Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/07

Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 83-99).


VII


On n’est pas impunément hanté par les visions de la nature de celles qui emplissaient l’esprit de Gérard de Nerval. Ce n’est pas impunément qu’on donne chaque jour son cœur à dévorer au vautour des passions dédaignées, ou méconnues, ou mal récompensées. Ce n’est pas impunément qu’on joue avec le feu de l’amour — qui vous consume lentement et ne laisse en vous que des ruines. Ce n’était pas impunément que Gérard s’en allait chaque soir manger du tambour et boire de la cymbale. Il avait beau dire : « Je me sens vivre en elle, et elle vit pour moi seul. Son sourire me remplit d’une béatitude infinie ; la vibration de sa voix si douce et cependant fortement timbrée me fait tressaillir de joie et d’amour. Elle a pour moi toutes les perfections, elle répond à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices, belle comme le jour aux feux de la rampe qui l’éclaire d’en bas ; pâle comme la nuit, quand la rampe baissée la laisse éclairée d’en haut sous les rayons du lustre et la montre plus naturelle, brillant dans l’ombre de sa seule beauté, comme les Heures divines qui se découpent, avec une étoile au front, sur les fonds bruns des fresques d’Herculanum… » Il avait beau dire et beau faire : l’image du jeune homme « correctement vêtu, à la figure pâle et nerveuse, » qu’il avait entrevu un soir, venait obstinément flotter, comme une ombre importune, devant l’image radieuse de la bien-aimée. Ce fruit d’or, digne du jardin des Hespérides, et que le dragon avait mal gardé, avait une tare invisible pour tout le monde — excepté pour les yeux délicats de Gérard.

Une nuit de l’hiver de 1811, il avait donné des signes si manifestes de démence, qu’on avait dû le conduire à Montmartre dans la maison de santé du docteur Blanche, d’où, au bout de quelque temps, il était sorti — sans être guéri. Ses amis, qui le croyaient mort pour eux et pour les lettres, avaient déjà fait « l’épitaphe de son esprit, » — Alexandre Dumas entre autres. « C’est, écrivait ce dernier en croyant que jamais Gérard ne lirait cet éloge singulier, c’est un esprit charmant et distingué, chez lequel de temps en temps un certain phénomène se produit qui, par bonheur, nous l’espérons, n’est sérieusement inquiétant ni pour lui, ni pour ses amis ; de temps en temps, lorsqu’un travail quelconque l’a fort préoccupé, l’imagination, cette folle du logis, en chasse momentanément la raison, qui n’en est que la maîtresse ; alors, la première reste seule toute-puissante, dans ce cerveau nourri de rêves et d’hallucinations, ni plus ni moins qu’un fumeur d’opium du Caire, ou qu’un mangeur de hatchisch d’Alger, et alors, la vagabonde qu’elle est le jette dans les théories impossibles, dans les livres infaisables. Tantôt il est le roi d’Orient Salomon, il a retrouvé le sceau qui évoque les esprits, il attend la Reine de Saba ; et alors, croyez-le bien, il n’est conte de fée, ou des Mille et Une Nuits, qui vaille ce qu’il raconte à ses amis, qui ne savent s’ils doivent le plaindre ou l’envier, de l’agilité et de la puissance de ces esprits, de la beauté et de la richesse de cette reine ; tantôt il est sultan de Crimée, comte d’Abyssinie, duc d’Égypte, baron de Smyrne. Un autre jour, il se croit fou, et il raconte comment il l’est devenu, et avec un si grand entrain, en passant par des péripéties si amusantes, que chacun désire le devenir pour suivre ce guide entraînant dans le pays des chimères et des hallucinations, plein d’oasis plus fraîches et plus ombreuses que celles qui s’élèvent sur la route brûlée d’Alexandrie à Ammon ; tantôt enfin, c’est la mélancolie qui devient sa muse, et alors retenez vos larmes si vous pouvez, car jamais Werther, jamais René, jamais Antony[1] n’ont eu plaintes plus poignantes, sanglots plus douloureux, paroles plus tendres, cris plus poétiques… »

Gérard ne s’était pas fâché de cet éloge ; il y avait répondu fort spirituellement dans sa dédicace des Filles du Feu où, sous le pseudonyme de Brisacier, il raconte de nouveau, et sous une forme nouvelle, son amour toujours vivant pour sa chère Reine de Saba. L’allusion y est d’une transparence éloquente et émouvante pour quiconque connaît un peu le dessous des cartes de cet amour de théâtre.

