ACTE DEUXIÈME


Le cabinet du baron. — Portes à droite et à gauche. — Ameublement sévère. — Un bureau couvert de papiers, à droite, — Un coffre-fort, à gauche. — Deux flambeaux dont les bougies s’éteignent dans leurs bobèches. — Cheminée au fond. — Croisée à droite.





Scène PREMIÈRE.

CARDILLO, LÉONORA.
CARDILLO.

Eh bien ?

LÉONORA, sortant par la porte de gauche, un coffret à la main.

Elle dort comme une innocente qu’elle est.

CARDILLO.

Innocente ? Nous verrons bien. Nous avons le coffre aux secrets !

LÉONORA.

Je n’ai pas eu peur de le prendre, parce que je suis sûre que vous n’y trouverez rien de mal. (Cardillo prend le coffret.) Qu’est-ce que vous avez fait de votre monsieur ?

CARDILLO.

Monsieur est sorti dès le matin, après s’être promené toute la nuit dans son cabinet, (Il va porter le coffret sur la cheminée.)

LÉONORA, soufflant les bougies.

Ça se voit. Il faut avouer que votre maître passe drôlement ses nuits de noces. La première sur le chemin de l’Amérique, la seconde en voyage dans la maison !

CARDILLO.

Il n’y a pas de quoi rire ! Songez plutôt à plaindre un fidèle serviteur qui s’est mis en frais de poésie pour fêter le retour de son maître, et qui, pour tout remercîment, se voit menacé d’une destitution.

LÉONORA.

Pas possible ?

CARDILLO.

Oui, mademoiselle Léonora, vous aurez la douleur de me perdre si nous ne trouvons pas là-dedans le secret de madame.

LÉONORA, retenant son bras.

Mais quel secret peut-elle avoir ?

CARDILLO, d’un ton solennel.

Un amant, peut-être.

LÉONORA.

Mon pauvre monsieur Cardillo ! vous me faites de la peine avec votre ton solennel ! Je ne sais peut-être pas ce que c’est qu’un amant !

CARDILLO.

Vous, mademoiselle Léonora ?

LÉONORA.

Oui. Un amant est un monsieur qui donne des pièces d’or aux femmes de chambre. Mais sachez qu’en trois mois je n’ai pas touché un sou de plus que mes gages. Donc, soyez persuadé que madame, n’a pas d’amant.

CARDILLO, va au coffret.

Monsieur sait ce qu’il dit, et c’est monsieur qui m’a fait l’honneur de me préposer à cette enquête.

LÉONORA, lui arrêtant le bras.

Comment ! C’est votre vieux jaloux qui vous a dit !… Rendez-moi mon coffret ! (Elle prend le coffret.) Je me haïrais comme un serpent, si j’avais eu le malheur de vendre madame à votre monsieur !

CARDILLO.

Et moi, je me mépriserais comme un « prostitué, » si je ne veillais pas à l’honneur de mon maître, (Il prend le coffret.)

LÉONORA, tirant le coffret à elle.

Rendez-moi cela ! Ou je crie à réveiller madame ! (Le baron entre par la droite.)

CARDILLO, même jeu.

J’en serai quitte pour aller chercher monsieur !

LÉONORA, même jeu.

Madame !

CARDILLO.

Monsieur !


Scène II.

Les Mêmes, LE BARON.
LE BARON.

Qu’est-ce ? (À Cardillo.) Le docteur n’est pas venu ?

CARDILLO, troublé.

Non, monsieur le baron. Je…

LE BARON.

Qu’avez-vous tous les deux ?

LÉONORA.

Rien, monsieur le baron.

LE BARON.

Je vous demande à quel jeu on jouait ici lorsque je suis entré ?

LÉONORA, cachant le coffret.

Pardonnez-moi, monsieur le baron. C’était M. Cardillo qui faisait mine de m’arracher des mains… quelque chose.

CARDILLO.

Monsieur le baron sait que je suis incapable de rien prendre, sinon pour le service de monsieur le baron.

LE BARON, à Léonora.

Et peut-on voir cette boîte que vous vous disputez si courageusement ?

LÉONORA, montrant la boîte de loin.

Oh ! rien, monsieur le baron, un petit coffret.

CARDILLO.

Appartenant à madame la baronne.

LÉONORA.

Raison de plus pour le respecter !

CARDILLO.

Tous les secrets ne sont pas respectables.

LÉONORA.

Celui qui parle ainsi de Madame en a menti.

CARDILLO.

Je n’ai jamais menti à Monsieur, ni servi de complice aux personnes qui le trompent.

LE BARON.

Taisez-vous ! Vous avez tort tous les deux. Il n’y a pas de secrets dans la maison de vos maîtres, et s’il y en avait un, le premier de vos devoirs serait de l’ignorer.

LÉONORA, à Cardillo.

Ah !

CARDILLO, au baron.

Cependant, monsieur le baron m’a dit hier…

LE BARON.

Pas de réplique ! Je trouve impertinent que nos valets, dans notre maison, se querellent pour et contre nous et prennent notre honneur pour champ de bataille. (À Léonora.) Ce coffret n’aurait pas dû sortir de l’appartement de votre maîtresse. Laissez-le là. (À Cardillo.) Toi, si tu te permets de faire, de dire ou de voir autre chose que ton service, ton compte sera réglé dans les vingt-quatre heures.

LÉONORA, à Cardillo.

Attrape !

LE BARON.

Allez ! (Léonora sort par la porte de gauche ; Cardillo par la perle de droite. Le baron prend le coffret. Cardillo rouvre la porte et annonce.)

