Gómez Arias/Tome 2/09

Traduction par Mme Ch..
Texte établi par C. Gosselin,  (Tome 2p. 192-224).

CHAPITRE IX.


Cosi gl’inferi giorni in lungo incerto
Sonno gemo ! ma poi quando la bruna
Notte gli astri nel ciel chiama e la luna
E il freddo aer di mute ombre è coverto ;
Dove selvoso è il piano è piu deserto
Allor lento io vagando, ad una ad una
Palpo le piaghe onde la rea fortuna
E amore e il mondo banno il mio core aperto.

Ugo Foscolo.


La nuit était venue, et une de ces nuits, douces et sereines, qui, dans le beau climat de l’Andalousie, succèdent presque toujours à la chaleur d’un jour d’été. Le ciel, ce pavillon si majestueux, était d’une pureté admirable, et brillait d’une quantité innombrable d’étoiles. La lune jetait une lumière solennelle sur les immenses palais et les hautes tourelles de Grenade, et colorait les bosquets de citronniers des jardins de Don Alonzo d’une lueur chaste et argentée ; tandis qu’elle se reflétait en longs rayons sur le lac paisible, ou en perles brillantes sur l’eau limpide qui tombait en cascade dans des bassins de marbre.

Que ce calme est beau et imposant ! C’est dans un tel moment que l’imagination fatiguée peut comprendre quel doit être le doux repos d’un esprit surnaturel. Mais, écoutez ! Ce parfait silence vient d’être interrompu par un léger bruit ; c’est celui d’une fenêtre moresque : elle s’ouvre, et une femme s’y avance ; elle est plongée dans la contemplation ; ses yeux sont fixes, tous ses traits sont immobiles ; elle appuie son front d’albâtre sur sa main, et regarde, avec la distraction d’un esprit préoccupé, les eaux qui coulent au-dessous d’elle. Elle semble plongée dans le ravissement par ce calme, et renaître à une nouvelle vie au milieu des ombres mystérieuses qui l’entourent : assise à cette fenêtre solitaire, enveloppée par l’obscurité, on la prendrait, à la blancheur de sa figure, pour une statue animée.

C’était Theodora, qui toujours consumée par le chagrin, venait de quitter le lit où elle ne pouvait goûter aucun repos. Ces jardins rappelèrent bientôt à son imagination sa vie passée et la source de tous ses malheurs : c’était dans un jardin et pendant d’aussi belles nuits qu’avaient eu lieu ses rendez-vous avec Gómez Arias, et cette dernière entrevue qui avait décidé de son sort et causé toutes ses fautes. Elle éprouvait une jouissance vague et romanesque à contempler ces objets qui lui parlaient si vivement de son bonheur passé et de ses souffrances actuelles. Ce calme de la nature, cette pureté imposante de la voûte céleste, le bruit du feuillage, le parfum des fleurs ; ces grands arbres qui, semblables à autant de fantômes, avaient les pieds enveloppés dans l’obscurité et la tête éclairée par une douce lumière, l’agréable murmure de la brise, tout contribuait à la plonger dans la rêverie la plus douce. Mais tout-à-coup elle prête une oreille attentive, car il lui semble avoir entendu le son d’une voix chérie ; elle regarde avec anxiété, comme si elle eût espéré voir paraître son amant. Les branches d’un bosquet de myrte sont agitées d’une manière étrange, bientôt elles s’écartent, et livrent passage à une figure grande et majestueuse. Mais est-ce bien une réalité ? Theodora ne se laisse-t-elle pas abuser par quelque illusion imaginaire ? Non, c’est lui, c’est Gómez Arias ; il n’y a point là de méprise ; elle regarde attentivement cette ombre qui, s’avançant lentement, est de plus en plus éclairée par la lumière de la lune, et elle reconnaît son amant, marchant avec cette grâce parfaite qu’elle avait admirée autrefois dans le jardin. Le fantôme s’approche ; elle contemple ses traits, non pas couverts de la pâleur du tombeau, mais animés par le bonheur ; ses yeux brillent du feu de la vie. Il s’avance, il passe, il disparaît ; et Theodora, plongée dans l’étonnement, reste les yeux fixés sur le vide de l’espace que vient de parcourir son amant. À cet étonnement, succéda une sorte d’extase, dont malheureusement elle fut tirée par le son imposant de la cloche d’un couvent voisin qui appelait les moines aux offices de la nuit, et qui, chassant tout rêve de bonheur, la ramena à la triste réalité. Elle chercha encore l’image chérie, mais elle avait disparu, et il lui sembla que tous les objets qui s’offraient à sa vue étaient couverts d’un voile de deuil : l’air n’était plus aussi pur ; le vent soufflait tristement ; la lune obscurcie par de sombres nuages, ne jetait qu’une lumière douteuse ; il semblait que la mort avait établi là son empire.

