Gérard de Nerval, sa vie et ses œuvres/05

Librairie de Mme Bachelin-Deflorenne (p. 57-73).


V


N’est-ce pas une douce et ravissante histoire, moite des chastes senteurs des premières amours, que celle de ces deux adolescents mariés « pour un beau matin d’été ? » Et le cœur ne saute-t-il et ne tressaute-t-il pas à la lecture de ces Confidences pénétrées de tendresse et parfumées d’honnêteté ?

Ce devait être l’œuvre bien-aimée de Gérard de Nerval, ce chef-d’œuvre de style, de grâce, de poésie et de sentiment, qu’il a intitulé Sylvie. On le voit marcher, en souriant doucement, dans ce rêve étoilé de sa jeunesse, dans ces sentiers fleuris de ses souvenirs ; on le suit, entraîné par le charme, à travers les méandres capricieux de son esprit et les enjambées insensées de son cœur. Il semble que vous ayez couru, à sa place, le long de la Thève, et cueilli, pour la tante, les touffes de digitale pourprée ; ce n’est plus lui, c’est vous qui avez senti contre votre poitrine l’impression tiède du bras de Sylvie ; c’est avec vous qu’elle est montée dans la chambre, c’est devant vous qu’elle a fait tomber son humble robe d’indienne pour revêtir la coquette robe de taffetas flambé ; c’est avec vous, habillé en garde-chasse de la maison de Condé, qu’elle a descendu l’escalier de bois et s’est présentée inopinément devant la pauvre bonne vieille femme dont vous avez noté l’accent quand elle a murmuré à travers ses larmes et son sourire : « Ô mes enfants ! »

Et maintenant, faut-il tourner le dernier feuillet de cette histoire amoureuse, raconter le dénoûment de cette fraîche idylle dont la musique est si délicate et si suave ? Quand l’amoureux d’autrefois, à qui on avait promis tant de choses, revient pour prendre la place qu’il avait retenue dans le cœur de l’amoureuse, qui a oublié tant de choses, cette place est prise, — on ne le reconnaît presque plus. Il est vrai qu’il est bien vieilli, bien changé depuis deux ans ; mais Sylvie, qui est restée jeune, fraîche et jolie, est encore plus changée que lui…

Quoiqu’il fût parti en poste, Gérard arrivait trop tard : la paysanne allait le renvoyer à la comédienne.

Nous l’avons laissé dans son lit solitaire, — non pas le lit sculpté dans lequel avait couché Marguerite de Valois et qu’il destinait à une autre princesse, la Reine de Saba, — mais sur un lit quelconque, improvisé en quelque coin du vieux salon du Doyenné. Il avait voulu fuir le présent en se réfugiant dans le passé, et avait quitté Paris, à une heure du matin, pour se rendre à Loisy, où il était arrivé « à cette heure mélancolique et douce encore où les lumières pâlissent et tremblent aux approches du jour. Les tilleuls, assombris par en bas, prenaient à leurs cimes une teinte bleuâtre. La flûte champêtre ne luttait plus si vivement avec les trilles du rossignol. Tout le monde était pâle, et dans les groupes dégarnis il eut peine à rencontrer des figures connues. » Enfin il aperçut une amie de Sylvie, « la grande Lise. » Elle l’embrassa. « — Il y a longtemps qu’on ne l’a vu, Parisien ! dit-elle. — Oh ! oui, longtemps. — Et tu arrives à cette heure-ci ? — Par la poste. — Et pas trop vite ! — Je voulais voir Sylvie : est-elle encore au bal ?  — Elle ne sort qu’au matin ; elle aime tant à danser… »

La grande Lise conduisit Gérard vers Sylvie, qui n’était pas seule. « Un jeune homme se tenait près d’elle. Elle lui fit signe qu’elle renonçait à la contredanse suivante. Il se retira en saluant. »

Mais je laisse parler Gérard, qui a rendu la besogne si agréable à ses biographes en prenant la peine de se raconter lui-même tout en racontant pour les autres :

