Gênes et Marseille

Gênes et Marseille
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 394-412).
GÊNES ET MARSEILLE

Marseille, il y a vingt-cinq ans, régnait seule en Méditerranée. Premier port de France, et premier port du continent, sa primauté méditerranéenne s’était vue fortifiée naguère par l’ouverture d’une nouvelle France dans le Nord africain, et plus récemment par l’ouverture d’une voie nouvelle, française elle aussi, qui, des mers latines, étendait son empire jusqu’aux routes de l’Inde et de l’Extrême-Orient. Un quart de siècle a bien changé tout cela. Des énormes progrès maritimes et commerciaux accomplis pendant ce quart de siècle par les principaux ports d’Europe, le port de Marseille n’a pas laissé sans doute de prendre une certaine part, mais une part inégale et insuffisante. Les circonstances l’avaient autrefois favorisé, elles le défavorisaient maintenant : d’un côté, la politique du pays se faisait protectionniste ; de l’autre, on voyait se percer de part en part ce mur des Alpes le long duquel, autrefois, glissait le trafic continental comme sur une pente douce qui naturellement le dirigeait sur Marseille. Marseille ne perdait pas, mais gagnait moins que les autres ports : Hambourg d’abord, en 1889, puis Anvers en 1893, dépassaient Marseille en importance, et aujourd’hui, distancée encore par Rotterdam depuis 1899, Marseille n’est plus qu’au quatrième rang dans l’ordre des ports continentaux.

De tous ces rivaux, celui dont les progrès ont été à bien des égards les plus remarquables, et, en tout cas, les plus sensibles pour Marseille, c’est son voisin italien, le port de Gênes. Nul port en Méditerranée n’a tant gagné en si peu de temps, pas même, et tant s’en faut, l’autrichienne Trieste. Gênes a d’abord largement bénéficié de l’essor industriel et commercial qui suivit l’unité italienne. Il lui manquait des communications faciles avec l’Europe centrale. Le percement du Mont-Cenis marqua donc le commencement, celui du Saint-Gothard le grand essor de sa fortune : il reste à celui du Simplon à marquer son épanouissement. Gênes a retrouvé sa richesse et sa prospérité des temps du moyen âge. En dix ans, de 1880 à 1890, son mouvement commercial a presque quadruplé ; il égale presque aujourd’hui celui du grand port provençal. On dit volontiers en Italie, on dit quelquefois même en France, que, s’il y a rivalité naturelle, il n’y a pas concurrence économique entre Gênes et Marseille : et c’est une thèse où nous aurons précisément à démêler, avec ce qu’il y a devrai, ce qu’il y a surtout de faux. Toujours est-il que l’opinion se préoccupe en France des étonnans progrès du port de Gênes, qu’on les donne en cause ou en contraste au déclin relatif de Marseille. Elle s’émeut de l’avenir du premier port français ; elle s’alarme de toutes ces grèves dont Marseille est depuis tantôt trois ans le théâtre et la victime, grèves d’inscrits, grèves d’ouvriers du port, — désastreuses pour notre marine marchande, mais non moins désastreuses pour les intérêts vitaux du grand port dont elles détournent le trafic au profit du port de Gênes ; — jusqu’à cette nouvelle grève, indice et résultat d’une situation singulièrement troublée, cette grève des états-majors de la marine commerciale, qui s’est ouverte il y a peu de jours. Enfin, dans un autre ordre d’idées, comment ne s’inquiéterait-on pas de savoir ce que seront pour Marseille les conséquences de l’ouverture, prévue pour l’an prochain, du tunnel du Simplon ? Il n’est donc pas inutile de jeter ici un coup d’œil sur les progrès réalisés par cet heureux rival de notre grand emporium méditerranéen, d’examiner les causes et les conséquences de ces progrès, l’état présent et l’avenir de Gênes, comparés à ceux de Marseille.


I

Géographiquement, Gênes a, comme Marseille, une situation de premier ordre, avec son port naturel, cette large baie semi-circulaire, enserrée entre deux hautes pointes rocheuses, et que domine le magnifique amphithéâtre de collines fleuries dont les flancs sont couverts d’oliviers et les sommets nus couronnés de forteresses. Cachée dans le creux du plus profond des golfes que la Méditerranée projette dans l’intérieur du continent, sans être enfermée comme Trieste au fond d’une mer à demi fermée, la Janua du moyen âge regarde à la fois vers la mer, la grande route qui mène partout, et vers la terre, vers cet hinterland continental dont le col de Giovi, taillé dans le bourrelet de l’Apennin, semble ouvrir la route aux entreprises des Ligures. De tout temps, aventureuse, énergique et âpre, cette race ligure a fait d’excellens marins, des hommes d’affaires encore meilleurs. Depuis les temps romains, où l’antique Antium était déjà un centre industriel et commercial, le commerce des mers n’a cessé d’être sa grande occupation, à travers toutes les vicissitudes de l’histoire et les luttes intestines que provoquait son exubérance d’activité. S’enrichir, près ou loin, bien ou mal, a toujours été sa pensée maîtresse : son affaire, ce sont les affaires. En un temps où les États naissaient à peine, ses citoyens déjà couraient le monde, pour gaigner. Ils font les Croisades, mais en marchands, pour ouvrir l’Orient à leur commerce. Ils prennent la Sardaigne et la Corse, gagnent des places en Espagne et des privilèges au Maroc, ils s’installent en maîtres à Constantinople, et de là dans les Iles grecques, sur les côtes de la Mer-Noire, jusqu’en Crimée, en Colchide et à Trébizonde. Le XIVe siècle marque l’apogée de la puissance de Gênes la Superbe : mais sa richesse survit à sa puissance, grâce surtout à cette fameuse Banque de Saint-Georges qu’avait fondée un Français, le maréchal Jean Lemaigre de Boucicault, — Bacicaldo, disent les Italiens, — gouverneur de Gênes sous Charles VI. Véritable État dans l’État, elle règne au-dessus des partis, accapare tout le commerce génois, elle survit aux guerres, aux conjurations, au bombardement de Gênes par Seignelay en 1685, au pillage des Autrichiens, qui, en 1746, maîtres de la ville, saccagent son palais, le célèbre palais Saint-Georges, et font main basse sur les trésors cachés dans ce qu’elle appelait d’un mot significatif sa « Sacristie ; » elle vient enfin mourir de vieillesse au bord du XIXe siècle, sous le même régime qui l’avait vue naître, celui de la France, et à la veille du jour où la République génoise allait s’unir au royaume sarde.