CARDILLO.

Excellence, monsieur le docteur Capricana. (Le baron pose le coffret sur le bureau.)


Scène III.

CAPRICANA, LE BARON.
CAPRICANA, très-brouillon et jovial.

Bonjour, cher ami. Je ne vous demande pas si vous avez bien passé la nuit. Trop discret ! Et quant à votre santé, je n’en suis pas en peine ! Vous avez un petit air réjoui ! une mine de prospérité !

LE BARON.

En effet, je ne me porte pas mal.

CAPRICANA.

Ne faites donc pas le modeste ! Vous avez dix-huit ans, ce matin.

LE BARON.

Je vous remercie.

CAPRICANA, finement.

Ose-t-on vous demander des nouvelles de notre adorable baronne ?

LE BARON.

C’est pour elle que je voulais vous consulter.

CAPRICANA.

Ah ! bah !

LE BARON.

Elle est un peu souffrante. Ne m’avez-vous pas dit que ma femme était sujette à des migraines ?

CAPRICANA.

Moi ! j’ai dit cela ?… Ah ! oui, je me rappelle… pour le besoin de la cause. Mais j’aurais pu vous dire aussi que notre jolie baronne avait une santé de fer. La migraine est une fiction, ou, si vous l’aimez mieux, une chimère. Bref, mettons que je n’ai rien dit. Est-ce cela ?

LE BARON.

Pas tout à fait. Il est certain que ma femme avait les yeux rouges comme une personne qui a pleuré.

CAPRICANA, fredonnant ; il s’assied.

Brroum, brroum, brroum… ! la névralgie produit de ces effets-là, qui se produisent aussi sans névralgie. Franchement, entre nous, qu’est-ce que cela vous fait ?

LE BARON.

C’est que… les larmes en question pourraient provenir d’une source… inquiétante.

CAPRICANA.

Ah çà, c’est donc vrai ? On me l’avait bien dit, mais je ne voulais pas le croire. Vous êtes jaloux ?

LE BARON.

Je ne suis pas jaloux ! Qui vous a dit que j’étais jaloux ?

CAPRICANA.

Mon Dieu, cher ami, personne.

LE BARON.

Personne ! c’est donc vous qui l’avez inventé ?

CAPRICANA.

Mais non ; j’ai dit personne, comme j’aurais dit tout le monde.

LE BARON.

Ah ! tout le monde ! Ainsi je suis la fable de toute la ville ?

CAPRICANA, se levant.

Avez-vous vu comme il prend feu ! C’est un brûlot, ma parole d’honneur. Eh ! que diable ! quand vous seriez un peu jaloux, et quand on le dirait par-ci, par-là, il n’y aurait pas de quoi mourir de honte ! Vous auriez tort, assurément, mais vos cinquante-cinq ans vous excuseraient aux yeux de tous les sages.

LE BARON.

Vous veniez ici en mon absence ?

CAPRICANA.

Moi ! tous les jours.

LE BARON.

Alors vous savez comme moi que je n’ai aucun sujet d’inquiétude.

CAPRICANA.

Halte-là, mon terrible ami ! Je vous vois venir ; mais n’espérez pas me faire parler. Non ! Je connais mes devoirs. Un médecin est un confesseur, lors même qu’il n’a reçu la confession de personne. Je serai muet comme la tombe.

LE BARON.

Il y a donc des secrets, puisque vous les gardez ?

CAPRICANA.

Des secrets ! au pluriel ! Pourquoi pas une douzaine ? Mon cher ami, c’est tout au plus s’il y en a un seul, un tout petit, et fort innocent, j’en suis sûr.

LE BARON.

S’il est innocent, contez-le-moi.

CAPRICANA.

Je ne vous en dirai pas un mot, quand cela serait le secret de Polichinelle ! Voilà comme je suis.

LE BARON.

Eh ! bien, moi, je vous dirai ce que j’ai deviné.

CAPRICANA.

Oui, oui, plaidez le faux pour savoir le vrai ! On ne me prend pas à ces amorces.

LE BARON.

Je sais tout.

CAPRICANA.

Croyez-moi, ne dites jamais de ces absurdités-là, même pour rire. Savez-vous ce qu’on y gagne ?

LE BARON.

Voyons.

CAPRICANA.

On compromet sa femme, et l’on finit par être ce qu’on n’était pas. Car dès qu’une femme est perdue de réputation et qu’elle a tous les ennuis de la chose, elle serait bien sotte de s’en refuser les « plaisirs[1] ! »

LE BARON.

Qui vous parle de compromettre les femmes ? Ai-je rien dit ? ai-je rien supposé ? ai-je fait planer l’ombre d’un doute sur une personne que je vous défends de juger ?

CAPRICANA.

À la bonne heure ! car enfin il y a cent lieues du désir à la possession. Un amoureux n’est pas un amant, et de ce qu’un joli garçon est venu tendre ses filets autour d’une jolie femme, il ne s’ensuit aucunement qu’elle se soit laissé prendre.

LE BARON, se contenant.

Sans doute, un amoureux ; un petit monsieur qui tend ses petits filets en faisant les yeux doux ; cela n’est ni dangereux ni même compromettant.

CAPRICANA.

Car enfin vous ne pouvez pas espérer que madame la baronne, jolie comme elle l’est, et mariée à vous, ne sera désirée de personne.

LE BARON, prenant le coffret.

Ainsi vous prétendez qu’on fait la cour à ma femme ?

CAPRICANA.

Moi, je ne prétends rien du tout !