« Le jour commençait à se faire. Nous sortîmes du bal, nous tenant par la main. Les fleurs de la chevelure de Sylvie se penchaient dans ses cheveux, dénoués ; le bouquet de son corsage s’effeuillait aussi sur les dentelles fripées, savant ouvrage de sa main. Je lui offris de l’accompagner chez elle. Il faisait grand jour, mais le temps était sombre. La Thève bruissait à notre gauche, laissant à ses coudes des remous d’eau stagnante où s’épanouissaient les nénuphars jaunes et blancs, où éclatait comme des pâquerettes la frêle broderie des étoiles d’eau. Les plaines étaient couvertes de javelles et de meules de foin, dont l’odeur me portait à la tête sans m’enivrer, comme faisait autrefois la fraîche senteur des bois et des halliers d’épines fleuries.

« Nous n’eûmes pas l’idée, de les traverser de nouveau. — Sylvie, lui dis-je, vous ne m’aimez plus ! — Elle soupira. — Mon ami, me dit-elle, il faut se faire une raison ; les choses ne vont pas comme nous voulons dans la vie. Vous m’avez parlé autrefois de la Nouvelle Héloïse, je l’ai lue, et j’ai frémi en tombant d’abord sur cette phrase : « Toute jeune fille qui lira ce livre est perdue. » Cependant j’ai passé outre, me fiant sur ma raison. Vous souvenez-vous du jour où nous avons revêtu les habits de noces de la tante ?… Les gravures du livre présentaient aussi les amoureux sous de vieux costumes du temps passé, de sorte que pour moi vous étiez Saint-Preux, et je me retrouvais dans Julie. Ah ! que n’êtes-vous revenu alors ! Mais vous étiez, disait-on, en Italie. Vous en avez vu là de bien plus jolies que moi ! — Aucune, Sylvie, qui ait votre regard et les traits purs de votre visage. Vous êtes une nymphe antique qui vous ignorez. D’ailleurs les bois de cette contrée sont aussi beaux que ceux de la campagne romaine. Il y a là des masses de granit non moins sublimes, et une cascade qui tombe du haut des rochers comme celle de Terni. Je n’ai ien vu là-bas que je puisse regretter ici. — Et à Paris ? Dit-elle. — À Paris…

« Je secouai la tête sans répondre. Tout à coup je pensai à l’image vaine qui m’avait égaré si longtemps. — Sylvie, dis-je, arrêtons-nous ici, le voulez-vous ?

« Je me jetai à ses pieds ; je confessai en pleurant à chaudes larmes mes irrésolutions, mes caprices ; j’évoquai le spectre funeste qui traversait ma vie. — Sauvez-moi ! ajoutai-je, je reviens à vous pour toujours.

« Elle tourna vers moi ses regards attendris… En ce moment, notre entretien fut interrompu par de violents éclats de rire. C’était le frère de Sylvie qui nous rejoignait avec cette bonne gaieté rustique, suite obligée d’une nuit de fête, que des rafraîchissements nombreux avaient développée outre mesure. Il appelait le galant du bal, perdu au loin dans les buissons d’épines et qui ne tarda pas à nous rejoindre. Ce garçon n’était guère plus solide sur ses pieds que son compagnon ; il paraissait plus embarrassé encore de la présence d’un Parisien que de celle de Sylvie. Sa figure candide, sa déférence mêlée d’embarras, m’empêchaient de lui en vouloir d’avoir été le danseur pour lequel on était resté si tard à la fête. Je le jugeais peu dangereux. — Il faut rentrer à la maison, dit Sylvie a son frère. À tantôt ! me dit-elle en me tendant la joue.

« L’amoureux ne s’offensa pas. »

Je le crois bien ! C’eût été au contraire à Gérard de s’offenser, lui qui se rappelait le temps où Sylvie ne dansait jamais qu’avec lui, une fois par an, à la fête de l’arc, — le temps où, tout en allant boire du lait avec lui à la ferme suisse d’Ermenonville, pieds nus, peau hâlée, mais ravissante ainsi dans sa grâce sauvage, elle lui disait coquettement : « Qu’elle est jolie, ton amoureuse, petit Parisien ! » Jolie, oui, — mais plus oublieuse encore.