Sarde, puis italien, le nouveau gouvernement ne s’inquiéta guère des intérêts du grand port ligure, et celui-ci même ne profita guère d’abord de cette unité italienne à laquelle cependant contribuèrent d’illustres Génois, Nino Bixio et Mazzini, En 1870, le port de Gênes est un port non certes négligeable, mais secondaire[1]. Il est resté, à peu de chose près, au point de vue technique, ce qu’il était deux siècles et demi auparavant : la large rade naturelle n’est que médiocrement protégée par deux môles fort primitifs, le vieux môle à l’est, sous la jolie église de Santa Maria di Carignano, vieux comme la ville elle-même et refait en 1283 ; et, en face, le môle dit « neuf, » lequel ne date que de 1636. Toute la vie du port est resserrée sous l’aile du vieux môle, au pied de la vieille ville, qui, de là, s’étend en éventail sur les collines et le long de la mer. Hors de là, tout est vide ou à peu près ; peu ou point de quais, moins encore d’outillage, le débarquement se fait par chiatte, par « chattes » (le mot est resté à Marseille) ou chalands ; une seule ligne ferrée dessert le port, longeant les arcades de la fameuse « Terrasse de marbre » par la voie la plus populeuse, — et la plus dangereuse, — de la ville : on la baptisée la linea della morte ! Depuis des années on songe à améliorer cet état de choses ; mais, compétens et incompétens, ceux-ci plus encore que ceux-là, les Génois se disputent autour de la question technique de l’entrée du port, — orientale ou occidentale, bocca levante ou bocca ponente, — et finalement on ne fait rien, ce qui est en tout pays le seul moyen de mettre tout le monde d’accord.

Il fallut, pour venir à bout des querelles et de l’indifférence régnante, l’initiative d’un illustre patricien génois qui, ayant la vision claire des possibilités et de l’avenir de sa ville natale, voulut contribuer par un don royal au développement du port. Le marquis Raphaël Deferrari, duc de Galliera, fut, on le sait, le vrai promoteur de la renaissance commerciale de Gênes. Il mit, en 1876, à la disposition du Gouvernement, par une convention en forme, la somme de vingt millions de lires pour l’exécution d’un programme complet d’agrandissement et d’aménagement du port, en stipulant que le programme, à exécuter en douze ans, devrait satisfaire complètement aux besoins du commerce, sous la responsabilité de l’État, et le surplus des frais être supporté tant par l’État que par la Commune de Gênes et les provinces voisines. Un plan d’opération fut dès lors vite adopté ; Marseille eut l’honneur de servir de modèle aux progrès de sa rivale, et, dès 1888, tout était fini, Gênes était vraiment un grand port moderne. Le port intérieur, creusé à 9 mètres, bordé de quais et de punti, de saillans d’accostage, sur toute sa circonférence, convenablement aménagé et armé de voies ferrées, était doublé par un immense avant-port que protégeaient du côté de la mer les bourrelets rigides de deux énormes môles dont l’un, trois fois coudé, mesurait plus de quinze cents mètres de longueur. Les travaux coûtèrent 68 millions, dont vingt offerts par le duc de Galliera, une quinzaine à la charge de Gênes et des provinces limitrophes, et le surplus défrayé par l’Etat : ils coûtèrent aussi à la ville de Gênes une de ses gloires nationales, la Terrasse de marbre, qui tomba, victime du progrès, sous la pioche des démolisseurs.

Ce gros effort fait, les Génois se contentèrent pendant un temps de perfectionner le nouvel état de choses et de pousser à son maximum l’utilisation du port : de 1897 à 1903, on consacra 17 millions et demi de lires à perfectionner l’outillage, à construire des gares nouvelles de chemins de fer, d’immenses bâtisses pour magasins généraux, silos à blé, dépôts de pétrole, etc. Mais actuellement, il est devenu impossible de différer plus longtemps l’agrandissement du port, il faut pourvoir d’urgence non seulement aux besoins de l’avenir, mais aux nécessités actuelles d’un trafic qui s’est développé plus vite que les facilités qu’on lui offrait. Depuis quelques années déjà, la navigation est gênée par le manque de place ; les quais sont encombrés au point que, sur quatre bateaux, il y en a trois qui ne peuvent accoster qu’en pointe et doivent débarquer leur cargaison par chalands ; ceux-ci encombrent le port, servant à la fois d’allèges pour le débarquement et de magasins flottans pour les marchandises ; et c’est même une curieuse impression pour le touriste d’apercevoir de loin, au bout du port, quelque chose comme de grands terre-pleins couverts de tas de houille, puis, si l’on approche, de trouver que ce sont, dans l’intervalle des saillans, d’immenses bassins littéralement remplis de chiatte toutes noires, pleines de charbon et si serrées les unes contre les autres qu’on n’aurait pas la place de jeter une pierre à l’eau. L’agrandissement du port a donc été décidé. Un nouveau bassin de 39 hectares va être construit ; les travaux doivent commencer incessamment, ils dureront cinq ans, et coûteront 45 millions, ce qui portera au joli chiffre de 125 millions la somme totale dépensée pour le port de Gênes en un peu plus de trente ans. Dès à présent, d’ailleurs, le port de Gênes est assez près d’égaler, au point de vue technique, celui de Marseille : si son outillage est moins parfait et le développement utilisable de ses quais moins considérable, il l’emporte pour l’étendue de la surface d’eau comme pour le développement de ses voies ferrées[2]. Que sera-ce dans cinq ans, quand les nouveaux travaux seront achevés ?