LE BARON.

Vous m’avez dit qu’un homme avait osé s’éprendre de Gaëtana ! Qu’un insensé ne craignait pas de lui dire en face : Je vous aime ! Qu’un larron d’honneur était venu chez moi tendre ses pièges autour d’elle ! Qu’un infâme espérait me voler mon bien le plus précieux et me donner en risée à tout l’univers ! Vous l’avez dit ; et maintenant, son nom ? Je sais que ma femme est innocente, mais ce monsieur ne l’est pas, et j’ai le droit de savoir son nom ! Si vous m’aimez, si vous n’êtes pas mon ennemi, si vous ne voulez pas que je vous déteste et que je me venge de vous : son nom !

CAPRICANA.

Mon ami, vous vous emportez ! …

LE BARON, brandissant le coffret.

Son nom !

CAPRICANA.

Vous ne le saurez jamais ; vous n’êtes pas assez raisonnable.

LE BARON, même jeu.

Son nom !

CAPRICANA.

Demandez-le à madame la baronne. Je suis sûr qu’elle n’a rien à vous cacher. Adieu !

LE BARON.

Au diable ! (Il jette violemment le coffret, qui se brise ; un paquet de lettres s’éparpille sur le plancher.)

CAPRICANA.

Que faites-vous ? Je ne vous reconnais plus. (Il se penche pour ramasser les lettres.)

LE BARON, se jette à terre et ramasse avidement les lettres.

Non ! ne vous donnez pas cette peine ! Je vous en prie !… Je vous le défends ! (Il jette un coup d’œil sur tous les papiers.) Mes lettres !

CAPRICANA.

Qu’avez-vous, cher ami ? Vous êtes malade ?

LE BARON, se remettant par degrés.

Pardonnez-moi, docteur. Je suis nerveux, ce matin, « comme un vieux fou. » C’est encore l’agitation du voyage. Je crois même, Dieu me damne ! que j’ai brisé ce joli petit coffret. N’en dites rien à ma femme, surtout. Pauvre enfant ! c’est là dedans qu’elle enfermait mes lettres. Les voici… toutes. Et pas autre chose. (Il met les lettres dans sa poche.)

CAPRICANA.

Bien ! mettez-les sur votre cœur.

LE BARON.

Ne croyez pas un mot des sottises que vous avez entendu dire ! Gaëtana est au-dessus de tous les soupçons, je le sais. (Il enferme dans un tiroir les débris du coffret.) On peut lui faire la cour ; je suis bien tranquille. Ce n’est pas elle qui prêtera l’oreille aux fadaises de tous vos galants !

CAPRICANA.

À la bonne heure ! je vous retrouve enfin.

LE BARON, doucement.

C’est votre faute aussi ! vous venez me mettre l’esprit à l’envers avec vos histoires.

CAPRICANA.

Moi ! je vous ai dit que votre femme était aussi vertueuse que jolie, et je vous le répète. Faut-il vous le dire jusqu’à demain ?

LE BARON.

Répétez toujours, mon ami ; je ne vous trouverai pas monotone. Vous déjeunez avec nous, pas vrai ?

CAPRICANA.

Volontiers ; si vous me permettez de faire une ou deux visites avant dix heures.

LE BARON.

Nous vous attendrons. Mais commencez par me suivre un instant chez notre chère malade.

CAPRICANA.

En avant, mauvaise tête ! et ne cassez plus votre mobilier ! (Ils se dirigent vers la gauche.)


Scène IV.

Les Mêmes, CARDILLO.
CARDILLO.

Excellence ?

LE BARON.

Qu’est-ce encore, vieil imbécile ?

CARDILLO.

Un homme est là qui voudrait parler à monsieur le baron.

LE BARON.

Fais-le attendre ici.

CARDILLO.

C’est que… c’est un particulier assez mal famé dans le royaume.

LE BARON.

Eh bien, surveille-le. (Il sort avec le docteur, à gauche.)


Scène V.

CARDILLO, BIRBONE.
CARDILLO, ouvrant la porte de droite.

Vous pouvez entrer, maître Birbone, mais vous aurez soin de ne toucher à rien.

BIRBONE.

Trop aimable !

CARDILLO.

M. le baron est dans les appartements de madame. (Il désigne du doigt la porte de gauche.) En attendant qu’il revienne, j’ai ordre de ne vous point quitter.

BIRBONE.

Eh ! quelle compagnie plus honorable pouvait-on m’offrir ? Je dirai que l’illustre Cardillo, le plus lettré des intendants, m’a servi de cicérone dans la villa de son maître. C’est ainsi que le Tasse, votre rival en poésie, faisait les honneurs du palais de Ferrare. (Il s’approche de la porte du baron.)

CARDILLO, lui coupant le chemin.

N’espérez pas que vos flagorneries me fassent oublier mon devoir ! Ceci est la chambre à coucher de M. le baron, et je n’ai pas reçu l’ordre de vous y faire entrer.

BIRBONE, d’un ton dégagé.

Oh ! merci ! Je n’ai pas sommeil. J’ai vu de la maison ce que j’étais curieux de connaître. Les appartements de réception sont en bas, n’est-il pas vrai ?

CARDILLO.

Oui, monsieur, et nous n’y recevons que la bonne compagnie.

BIRBONE, allant à droite, fait le tour de la table, puis va au balcon.

Je le savais, poëte aux ailes d’or. Je vous fais compliment de l’escalier que nous avons monté ensemble. C’est royal. Ce balcon qui donne sur la rue est du plus heureux effet ; je comprends, divin Cardillo, qu’une résidence pareille vous inspire de si beaux vers ! Vous couchez au grenier ?

