu me fais horreur !

FAUSTINA.

Tu m’injuries ? Bon ! tu ne sauras rien, et j’allais tout te dire.

ASTOLPHE.

Voyons, à quel prix mets-tu ta délation ?

(Il tire une bourse et la pose sur la table.)
FAUSTINA.

Combien y a-t-il dans ta bourse ?

ASTOLPHE.

Deux cents louis… Mais si ce n’est pas assez…

(Un mendiant se présente.)
FAUSTINA.

Puisque tu es si généreux, permets-moi de faire une bonne action à tes dépens ! (Elle jette la bourse au mendiant.)

ASTOLPHE.

Puisque tu méprises tant cette somme, garde donc ton secret ! Je ne suis pas assez riche pour le payer.

FAUSTINA.

Tu es donc encore une fois ruiné, mon pauvre Astolphe ? Eh bien ! moi, j’ai fait fortune. Tiens ! (Elle tire une bourse de sa poche.) Je veux te restituer tes deux cents louis. J’ai eu tort de les jeter aux pauvres. Laisse-moi prendre sur moi cette œuvre de charité ; cela me portera bonheur, et me ramènera peut-être mon infidèle.

ASTOLPHE, repoussant la bourse avec horreur.

C’est donc pour une femme qu’il est ici ? Tu en es certaine ?

FAUSTINA.

Beaucoup trop certaine !

ASTOLPHE.

Et tu la connais, peut-être ?

FAUSTINA.

Ah ! voilà le hic ! Fais apporter d’autres sorbets, si toutefois il te reste de quoi les payer.

(À un signe d’Astolphe on apporte un plateau avec des glaces et des liqueurs.)
ASTOLPHE.

J’ai encore de quoi payer tes révélations, dussé-je vendre mon corps aux carabins ; parle… (Il se verse des liqueurs et boit avec préoccupation.)

FAUSTINA.

Vendre ton corps pour un secret ? Eh bien ! soit, l’idée est charmante : je ne veux de toi qu’une nuit d’amour. Cela t’étonne ? Tiens, Astolphe, je ne suis plus une courtisane ; je suis riche, et je suis une femme galante. N’est-ce pas ainsi que cela s’appelle ? Je t’ai toujours aimé, viens enterrer le carnaval dans mon boudoir.

ASTOLPHE.

Étrange fille ! tu te donneras donc pour rien une fois dans ta vie ?

(Il boit.)
FAUSTINA.

Bien mieux, je me donnerai en payant, car je te dirai le secret d’Antonio ! Viens-tu ? (Elle se lève.)

ASTOLPHE, se levant.

Si je le croyais ! je serais capable de te présenter un bouquet et de chanter une romance sous tes fenêtres.

FAUSTINA.

Je ne te demande pas d’être galant. Fais seulement comme si tu m’aimais. Être aimée, c’est un rêve que j’ai fait quelquefois, hélas !

ASTOLPHE.

Malheureuse créature, j’aurais pu t’aimer, moi ! car j’étais un enfant, et je ne savais pas ce que c’est qu’une femme comme toi… Tu mens quand tu exprimes un pareil regret.

FAUSTINA.

Oh ! Astolphe ! je ne mens pas. Que toute ma vie me soit reprochée au jour du jugement, excepté cet instant où nous sommes, et cette parole que je te dis : je t’aime !

ASTOLPHE.

Toi ?… Et moi, comme un sot, je t’écoute partagé entre l’attendrissement et le dégoût !

FAUSTINA.

Astolphe, tu ne sais pas ce que c’est que la passion d’une courtisane. Il est donné à peu d’hommes de le savoir, et pour le savoir il faut être pauvre. Je viens de jeter tes derniers écus dans la rue. Tu ne peux te méfier de moi, je pourrais gagner cette nuit cinq cents sequins. Tiens, en voici la preuve. (Elle tire un billet de sa poche et le lui présente.)

ASTOLPHE, le lisant.

Cette offre splendide est d’un cardinal tout au moins ?

FAUSTINA.

Elle est de monsignor Gafrani.

ASTOLPHE.

Et tu l’as refusée ?

FAUSTINA.

Oui, je t’ai vu passer dans la rue, et je t’ai fait dire de monter chez moi. Ah ! tu étais bien ému quand tu as su qu’une femme te demandait. Tu croyais retrouver la dame de tes pensées ; mais te voici du moins sur sa trace, puisque je sais où elle est.

ASTOLPHE.

Tu le sais ? que sais-tu ?

FAUSTINA.

N’arrive-t-elle pas de Calabre ?

ASTOLPHE.

Ô furies !… qui te l’a dit ?

FAUSTINA.

Antonio. Quand il est ivre, il aime à se vanter à moi de ses bonnes fortunes.

ASTOLPHE.

Mais son nom ! A-t-il osé prononcer son nom ?

FAUSTINA.

Je ne sais pas son nom, tu vois que je suis sincère ; mais si tu veux, je feindrai d’admirer ses succès, et je lui offrirai généreusement mon boudoir pour son premier rendez-vous. Je sais qu’il est forcé de prendre beaucoup de précautions, car la dame est haut placée dans le monde. Il sera donc charmé de pouvoir l’amener dans un lieu sûr et agréable.

ASTOLPHE.

Et il ne se méfiera pas de ton offre ?

FAUSTINA.

Il est trop grossier pour ne pas croire qu’avec un peu d’argent tout s’arrange…

ASTOLPHE, se cachant le visage dans les mains, et se laissant tomber sur son siège.

Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

FAUSTINA.

Eh bien ! es-tu décidé, Astolphe ?

ASTOLPHE.

Et toi, es-tu décidée à me cacher dans ton alcôve quand ils y viendront et à supporter toutes les suites de ma fureur ?