Theodora ne put résister à son effroi ; et quittant sa fenêtre à la hâte, elle regagna son lit dans l’espoir d’y trouver le repos. Mais, hélas ! ce fut en vain ; et si par instans l’accablement fermait ses paupières, son sommeil était pénible. Ainsi se passa toute la nuit ; aux premiers rayons du jour, la triste Theodora se leva, et guidée par un sentiment irrésistible, elle s’approcha de la fenêtre qui donnait sur les jardins. Elle y était encore réfléchissant sur ce qu’elle avait vu pendant la nuit, au moment où Lisarda, l’une des femmes désignées par Leonor, entra pour lui offrir ses services. D’un caractère naturellement fort causeur, Lisarda entama tout de suite la conversation.

— Bonjour, madame, je vous salue. Comment avez-vous passé la nuit ? — Bien tranquillement, je suis sûre, car cet appartement est très calme et très retiré. — Mais, grand Dieu ! comme vous êtes pâle ! — Êtes-vous donc malade ? — La Virgen nos valga[1] ! Il faut envoyer chercher Samuel Mendez ; car vous saurez que ce Samuel est un médecin fort savant, quoique ce soit un maudit Juif[2] : je vais lui faire dire de venir ; il ne faut pas que vous ayez peur de lui, car le mécréant n’oserait pas faire usage de ses poisons sur une personne de votre rang, madame ; s’il arrivait quelque malheur à votre vie, ce Samaritano[3] le paierait de la sienne ; il me semble que c’est un bon moyen d’obtenir des cures heureuses. Ainsi, permettez-moi de faire demander Samuel Mendez.

— Je vous remercie de votre attention, répondit Theodora, mais toute la science des médecins ne pourrait rien sur mon mal. Hélas ! ajouta-t-elle en souriant tristement, il est dans mon cœur ; ainsi tous les soins de Samuel Mendez seraient infructueux.

— Il faut reprendre votre gaieté, madame, car toute la ville de Grenade est dans la joie ; et d’ailleurs il serait déplorable qu’il y eût un cœur triste dans ce palais lorsque le bonheur y règne. Ah ! grand Dieu ! l’idée seule des fêtes qui vont avoir lieu ici nous fait perdre la tête.

— Je vous félicite sincèrement de ce bonheur, quoique je ne puisse le partager, reprit Theodora.

— Oh ! madame, s’écria Lisarda, il faut que vous vous réjouissiez comme les autres ; et pourrait-il en être autrement, lors de l’arrivée prochaine de notre excellent maître, Don Alonzo de Aguilar ?

— Ce sera en effet un soulagement pour mon triste cœur, que de revoir mon brave et généreux libérateur, et de pouvoir lui exprimer ma vive reconnaissance.

— Son arrivée, reprit Lisarda avec une volubilité extraordinaire, sera le signal d’une multitude de fêtes ; car, grâces à Dieu et au puissant San-Iago, les Maures viennent d’être si bien traités, que de long-temps ils ne seront tentés de recommencer le même jeu ; et puis nous allons voir enfin arriver cet heureux événement que nous attendons depuis si long-temps.

— Oui, dit Theodora machinalement, nous allons avoir la paix.

— Oui, répéta Lisarda, nous allons avoir la paix ; et en vérité, comment cela ne serait-il pas ? Mais ce n’est pas cela seulement qui fait le bonheur des amis et des serviteurs de Don Lope.