CARDILLO.

Non, monsieur, au second étage. C’est la valetaille qui loge au grenier.

BIRBONE.

Je n’ai pas besoin de vous demander où nous sommes. À ces attributs du travail, je reconnais le sanctuaire de M. le baron. (Il se dirige vers le bureau. Cardillo lui coupe le chemin.)

CARDILLO.

On ne touche pas aux papiers de mon maître !

BIRBONE.

Je ne sais pas lire ! (S’approchant du coffre-fort.) Par exemple, voici un meuble qui mérite d’être vu de près !

CARDILLO, l’arrêtant en chemin.

On ne touche pas au coffre-fort de M. le baron !

BIRBONE, saluant la caisse.

Le coffre-fort ! Il fallait le dire plus tôt ; le coffre-fort !

CARDILLO, se met devant lui.

On ne salue pas le coffre-fort de M. le baron !

BIRBONE.

Je n’ai pas besoin d’argent.

CARDILLO.

Cependant je suppose que vous voulez quelque chose à mon maître ?

BIRBONE.

Oui, j’ai l’ambition de nouer connaissance avec lui.

CARDILLO, riant.

C’est merveilleux ! On a raison de dire que la canaille de Naples est bien la plus comique de l’univers !

BIRBONE.

De quel pays êtes-vous, maître Cardillo ?

CARDILLO, avec dignité.

De Naples même.

BIRBONE.

Y a-t-il longtemps que vous êtes au service de M. le baron ?

CARDILLO.

Dix-sept ans, monsieur Birbone.

BIRBONE.

Alors vous le connaissez à fond ?

CARDILLO.

Je m’en pique.

BIRBONE.

N’est-ce pas un homme assez violent ?

CARDILLO.

C’est le plus doux des hommes.

BIRBONE.

Ah ! tant pis. On m’a dit qu’il était un peu serré, et que les pauvres gens jouaient gros jeu à lui faire tort d’une bagatelle ?

CARDILLO.

Je n’ai jamais essayé ; mais je puis vous dire que de tous les gentilshommes de Naples M. le baron est le plus généreux.

BIRBONE.

Diable ! Est-ce qu’il l’a toujours été, gentilhomme ?

CARDILLO.

De père en fils, depuis les croisades. Et voici nos armoiries ; un navire sur champ d’azur.

BIRBONE.

Un navire, dites-vous ? Mieux que cela, monsieur Cardillo ! un bateau à vapeur ! C’est quelque souvenir des croisades ?

CARDILLO.

Je n’ai pas de compte à vous rendre.

BIRBONE.

Mais voici M. le baron. Je ne vous retiens pas, maître Gardillo. Allez rimer dans l’antichambre !


Scène VI.

BIRBONE, LE BARON, venant de gauche.
CARDILLO.

Monsieur le baron n’a plus rien à me commander ?

LE BARON, gaiement.

Non. Laisse-nous, (Cardillo sort. — À Birbone.) Eh bien ! mon garçon, qu’est-ce que tu me veux ?

BIRBONE.

Bien peu de chose, Excellence. Si peu que, ma parole d’honneur, je ne sais par où commencer.

LE BARON.

Commence par me dire ton nom.

BIRBONE.

Alors, Votre Excellence ne me connaît pas ? Il me semble cependant que nous avons dû nous rencontrer une fois.

LE BARON.

Où diable veux-tu que je t’aie rencontré ?

BIRBONE.

Mon nom vous sera peut-être connu. Je m’appelle don Grazioso Birbone.

LE BARON.

Ce n’est pas un nom de chrétien, cela ?

BIRBONE.

Les hommes ont jugé à propos de m’appeler Birbone, c’est-à-dire mauvais sujet. Grazioso est une qualification qui m’a été donnée par les dames. De tout cela, je me suis fait un nom que je compte porter toute la vie, mon père ne m’en ayant pas laissé d’autre. Monsieur le baron n’a jamais coudoyé un garçon appelé Birbone ?

LE BARON.

Non, que je sache.

BIRBONE.

Cependant monsieur le baron habite Naples depuis plus de dix ans ?

LE BARON.

Oui ; après ?

BIRBONE.

Plus j’examine monsieur le baron, plus il me semble que ses traits ne me sont pas nouveaux.

LE BARON.

Où veux-tu en venir ?

BIRBONE.

Je n’en sais rien ! Monsieur le baron est bien sûr d’avoir toujours été baron ? Il n’a jamais porté un autre nom que celui de del Grido ?

LE BARON.

Que t’importe ?

BIRBONE.

Je ne m’en informerais point, si je n’avais aucun intérêt à le savoir.

LE BARON.

En un mot, que veux-tu ? de l’argent ? tu n’en auras pas.

BIRBONE.

Je ne suis pas un mendiant ; je suis une victime de la brutalité des hommes.

LE BARON.

Qu’est-ce que l’on t’a fait ?

BIRBONE.

Monsieur le baron est-il bien sûr qu’il n’a fait de mal à personne ?

LE BARON.

Auras-tu bientôt fini, questionneur du diable ? (Il se lève.) Je te préviens que ma patience est à bout.

BIRBONE.

Bien ! les yeux pleins de feu ! la bouche crispée.

LE BARON.

Sors d’ici, et ne me force pas de te jeter à la porte.

BIRBONE.

La voix ! criez encore un peu que j’entende la voix !

LE BARON, le saisissant par le bras et le faisant passer à gauche.