II

Nos voisins italiens ont donc donné un remarquable témoignage d’initiative et d’énergie en développant aussi rapidement et largement leur grand port méditerranéen. Ils ne sont pas tombés dans la faute que nous avons commise en France, et qui a été de répartir, d’éparpiller chaque année à droite et à gauche les gros crédits affectés aux ports marchands, de manière à créer, contre toute logique, un très grand nombre de ports maritimes dont aucun, disent les techniciens, n’est tout à fait satisfaisant, et dont plusieurs sont éternellement vides : voyez Calais. Convaincus de cette vérité pratique que c’est le commerce qui fait les ports et non pas les ports qui créent le commerce, les Italiens ont préféré avoir un petit nombre de ports bien outillés et vraiment capables de remplir le rôle que leur assigne leur situation ; ils ont fait porter le gros de leurs efforts sur un seul point à la fois, et leurs efforts ont été récompensés par les extraordinaires progrès maritimes et commerciaux du port de Gênes depuis vingt-cinq ou trente ans. De 1870 à 1902, le tonnage d’entrée et de sortie des navires a passé de 2 823 819 à 10 969 573 tonneaux de jauge nette, il a presque quadruplé. De 1875 à 1902, le tonnage des marchandises embarquées et débarquées a passé de 839 816 à 5 194 875 tonnes métriques, il a sextuplé. L’accroissement a été continu et régulier, sauf en 1901, année de grèves à Gênes comme à Marseille, et en 1892-93, années de crise commerciale en Italie[3]. L’exportation a relativement plus gagné que l’importation : de 1870 à 1902, la valeur de l’importation s’est élevée de 260 à 583 millions de lires ; celle de l’exportation, de 105 à 276 millions.

Marseille, dans la même période de temps, a vu sans doute augmenter très fortement le chiffre d’affaires de son port, mais son avantage sur son rival génois n’a guère cessé de diminuer, à partir de l’année 1880 notamment. En 1875, le mouvement commercial du port de Marseille dépassait celui de Gênes de 2 355 454 tonnes de marchandises : en 1880, de 3 062 497 tonnes. L’avance de Marseille n’est plus en 1885 que de 2 396 354 tonnes, en 1895 de 1 063 374 tonnes, et en 1902, de 690 428 tonnes. Dans l’ensemble, de 1870 à 1902, le mouvement maritime de Marseille (cabotage exclu) n’augmentait que de 3 531 726 à 9 463 872 tonneaux de jauge de navires, soit 167 pour 100, au lieu de quadrupler comme à Gênes ; le mouvement commercial (cabotage compris) n’augmentait que de 2 665 324 à 5 885 303 tonnes de marchandises, soit 120 pour 100, au lieu de sextupler comme à Gênes[4]. Si, actuellement, le mouvement du port de Marseille continue d’être supérieur à celui du port de Gênes, l’écart diminue d’année en année ; et comme l’augmentation annuelle du trafic ne dépasse plus depuis longtemps 1 pour 100 à Marseille, tandis qu’à Gênes elle a atteint 4 pour 100 en moyenne dans les cinq dernières années et 7 pour 100 de 1901 à 1902, il est clair qu’à moins d’un revirement, c’en sera fait d’ici très peu d’années de la prééminence de Marseille en Méditerranée.

Ces progrès du grand port italien, les Génois comptent d’ailleurs bien les voir s’accentuer dans l’avenir. Et l’on est tenté de partager leur assurance en constatant le développement et la prospérité de la ville elle-même ; — c’est, je crois, avec Milan, la seule ville italienne dont on oserait parler ainsi : — la population s’élevant de 130 000 âmes en 1872 à 250 000 en 1902, l’activité partout en éveil, les rues nouvelles percées de toutes parts, les collines éventrées pour faire place à des buildings de dix étages, les vieux palais changés à l’intérieur en bureaux de banques, des quartiers nouveaux se poussant de toutes parts, grimpant sur le flanc des contreforts de l’Apennin, franchissant les remparts et les torrens qui enserraient la vieille Gênes. On s’explique, à la vérité, ces étonnans progrès du port de Gênes si l’on se rend compte qu’ils sont en grande partie l’effet du développement industriel dont a bénéficié à un si haut degré depuis vingt-cinq ans tout l’hinterland génois, toute la vallée du Pô, et dont il n’y a pas de raison, au dire des gens compétens, pour que le Nord italien ne continue pas à profiter pendant quelques années encore, quitte à subir un jour l’inévitable crise de croissance qui menace les peuples jeunes à un certain moment de leur évolution. Cela est évident, et, en un sens, rassurant pour Marseille : l’essor économique de la Haute-Italie est, sinon la cause unique et totale, du moins une cause importante, essentielle de l’essor maritime du port de Gênes, Gênes étant de par sa situation géographique le débouché normal, forcé, de la Lombardie comme du Piémont, de l’Emilie comme du Milanais. C’est ce qui explique d’abord la place énorme occupée par cette matière première de toute industrie, le charbon, dans le trafic de cette cité ligure qu’on a appelée « la mine de houille de l’Italie : » le charbon représente en poids plus de la moitié des importations génoises ; journellement le chemin de fer expédie de Gênes sur le Nord une moyenne de plus de quatre cents wagons de houille, et si l’on veut supposer qu’un jour les Italiens pourraient trouver chez eux, a Savone, par exemple, d’importantes ressources houillères, ou réussiraient à développer largement en Lombardie l’utilisation de la « houille blanche, » ce jour-là, le chiffre du mouvement du port génois pourrait baisser tout d’un coup dans une assez forte proportion.