En disant ces mots, Lisarda regarda Theodora, s’attendant à être questionnée sur ce bonheur ; mais comme elle vit que cette dernière n’y pensait pas, elle se décida à faire les questions et les réponses plutôt que de voir finir la conversation, ce qui lui eût fait beaucoup de peine. Continuant donc du ton d’une personne qui ne demande pas mieux que de donner des détails que l’on ne désire pas, elle dit :

— Par San José Bendito ! Je parierais, Madame, que vous ne devinez pas le sujet de tant de réjouissances.

— Non, en vérité, répondit Theodora avec indifférence.

— Eh bien ! puisque vous paraissez tant désirer de savoir tout cela, je ne vous tiendrai pas long-temps en suspens.

En ce moment, Theodora ne put retenir un mouvement d’impatience, causé par le bavardage de la suivante ; mais celle-ci, sans y faire la moindre attention, continua ainsi :

— Je vous dirai donc que ce bonheur en question n’est rien moins qu’un mariage.

— Un mariage ! répéta Theodora un peu émue.

— Oui, un mariage, reprit Lisarda en appuyant sur ce mot, comme pour lui donner plus de force, et un mariage comme Grenade n’en a pas vu depuis bien des années. Qu’on vienne me vanter la galanterie des Maures, et les mariages de ces infidèles ! Fi donc ! Je parle d’un Chrétien ; et d’un Chrétien qui se contentera d’une seule femme : et au fait pourquoi donc pas ?

— Et quelle est donc l’heureuse mariée ? demanda Theodora, moins par curiosité que pour satisfaire la suivante.

— La mariée ! s’écria Lisarda ! quelle est la mariée ? — Eh quoi ! ne vous l’ai-je pas déjà dit ?

— Non, je vous assure.

— En vérité, je suis la fille la plus inconcevable et la plus étourdie de toute l’Espagne.

Theodora ne chercha pas à la contredire, car au fait elle était inconcevable pour une femme de quarante ans.

— Eh bien ! avant que cela ne me sorte de la mémoire, il faut que je vous dise que la mariée est notre bien-aimée et noble maîtresse Dona Leonor.

— Elle mérite bien un aimable époux, répondit Theodora avec grâce.

— Vraiment, oui ; et nous n’avons pas manqué de prétendans, — et des plus nobles. Ah ! grand Dieu ! quelle affaire ç’a été ! — Tous ces amans étaient autour de nous comme un essaim d’abeilles autour de sa reine. Le futur est réellement charmant ; c’est un cavalier accompli ; au fait, il devait être tel pour que Dona Leonor l’honorât de sa préférence. Cependant, ce n’est pas lui que je protégeais et que j’espérais voir épouser ma maîtresse : hélas ! pour celui-là, ce n’est pas sa faute ni la mienne s’il n’a pu arriver à ce but si désiré ; mais l’événement le plus inattendu a mis un obstacle insurmontable à cette union.

— Et quel obstacle ? demanda Theodora.

— La mort ! répondit Lisarda. On présume que ce malheureux Chevalier a été assassiné par ces monstres altérés de sang, par les Maures des Alpujarras ; et vraiment sa longue absence de Grenade ne peut plus laisser le moindre doute sur cette triste fin.

Theodora frémit involontairement à ce récit ; car, en effet, cette ressemblance entre le sort de l’amant de Leonor et celui du sien, devait nécessairement faire une impression pénible sur elle : mais Lisarda continua sans s’apercevoir du mal qu’elle avait fait.

— Et ç’a été un bien grand malheur, car vraiment il était difficile de trouver dans toute l’Espagne un Cavalier plus galant et plus noble ; il était si aimable, si brave, si riche et si généreux ! Jamais il ne me rencontrait sans me forcer à accepter quelque cadeau, et, malgré toute ma réserve, je ne pouvais réussir à refuser ce qui était offert avec tant de délicatesse. Que son âme repose en paix ! C’était toujours une bague, ou un diamant, ou des boucles d’oreilles, ou…

— Et comment se nomme celui que vient de choisir Leonor ? demanda Theodora l’interrompant.

— Oh ! certainement, celui-là est fort aimable aussi, et il est en grande faveur à la cour…

— Et quel est son nom ? demanda encore Theodora.