Impertinent drôle !

BIRBONE, recule en poussant un grand cri.

Ah !

LE BARON.

Qu’est-ce qui te prend ?

BIRBONE.

Rien ; pardon ! une idée !

LE BARON.

Tu as crié comme si l’on t’avait cassé le bras !

BIRBONE.

Ah ! vous connaissez le cri de la bête à qui l’on a cassé la patte ! Ah ! monsieur le baron, la joie m’étouffe !

LE BARON.

As-tu perdu la tête ?

BIRBONE.

On la perdrait à moins ! Quelle occasion ! Son bonheur, à elle ! ma vengeance, à moi ! La plus noble des femmes ! le plus odieux des hommes ? d’un seul coup ! Et je suis au cœur de la place ! et je n’ai qu’à étendre la main ! (Il met la main dans sa poche du côté gauche.)


Scène VII.

Les Mêmes, GAËTANA.
GAËTANA, entrant par la gauche.

Comment me trouvez-vous dans ma robe du matin ? (Apercevant Birbone.) ; Je vous dérange ? Mais c’est Birbone ! avez-vous besoin de quelque chose, Birbone ?

BIRBONE.

De rien, mademoiselle, que de baiser le bas de votre robe, si vous daignez me le permettre. (Il met un genou en terre.)

LE BARON, à Gaëtana.

Vous connaissez ce drôle ?

GAËTANA.

C’est un pauvre garçon à qui ma mère a fait un peu de bien.

BIRBONE.

Ajoutez, mademoiselle, qu’il se ferait tuer en place publique pour assurer votre bonheur. (Sur un geste du baron.) Je sors ! Je vous ai vue, mademoiselle, je suis content. « Je vais brûler un cierge à saint Janvier, et demain, s’il plaît à Dieu, j’en brûlerai deux ![2] » Au revoir, monsieur Poletti ! (Il sort.)


Scène VIII.

GAËTANA, LE BARON.
LE BARON.

Une espèce de fou, qui m’a étourdi de ses propos incohérents.

GAËTANA.

Par compensation, monsieur, je vais vous étonner de ma sagesse. J’ai causé longuement avec le docteur, et il n’a été question que de vous. Ah ! vous avez en lui un ami dévoué !

LE BARON, ironiquement.

Est-ce qu’il a osé prendre ma défense ?

GAËTANA.

Il aurait fallu que vous fussiez attaqué. Non, mais il m’a appris à vous connaître. Il m’a montré que sous les emportements de ce méchant caractère, vous cachiez des trésors de bonté, de noblesse et de grandeur. Il m’a prouvé que j’étais la plus heureuse des femmes, et je l’ai cru. Ai-je bien fait, mon maître ?

LE BARON.

Vous aviez donc commencé par vous plaindre de moi ?

GAËTANA.

Fi ! le vilain mari que vous êtes ! pouvez-vous supposer qu’une plainte ou seulement un regret se soit échappé de mon cœur !

LE BARON.

Alors, vous les enfermez, de peur qu’ils ne s’échappent ?

GAËTANA.

Qu’avez-vous donc ? vous étiez charmant tout à l’heure, et voilà que vous fauchez toutes les fleurs de mon jardin ! Tant pis pour vous, monsieur. J’avais encore tout plein de bonnes choses à vous dire, et maintenant je ne m’en souviens plus.

LE BARON.

Pardonnez-moi. Les sots propos de cet original m’avaient laissé sous une impression détestable. Maintenant, je suis tout à vous, bien à vous.

GAËTANA.

Pris au mot ! Puisque vous êtes à moi, je vous emporte. (Elle le fait asseoir.) C’est encore une chose arrangée avec le docteur. Décidément, il y a trop de monde ici. Si nous recevons, vous serez jaloux ; si nous fermons notre porte, on jasera. (Elle s’assied.) Allons-nous-en bien loin, bien loin ! N’avez-vous pas une propriété dans le pays de Léonora ? C’est là que je veux m’enfermer avec vous jusqu’à la fin de l’automne. Lorsque l’hiver nous chassera vers Naples, nous serons un vieux ménage : vous ne douterez plus de moi, et je n’aurai plus peur de vous.

LE BARON.

Je vous fais donc peur, Gaëtana ?

GAËTANA.

Dame ! un peu. Vous prenez quelquefois des airs si farouches !

LE BARON.

C’est que je vous aime !

GAËTANA.

Quoi ! la mauvaise humeur est une preuve d’amitié ?

LE BARON.

D’amitié, non, mais d’amour. L’amitié est chose banale, partageable[3], indifférente. C’est un pâle soleil qui luit pour tout le monde. L’amour, Gaëtana, est le lien étroit d’une seule et d’un seul. C’est une passion exclusive, entière, jalouse. Si vous étiez une femme, et non pas un enfant, au lieu de me reprocher la surveillance ombrageuse dont je vous entoure (car je vous ai toujours surveillée), vous en seriez fière. Il n’y a pas une femme dans Naples, il n’y en a pas une dans l’univers qui puisse se flatter d’être aimée comme vous ! « Je vous ai choisie entre mille. Toutes les mères seraient tombées à mes genoux si elles avaient pu, au prix de cette bassesse, obtenir ma main pour leurs filles. Je vous apporte non-seulement la fortune amassée par une vie de travail, mais une jeunesse accumulée depuis longtemps comme le trésor d’un avare. C’est une somme incalculable d’amour ; tout un cœur qui s’est gardé pour vous, capital et intérêts. » On vous a dit que j’étais un vieillard ; mais qu’est-ce que les années ? Des almanachs qui s’écroulent l’un sur l’autre. Les cheveux blancs ? Une neige qui tombe sur la forêt, mais qui n’a jamais éteint la sève ardente des grands chênes. Je suis cent fois plus jeune que les damoiseaux de trente ans qui font la roue autour de vous, car ils ont fini la vie, et je la commence ; ils ont bu la satiété au fond de la coupe, et j’ai soif ! (Doucement.) M’avez-vous compris, Gaëtana ?