C’est, d’autre part, ce qui explique aussi que les exportations soient à Gênes très faibles par rapport aux importations : les industries italiennes ont actuellement encore des besoins de matières premières qui naturellement excèdent de beaucoup leur faculté d’exportation. A Marseille, les exportations atteignent normalement en poids les deux tiers des importations ; à Gênes, elles ne dépassent guère un sixième ou un septième. On estime qu’à Gênes, les deux cinquièmes des navires arrivés en chargement dans le port repartent sur lest ; et si les entrées de marchandises à Gênes, charbon compris, dépassent actuellement au moins d’un huitième celles de Marseille, le trafic de sortie est en revanche à peu près triple à Marseille de ce qu’il est à Gênes.

Voilà, dira-t-on, qui est, somme toute, favorable à Marseille, et doit rendre confiance en l’avenir ! Faut-il se reposer là-dessus, admettre sans contrôle ce que disent couramment les Italiens, ce que croient même quelques Français, j’entends que le port de Gênes, tirant son trafic des besoins et de la production de la Haute-Italie, n’est pas en réelle compétition avec celui de Marseille, que les progrès de l’un sont indépendans de ce qui fait la décadence relative de l’autre ? Qu’on dise ces choses en Italie, sans même, je le veux bien, l’arrière -pensée d’endormir nos craintes et de favoriser notre inertie, cela se comprend. Mais ne nous y laissons pas tromper. Si la grosse part du trafic génois vient du commerce national, de ce que les statistiques douanières appellent le commerce « spécial, » — comme, au reste, la grosse part du trafic marseillais, — il n’en faut pas moins reconnaître que le commerce international, le transit, compte dans le mouvement du port de Gênes pour une part point du tout négligeable ; et quand les porte-parole du commerce marseillais sont tentés d’attribuer au percement du Saint-Gothard toute la cause des progrès du grand port rival, leur erreur n’est guère plus grande que celles des économistes qui voudraient lui dénier toute part d’influence sur ces progrès. La trouée du Mont-Cenis avait fait peu de chose pour Gênes, venant après la cession de la Savoie à la France ; en revanche, celle du Gothard fit beaucoup, suivant de peu le rapprochement italo-allemand, unissant l’Allemagne et la Suisse à l’Italie par une voie ferrée à grand trafic, mettant Bâle à 508 kilomètres de Gênes, tandis que Marseille restait à 727 kilomètres de Bâle. Tout de suite. Gênes gagna, et Marseille perdit, avec une partie du transit allemand, tout le transit de la Suisse occidentale ou allemande. C’est en 1882 que s’ouvre le Gothard : de 1881 à 1883, le mouvement du port de Gênes s’élève brusquement de 2 025 147 à 2 455 773 tonneaux de jauge nette. De 1888 (les chiffres antérieurs nous manquent) à 1902, le transit international de Gênes s’élève de 127 749 à 379 460 tonnes de marchandises, et encore ces chiffres, les seuls qui soient officiels, sont-ils certainement fort au-dessous de la vérité[5] : aujourd’hui, c’est plus de 10 pour 100 du commerce extérieur que représente, d’après ces mêmes données, le transit international génois. Inversement, à Marseille, le transit international, qui était de 91 775 tonnes de marchandises en 1881, est tombé en 1882 à 75 111 tonnes pour descendre jusqu’à 52 663 tonnes en 1886, et, bien que son chiffre se soit fortement relevé depuis lors, il ne représente plus aujourd’hui que 4 pour 100, — au lieu de 10 pour 100 à Gênes, — du commerce extérieur. Notez d’ailleurs que le transit génois, qui absorbe à lui seul, dit-on, 9 pour 100 du mouvement du Gothard, augmente chaque année, favorisé par les bas tarifs des droits de port et par toutes les facilités qu’offre au commerce un « dépôt franc » fort bien géré et qui donne aux négocians, sous un régime protecteur, l’illusion du libre-échange. Notez enfin que c’est le but auquel tendent maintenant tous les efforts des Génois de développer, avec leur exportation, leur transit, et qu’ils y arriveront tout naturellement et sans beaucoup tarder, avec l’ouverture du tunnel du Simplon.

A les entendre, la prochaine ouverture du Simplon n’aurait pour le commerce génois qu’une importance secondaire, négligeable : je crains bien, hélas ! qu’ils ne soient trop sûrs du supplément de bénéfices qui en sortira pour eux ! Le Simplon percé, c’est Lausanne à 419 kilomètres de Gênes (au lieu de 568 sur Marseille) ; c’est Genève à 479 kilomètres de Gênes (au lieu de 520 sur Marseille) : c’est donc, selon la logique, tout le transit de la Suisse occidentale ou française, — plus de deux cent mille tonnes par an, — attiré à Gênes au détriment de notre grand port méditerranéen, lequel ne l’avait conservé depuis le percement du Gothard qu’assez péniblement et grâce à de fortes réductions des tarifs de la compagnie P.-L.-M. ; pis encore, c’est peut-être le transit de certains départemens de l’Est de la France, celui par exemple de la zone franche en Haute-Savoie, détourné de Marseille sur Gênes. On voudrait nous rassurer en nous disant que les tarifs des chemins de fer italiens et suisses sont notablement supérieurs à ceux des compagnies françaises : mais n’est-ce pas que les compagnies suisses et italiennes n’en auront que plus de marge pour baisser ces tarifs à un prix défiant la concurrence ?