FAUSTINA.

Tu veux tuer ta maîtresse ? J’y consens, pourvu que tu n’épargnes pas ton rival.

ASTOLPHE.

Mais il est riche, Faustina, et moi je n’ai rien.

FAUSTINA.

Mais je le hais, et je t’aime !

ASTOLPHE, avec égarement.

Est-ce donc un rêve ! La femme pure que j’adorais le front dans la poussière se précipite dans l’infamie, et la courtisane que je foulais aux pieds se relève purifiée par l’amour ! Eh bien ! Faustina ! je te baignerai dans un sang qui lavera tes souillures !… Le pacte est fait.

FAUSTINA.

Viens donc le signer. Rien n’est fait, si tu ne passes cette nuit dans mes bras ! Eh bien ! que fais-tu ?

ASTOLPHE, avalant précipitamment plusieurs verres de liqueur.

Tu le vois, je m’enivre afin de me persuader que je t’aime.

FAUSTINA.

Toujours l’injure à la bouche ! N’importe, je supporterai tout de ta part. Allons !

(Elle lui ôte son verre et l’entraîne, Astolphe la suit d’un air égaré et s’arrêtant éperdu à chaque pas. Dès qu’ils se sont éloignés, le domino noir, qui peu à peu s’est rapproché d’eux et les a observés derrière les rideaux de la tendine, sort de l’endroit où il était caché, et se démasque.)

GABRIEL, en domino noir, le masque à la main ; ASTOLPHE et FAUSTINA gagnant le fond de la rue.
GABRIEL.

Je courrai me mettre en travers de son chemin, je l’empêcherai d’accomplir ce sacrilége !… (Elle fait un pas et s’arrête.) Mais me montrer à cette prostituée, lui disputer mon amant !… ma fierté s’y refuse… Ô Astolphe ! ta jalousie est ton excuse ; mais il y avait dans notre amour quelque chose de sacré que cet instant vient de détruire à jamais !…

ASTOLPHE, revenant sur ses pas.

Attends-moi, Fausta ; j’ai oublié mon épée là-bas.

(Gabriel passe un papier plié dans la poignée de l’épée d’Astolphe, remet son masque et s’enfuit, tandis qu’Astolphe rentre sous la tente.)

ASTOLPHE, reprenant son épée sur la table.

Encore un billet pour me dire d’espérer encore, peut-être !

(Il arrache le papier, le jette à terre et veut le fouler sous son pied. Faustina, qui l’a suivi, s’empare du papier et le déplie.)

FAUSTINA.

Un billet doux ? — Sur ce grand papier et avec cette grosse écriture ? Impossible ! Quoi ? la signature du pape ! Que diantre sa sainteté a-t-elle à démêler avec toi ?

ASTOLHE.

Que dis-tu ? Rends-moi ce papier !

FAUSTINA.

Oh ! la chose me paraît trop plaisante ! Je veux voir ce que c’est et t’en faire la lecture. (Elle lit.)

« Nous, par la grâce de Dieu et l’élection du sacré collége, chef spirituel de l’église catholique, apostolique et romaine… successeur de saint Pierre et vicaire de Jésus-Christ sur la terre, seigneur temporel des états romains, etc., etc., etc… permettons à Jules-Achille-Gabriel de Bramante, petit-fils, héritier présomptif et successeur légitime du très illustre et très excellent prince Jules de Bramante, comte de, etc., seigneur de, etc., etc., etc… de contracter, dans le loisir de sa conscience ou devant tel prêtre et confesseur qu’il jugera convenable, le vœu de pauvreté, d’humilité et de chasteté ; l’autorisant, par la présente, à entrer dans un couvent ou à vivre librement dans le monde, selon qu’il se sentira appelé à travailler à son salut d’une manière ou de l’autre ; et l’autorisant également, par la présente, à faire passer, aussitôt après la mort de son illustre aïeul, Jules de Bramante, la possession immédiate, légale et incontestable de tous ses biens et de tous ses titres, à son héritier légitime Octave-Astolphe de Bramante, fils d’Octave de Bramante, et cousin-germain de Gabriel de Bramante, à qui nous avons accordé cette licence et cette promesse, afin de lui donner le repos d’esprit et la liberté de conscience nécessaires pour contracter, en secret ou publiquement, un vœu d’où il nous a déclaré faire dépendre le salut de son ame.

« En foi de quoi lui avons délivré cette autorisation revêtue de notre signature et de notre sceau pontifical… »

Comment donc ! mais il a un style charmant, le saint-père ! — Tu vois, Astolphe ? rien n’y manque !… Eh bien ! cela ne te réjouit pas ? Te voilà riche, te voilà prince de Bramante !… Je n’en suis pas trop surprise, moi ; ce pauvre enfant était dévot et craintif comme une femme… Il a, ma foi, bien fait ; maintenant tu peux tuer Antonio et m’enlever dans le repos de ton esprit et le loisir de ta conscience !

ASTOLPHE, lui arrachant le papier.

Si tu comptais là-dessus, tu avais grand tort.

(Il déchire le papier, en fait brûler les morceaux à la bougie.)
FAUSTINA, éclatant de rire.

Voilà du don Quichotte ! Tu seras donc toujours le même ?

ASTOLPHE, se parlant à lui-même.

Réparer de pareils torts, effacer un tel outrage, fermer une telle blessure avec de l’or et des titres… Ah ! il faut être tombé bien bas pour qu’on ose vous consoler de la sorte !

FAUSTINA.

Qu’est-ce que tu dis ? Comment ! ton cousin aussi t’avait… (Elle fait un geste significatif sur le front d’Astolphe.) Je vois que ta Calabraise n’en est pas avec Antonio à son début.