GAËTANA.

Je ne sais pas ; je crois ; je comprends que vous m’aimez bien fort, et que je dois vous aimer aussi.

LE BARON.

« Comprenez-vous que vous devez tout me dire et m’ouvrir votre cœur comme je vous ouvre le mien ?

GAËTANA.

« Oui, monsieur. »

LE BARON.

Et cependant, hier, vous ne m’avez pas dit la vérité. « J’en suis sûr maintenant, vous me cachiez quelque chose.

GAËTANA.

Ne m’en parlez pas, j’en suis toute honteuse.

LE BARON.

« Ah ! »

GAËTANA.

Je vous aurais tout conté de prime abord ; mais vous m’avez épouvantée par vos menaces, et j’ai craint de causer un malheur.

LE BARON.

Et maintenant ?

GAËTANA.

Oh ! maintenant, il n’y a plus de danger pour personne, et je ne crains plus de vous confesser mes crimes. Cette rose, vous savez ? Ce n’était pas moi qui l’avais cueillie. Le rosier était trop haut pour ma main… C’est un jeune homme qui me l’a donnée.

LE BARON, se contenant, d’un ton patelin.

Un beau jeune homme ?

GAËTANA.

Oui, et surtout bon et dévoué. Figurez-vous que depuis trois mois le pauvre garçon se désespérait de ne pas m’avoir connue avant vous pour me demander en mariage ! Je crois qu’il m’aimait bien aussi ; non pas violemment comme vous disiez tout à l’heure, mais d’une franche et sincère amitié. Lorsqu’il a su que vous reveniez, il a perdu la tête. Il s’est mis à jouer, par dépit, et il s’est presque ruiné.

LE BARON.

Pauvre enfant !

GAËTANA.

N’est-ce pas ? Je le plaignais aussi de tout mon cœur.

LE BARON.

Et comme vous n’êtes pas femme à recevoir sans rendre, lorsqu’il vous a donné cette fleur, vous lui avez accordé quelque chose en échange ?

GAËTANA.

Oui, monsieur, un baiser sur le front, le baiser d’une sœur à son frère, et je suis allée pleurer dans un coin.

LE BARON.

Oui ; la migraine en question.

GAËTANA.

J’aurais eu bien mauvais cœur si je n’avais pas pleuré. Il partait pour l’armée.

LE BARON, furieux.

Il est parti !

GAËTANA.

Sans cela, oserais-je vous raconter ?…

LE BARON, se contenant.

C’est juste. Mais puisqu’il est parti, rien ne vous défend plus de me dire son nom.

GAËTANA.

Je ne vous l’ai pas encore nommé ? C’est le comte Gabriel Pericoli.

LE BARON, se levant.

Enfin ! Ma haine ne s’égarera plus au hasard ! Pericoli ! En effet, une vieille famille. Ce n’est pas un parvenu comme moi ! Un jeune homme, n’est-il pas vrai ? Au fait, vous me l’avez dit. Ah ! ce monsieur vous donne mes roses, et vous lui rendez des baisers fraternels !… Et quand je reviens d’un voyage de trois mois, où j’ai sauvé votre fortune, le premier mouvement de ma femme est de pleurer le départ de ce monsieur ! Et sans doute il était là, caché dans la foule, lorsque vous m’avez salué de cette belle révérence ? L’accueil dont vous m’honoriez n’a pas dû lui donner de jalousie, et je suppose qu’il a été content de vous !

GAËTANA, indignée.

Monsieur !

LE BARON.

Mais, pardon ! j’ai interrompu votre récit au bon moment. N’aviez-vous pas encore quelques péchés mignons à confesser ?

GAËTANA, froidement.

Je vous ai tout dit.

LE BARON, ironiquement.

Ah ! tant mieux ! Ainsi l’histoire se termine au baiser fraternel ?

GAËTANA.

Oui. monsieur.

LE BARON.

Vous en êtes bien sûre ? Alors, ma chère, votre amant n’est pas parti. On ne s’arrête pas en si beau chemin ; et les jeunes gens de notre siècle ne s’en vont jamais sur un baiser fraternel[4].

GAËTANA.

« Qu’est-ce à dire ?

LE BARON.

« De deux choses l’une : ou le beau Pericoli a obtenu plus que vous ne m’avez dit, et il s’enfuit à l’armée pour échapper aux conséquences de ses fredaines, ou vous l’avez laissé à la première page, et il restera ici pour achever le roman. Vous me le présenterez un de ces jours ; il s’invitera à dîner sans façon ; nous aurons en lui un compagnon inséparable, un ami à toute épreuve ; il prendra nos intérêts plus que nous-mêmes, et c’est lui qui se frottera les mains si Dieu nous envoie des enfants ! »

GAËTANA.

Je ne vous comprends plus, monsieur.

LE BARON.

C’est pourtant un chapitre de l’histoire universelle.

GAËTANA.