Ce qui est plus grave encore, au point de vue national et français, qu’une perte de trafic pour Marseille, ce sont les conséquences : c’est d’abord le dommage commercial résultant du déplacement d’un marché, de la rupture de relations d’affaires anciennement établies ; le tort causé, par exemple, aux industries marseillaises par le détournement d’un courant commercial comme celui qui unissait la Suisse à Marseille : cela ne saurait s’évaluer en chiffres. C’est en second lieu la perte subie par l’influence française à Gênes, comme, plus généralement, dans la Haute-Italie, à la suite de l’ouverture du Gothard et du rapprochement politique de l’Italie et de l’Allemagne. Comme bien d’autres villes italiennes du Nord, Gênes s’est germanisée à un degré extrême depuis vingt ans. La colonie française n’y dépasse plus cinquante familles, les Allemands y sont cinquante mille. Ils y ont d’immenses maisons de commerce, des capitaux énormes. Un fait caractéristique : autrefois le gaz et les tramways étaient français ; aujourd’hui l’éclairage électrique, les tramways sont allemands ; allemands aussi, ces monstrueux et curieux silos, le long desquels viennent se ranger les bateaux d’Odessa, et dont les pompes pneumatiques, étendant leurs longs bras, plongent au fond des cales, aspirent le grain et le rejettent, après qu’il a été nettoyé, séché sur des rouleaux sans fin, dans l’un des 218 énormes estomacs ventrus, haut de 17 mètres et larges à proportion, d’où il est aspiré de nouveau, à mesure des besoins, mis en sac automatiquement et expédié au taux moyen de 12 000 sacs ou cent vingt wagons par jour : tout le symbole du cycle organique ! Le pavillon français n’a plus que le septième rang à Gênes ; sa décadence est rapide : en 1880, il était entré à Gênes 1943 navires jaugeant ensemble 984 085 tonneaux ; en 1902, il n’est plus entré que 373 navires d’ensemble 280 452 tonneaux. L’Allemagne a, au contraire, à Gênes ses deux puissantes compagnies de navigation, la Hamburg Amerika et le Norddeutscher Lloyd. Elle apporte, en outre, au port de Gênes une forte clientèle de voyageurs, tant pour l’Amérique du Sud que pour l’Extrême-Orient, et qui, avec la clientèle des Américains en villégiature sur la « rivière, » et celle des émigrans ou colons italiens à destination du Brésil et de la République Argentine, — on sait que l’Italie se ménage pacifiquement là-bas, par ses colons et ses émigrans, ce qu’en style commercial on appellerait une « filiale, » — assure à Gênes un mouvement de passagers très considérable dont une bonne part eût pu être gardée ou gagnée par Marseille. Gênes, en somme, est devenue le grand port allemand de la Méditerranée : l’Allemagne a aidé ses progrès, soutenu ses efforts contre son rival marseillais, et il semble que cet afflux d’énergies germaniques ait comme ranimé dans le vieux sang génois l’ardeur d’entreprise et l’énergie des anciens temps.


III

Ce qui contribue en un sens à expliquer les faciles et rapides progrès du port de Gênes, c’est qu’il a été, au moins jusqu’à ces dernières années, parfaitement exempt de toutes les difficultés que suscite dans la plupart des autres ports la question ouvrière. Celle-ci a commencé toutefois, il y a trois ans, à se poser à Gênes et tout de suite de façon très aiguë. Tout de suite aussi, pour se mettre à même de parer effectivement au danger, et de résoudre en même temps quantité de difficultés techniques, administratives, commerciales, qui sont inhérentes à l’exploitation d’un grand port, les Génois, avec l’aide du gouvernement et de la législature, prirent l’initiative de créer un organisme nouveau répondant aux besoins nouveaux, dont certains traits étaient sans doute inspirés par l’influence allemande et les doctrines du socialisme d’Etat, et dont il n’est pas sans intérêt de rendre compte brièvement.

Dans toute industrie, qu’il s’agisse de banque ou de chemin de fer, d’un « grand magasin » ou d’un port marchand, la première condition d’une bonne exploitation, c’est qu’il y ait à la tête de l’affaire un chef, une direction unique et responsable. Que, dans un port, l’autorité dirigeante soit locale ou d’Etat, c’est une autre question, que chaque peuple a résolue suivant ses tendances plus ou moins prononcées à la centralisation : mais partout il faut que l’autorité dirigeante soit unique. L’Angleterre a résolu le problème en remettant la création et la gestion des ports soit à des boards locaux, soit à des compagnies de chemins de fer : la Belgique, la Hollande, l’Allemagne, en faisant chaque ville maritime maîtresse de son port. Un haut fonctionnaire autrichien, chargé de missions, se présentait, il y a quelques années, muni de lettres d’introduction pour le gouvernement hollandais, aux autorités du port de Rotterdam : « Il n’y a pas ici de gouvernement hollandais, lui fut-il répondu, il n’y a que la municipalité de Rotterdam ! » En France, au contraire, tous les ports sont d’Etat, et si l’Etat les exploite mal, s’il se montre dans cette exploitation encore plus mauvais industriel et mauvais commerçant qu’ailleurs, c’est qu’au lieu d’être concentrée dans une main unique, l’administration de chaque port est divisée entre l’ingénieur en chef, représentant les Travaux publics, le commandant de la Défense mobile, représentant la Marine, le Directeur des Douanes, représentant les Finances, la Chambre de commerce, les compagnies de chemins de fer et les compagnies concessionnaires de docks, d’entrepôts, etc. C’est la même chose en Italie, — c’était jusqu’à ces derniers temps la même chose à Gênes, — avec cette aggravation que la division, non du travail, ce qui serait excellent, mais de l’autorité, ce qui est détestable, y était plus grande encore, et que, comme il y avait pour toutes les affaires à demander un vote au Parlement ou une signature aux ministres, c’était la porte grande ouverte aux abus, — qui ne sont pas exclusivement italiens, — de la corruption électorale.