— Et cependant, à parler franchement, il y en a bien d’autres qui le valent. Ce n’est pas le maître de Calatrava ; oh ! non, il est trop mûr pour plaire à Dona Leonor.

— Mais, qui est-ce donc ? répéta encore une fois Theodora.

— Oh ! c’est réellement un bien bel homme ; — mais ne vous imaginez pas que c’est Don Felix de Almagro, ou le jeune Garcilazo, ou Don Juan de…

— Mais, ma bonne Lisarda, dites-moi donc son nom.

— Oh ! c’est un nom des plus célèbres ! Mais voilà que je me souviens qu’en véritable étourdie, j’ai oublié de vous apporter une toilette superbe que ma maîtresse a commandée pour vous : soyez assez bonne pour me pardonner, Madame ; je cours réparer ma faute.

Là-dessus, sans attendre une réponse, elle sortit précipitamment de l’appartement, laissant Theodora étonnamment émue par la nouvelle qu’elle venait d’apprendre : elle pensait qu’on la prierait de rester à ce mariage, et son trouble augmentait à l’idée d’assister à une cérémonie qui devait nécessairement faire renaître dans son esprit les idées les plus pénibles. Elle se perdait en conjectures sur le futur époux ; il lui semblait que ce ne pouvait être que Don Antonio de Leyva, et elle redoutait de voir celui auquel son père l’avait destinée pour compagne.

Voulant écarter d’aussi pénibles idées, elle descendit dans le jardin, et parcourut avec un plaisir indéfinissable les lieux où la figure de son amant lui était apparue la nuit précédente, et que cette sorte de vision imposante lui rendait chers. Elle erra quelque temps dans des allées parfumées d’orangers et de citronniers, puis se reposa sur le marbre d’une fontaine, regardant l’onde transparente couler sur de brillans cailloux et sur un sable doré. Ses soupirs se mêlaient au murmure mélancolique des eaux, et elle se laissait aller insensiblement à la plus douce rêverie, lorsqu’elle en fut tirée par un léger bruit ; elle leva les yeux, vit un homme s’avancer dans l’allée où elle était, et bientôt, à son grand étonnement, elle reconnut Roque. Celui-ci, frappé de surprise, s’arrêta tout-à-coup : sa figure exprimait un mélange de sensations difficiles à décrire ; il poussa un cri, fit trois fois le signe de la croix, et la bouche béante, les yeux hagards, il regarda Theodora comme doutant que ce fût réellement elle. À la fin, étant bien convaincu que c’était la malheureuse victime de la lâcheté de son maître, il fit un mouvement pour fuir ; mais Theodora s’écria vivement :

— Arrête, Roque, arrête ; certainement tu ne voudrais pas me quitter ainsi : mais qu’est-ce donc qui t’effraie ? est-ce ma figure pâle et amaigrie ? elle peut en effet te surprendre, car, hélas ! la douleur et les angoisses ont fait sur moi de tristes ravages ! Alors Roque s’approcha en regardant beaucoup autour de lui, comme craignant d’être vu.

— Mais qu’as-tu donc, Roque ? reprit Theodora, pourquoi trembles-tu ? quel mystère y a-t-il ?

El Cielo, San Pedro y San Pablo me valgan ! s’écria Roque faisant encore une fois le signe de la croix.

— Oh ! lui dit Theodora joignant les mains d’un air suppliant, ne me fais pas souffrir ainsi par ton silence ; parle.

— Grand Dieu ! Madame, comment êtes-vous venue ici ?

— Hélas ! le récit de tout ce que j’ai souffert serait trop long ; parle-moi plutôt d’une chose bien plus intéressante pour mon cœur. Oh ! ajouta-t-elle avec émotion, raconte-moi toutes les circonstances de cet horrible évènement qui me condamne pour toujours au désespoir.

— Cet horrible évènement ! répéta Roque stupéfait.

— Ah ! Roque, quelle triste soirée ! Mes pressentimens n’étaient pas déraisonnables.

— Ah ! oui, Madame, reprit Roque d’un air contrit, je conviens que ce fut une triste soirée.

— Mais sais-tu bien, Roque, que tu as de grands reproches à te faire sur cet affreux malheur ?