ASTOLPHE, sans faire attention à Faustina.

Ai-je besoin de cette concession insultante ? Oh ! maintenant, rien ne m’arrêtera plus, et je saurai bien faire valoir mes droits… Je dévoilerai l’imposture, je ferai tomber le châtiment de la honte sur la tête des coupables… Antonio sera appelé en témoignage…

FAUSTINA.

Mais que dis-tu ? je n’y comprends rien ! Tu as l’air d’un fou ! Écoute-moi donc, et reprends tes esprits !

ASTOLPHE.

Que me veux-tu, toi ? Laisse-moi tranquille, je ne suis ni riche, ni prince ; ton caprice est déjà passé, je pense ?

FAUSTINA.

Au contraire, je t’attends !

ASTOLPHE.

En vérité ! il paraît que les femmes pratiquent un grand désintéressement cette année : dames et prostituées préfèrent leur amant à leur fortune, et, si cela continue, on pourra les mettre toutes sur la même ligne.

FAUSTINA, remarquant Gabriel en domino, qui reparaît.

Voilà un monsieur bien curieux !

ASTOLPHE.

C’est peut-être celui qui a apporté cette pancarte ?… (Il embrasse Faustina.) Il pourra voir que je ne suis point, ce soir, aux affaires sérieuses. Viens, ma chère Fausta. Auprès de toi, je suis le plus heureux des hommes. (Gabriel disparaît. Astolphe et Faustina se disposent à sortir.)


Scène V.


ANTONIO, FAUSTINA, ASTOLPHE.
(Antonio, pâle et se tenant à peine, se présente devant eux au moment où ils vont sortir.)
FAUSTINA, jetant un cri et reculant effrayée.

Est-ce un spectre ?…

ASTOLPHE.

Ah ! le ciel me l’envoie ! Malheur à lui !…

ANTONIO, d’une voix éteinte.

Que dites-vous ? Reconnaissez-moi. Donnez-moi du secours, je suis prêt à défaillir encore. (Il se jette sur un banc.)

FAUSTINA.

Il laisse après lui une trace de sang. Quelle horreur ! que signifie cela ? Vous venez d’être assassiné, Antonio ?

ANTONIO.

Non ! blessé en duel… mais grièvement…

FAUSTINA.

Astolphe ! appelez du secours…

ANTONIO.

Non, de grâce !… ne le faites pas… Je ne veux pas qu’on sache… Donnez-moi un peu d’eau !…

(Astolphe lui présente de l’eau dans un verre. Faustina lui fait respirer un flacon.)
ANTONIO.

Vous me ranimez…

ASTOLPHE.

Nous allons vous reconduire chez vous. Sans doute vous y trouverez quelqu’un qui vous soignera mieux que nous.

ANTONIO.

Je vous remercie. J’accepterai votre bras. Laissez-moi reprendre un peu de force… Si ce sang pouvait s’arrêter…

FAUSTINA, lui donnant son mouchoir, qu’il met sur sa poitrine.

Pauvre Antonio ! tes lèvres sont toutes bleues… Viens chez moi…

ANTONIO.

Tu es une bonne fille, d’autant plus que j’ai eu des torts envers toi. Mais je n’en aurai plus… Va, j’ai été bien ridicule… Astolphe, puisque je vous rencontre, quand je vous croyais bien loin d’ici, je veux vous dire ce qui en est… car aussi bien… votre cousin vous le dira, et j’aime autant m’accuser moi-même…

ASTOLPHE.

Mon cousin ? ou ma cousine ?

ANTONIO.

Ah ! vous savez donc ma folie ? Il vous l’a déjà racontée… Elle me coûte cher ! J’étais persuadé que c’était une femme…

FAUSTINA.

Que dit-il ?

ANTONIO.

Il m’a donné des éclaircissemens fort rudes : un affreux coup d’épée dans les côtes… J’ai cru d’abord que ce serait peu de chose, j’ai voulu m’en revenir seul chez moi ; mais, en traversant le Colysée, j’ai été pris d’un étourdissement et je suis resté évanoui pendant… je ne sais combien !… Quelle heure est-il ?

FAUSTINA.

Près de minuit.

ANTONIO.

Huit heures venaient de sonner quand je rencontrai Gabriel Bramante derrière le Colysée…

ASTOLPHE, sortant comme d’un rêve.

Gabriel ! mon cousin ? Vous vous êtes battu avec lui ? Vous l’avez tué peut-être ?

ANTONIO.

Je ne l’ai pas touché une seule fois, et il m’a poussé une botte dont je me souviendrai long-temps… (Il boit de l’eau.) Il me semble que mon sang s’arrête un peu… Ah ! quel compère que ce garçon-là !… À présent, je crois que je pourrai gagner mon logis… Vous me soutiendrez un peu tous les deux… Je vous conterai l’affaire en détail…

ASTOLPHE, à part.

Est-ce une feinte ? Aurait-il cette lâcheté ?… (Haut.) Vous êtes donc bien blessé ? (Il regarde la poitrine d’Antonio. À part.) C’est la vérité, une large blessure. Ô Gabriel !… (Haut.) Je courrai vous chercher un chirurgien… dès que je vous aurai conduit chez vous…

FAUSTINA.

Non ! chez moi, c’est plus près d’ici.

(Ils sortent en soutenant Antonio de chaque côté.)

Scène VI.


Une petite chambre très sombre.
GABRIEL, MARC.
(Gabriel en costume noir avec son domino rejeté sur ses épaules. Il est assis dans une attitude rêveuse et plongé dans ses pensées. Marc au fond de la chambre.)
MARC.

Il est deux heures du matin, monseigneur, est-ce que vous ne songez pas à vous reposer ?

GABRIEL.