Depuis quelques années déjà, l’idée s’était fait jour à Gênes de soustraire la gestion de cette grande industrie, le port, aux fluctuations de la politique et aux tiraillemens des administrations, pour en remettre la charge à une autorité unique, spéciale et indépendante. L’un des premiers promoteurs de ce plan avait été un Génois d’illustre famille, un descendant de ce fameux doge Lercari qui, venu en France, après le siège de Gênes, apporter à Louis XIV l’hommage de la République, répondait spirituellement aux questions des courtisans que ce qui l’étonnait le plus à Versailles, c’était de s’y voir : le marquis Impériale di Sant’angelo, député de Gênes. En 1898, il avait présenté au Parlement un projet de loi pour créer à Gênes un Conseil des « Gouverneurs du Port, » lesquels eussent été les successeurs de ces vieux magistrats au nom sonore, les Conservateurs de la mer, Conservatores maris, dont on voit encore au Museo civico le drapeau orné de la double ancre et de la croix de Saint-Georges, avec cette fière devise : Libertas. Les grandes lignes du projet Impériale furent reprises, sur un plan d’ailleurs plus modeste, par le gouvernement, et de là sortit enfin, après de longues discussions, la loi récente du 2 février 1963, qui constitue au port de Gênes, pour une période de soixante ans, un Consorzio autonomo, conseil ou syndicat autonome, composé de vingt-sept membres, englobant tous les intérêts touchant au port, représentans de l’État d’abord, des divers services publics intéressés, représentans de la Chambre de commerce, des armateurs, des chemins de fer, de la ville de Gênes et des provinces ; enfin, pour ne pas oublier l’essentiel, des ouvriers du port et des inscrits maritimes.

Autorité quasi souveraine pour tout ce qui touche au port, le Consorzio a la charge de tous les services de l’exploitation du port comme de tous les travaux d’amélioration et d’agrandissement. Il a la police du port. Il reçoit du Trésor un tant pour cent sur les droits de tonnage, et peut, pour gager ses emprunts, imposer une taxe sur les marchandises. Le président, nommé par l’Etat, fait le gros de la besogne, avec l’assistance d’un comité exécutif de onze membres où d’ailleurs l’État a la majorité : ce président est un Génois, un général qui s’est fait un nom dans les (luttes pour l’unité italienne, au temps où il portait la chemise rouge aux côtés de Garibaldi, dont il devait plus tard devenir le gendre, le général Stefano Canzio, l’homme le plus populaire de Gênes. Confians et flattés tout d’abord en la personne de Canzio, les Génois furent bientôt touchés dans leurs souvenirs historiques quand ils virent, comme par un retour du passé, le Consorzio prendre possession de ce vieux Palais qui est pour eux ce qu’est le Palais ducal pour les Vénitiens et le palais de la Seigneurie pour les Florentins, le palais Saint-Georges, rose et fin, si élégant avec ses délicates colonnettes et ses arcades cintrées et qui, du côté de la mer, avec ses épaisses murailles et ses fenêtres solidement grillées, semble vouloir encore défier un assaut ! Il leur sembla que la tradition se renouait depuis les temps glorieux de la Banque de Saint-Georges, et, de fait, le visiteur est curieusement surpris lorsqu’il entre aujourd’hui dans le palais, traverse cette vieille salle du Conseil où sont encore rangées, sous l’effigie de Guglielmo Boccanegra, les chaises curules des anciens régens, et trouve ensuite, dans le cloisonnement étroit des petits Offices à l’américaine, la paperasserie moderne des bureaux, le téléphone sur toutes les tables, le télégraphe déroulant partout son ruban, tout un personnel affairé et la machine à écrire crépitant sous les doigts d’une fillette agile…

De graves difficultés accueillirent le Consorzio à sa naissance : la question ouvrière était alors à l’état aigu, et c’était l’effet non seulement d’une grosse surabondance de main-d’œuvre, mais surtout d’un brusque passage du régime ancien des corporations ouvrières au régime de la liberté absolue du travail. Les corporations d’ouvriers du port avaient eu longue et heureuse vie à Gênes, comme en témoigne encore la prospérité de cette Caravana dont les privilèges datent de 1340, et qui seule a subsisté. En 1874, toutes les corporations ayant été supprimées, à l’exception de la Caravana de Gênes, comme il fallait bien cependant des intermédiaires entre les patrons et les ouvriers, les fonctions en tombèrent naturellement aux mains des Confidenti, des hommes de confiance des patrons, qui, de simples chefs d’équipe, se firent entrepreneurs de travail, parfois même entrepreneurs de transports. Les ouvriers, comme bien on pense, se montèrent assez vite contre les Confidenti, qui, dit-on, les exploitent sans merci et retiennent au passage le plus clair de leurs salaires. Ils se forment en « ligues de résistance, » créent une « Chambre du travail, » organisations diverses pour l’entretien desquelles ils paient de lourdes contributions, mais qui leur permettent d’imposer aux patrons leurs tarifs et leurs horaires, plus le système du « tour, » c’est-à-dire du rôle général sur lequel les Ligues désignent nominativement les ouvriers pour travailler à tour de rôle, enlevant ainsi tout choix aux patrons, et tout avantage aux bons ouvriers sur les mauvais. En 1901, les organisations de part et d’autre étant complètes, le conflit éclate ; une grève des ouvriers du port, faisant suite à une première grève d’inscrits, dure du 9 juin au 21 juillet, et se termine par la victoire des patrons, qui ont fait venir des ouvriers du Piémont. L’année d’après, nouvel effort des ouvriers contre les Confidenti, trois semaines de grèves, nouvel échec pour les grévistes : ce que voyant, les patrons prennent l’offensive et, trois fois en neuf mois, décrètent le lock out, rejetant une fois pour toutes le système du « tour » et cherchant à briser l’organisation ouvrière.