— Hélas ! Madame, j’avoue que j’ai manqué de courage dans ce moment effrayant ; mais j’ai peut-être quelques droits à votre indulgence, car quel autre parti pouvais-je prendre ?

— Mais il fallait combattre, reprit Theodora avec fermeté.

— Combattre ! s’écria le valet. Eh ! bon Dieu ! Madame, comment eussiez-vous voulu que je me battisse contre une troupe de Maures ? Ils étaient peut-être une centaine. À la vérité, j’avais l’esprit tellement troublé, que je ne puis pas le savoir au juste, mais cela en avait l’air ; et pour le pauvre Roque, que le Ciel a doué d’un caractère si pacifique, penser à combattre une centaine de Maures, c’eût été comme s’il se fût engagé dans un démêlé avec Satan, à la tête de ses légions infernales.

— Mais, reprit Theodora, est-ce bien à toi d’avoir abandonné ton maître au moment du danger ?

— Abandonné mon maître ! s’écria Roque. Válgame el Cielo ! Mille pardons, Señora ; mais c’est bien mon maître qui m’a abandonné.

— Fi donc ! Roque ! Je te croyais un trop bon naturel pour plaisanter sur une chose aussi triste.

— Par tous les saints du calendrier, Madame, je ne suis pas en train de faire des plaisanteries. Non, en vérité ; et je consens à être étouffé par la première que je voudrais faire, avant de pouvoir la prononcer. Mais, quant à avoir abandonné mon maître, grâces à la sainte Vierge, c’est un crime dont personne n’a droit de m’accuser. Un homme ne peut pas s’empêcher d’éprouver de la répugnance pour les combats, lorsque son étoile ne l’y porte pas, et c’est vraiment là le cas où je me trouvais ; mais, s’il plaît à quelqu’un de douter de ma fidélité, je pourrai lui répondre en lui montrant toutes les blessures honorables que mon pauvre corps a reçues au service de mon maître. Hélas ! si j’avais suivi moins fidèlement le Señor Gómez Arias, j’aurais échappé à bien des coups de bâton.

— Oses-tu parler ainsi, reprit vivement Theodora, lorsque tu as pris honteusement la fuite au premier aspect des Maures, laissant ton brave maître au pouvoir de ceux qui l’ont massacré ?

Cette accusation inattendue plongea Roque dans un tel étonnement, que, pendant quelques instans, il ne trouva pas de termes pour l’exprimer. Il jeta un regard de compassion sur Theodora, haussa les épaules et dit à voix basse, se parlant à lui-même : — Pauvre enfant ! Que le Ciel ait pitié d’elle ! — C’est le chagrin qui a causé cela.

Theodora, ne s’apercevant pas de son étonnement, continua : — Hélas ! que pouvait le courage d’un seul homme contre les forces réunies de tant d’ennemis ?

— Rien, c’est vrai, répondit Roque ; mais, avec votre permission, Madame, quoique mon maître ait toujours montré le plus grand courage, je ne vois pas comment il mérite des éloges pour des exploits qu’il aurait pu faire, mais qu’il n’a pas faits.

— Eh quoi ! reprit Theodora avec chaleur, veux-tu donc priver sa mémoire d’un honneur qu’il a si bien mérité ? veux-tu ternir sa gloire ?

— Madame, je ne voudrais pas priver mon maître d’un simple maravedi, et à plus forte raison d’un aussi grand trésor qu’un nom glorieux ; je serais même bien embarrassé de savoir comment je puis le priver d’une chose qui perdrait tout son prix dans mes mains. Je ne vois pas non plus pourquoi vous vous étendez tant sur les hauts faits de mon maître, puisqu’il me semble qu’au moment dont vous parlez il ne pensait pas du tout à se distinguer.

— Chacune de tes paroles est une énigme pour moi, et je ne puis en découvrir la raison, reprit Theodora. Mais je t’assure, Roque, que ses ennemis convenaient qu’il s’était défendu avec la plus grande bravoure, et qu’il était tombé en héros ; ils ajoutaient même que si tu ne l’eusses pas abandonné dans ce moment critique, ils n’auraient pas aisément remporté la victoire.