Quelques passages au hasard. L’illustre Brisacier, c’est-à-dire Gérard, qui feint d’être un comédien de la troupe nomade immortalisée par Scarron, et qui est amoureux de la belle l’Étoile, sa camarade, Brisacier s’écrie : « Ne m’as-tu pas aimé un instant, froide Étoile ! à force de me voir souffrir, combattre ou pleurer avec toi !… On se disait chaque soir : Quelle est donc cette comédienne si au-dessus de tout ce que nous avons applaudi ? Ne nous trompe-t-on pas ? Est-elle bien aussi jeune, aussi fraîche, aussi honnête qu’elle le paraît ? Sont-ce de vraies perles, et de fines opales qui ruissellent parmi ses blonds cheveux cendrés, et ce voile de dentelle appartient-il bien légitimement à cette malheureuse enfant ? N’a-t-elle pas honte de ces satins brochés, de ces velours à gros plis, de ces peluches et de ces hermines ? Tout cela est d’un goût suranné qui accuse des fantaisies au-dessus de son âge. Ainsi parlaient les mères, en admirant toutefois un choix constant d’atours et d’ornements d’un autre siècle qui leur rappelaient de beaux souvenirs. Les jeunes femmes enviaient, critiquaient ou admiraient tristement ; mais moi, j’avais besoin de la voir à toute heure pour ne pas me sentir ébloui près d’elle, et pour pouvoir fixer mes yeux sur les siens autant que le voulaient nos rôles…

« Un sifflet, un sifflet indigne, sous ses yeux, près d’elle, à cause d’elle ! Un sifflet qu’elle s’attribue, — par ma faute (comprenez bien !) — et vous demanderez ce qu’on fait quand on tient la foudre !… Oh ! tenez, mes amis ! j’ai eu un moment l’idée d’être vrai, d’être grand, de me faire immortel enfin, sur votre théâtre de planches et de toiles, et dans votre comédie d’oripeaux !… J’ai eu un moment l’idée, l’idée sublime, l’idée auguste enfin de brûler le théâtre et le public, et vous tous ! et de l’emporter seule à travers les flammes, échevelée, à demi-nue, selon son rôle, ou du moins selon le récit classique de Burrhus. Et soyez sûrs alors que rien n’aurait pu me la ravir, depuis cet instant jusqu’à l’échafaud ! et de là dans l’éternité !

« Ô remords de mes nuits fiévreuses et de mes jours mouillés de larmes ! Quoi ! j’ai pu le taire et ne l’ai pas voulu ?… Je n’avais qu’à détacher un quinquet pour incendier les toiles, et cela sans danger d’être surpris, car j’étais seul à écouter le fade dialogue de Britannicus et de Junie pour reparaître ensuite et faire tableau… Mes amis ! comprenez bien qu’il ne s’agissait pas pour moi d’une froide traduction de paroles compassées, mais d’une scène où tout vivait, où trois cœurs luttaient à chances égales, où, comme aux jeux du Cirque, c’était peut-être du vrai sang qui allait couler ! Et le public le savait bien, lui, si bien au courant de toutes nos affaires de coulisses ; ces femmes dont plusieurs m’auraient aimé si j’avais voulu trahir mon seul amour ; ces hommes tous jaloux de moi à cause d’elle ; et l’autre, le Britannicus bien choisi, le pauvre soupirant confus, qui tremblait devant moi et devant elle, mais qui devait me vaincre à ce jeu terrible où le dernier venu a tout l’avantage et toute la gloire… Ah ! le débutant d’amour savait son métier… Mais il n’avait rien à craindre, car je suis trop juste pour faire un crime à quelqu’un d’aimer comme moi, et c’est en quoi je m’éloigne du monstre idéal rêvé par le poëte Racine : je ferais brûler Rome sans hésiter, mais en sauvant Junie je sauverais aussi mon frère Britannicus.