Gérard, qui n’avait pas envie de dormir, — car il y avait un pli au lit de roses de ses souvenirs, — s’en alla à Montagny revoir la maison de son oncle, mort, et où tout était mort comme lui, excepté le perroquet familier qui lui demanda à déjeuner comme en ses plus beaux jours, et le regarda « de cet œil rond, bordé d’une peau chargée de rides, qui fait penser au regard expérimenté des vieillards. »

De la maison de son oncle, d’où le chassait ce perroquet gourmand et bavard, Gérard s’en alla à Ermenonville, pour distraire son cœur autant que son esprit, tous deux attristés. Il visita de nouveau le Désert, puis le Temple de la philosophie, puis le troène de Virgile, puis les peupliers de l’île, et la tombe de Rousseau, veuve de sa cendre ; puis il reprit la route de Loisy.

« Tout le monde était réveillé. Sylvie avait une toilette de demoiselle, presque dans le goût de la ville. Elle me fit monter à sa chambre avec toute l’ingénuité d’autrefois. Son œil étincelait toujours dans un sourire plein de charme, mais l’arc prononcé de ses sourcils lui donnait par instants un air sérieux. La chambre était décorée avec simplicité ; pourtant les meubles étaient modernes ; une glace à bordure dorée avait remplacé l’antique trumeau où se voyait un berger d’idylle offrant un nid à une bergère bleue et rose. Le lit à colonnes, chastement drapé de vieille perse à ramages était remplacé par une couchette de noyer garnie du rideau à flèche ; à la fenêtre, dans la cage où jadis étaient les fauvettes, il y avait des canaris. J’étais pressé de sortir de cette chambre où je ne trouvais rien du passé. — Vous ne travaillerez point à votre dentelle aujourd’hui ?… dis-je à Sylvie. — Oh ! je ne fais plus de dentelle, on n’en demande plus dans le pays ; même à Chantilly, la fabrique est fermée. — Que faites-vous donc ? — Elle alla chercher dans un coin de la chambre un instrument en fer qui ressemblait à une longue pince. — Qu’est-ce que c’est que cela ? — C’est ce qu’on appelle la mécanique ; c’est pour maintenir la peau des gants afin de les coudre. — Ah ! vous êtes gantière, Sylvie ? — Oui, nous travaillons ici pour Dammartin, cela donne beaucoup dans ce moment ; mais je ne fais rien aujourd’hui ; allons où vous voudrez. — Je tournai les yeux vers la route d’Othys : elle secoua la tête ; je compris que la vieille tante n’existait plus. Sylvie appela un petit garçon et lui fit seller un âne. — Je suis encore fatiguée d’hier, dit-elle, mais la promenade me fera du bien : allons à Châalis. Et nous voilà traversant la forêt, suivis du petit garçon armé d’une branche. Bientôt Sylvie voulut s’arrêter, et je l’embrassai en l’engageant à s’asseoir. La conversation entre nous ne pouvait plus être bien intime. Il’fallut lui raconter ma vie à Paris, mes voyages… — Comment peut-on, aller si loin ? Dit-elle. — Je m’en étonne en vous revoyant — Oh ! cela se dit. ! — Et convenez que vous étiez moins jolie autrefois. — Je n’en sais rien. — Vous souvenez-vous du temps où nous étions enfants et vous la plus grande ? —  Eti vous le plus sage !   — Oh ! Sylvie ! — On nous mettait sur l’âne chacun dans un panier. — Et nous ne nous disions pas vous… Te rappelles-tu que tu m’apprenais à pécher des écrevisses sous les ponts de la Thève et de la Nonette ? — Et toi, te souviens-tu de ton frère de lait qui t’a un jour retiré de l’iuau ? — Le grand frisé ! C’est lui qui m’avait dit qu’on pouvait la passer… l’ieau »