Va dormir, mon ami, je n’ai plus besoin de rien.

MARC.

Hélas ! vous tomberez malade ! Croyez-moi, il vaudrait mieux vous réconcilier avec le seigneur Astolphe, puisque vous ne pouvez pas l’oublier…

GABRIEL.

Laisse-moi, mon bon Marc ; je t’assure que je suis tranquille.

MARC.

Mais si je m’en vais, vous ne songerez pas à vous coucher, et je vous retrouverai là demain matin, assis à la même place, et votre lampe brûlant encore. Quelque jour, le feu prendra à vos cheveux… et, si cela n’arrive pas, le chagrin vous tuera un peu plus tard. Si vous pouviez voir comme vous êtes changé !

GABRIEL.

Tant mieux, ma fraîcheur trahissait mon sexe. À présent que je suis garçon pour toujours, il est bon que mes joues se creusent… Qu’as-tu à regarder cette porte ?…

MARC.

Vous n’avez rien entendu ? Quelque chose a gratté à la porte.

GABRIEL.

C’est ton épée. Tu as la manie d’être armé jusque dans la chambre.

MARC.

Je ne serai pas en repos tant que vous n’aurez pas fait la paix avec votre grand-père… Tenez ! encore !

(On entend gratter à la porte, avec un petit gémissement.)
GABRIEL, allant vers la porte.

C’est quelque animal… Ceci n’est pas un bruit humain.

(Il veut ouvrir la porte.)
MARC, l’arrêtant.

Au nom du ciel ! laissez-moi ouvrir le premier, et tirez votre épée…

(Gabriel ouvre la porte malgré les efforts de Marc pour l’en empêcher, Mosca entre et se jette dans les jambes de Gabriel avec des cris de joie.)

GABRIEL.

Beau sujet d’alarme ! Un chien gros comme le poing ! Eh quoi ! c’est mon pauvre Mosca ! Comment a-t-il pu me venir trouver de si loin ! Pauvre créature aimante ! (Il prend Mosca sur ses genoux et le caresse.)

MARC.

Ceci m’alarme en effet… Mosca n’a pu venir tout seul, il faut que quelqu’un l’ait amené… Le prince Jules est ici ! — On frappe en bas !…

(Il prend des pistolets sur une table.)
GABRIEL.

Quoi que ce soit, Marc, je te défends d’exposer ta vie en faisant résistance. Vois-tu, je ne tiens plus du tout à la mienne… Quoi qu’il arrive, je ne me défendrai pas. J’ai bien assez lutté, et, pour arriver où j’en suis, ce n’était pas la peine. (Il regarde à la croisée.) Un homme seul ?… Va lui parler au travers du guichet. Sache ce qu’il veut ; mais, si c’est Astolphe, je te défends d’ouvrir. (Marc sort.) Qui donc t’a conduit vers moi, mon pauvre Mosca ! Un ennemi m’aurait-il fait ce cadeau généreux du seul être qui me soit resté fidèle malgré l’absence ?

MARC, revenant.

C’est monsieur l’abbé Chiavari, qui demande à vous parler. Mais ne vous fiez point à lui, monseigneur, il peut être envoyé par votre grand-père.

GABRIEL, sortant.

Plutôt être cent fois victime de la perfidie que de faire injure à l’amitié. Je vais à sa rencontre.

MARC.

Voyons si personne ne vient derrière lui dans la rue. (Il arme ses pistolets et se penche à la croisée.) Non, personne.


Scène VII.


LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL, MARC.
LE PRÉCEPTEUR.

Ô mon cher enfant ! mon noble Gabriel ! Je vous remercie de ne pas vous être méfié de moi. Hélas ! que de chagrins et de fatigues se peignent sur votre visage !

MARC.

N’est-ce pas, monsieur l’abbé ? C’est ce que je disais tout à l’heure.

GABRIEL.

Ce brave serviteur ! Son dévouement est toujours le même. Va te jeter sur ton lit, mon ami, je t’appellerai pour reconduire l’abbé quand il sortira.

MARC.

J’irai pour vous obéir, mais je ne dormirai pas. (Il sort.)

LE PRÉCEPTEUR.

Oh ! ce pauvre petit Mosca ! que de chemin il m’a fait faire ! Depuis le Colysée où il a découvert vos traces, jusqu’ici, il m’a promené durant toute la soirée. D’abord il m’a mené au Vatican… puis à un cabaret, vers la place Navone ; là j’avais renoncé à vous trouver, et lui-même s’était couché, harassé de fatigue, lorsque tout à coup il est reparti en faisant entendre ce petit cri que vous connaissez, et il s’est tellement obstiné à votre porte, qu’à tout hasard je l’ai fait passer par le guichet.

GABRIEL.

Je l’aime cent fois mieux depuis qu’il m’a fait retrouver un ami. Mais qui vous amène à Rome, mon cher abbé ?

LE PRÉCEPTEUR.

Le désir de vous porter secours et la crainte qu’il ne vous arrive malheur.

GABRIEL.

Mon grand-père est fort irrité contre moi ?

LE PRÉCEPTEUR.

Vous pouvez le penser ! Mais vous êtes bien caché, et maintenant vous êtes entouré de protecteurs dévoués. Astolphe est ici.

GABRIEL.

Je le sais bien.

LE PRÉCEPTEUR.

Je me suis lié avec lui ; je voulais savoir si cet homme vous était véritablement attaché… Il vous aime, j’en suis certain.

GABRIEL.

Je sais tout cela, mais ne me parlez pas de lui.

LE PRÉCEPTEUR.

Je veux vous en parler au contraire, car il mérite son pardon à force de repentir.

GABRIEL.

Oui, je sais qu’il se repent beaucoup !