Il fallait une fin à ces conflits sans fin, aux prétentions des ouvriers et aux coups de tête des patrons. Ce fut le Consorzio qui l’y mit. A socialiste, socialiste et demi ! Il se pose lui-même en intermédiaire entre les parties, interdit toute importation d’ouvriers nouveaux, fixe les tarifs, reçoit les salaires des mains des patrons et les distribue aux ouvriers, légalise les roulemens ou « tours » et s’en réserve-à-lui-même l’application journalière. Cet acte d’autorité met naturellement en joie les ouvriers, dont les principales exigences sont satisfaites : ce sont les patrons qui se plaignent, bien qu’après tout, ce soit pour eux une sérieuse garantie que cette intervention d’un pouvoir qui a tout intérêt à la bonne marche des affaires. Tout cela, d’ailleurs, n’est encore que du provisoire. D’une part, aisée sur le papier, la réforme l’est moins en réalité ; jusqu’à présent, ligues et Confidenti ont continué leur service en sous-main, et il faudra du temps pour que les agens officiels suppriment les officieux. D’autre part, c’est un jeu dangereux que joue là le Consorzio, et il est clair que, lorsqu’il y a dans un port douze mille ouvriers pour cinq à six mille à employer ; que les ouvriers ne travaillent qu’un jour sur deux, souvent un sur trois ; que les progrès de l’outillage mécanique restreignent de plus en plus les emplois, le calme n’est qu’apparent et que, d’un jour à l’autre, on peut se trouver aux prises avec des difficultés très graves. On dit bien que les nouveaux travaux emploieront les bras, et qu’après les travaux terminés, le développement du port réclamera plus de main-d’œuvre. N’empêche que, tant que le travail ne sera pas « organisé, « il y aura des conflits possibles, et aussi bien est-ce à l’« organiser » que le Consorzio travaille maintenant : à créer des « coopératives » d’ouvriers, ou à les développer, car il en existe déjà ; à les réglementer, sous le contrôle de l’autorité, à les préparer à remplacer les « ligues » socialistes et à se charger accessoirement de tels ou tels services d’assurance et d’épargne, qui donneront à leurs membres le sens de l’ordre et de la responsabilité. Le Consorzio n’est encore qu’au commencement de ce travail d’organisation, mais, dès à présent, on ne peut se défendre de tristes réflexions quand on voit chez nos voisins ces vigoureuses initiatives, dont il peut sembler qu’il y aurait certains traits, — non pas tous, — à imiter chez nous, quand on compare ces efforts et ces progrès de nos rivaux au désordre et à la désorganisation qui règnent à Marseille et qui, d’un jour à l’autre, comme en ce moment, peuvent vider les quais et les bateaux, tarir les affaires et les salaires, ou bien, — pis encore, — à cette tourmente d’anarchie qui se déchaîna naguère sur le grand port français, spectacle inoubliable, hélas ! à qui l’a vu une fois : les essais de grève générale, les violences dans la rue, les pillages en plein jour, les chants révolutionnaires, hurlés parmi les actes de sauvagerie, nulle protection du travail, toute vie économique arrêtée pendant des mois !


IV

Nothing succeeds like success, disent les Américains avec leur drôlerie pénétrante : le succès engendre le succès, les succès s’appellent les uns les autres. Gênes en est présentement à cette heure des victoires faciles, à cette heure où tous les obstacles s’aplanissent d’eux-mêmes, où les progrès semblent venir spontanément. Cette heure-là, Marseille l’a connue, mais ensuite est venue celle de la lutte, lutte contre les concurrences étrangères et aussi contre les difficultés intérieures, car on l’a souvent constaté, les hostilités ouvrières augmentent toujours à mesure que la prospérité décroît.

Sans parler de son admirable position géographique, Marseille, à la différence de Gênes, est un centre industriel de premier ordre. Les produits et les besoins de ses industries sont immenses ; les statistiques nous disent que les trois quarts du mouvement de son port ont leur point de départ ou d’arrivée dans la ville elle-même, dans les usines ou la consommation locale ; et, s’il est vrai qu’à Sampierdarena, dans le faubourg de Gênes, on voit s’élever maintenant des fabriques aux murs peints en clair et noircis en même temps de fumée, des rangées sans fin de maisons d’ouvriers, lépreuses et déguenillées, le temps n’est pas proche où Gênes fera figure dans le monde industriel comme elle fait maintenant dans le monde commercial. Ajoutez autre chose encore, en faveur de Marseille : les progrès de Gênes seront embarrassés dans l’avenir par une difficulté d’ordre technique, l’insuffisance des voies d’accès et du matériel roulant. La grande question du port de Gênes, a-t-on dit souvent, est une question de chemins de fer : Gênes manque de wagons pour expédier ses marchandises, et manque de lignes ferrées, — elle n’en a qu’une, à quatre voies il est vrai, mais d’exploitation difficile, — pour expédier ses wagons vers le nord, vers Novi, et de Novi vers Turin et Milan. On travaille à remédier au mal, mais il faudra du temps pour y arriver ; or, en attendant, le Simplon va s’ouvrir, et Gênes, ne pouvant satisfaire actuellement à une augmentation brusque et considérable de trafic, ne sera d’abord en mesure d’en profiter que pour partie : de là un délai, délai de grâce, dont Marseille pourra et devra profiter, pour fortifier et développer ses positions dans le commerce international.

Marseille a donc, croyons-nous, dans ses industries propres, auxquelles on peut ajouter le trafic franco-algérien, monopole du pavillon français, une solide base d’opérations dans la lutte contre ses rivaux ; Marseille peut lutter, doit lutter énergiquement pour se relever et reprendre son rang dans le monde commercial maritime, car sa prospérité importe à la prospérité nationale. La lutte est d’autant plus nécessaire que, si Gênes est le grand concurrent méditerranéen de Marseille, Gênes et Marseille ont maintenant d’autres rivaux qui leur sont communs : ce sont les ports du Nord ; c’est Rotterdam surtout, dont la zone de pénétration s’étend jusqu’en Suisse et dans l’Est français, grâce aux progrès réalisés par la navigation intérieure en Allemagne, grâce à l’aménagement du Rhin et à la merveilleuse organisation de cet immense entrepôt qu’est Mannheim. Une tonne de blé ne coûte guère aujourd’hui, de Rotterdam à Mannheim, et de Mannheim à Zurich, que de 18 à 20 francs selon la saison ; de Gênes à Zurich, elle coûte plus de 23 francs. Le jour où, le port de Strasbourg étant aménagé, la tête méridionale de la navigation du Rhin se trouvera reportée de Mannheim à Strasbourg, le danger de concurrence sera encore accru, notamment pour la France et pour Marseille.