Santa Barbara ! s’écria Roque de plus en plus étonné, les Maures ont dit cela ? vraiment c’est très bien à ces Malendrines de faire un tel éloge de mon maître. — Bon Dieu ! bon Dieu ! Madame, excusez mon impertinence mais dites-moi si je suis bien éveillé.

— Si tu es éveillé ! répéta Theodora.

— Oui, madame, car il faut que je dorme en ce moment, ou que vous ayez rêvé que les Maures vous avaient fait cette belle histoire.

— Oh ! Roque, tais-toi ; car rien n’est plus inconvenant que ces plaisanteries, lorsque nous parlons de celui qui, comme tu le sais, m’était si cher, — lorsque nous parlons de sa mort prématurée.

— La mort de Gómez Arias, dites-vous ! s’écria Roque reculant d’étonnement. Mon maître est mort ? — Au nom du Ciel, que dites-vous, Madame ?

— La vérité ; moi-même j’ai vu dans les Alpujarras son corps massacré : — Eh quoi ! Roque, ignores-tu donc son sort malheureux ?

— Mais oui, madame, voilà la première nouvelle que je reçois de cet événement ; et probablement vous me direz aussi que depuis, vous avez vu son esprit ?

— Hélas ! reprit Theodora, la vérité est que la nuit dernière j’ai vu sa figure aussi distinctement que la dernière fois que je le vis dans les Alpujarras !

En ce moment, Roque eut toutes les peines du monde à garder son sang-froid ; mais pensant que la raison de cette malheureuse jeune fille était égarée, il ajouta avec un sérieux comique : — Eh bien ! mon maître est un homme fort étonnant ; son corps a été la proie des corbeaux dans les Alpujarras, son esprit erre dans les jardins de Don Alonzo, et moi, je viens de le voir parfaitement sain de corps et d’âme, parcourir les promenades de Grenade.

Theodora regarda Roque avec le plus profond étonnement ; et celui-ci, craignant qu’elle ne doutât encore de sa véracité, reprit d’un ton sérieux et affirmatif : — Oui, Madame, on vous a trompée ; mon maître existe.

— Il existe ! s’écria Theodora toute tremblante ; il vit ! grand Dieu ! où est-il ?

— Dans cette ville, et il va venir bientôt dans ce palais. Mais, Madame, je ne puis vous en dire plus ; permettez que je m’éloigne ; et puissiez-vous en faire autant !

Nous l’avons déjà dit, Roque n’avait pas le cœur dur et cruel, et s’il paraissait approuver la conduite de son maître, c’était par crainte plutôt que par méchanceté. En ce moment, il se trouvait dans la plus cruelle perplexité, prévoyant les tristes résultats que pourrait avoir une rencontre de Gómez Arias avec la malheureuse victime de ses passions, et il regrettait presque d’avoir tiré Theodora de l’erreur où elle était sur le sort de son amant.

Theodora éprouva d’abord une joie excessive en apprenant que son cher Lope vivait ; mais bientôt une crainte vague de malheur vint dissiper ces premiers transports ; elle cherchait à éclaircir ce mystère, mais elle n’y réussissait pas d’une manière satisfaisante pour son cœur. L’idée que Gómez Arias était à Grenade et paraissait insouciant du sort de Theodora était pour elle des plus pénibles, car elle avait toujours nourri la douce espérance que la mort seule pourrait la séparer de son amant, et sa douleur était encore augmentée par l’expression de physionomie de Roque. Elle le regardait fixement, et lui prenant fortement la main, elle lui dit d’une voix tremblante d’émotion : — Au nom du Ciel, Roque, explique-moi ce mystère !

Alors, elle s’arrêta ; puis l’excès de ses angoisses lui donnant des forces, elle ajouta : — Gómez Arias m’a donc abandonnée au pouvoir des Maures sans essayer de me défendre ?

Roque ne répliqua rien. Alors s’abandonnant au désespoir, elle s’écria d’une voix déchirante : — Il est donc vrai ! votre silence justifie mes craintes !