LE PRÉCEPTEUR.

L’excès de l’amour a pu seul l’entraîner dans les fautes dont votre abandon l’a trop sévèrement puni.

GABRIEL.

Écoutez, mon ami, je sais mieux que vous les moindres démarches, les moindres discours, les moindres pensées d’Astolphe. Depuis trois mois, j’erre autour de lui comme son ombre, je surveille toutes ses actions, et j’ai même entendu mot pour mot de longs entretiens que vous avez eus avec lui…

LE PRÉCEPTEUR.

Quoi ! vous me saviez ici, et vous n’osiez pas vous confier à moi ?

GABRIEL.

Pardonnez-moi, le malheur rend farouche…

LE PRÉCEPTEUR.

Et vous étiez ce soir au Colysée en même temps que nous ?

GABRIEL.

Non, mais je vous écoutai la semaine dernière aux Thermes de Dioclétien. Ce soir, j’ai bien été au Colysée, mais je n’y ai rencontré qu’Antonio Vezzonila. Je me suis pris de querelle avec lui, parce qu’il avait à peu près deviné mon sexe. Je ne sais s’il ne mourra pas du coup que je lui ai porté. En toute autre circonstance, il m’eût ôté la vie ; mais j’avais quelque chose à accomplir, la destinée me protégeait. Je jouais mon dernier coup. J’ai gagné la partie contre le malencontreux obstacle qui venait se jeter dans mon chemin. C’est une victime de plus sur laquelle Astolphe assoiera l’édifice de sa fortune.

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne vous comprends pas, mon enfant !

GABRIEL.

Astolphe vous expliquera tout ceci demain matin. Demain, je quitterai Rome.

LE PRÉCEPTEUR.

Avec lui, sans doute ?

GABRIEL.

Non, mon ami ; je quitte Astolphe pour toujours.

LE PRÉCEPTEUR.

Ne savez-vous point pardonner ? C’est vous-même que vous allez punir le plus cruellement.

GABRIEL.

Je le sais, et je lui pardonne dans mon cœur ce que je vais souffrir. Un jour viendra où je pourrai lui tendre une main fraternelle ; aujourd’hui, je ne saurais le voir.

LE PRÉCEPTEUR.

Laissez-moi l’amener à vos pieds : quoique l’heure soit fort avancée, je sais que je le trouverai debout ; il a pris un déguisement pour vous chercher.

GABRIEL.

À l’heure qu’il est, il ne me cherche pas. Je suis mieux informé que vous, mon cher abbé, et, lorsque vous entendez ses paroles, moi j’entends ses pensées. Écoutez bien ce que je vais vous dire. Astolphe ne m’aime plus. La première fois qu’il m’outragea par un soupçon injuste, je compris qu’il blasphémait contre l’amour, parce son cœur était las d’aimer. Je luttai longtemps contre cette horrible certitude. À présent, je ne puis plus m’y soustraire. Avec le doute, l’ingratitude est entrée dans le cœur d’Astolphe, et, à mesure qu’il tuait notre amour par ses méfiances, d’autres passions sont venues chez lui peu à peu, et presque à son insu, prendre la place de celle qui s’éteignait. Aujourd’hui son amour n’est plus qu’un orgueil sauvage, une soif de vengeance et de domination ; son désintéressement n’est plus qu’une ambition mal satisfaite, qui méprise l’argent parce qu’elle aspire à quelque chose de mieux… Ne le défendez pas ! Je sais qu’il se fait encore illusion à lui-même, et qu’il n’a pas encore envisagé froidement le crime qu’il veut commettre ; mais je sais aussi que son inaction et son obscurité lui pèsent. Il est homme ! une vie toute d’amour et de recueillement ne pouvait lui suffire. Cent fois dans notre solitude il a rêvé, malgré lui, à ce qu’eût été son rôle dans le monde si notre grand-père ne m’eût substitué à lui ; et aujourd’hui, quand il songe à m’épouser, quand il songe à proclamer mon sexe, il ne songe pas tant à s’assurer ma fidélité qu’à reconquérir une place brillante dans la société, un grand titre, des droits politiques, la puissance en un mot, dont les hommes sont plus jaloux que de l’argent. Je sais qu’encore hier, encore ce matin peut-être, il repoussait la tentation et frémissait à l’idée de commettre une lâcheté ; mais demain, mais ce soir peut-être il a déjà franchi ce pas, et le plus grossier appât offert à sa jalousie lui servira de prétexte pour fouler aux pieds son amour et pour écouter son ambition. — J’ai vu venir l’orage, et, voulant préserver son honneur d’un crime et ma liberté d’un joug, j’ai trouvé un expédient. J’ai été trouver le pape ; j’ai feint une grande exaltation de piété chrétienne ; je lui ai déclaré que je voulais vivre dans le célibat, et j’ai obtenu de lui que, pour ne pas exposer mon héritage à sortir de la famille, Astolphe serait mis en possession à ma place à la mort de mon grand-père. Le pape m’a écouté avec bienveillance ; il a bien voulu tenir compte des préventions de mon grand-père contre Astolphe, et de la nécessité de ménager ces préventions. Il m’a promis le secret, et m’a donné une garantie pour l’avenir. Ce papier, signé ce soir même, est déjà dans les mains d’Astolphe.

LE PRÉCEPTEUR.