« Oui, mon frère, oui, pauvre enfant comme moi de l’art et de la fantaisie, tu l’as conquise, tu l’as méritée en me la disputant seulement. Le ciel me garde d’abuser de mon âge, de ma force et de cette humeur altière que la santé m’a rendue, pour attaquer son choix ou son caprice à elle, la toute-puissante, l’équitable, la divinité de mes rêves comme de ma vie !… Seulement, j’avais craint longtemps que mon malheur ne te profitât en rien, et que les beaux galants de la ville ne nous enlevassent à tous ce qui nest perdu que pour moi… »

Assurément, c’était encore là de la folie, mais si poétique et si douce, et qui nous a valu de si belles pages, que nous aurions mauvaise grace & nous en plaindre. Le mot de madame Victorine de Châtenay à propos de Joubert[2] était surtout applicable à Gérard de Nerval, qui avait vraiment l’air d’une âme qui a rencontré par hasard un corps et qui s’en tire comme elle peut. Elle vivait en lui sans s’occuper de lui et s’en absentait même parfois sans sa permission. Gérard n’était pas fou dans le sens grossier du mot : c’était un rêveur qui aimait ses rêves et les rêves des autres.

Ce qui prouve que les hallucinations des autres l’intéressaient, comme une maladie qui lui eût été commune avec un certain nombre d’esprits bizarres et dont il semblait avoir plaisir à étudier les caractères chez ceux qui rayaient précédé, c’est son livre des Illuminés, série d’études fort curieuses et fort bien faites, sur Cazotte, Quintus Aucler, l’abbé de Bucquoy, Raoul Spifame, Restif de la Bretonne, Cagliostro, — des excentriques plutôt que des illuminés ; travail de physiologie morale qui vaut bien — Gérard a raison de le dire — un travail de naturaliste, de paléographe ou d’archéologue.

Le chapitre consacré à M. Nicolas, à cet écrivain bizarre qu’on a appelé « le Jean-Jacques du ruisseau, » est un des meilleurs et des plus attachants. Charles Monselet, que cette physionomie a aussi tenté, n’a pas trouvé pour la rendre, malgré son bonheur ordinaire de talent, la grâce d’expression et en même temps la vigueur de touche employées par Gérard de Nerval en cette occasion. On devine que quelque chose, dans la vie de Restif, attirait et attrayait particulièrement l’auteur des Filles du Feu, et que ce quelque chose était une conformité d’aventures de jeunesse : Gérard de Nerval avait aimé une comédienne, Adrienne ou Marguerite, Aurélie ou Jenny, Le nom importe peu ; Restif de la Bretonne avait aimé la belle mademoiselle Guéant, actrice de la Comédie-Française, et chez tous deux cet amour avait laissé des traces profondes. ineffaçables. On se plaît à peindre les héros qui ont été heureux des mêmes joies que vous, et surtout qui ont souffert des mêmes douleurs ; on trouve des couleurs plus vives, plus lumineuses, des accents plus vrais, plus éloquents : il semble que l’on se peigne soi-même. C’est là le secret de la supériorité de l’étude de Gérard sur telle de Monselet.

L’Histoire de l’abbé du Bucquoy, qui porte pour sous-titre les Faux Sauniers, est un roman fantastique, et cependant plein de réalité, — un fragment inconnu de l’histoire du siècle de Louis XIV, un détail inédit de la révolte des Camisards, un rayon de lumière jeté sur la fameuse ligue des faux-sauniers de Lorraine, dont Mandrin devait se servir plus tard pour lever une petite armée capable de prendre d’assaut des villes comme Dijon. C’est un roman à cause des épisodes romanesques qui y foisonnent, mais c’est avant tout une étude historique fort intéressante, à propos de laquelle Gérard trouve moyen de tirer deux moutures du même sac, en la reprenant en sous-œuvre sous le titre d’Angélique.

Le Roi de Bicêtre est la biographie mélancolique de Raoul Spifame, un pauvre diable du xvie siècle, qui s’imaginait être le roi Henri II en personne, parce qu’il lui ressemblait extraorciinairement, et à qui on avait donné pour compagnon un autre fou, Claude Vignet, qui se croyait, lui, le roi des poëtes.