Je ne m’explique pas bien toutes vos paroles, mais quelque chose me dit qu’elles ont un sens outrageant pour moi. Quelle raison avez-vous de me faire honte ? J’étais libre de garder mes secrets, et je vous ai tout dit. Une femme de mauvaise foi agirait, je pense, autrement. S’il vous plaît de supposer que je cache une partie de la vérité, informez-vous à d’autres. Vous avez des espions, si je ne me trompe ; mettez-les en campagne. Ils vous répéteront que le comte était désespéré, et qu’il est parti ce matin.

CARDILLO, annonçant.

Monsieur le comte Pericoli !

GAËTANA.

Malheureux !

LE BARON.

Taisez-vous ! Cachez-vous ! (Il la pousse par la porte de gauche.) C’est à moi de recevoir nos amis !…


Scène IX.

LE COMTE, LE BARON.
LE COMTE, froidement.

Monsieur, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, mais…

LE BARON, très-gracieux.

C’est trop de modestie, monsieur le comte !… Il n’est personne dans le royaume qui ne sache le beau nom de Pericoli. D’ailleurs, j’ai connu personnellement monsieur votre père.

LE COMTE.

En effet, je crois me rappeler qu’il était en relation d’affaires avec vous.

LE BARON.

D’affaires et d’amitié, je m’en flatte. (Il lui fait signe d’avancer.) Nous étions du même âge, et quoique ma naissance ne fut pas à beaucoup près aussi noble que la sienne, nous avons été jeunes ensemble.

LE COMTE, très-froidement.

J’en suis fort aise, monsieur, mais…

LE BARON.

Ah ! monsieur le comte ! Votre père, à trente ans, était un beau cavalier et un vert galant ! Je vois que ce noble sang n’a pas dégénéré, et j’entends dire que vous chassez de race !

LE COMTE.

Pardon, monsieur, je suis pressé et je ne suis pas venu ici pour entendre l’histoire de mon père… Je…

LE BARON.

Eh ! là ! là ! jeunesse bouillante : n’ayez pas peur. Je ne vous conterai pas toutes ses aventures. Il a fait bien des heureuses et bien des malheureux. Par exemple, je dois dire que dans ses égarements les plus fougueux, il n’oubliait jamais la loyauté du gentilhomme. « Il chassait hardiment sur toutes les terres, excepté sur celles d’un ami. Je parierais qu’il a séduit plus de mille femmes ; je jurerais qu’il n’a jamais trompé un homme ! » Et, tenez ! lorsqu’il était l’amant de la duchesse… le nom n’y fait rien ; elle est grand’mère aujourd’hui… elle le supplia de paraître à un bal qui se donnait chez elle. « Non, répondit votre noble père ; il faudrait serrer la main de ton mari, et mourir de honte. » Comment trouvez-vous cela, mon jeune ami ? Les amants d’aujourd’hui sont-ils encore aussi fiers ?

LE COMTE.

Oui, monsieur, dans ma famille.

LE BARON.

Bien répondu, morbleu ! Jeune homme, je vous estime ; touchez là ! (Il lui tend la main)

LE COMTE, après un moment d’hésitation, lui donne la main.

Monsieur…

LE BARON, sans le lâcher.

Pardon ; vous ne m’avez pas dit si vous veniez ici pour moi ou pour ma femme ?

LE COMTE, retirant sa main.

Pour vous rendre service, à vous.

LE BARON.

En sommes-nous déjà aux services ? C’est grave. Je croyais que vous ne me deviez encore que des politesses !

LE COMTE.

Je ne vous dois rien, monsieur, et si je vous devais quelque chose, cet accueil, dont j’ai fort bien compris l’ironie, me dégagerait de toute obligation. Si donc je m’obstine à vous rendre service, c’est pour l’acquit de ma conscience et la satisfaction de mon honneur.

LE BARON.

En vérité ! Eh bien ! monsieur, satisfaites votre honneur ! nous verrons ensuite à raccommoder le mien !

LE COMTE.

Contentez-vous, pour le moment, de défendre votre vie. Un homme capable de tout a formé le projet de vous assassiner. Je le crois brave, adroit et exercé à la pratique du crime. Il est d’autant plus à redouter, qu’il n’en veut pas à votre argent. Les craintes qui retiendraient un malfaiteur vulgaire n’ont point de prise sur lui. Le ressort qui le pousse en avant est plus fort que l’intérêt. Il ne guettera pas l’occasion, il la fera naître, et je ne doute pas que vous n’ayez bientôt affaire à lui. Changez donc vos serrures, ou doublez les verrous, ou demandez du renfort à la police. Voilà, monsieur, ce que je voulais vous dire, pour vous, avant de quitter Castellamare. Maintenant que vous êtes averti, j’ai l’honneur de vous saluer. (Il va pour sortir.)

LE BARON.

Oh ! pas encore ! Laissez-moi vous exprimer ma reconnaissance et surtout mon admiration !

LE COMTE.

Je n’ai nul besoin de vos compliments.

LE BARON.

Savez-vous que c’est admirablement inventé ? Je changerai mes serrures, je doublerai mes verroux, je mettrai garnison chez moi. Naturellement, les voleurs n’approcheront pas de la maison, et vous aurez la gloire de m’avoir sauvé. Naturellement aussi, je vous regarderai comme un bienfaiteur, et je conterai votre belle conduite à ma femme ; c’est le devoir d’un mari. Naturellement enfin, ma femme vous trouvera si magnanime, qu’elle ne pourra se défendre de vous adorer tout à fait. Ah ! monsieur le comte, c’est tour de bonne guerre, et votre honnête homme de père n’aurait pas trouvé celui-là !

LE COMTE.