Astolphe n’en fera point usage, et viendra le lacérer à vos pieds. Laissez-moi l’aller chercher, vous dis-je. Il est possible que vos prévisions soient justes, et qu’un jour vienne où vous aurez raison de vous armer d’un grand courage et d’une rigueur inflexible. Mais en attendant, ne devez-vous pas tenter tous les moyens de relever cette ame abattue, et de reconquérir ce bonheur si chèrement disputé jusqu’à présent ? L’amour, mon enfant, est une chose plus grave à mes yeux (aux yeux d’un pauvre prêtre qui ne l’a pas connu !) qu’à ceux de tous les hommes que j’ai rencontrés dans ma vie. Je vous dirais presque, à vous autres qui êtes aimés, ce que le Seigneur disait à ses disciples : « Vous avez charge d’ames. » Non, vous n’avez pas possédé l’ame d’un autre sans contracter envers elle des devoirs sacrés, et vous aurez un jour à rendre compte à Dieu des mérites ou des fautes de cette ame troublée, dont vous étiez vous-même devenu le juge, l’arbitre et la divinité ! Usez donc de toute votre influence pour la tirer de l’abîme où elle s’égare ; remplissez cette tâche comme un devoir, et ne l’abandonnez que lorsque vous aurez épuisé tous les moyens de la relever.

GABRIEL.

Vous avez raison, l’abbé, vous parlez comme un chrétien, mais non comme un homme ! Vous ignorez que là où l’on a régné par l’amour, on ne peut plus régner par la raison ou la morale. Cette puissance qu’on avait alors, c’était l’amour que l’on ressentait soi-même, c’est-à-dire la foi, et l’enthousiasme qui la donnait et qui la rendait infaillible. Cet amour, transformé en charité chrétienne ou en éloquence philosophique, perd toute sa puissance, et l’on ne termine pas froidement l’œuvre qu’on a commencée dans la fièvre. Je sens que je n’ai plus en moi les moyens de persuader Astolphe, car je sens que le but de ma vie n’est plus de le persuader. Son ame est tombée au-dessous de la mienne ; si je la relevais, ce serait mon ouvrage ; je l’aimerais peut-être comme vous m’aimez, mais je ne serais plus prosternée devant l’être accompli, devant l’idéal que Dieu avait créé pour moi. Sachez, mon ami, que l’amour n’est pas autre chose que l’idée de la supériorité de l’être qu’on possède, et, cette idée détruite, il n’y a plus que l’amitié.

LE PRÉCEPTEUR.

L’amitié impose encore des devoirs austères ; elle est capable d’héroïsme, et vous ne pouvez abjurer dans le même jour l’amour et l’amitié !

GABRIEL.

Je respecte votre avis. Cependant vous m’accorderez le reste de la nuit pour réfléchir à ce que vous me demandez. Donnez-moi votre parole de ne point informer Astolphe du lieu de ma retraite.

LE PRÉCEPTEUR.

J’y consens, si vous me donnez la vôtre de ne point quitter Rome sans m’avoir revu. Je reviendrai demain matin.

GABRIEL.

Oui, mon ami, je vous le promets. L’heure est avancée, les rues sont mal fréquentées, permettez que Marc vous accompagne.

LE PRÉCEPTEUR.

Non, mon enfant, cette nuit de carnaval tient la moitié de la population éveillée ; il n’y a pas de danger. Marc a probablement fini par s’endormir. N’éveillez pas ce bon vieillard. À demain ! que Dieu vous conseille !…

GABRIEL.

Que Dieu vous accompagne ! À demain !

(Le précepteur sort. Gabriel l’accompagne jusqu’à la porte et revient.)


Scène VIII.


GABRIEL, seul.

Réfléchir à quoi ? À l’étendue de mon malheur, à l’impossibilité du remède ? À cette heure, Astolphe oublie tout dans une honteuse ivresse ! et moi, pourrais-je jamais oublier que son sein, le sanctuaire où je reposais ma tête, a été profané par d’impures étreintes ? Eh quoi ! désormais chacun de ses soupçons pourra ramener ce besoin de délires abjects et l’autoriser à souiller ses lèvres aux lèvres des prostituées ! Et moi, il veut me souiller aussi ! il veut me traiter comme elles ! il veut m’appeler devant un tribunal, devant une assemblée d’hommes ; et là, devant les juges, devant la foule, faire déchirer mon pourpoint par des sbires, et, pour preuve de ses droits à la fortune et à la puissance, dévoiler à tous les regards ce sein de femme que lui seul a vu palpiter ! Oh ! Astolphe, tu n’y songes pas sans doute ; mais quand l’heure viendra, emporté sur une pente fatale, tu ne voudras pas t’arrêter pour si peu de chose ! Eh bien ! moi, je dis : Jamais ! Je me refuse à ce dernier outrage, et plutôt que d’en subir l’affront, je déchirerai cette poitrine, je mutilerai ce sein jusqu’à le rendre un objet d’horreur à ceux qui le verront, et nul ne sourira à l’aspect de ma nudité… mon Dieu ! protégez-moi ! préservez-moi ! j’échappe avec peine à la tentation du suicide !…

(Elle se jette à genoux et prie.)

Scène IX.


Sur le pont Saint-Ange. — Quatre heures du matin.
GABRIEL suivi de MOSCA, GIGLIO.
GABRIEL, marchant avec agitation et s’arrêtant au milieu du pont.

Le suicide !… Cette pensée ne me sort pas de l’esprit. Pourtant je me sens mieux ici !… J’étouffais dans cette petite chambre, et je craignais à chaque instant que mes sanglots ne vinssent à réveiller mon pauvre Marc, fidèle serviteur dont mes malheurs avancent la décrépitude, et que ma tristesse a vieilli plus que les années ! (Mosca fait entendre un hurlement prolongé.) Tais-toi, Mosca ! je sais que tu m’aimes aussi. Un vieux valet et un vieux chien, voilà tout ce qui me reste !… (Il fait quelques pas.) Cette nuit est belle ! et cet air pur me fait du bien !… splendeur des étoiles ! ô murmure harmonieux du Tibre !… (Mosca pousse un second hurlement.) Qu’as-tu donc, frêle créature ? Dans mon enfance, on me disait que, lorsque le même chien hurle trois fois de la même manière, c’est signe de mort dans la famille… Je ne pensais pas alors qu’un jour viendrait où ce présage ne me causerait aucun effroi pour moi-même…

(Il fait encore quelques pas et s’appuie sur le parapet.)
GIGLIO, se cachant dans l’ombre que le château Saint-Ange projette sur le pont, s’approchant de Gabriel.