Mais comment lutter ? Marseille demande deux armes, le port franc et le canal de jonction du Rhône à Marseille. Personne ne niera que l’une et l’autre ne soient utiles : mais suffiront- elles ? Suffira-t-il, pour rendre à Marseille sa prospérité d’antan, de joindre son port au Rhône par un canal de grande navigation, sans savoir si les améliorations faites et à faire au cours du Rhône pourront permettre un mouvement important de navigation, et quitte à taxer de droits supplémentaires tout le fret arrivant à Marseille, le fret qui profitera comme celui qui ne profitera pas du nouveau canal ? D’autre part, suffira-t-il de créer une « zone franche » dans le port de Marseille pour voir se réaliser ce but essentiel, le développement de nos exportations, alors que notre politique reste énergiquement protectrice, et nos règlemens douaniers plus prohibitifs encore ? Nous avons ce défaut, en France, dans un cas grave, de croire volontiers au remède unique et souverain, qui guérit tout : à la « panacée ; » il n’y a pas de panacées, ni économiques, ni sociales, ni politiques ! Quand un mal tient à des causes profondes et générales, c’est à elles qu’il faut s’en prendre pour trouver un remède. Quoi qu’il en soit, dans l’espèce, sans chercher la panacée, il y a des petits moyens qui, dans une certaine mesure, feraient sans doute quelque bien : ne serait-ce que la réduction des droits de port et de leurs annexes, droits qui, dans l’ensemble, sont notablement plus élevés à Marseille qu’à Gênes, et qui sont plus élevés pour les bateaux français que pour les bateaux étrangers[6]. Mais ce qu’il faudrait surtout, n’est-ce pas plus de bon sens et de discipline chez les ouvriers, d’initiative chez les commerçans, d’unité et de fermeté dans l’administration du port ; plus d’esprit public surtout dans la nation, avec un allégement des charges financières du pays ; toutes choses dont il n’est que trop clair, hélas ! que nous sommes fort loin ?


L. PAUL-DUBOIS.

  1. En 1870, le port de Gênes a un mouvement de moins de quatorze cent mille tonneaux de jauge et de huit cent mille tonnes de marchandises à l’entrée, tandis que Marseille a un tonnage d’entrée de près de deux millions de tonneaux de jauge et de plus de quinze cent mille tonnes de marchandises.
  2. La surface d’eau du port de Gênes, avant-port compris, est de 222 hectares : celle du port de Marseille, avant-port compris, n’est que de 150 hectares. Les quais utilisables pour les opérations de chargement et déchargement ont une longueur de 8 600 mètres à Gênes, et de 12 200 mètres à Marseille. Gênes possède 67 appareils hydrauliques ou mécaniques de chargement, contre 117 à Marseille, et 48 kilomètres de voies ferrées, contre 42 kil. 300 à Marseille. (Tous ces chiffres sont afférens à 1900-1901.) Le futur bassin de la Pinède ajoutera à Marseille 30 hectares de surface d’eau et 2 780 mètres de quais ; le nouveau bassin, à Gênes, mesurera 39 hectares de surface d’eau et 1 330 mètres de quais.
  3. Il est assez malaisé d’obtenir à Gênes des chiffres concordans sur le mouvement maritime et commercial du port : les chiffres donnés par la municipalité diffèrent de ceux de la Chambre de commerce, ceux-ci diffèrent de ceux de la douane. Nous avons pris, comme le font les rapports consulaires, les chiffres fournis par les statistiques municipales. Il est à noter que toutes les statistiques génoises comprennent à l’entrée et à la sortie le chiffre des marchandises de toute nature destinées à l’approvisionnement et au ravitaillement des navires, ce qui n’est pas le cas pour les statistiques marseillaises.
  4. Les Ports maritimes en France, t. VII, Marseille. Paris, 1899. — Situation industrielle de Marseille, publication annuelle de la Chambre de commerce. — Cf. le Projet de loi relatif à l’établissement des zones franches dans les ports maritimes. Chambre des députés, n° 884, annexe XVI. — En 1903, d’après les statistiques qui viennent d’être publiées, le mouvement commercial aurait atteint le chiffre de 6 636 410 tonnes de marchandises à Marseille (cabotage compris), et celui de 3 652 158 tonnes à Gênes.
  5. Cela vient de ce que les statistiques font figurer aux importations nombre de marchandises à destination de Milan, Luine ou Chiasso et qui sont tout de suite réexpédiées de là sur la Suisse et l’Allemagne. Les chiffres ci-dessus sont extraits des Rapports annuels de la Camera di commercio ed arte de Gênes.
  6. Un steamer de 4 500 tonneaux, venant d’un port d’Europe et sortant sur lest, paiera, à Marseille, selon les calculs récemment établis, 1 fr. 52 par tonneau de jauge, s’il est étranger, et 1 fr. 58, s’il est français ; un steamer de 1 500 tonneaux, dans les mêmes conditions, paiera 1 fr. 70 par tonneau, s’il est étranger, et 1 fr. 72, s’il est français. (Les ports maritimes en France, t. VII, Marseille, 1899, publication du Ministère des Travaux publics.) — A Gênes, le droit de port est uniformément de 1 fr. 40 par tonneau, avec faculté d’abonnement annuel au prix de 1 fr. 20 par tonneau.