Eh ! monsieur, laissez-vous tuer si le cœur vous en dit !

LE BARON.

Vous excuserez mon scepticisme ; mais quand j’ai quinze domestiques à la maison, je ne crois pas aux malfaiteurs.

LE COMTE.

Tant pis pour vous !

LE BARON.

Au moins me direz-vous par quel miracle ce complot tramé dans l’ombre est venu généreusement se dévoiler à vos yeux ?

LE COMTE.

Comment je le sais ?… Rien de plus simple : on est venu m’offrir votre vie !

LE BARON, vivement.

Arrêtez ! je vous crois. (Élevant la voix.) Mais maintenant j’ai le droit de vous demander pourquoi c’est à vous que les malfaiteurs de Naples vont offrir la vie du baron del Grido ? Vous êtes donc intéressé à ma mort ? Tout le monde sait donc qu’un de nous deux prend la place de l’autre ; et que deux hommes auprès d’une femme, c’est un de trop ?

LE COMTE.

Je n’ai ni pris ni sollicité la place de personne. Il est vrai que j’aime madame la baronne del Grido.

LE BARON, avec éclat.

Ah !

LE COMTE.

Mais je la respecte assez pour ne le lui avoir jamais dit. Si mes sentiments cachés se sont découverts à quelqu’un, je le regrette sincèrement, et j’espère que mon départ va tout réparer. (Il s’avance vers la porte du fond.)

LE BARON, lui lançant un gant sans l’atteindre.

Vous ne vous en irez pas sans relever mon gant !

LE COMTE, ramasse le gant et le rapporte sur le bureau.

Je ne le relève pas, monsieur, je le ramasse. Vos injustices et vos violences sont excusables ; je serais sans excuse, moi, si j’allais me mesurer avec un vieillard.

LE BARON.

Vieillard ! Un homme de cœur est toujours jeune, et il n’y a de vieux que les lâches !

LE COMTE.

Monsieur, je me suis battu quelquefois, et je pars aujourd’hui pour l’armée.

LE BARON.

Non ! vous dis-je, vous ne partirez pas ! Vous m’appartenez ! Il faut que je vous insulte publiquement, que je vous force… Je sais tout ; ma femme m’a tout avoué : vous voyez bien que vous ne pouvez plus partir !

LE COMTE.

Si elle vous a tout avoué, vous devez avoir beaucoup de respect pour elle et un peu d’estime pour moi !

LE BARON.

De l’estime pour ce gentilhomme qui m’a bassement serré la main ! Du respect pour cette vertu qui s’abandonne dans mes jardins aux caresses d’un damoiseau !

LE COMTE, furieux.

Arrêtez ! c’en est trop !…

LE BARON.

Il vous est donc venu du sang dans les veines ?

LE COMTE.

Quand vos injures ne tombaient que sur moi, je vous ai laissé dire, mais je ne souffrirai point qu’on insulte Gaëtana !

LE BARON.

Vous osez défendre ma femme contre moi !…

LE COMTE.

Vous osez bien l’outrager, vous qui avez reçu de Dieu le privilège de la défendre[5] !

LE BARON.

Elle est à moi… je la traiterai comme il me plaira… Je suis le maître de la mépriser, de l’insulter, de la battre !

LE COMTE.

Et de l’assassiner comme la première ? Ah ! c’est ainsi !… Eh bien ! tu auras ce que tu demandes ! Mieux vaut détruire un vieillard odieux que de livrer Gaëtana aux tortures que tu lui prépares ! Dis-moi ton jour, ton heure, tes armes !


Scène X.

Les Mêmes, GAËTANA.
GAËTANA, éplorée.

Gabriel !

LE BARON, courant à elle.

Que venez-vous faire ici ?

LE COMTE.

Restez, Gaëtana ! Vous savez si je vous ai respectée, si j’ai refoulé dans mon cœur un sentiment qui m’étouffait. Eh bien ! je vous dis devant cet homme ce que je ne vous ai jamais dit : Je vous aime !… non pas d’un amour chaste et timide, patient et résigné comme hier, mais d’une passion sans mesure et sans frein ! « Qu’on vous surveille, je tromperai les espions ! qu’on vous enferme, je vous délivrerai. » Je jure de vous arracher des mains de ce vieillard et de vous emporter, cette nuit même, dans un pays où vous n’appartiendrez qu’à moi, votre amant[6] !

LE BARON.

Misérable !

GAËTANA.

Gabriel ! je ne vous reconnais plus. Qui vous a donné le droit de me parler ainsi ?

LE COMTE, montrant le baron.

Lui !


fin du deuxième acte.
  1. Agréments. Commission d’examen.
  2. Commission d’examen.
  3. Les jeunes spectateurs du parterre se sont imaginé, bien à tort, que j’insultais à l’amitié. Peut-être aurais-je dû leur apprendre, par l’organe du régisseur, que l’auteur n’est pas solidaire de tous ses personnages. La naïveté publique est si grande en 1862 !
  4. C’est ici qu’un seigneur de la troisième galerie s’est écrié dans un accès de légitime indignation : « N’insultez pas la jeunesse ! » Ô petit Alcibiade d’estaminet ! combien de fois es-tu sorti des bals de M. Bullier ou des soupers de la rôtisseuse sur un baiser fraternel ?
  5. Cette scène, la meilleure de la pièce, si je ne me trompe, est celle qu’un public jeune et éclairé a sifflée le plus outrageusement.
  6. Ici le public de l’Odéon a fait voir qu’il savait imiter les cris des animaux les plus divers.