C’était bien sa demeure, et c’est bien lui, je ne l’ai pas perdu de vue depuis qu’il est sorti. Ce n’est pas le vieux serviteur dont on m’a parlé… Celui-ci est un jeune homme.

(Mosca hurle pour la troisième fois en se serrant contre Gabriel.)

GABRIEL.

Décidément c’est le mauvais présage. Qu’il s’accomplisse, ô mon Dieu ! Je sais que, pour moi, il n’est plus de malheur possible !

GIGLIO, se rapprochant encore.

Le diable de chien ! Heureusement il ne paraît pas y faire attention… Par le diable ! c’est si facile, que je n’ai pas le courage ! Si je n’avais pas femme et enfans, j’en resterais là !

GABRIEL.

Cependant avec la liberté… (et ma démarche auprès du pape doit me mettre à l’abri de tout), la solitude pourrait être belle encore. Que de poésie dans la contemplation de ces astres dont mon désir prend possession librement, sans qu’aucune vile passion l’enchaîne aux choses de la terre ! liberté de l’ame ! qui peut t’aliéner sans folie ? (Étendant les bras vers le ciel.) Rends-moi cette liberté, mon Dieu ! mon ame se dilate rien qu’à prononcer ce mot : liberté !…

GIGLIO, le frappant d’un coup de poignard.

Droit au cœur, c’est fait !

GABRIEL.

C’est bien frappé, mon maître. Je demandais la liberté, et tu me l’as donnée. (Il tombe, Mosca remplit l’air de ses hurlemens.)

GIGLIO.

Le voilà mort ! — Te tairas-tu, maudite bête ? (Il veut le prendre, Mosca s’enfuit en aboyant.) Il m’échappe ! Hâtons-nous d’achever la besogne. (Il s’approche de Gabriel, et essaie de le soulever.) Ah ! courage de lièvre ! Je tremble comme une feuille ! Je n’étais pas fait pour ce métier-là.

GABRIEL.

Tu veux me jeter dans le Tibre ? Ce n’est pas la peine. Laisse-moi mourir en paix à la clarté des étoiles. Tu vois bien que je n’appelle pas au secours, et qu’il m’est indifférent de mourir.

GIGLIO.

Voilà un homme qui me ressemble. À l’heure qu’il est, si ce n’était l’affaire de comparaître au jugement d’en haut, je voudrais être mort. Ah ! j’irai demain à confesse !… Mais, par tous les diables ! j’ai déjà vu ce jeune homme quelque part… Oui, c’est lui ! Oh ! je me briserai la tête sur le pavé !

(Il se jette à genoux auprès de Gabriel et veut retirer le poignard de son sein.)
GABRIEL.

Que fais-tu, malheureux ? Tu es bien impatient de me voir mourir !

GIGLIO.

Mon maître ! mon ange !… mon Dieu ! Je voudrais te rendre la vie. Ah ! Dieu du ciel et de la terre, empêchez qu’il ne meure !…

GABRIEL.

Il est trop tard, que t’importe ?

GIGLIO.

Il ne me reconnaît pas ! Ah ! tant mieux ! S’il me maudissait à cette heure, je serais damné sans rémission !

GABRIEL.

Qui que tu sois, je ne t’en veux pas, tu as accompli la volonté du ciel.

GIGLIO.

Je ne suis pas un voleur, non. Tu le vois, maître, je ne veux pas te dépouiller.

GABRIEL.

Qui donc t’envoie ? Si c’est Astolphe… ne me le dis pas… Achève-moi plutôt…

GIGLIO.

Astolphe ? Je ne connais pas cela…

GABRIEL.

Merci ! Je meurs en paix. Je sais d’où part le coup… Tout est bien…

GIGLIO.

Il meurt ! Ah ! Dieu n’est pas juste ! Il meurt ! Je ne peux pas lui rendre la vie… (Mosca revient et lèche la figure et les mains de Gabriel.) Ah ! cette pauvre bête ! elle a plus de cœur que moi.

GABRIEL.

Ami, ne tue pas mon pauvre chien…

GIGLIO.

Ami ! il m’appelle ami ! (Il se frappe la tête avec les poings.)

GABRIEL.

On peut venir… Sauve-toi !… Que fais-tu là ?.. Je ne peux en revenir. Va recevoir ton salaire… de mon grand-père !…

GIGLIO.

Son grand-père ! Ah ! voilà les gens qui nous emploient ! voilà comme nos princes se servent de nous !…

GABRIEL.

Écoute !… je ne veux pas que mon corps soit insulté par les passans… Attache-moi à une pierre… et jette-moi dans l’eau…

GIGLIO.

Non ! tu vis encore, tu parles, tu peux en revenir. Ô mon Dieu ! mon Dieu ! personne ne viendra-t-il à ton secours ?

GABRIEL.

L’agonie est trop longue… Je souffre. Arrache-moi ce fer de la poitrine. (Giglio retire le poignard.) Merci, je me sens mieux… je me sens… libre !.. mon rêve me revient. Il me semble que je m’envole là-haut ! tout en haut !… (Il expire.)

GIGLIO.