Quintus Aucler est une biographie aussi, celle d’un hiérophante, d’un théosophe, de tout ce que vous voudrez enfin de mystique, — ou plutôt de mystagogique — qui écrivit un de ces livres infaisables dont parlait Alexandre Dumas tout à l’heure, la Thréicie, « un appendice curieux du Misopogon de l’empereur Julien. » Quintus Aucler mourut en 1814, à Bourges, repentant de ses erreurs religieuses et philosophiques, « abjurant ces dieux qui, sans doute, ne lui avaient pas apporté au lit de mort les consolations attendues. Le Nazaréen triompha encore de ses ennemis ressuscités après treize siècles. »

Gérard de Nerval raconte ces existences diverses, mais toutes étranges, mystérieuses et fatales, avec une douce raillerie et une gaieté mouillée de larmes qui vous remue l’esprit et vous touche le cœur. Nul mieux que lui ne pouvait les raconter.

Quoi qu’il en dise dans son avant-propos, ce n’est pas seulement « le côté amusant » de l’histoire de ces Excentriques qu’il a voulu développer ; ce n’est pas seulement de la libre fantaisie qu’il a faite là. Il ne s’est pas contenté d’être humoristique et saisissant à la manière d’Hoffmann : il a voulu encore être profond à la manière d’un penseur — qu’il était. Il n’a pas voulu seulement raconter des histoires énigmatiques, esquisser les biographies lamentables de pauvres fous de génie, décrire les sombres existences du coin des rues ; il a voulu encore, — en entrant et en faisant entrer avec lui son lecteur dans ces cerveaux écornés, fendillés, entr’ouverts, où tombe la pluie, où règne la nuit, où l’intelligence se débat haletante, désespérée, sous des toiles d’araignées immondes, — il a voulu encore voir et faire voir aux autres, aux sains, aux sages, aux bien portants, le pourquoi de ces perturbations et de ces démences. Il a été médecin, ce malade ; il a été lucide, ce cerveau brouillé !

Ces recherches ont une face lugubre si elles ont une face amusante, un côté vertigineux si elles ont un côté attrayant. Et, précisément, la séduction vient du vertige, comme le vertige de la séduction. Malgré soi, à son insu, ou quelque roidissement qu’on y oppose, on se sent entraîné dans les profondeurs de ces abîmes, dans les immensités ténébreuses de ces cerveaux frappés de réprobation par le monde et de sarcasme par les imbéciles heureux. Les évolutions frénétiques de la pensée, cette comète morale, à travers les espaces bleus, rouges ou noirs de la cervelle, vous tiennent anhélants, inquiets et enfiévrés de curiosité. Vous devinez bien qu’il y a là-dedans — entre ces murailles de chair et d’os qui s’élargissent incommensurablement sous la pression formidable de la folie — une genèse inconnue, différente de la genèse vulgaire, pleine de mystères, encombrée de choses. Vous devinez bien que ces cervelles dédaignées, bafouées, hors la loi sociale, renferment des mondes qui dansent une ronde continuelle autour d’un soleil intérieur qui les réchauffe et les éclaire, et que leur immensité — comme celle dont parle saint Paul — est peuplée d’une création vivante…

On ne touche pas impunément à ces mystères ; on ne soulève pas impunément ces voiles épais qui recouvrent l’Isis symbolique de la pensée ; on ne fait pas impunément une halte — même d’un instant — sous les mancenilliers de ce pays étrange et maudit ; car ces arbres secouent sur vous leur torpeur et leur poison ; car le spectacle de ces excentricités sublimes, de ces insanités héroïques, ou de ces extravagances niaises, trouble votre raison et fait chavirer cette pauvre petite galiote, si imprudemment aventurée sur le grand Océan. La folie est contagieuse comme la bonté, comme le dévouement, comme toutes les nobles infirmités du cœur, comme toutes les nobles maladies de l’esprit.

Gérard de Nerval devait en faire la douloureuse expérience.

  1. Je me disais aussi : Quoi ! voilà au moins vingt lignes écrites par Dumas, et il n’a pas encore trouvé moyen de parler de lui — ou de ses œuvres ! (A. D.)
  2. Je cite souvent ce nom involontairement. Je m’explique pourquoi : Joseph Joubert, moraliste comme Vauvenargues, mais plus proford que lui, est de la même famille intellectuelle que Gérard, dont il est l’aîné.(A. D.)