Ses lèvres étaient agitées par un sourire effrayant, une pâleur mortelle couvrait ses traits, et Roque vit bien qu’il était maintenant impossible de dissimuler à cette infortunée la cruauté de son maître : cependant il tremblait de lui faire connaître toute l’étendue de son malheur, et il redoutait pour elle les conséquences d’un tel aveu, car il savait que pour une femme douée par la nature d’une extrême sensibilité et de nobles sentimens, la mort d’un amant était moins pénible qu’une telle perfidie. D’un autre côté il sentait que les circonstances exigeaient impérieusement que Gómez Arias et Theodora ne se revissent plus ; car, hélas ! que pouvait produire une nouvelle entrevue ? les reproches et la honte pour l’un, le désespoir et peut-être la mort pour l’autre.

Theodora, en proie à la plus cruelle perplexité, devina par l’émotion de Roque qu’il avait à lui apprendre quelque malheur plus grand que tous ceux qu’elle avait éprouvés ; et celui-ci, tremblant d’être surpris près de Theodora par Gómez Arias, prit la ferme résolution de l’instruire enfin de la trahison de son amant : alors d’un ton solennel il lui dit : — Madame, au nom du Ciel, rassemblez toutes vos forces pour entendre la terrible nouvelle que j’ai à vous apprendre. Vous devez oublier à jamais Gómez Arias ; et même si vous voulez le bonheur de ceux qui sont attachés à vous ou à lui, vous consentirez à ne plus le voir.

— Que voulez-vous dire ? demanda Theodora de plus en plus agitée.

— Vous êtes trahie par votre amant, Madame, et si vous ne retournez chez votre père, vous courez le risque d’être enfermée dans un couvent. Tels étaient les projets de mon maître, lorsque l’arrivée des Maures l’a empêché de les mettre à exécution, et s’il apprend que vous êtes à Grenade, lorsque votre présence peut mettre un obstacle invincible à son ambition, il se portera peut-être à quelque triste extrémité. Je ne suis qu’un pauvre valet, en butte aux mauvaises humeurs de mon maître, mais l’honneur me défend de vous laisser exposée une seconde fois aux machinations de Gómez Arias. Fuyez, Madame, fuyez vers votre tendre père.

À cet horrible récit, Theodora fut glacée d’effroi ; elle ne prononçait pas un mot ; ses yeux étaient égarés par la stupeur, et ses traits n’exprimaient que le désespoir.

Roque était profondément ému par cet excès de douleur ; mais sentant tout le danger qu’il courrait en restant plus long-temps près de Theodora, il reprit d’un ton plus doux :

— Hélas ! je vois combien vous êtes malheureuse, Madame ! mais vous devez sentir qu’il est important qu’on ne me voie pas près de vous ; permettez donc que je me retire ; disposez de mes services ; mais de grâce, évitez avec soin de vous montrer à…

Theodora l’interrompit alors, avant qu’il prononçât ce nom qu’elle avait tant chéri, et d’un ton qui annonçait une résolution plus ferme qu’on n’eût pu le supposer d’après l’expression de sa physionomie, elle lui dit : — Roque, je vous quitte ; mais gardez le plus profond silence et promettez-moi que je vous reverrai. Puis, d’une voix qui annonçait une arrière-pensée, elle ajouta : — Oui, il vaut mieux je ne le voie plus !

Elle quitta aussitôt l’allée pour rentrer dans son appartement, car elle était poussée à suivre les conseils de Roque par ce sentiment si profondément enraciné dans le cœur des femmes, le désir de connaître à fond la perfidie de son amant. Les plus grands malheurs ne l’effrayaient pas : car, hélas ! que peut craindre une femme trahie, lorsqu’elle demande justice à l’homme pour lequel elle a tout sacrifié ! Est-ce la mort ? Ah ! c’est au contraire sa seule espérance et son unique consolation !

fin du tome deuxième
  1. Notre-Dame nous protège.
  2. Dans ces siècles, où tous les Chrétiens regardaient la guerre comme la seule occupation estimable, les Juifs, quoique méprisés et persécutés, étaient cependant, sous plusieurs rapports, des hommes bien utiles à l’État. Non seulement ils étaient, comme maintenant, les plus habiles dans les opérations financières, mais en outre ils exerçaient la science de la médecine avec beaucoup de succès, alors qu’on regardait les armes et l’Église comme les deux seules professions honorables et glorieuses.
  3. Samaritain. Terme de mépris.