Il ne respire plus ! J’ai hâté sa mort en voulant le soulager… Sa blessure ne saigne pas… Ah ! tout est dit !… C’était sa volonté… Je vais le jeter dans la rivière… (Il essaie de soulever le cadavre de Gabriel.) La force me manque, mes yeux se troublent, le pavé s’enfuit sous mes pieds !… Juste Dieu !… l’ange du château agite ses ailes et sonne la trompette… C’est la voix du jugement dernier ? Ah ! voici les morts, les morts qui viennent me chercher.

(Il tombe la face sur le pavé et se bouche les oreilles.)

Scène X.


ASTOLPHE, LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL mort, GIGLIO étendu à terre.
ASTOLPHE, en marchant.

Eh bien ! ce n’est pas vous qui aurez manqué à votre promesse. Ce sera moi qui aurai forcé votre volonté !

LE PRÉCEPTEUR, s’arrêtant irrésolu.

Je suis trop faible… Gabriel ne voudra plus se fier à moi.

ASTOLPHE, l’entraînant.

Je veux la voir, la voir ! embrasser ses pieds. Elle me pardonnera ! Conduisez-moi.

MARC, venant à leur rencontre, une lanterne à la main, l’épée dans l’autre.

Monsieur l’abbé, est-ce vous ?

LE PRÉCEPTEUR.

Où cours-tu, Marc ? ta figure est bouleversée ! Où est ton maître ?

MARC.

Je le cherche ! Il est sorti… sorti pendant que je m’étais endormi ! Malheureux que je suis !… J’allais voir chez vous.

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne l’ai pas rencontré… Mais il est sorti armé, n’est-ce pas ?

MARC.

Il est sorti sans armes ; pour la première fois de sa vie, il a oublié jusqu’à son poignard. Ah ! je n’ose vous dire mes craintes. Il avait tant de chagrin ! Depuis quelques jours il ne mangeait plus, il ne dormait plus, il ne lisait plus, il ne restait pas un instant à la même place.

ASTOLPHE.

Tais-toi, Marc, tu m’assassines. Cherchons-le !… Que vois-je ici ?… (Il lui arrache la lanterne, et s’approche de Giglio.) Que fait là cet homme ?

GIGLIO.

Tuez-moi ! tuez-moi !…

L’ABBÉ.

Et ici un cadavre !

MARC, d’une voix étouffée par les cris.

Mosca !… voici Mosca qui lui lèche les mains !

(Le précepteur tombe à genoux. Marc, en pleurant et criant, relève le cadavre de Gabriel. Astolphe reste pétrifié.)

GIGLIO, au précepteur.

Donnez-moi l’absolution, monsieur le prêtre ! Messieurs, tuez-moi. C’est moi qui ai tué ce jeune homme, un brave, un noble jeune homme qui m’avait accordé la vie, une nuit que pour le voler j’avais déjà tenté, avec plusieurs camarades, de l’assassiner. Tuez-moi ! J’ai femme et enfans, mais c’est égal, je veux mourir !

ASTOLPHE, le prenant à la gorge.

Misérable !… tu l’as assassiné !

LE PRÉCEPTEUR.

Ne le tuez pas ; il n’a pas agi de son fait. Je reconnais ici la main du prince de Bramante. J’ai vu cet homme chez lui.

GIGLIO.

Oui ! j’ai été à son service.

ASTOLPHE.

Et c’est lui qui t’a chargé d’accomplir ce crime ?

GIGLIO.

J’ai femme et enfans, monsieur ; j’ai porté l’argent que j’ai reçu à la maison. À présent, livrez-moi à la justice ; j’ai tué mon sauveur, mon maître, mon Jésus ! Envoyez-moi à la potence ; vous voyez bien que je me livre moi-même. Monsieur l’abbé, priez pour moi !

ASTOLPHE.

Ah ! lâche, fanatique, je t’écraserai sur le pavé.

LE PRÉCEPTEUR.

Les révélations de ce malheureux seront importantes ; épargnez-le, et ne doutez pas que le prince ne prenne dès demain l’initiative pour vous accuser. Du courage, seigneur Astolphe ! vous devez à la mémoire de celle qui vous a aimé, de purger votre honneur de ces calomnies.

ASTOLPHE, se tordant les bras.

Mon honneur ! que m’importe mon honneur ?

(Il se jette sur le corps de Gabrielle. Marc le repousse.)
MARC.

Ah ! laissez-la tranquille à présent ! C’est vous qui l’avez tuée.

ASTOLPHE, se relevant avec égarement.

Oui ! c’est moi, oui, c’est moi ! qui ose dire le contraire ?… C’est moi qui suis son assassin !

LE PRÉCEPTEUR.

Calmez-vous et venez ! Il faut soustraire cette dépouille sacrée aux outrages de la publicité. Le jour est loin de paraître, emportons-la. Nous la déposerons dans le premier couvent. Nous l’ensevelirons nous-mêmes, et nous ne la quitterons que quand nous aurons caché dans le sein de la terre ce secret qui lui fut si cher.

ASTOLPHE.

Oh ! oui, qu’elle l’emporte dans la tombe, ce secret que j’ai voulu violer !…

LE PRÉCEPTEUR, à Giglio.

Suivez-nous, puisque vous éprouvez des remords salutaires. Je tâcherai de faire votre paix avec le ciel ; et, si vous voulez faire des révélations sincères, on pourra vous sauver la vie.

GIGLIO.

Je confesserai tout, mais je ne veux pas de la vie, pourvu que j’aie l’absolution.

ASTOLPHE, en délire.

Oui, tu auras l’absolution, et tu seras mon ami, mon compagnon ! Nous ne nous séparerons plus, car nous sommes deux assassins !

(Marc et Giglio emportent le cadavre, l’abbé entraîne Astolphe)


George Sand.