Hélas ! ce tutoiement délicieux, qui semble un baiser, n’avait plus pour eux la même saveur qu’autrefois ; leurs lèvres l’avaient désappris, — leurs lèvres et leurs cœurs. Ils se sentaient gênés mutuellement, — elle, parce qu’elle avait remplacé son petit Parisien par un grand campagnard, comme elle avait remplacé son rustique lit à colonnes par une prétentieuse couchette de Parisienne, — lui, parce qu’il devinait au fur et à mesure chacun des changements apportés en deux ans au mobilier de l’âme de Sylvie. Cependant, à un moment où elle venait de s’attendrir plus franchement en chantant, sans phraser cette fois, une chanson du temps jadis,

À Dammartin l’y a trois belles filles…

Gérard allait tomber à ses pieds et lui offrir — non pas son cœur, elle l’avait toujours — sa main et la maison de son oncle, où ils auraient coulé leurs jours en paix, liés jusqu’à la fin de leur vie mortelle par le fil d’or de l’amour:il se retint. Ah ! pourquoi ne parla-t-il pas à ce moment ! il était encore temps de ressaisir ce bonheur calme après lequel il courait et qu’il sentait lui échapper ; plus tard il allait être trop tard.

Il se retint, et accompagna Sylvie à Loisy où on les attendait pour souper.

« La soupe à l’oignon répandait au loin son parfum patriarcal. Il y avait des voisins invités pour ce lendemain de fête. Je reconnus tout de suite un vieux bûcheron, le père Dodu, qui racontait jadis aux veillées des histoires si comiques ou si terribles. Tour à tour berger, messager, garde-chasse, pêcheur, braconnier même, le père Dodu fabriquait à ses moments perdus des coucous et des tourne-broches. Pendant longtemps, il s’était consacré à promener les Anglais dans Ermenonville, en les conduisant aux lieux de méditation de Rousseau et en leur racontant ses derniers moments. C’était lui qui avait été le petit garçon que le philosophe employait à classer ses herbes, et à qui il donna l’ordre de cueillir les ciguës dont il exprima le suc dans sa tasse de café au lait. L’aubergiste de la Croix d’Or lui contestait ce détail ; de là des haines prolongées. On avait longtemps reproché au père Dodu la possession de quelques secrets bien innocents, comme de guérir les vaches avec un verset dit à rebours et le signe de croix figuré du pied gauche ; mais il avait de bonne heure renoncé à ces superstitions, — grâce au souvenir, disait-il, des conversations de Jean-Jacques.

« — Te voilà ! petit Parisien, me dit le père Dodu. Tu viens pour débaucher nos filles ? —  Moi, père Dodu ? — Tu les emmènes dans les bois pendant que le loup n’y est pas ? — Père Dodu, c’est vous qui êtes le loup. — Je l’ai été tant que j’ai trouvé des brebis ; à présent je ne rencontre plus que des chèvres, et qu’elles savent bien se défendre ! Mais vous autres, vous êtes des malins à Paris. Jean-Jacques avait bien raison de dire : « L’homme se corrompt dans l’air empoisonné des villes. » —  Père Dodu, vous savez trop bien que l’homme se corrompt partout.

« Le père Dodu se mit à entonner un air à boire ; on voulut en vain l’arrêter à un certain couplet scabreux que tout le monde savait par cœur. Sylvie ne voulut pas chanter, malgré nos prières, disant qu’on ne chantait plus à table. J’avais remarqué déjà que l’amoureux de la veille était assis à sa gauche. Il y avait je ne sais quoi dans sa figure ronde, dans ses cheveux ébouriffés, qui ne m’était pas inconnu. Il se leva et vint derrière ma chaise en disant : « Tu ne me reconnais donc pas, Parisien ? » une bonne femme qui venait de rentrer au dessert après nous avoir servis, me dit à l’oreille : « Vous ne reconnaissez pas votre frère de lait ? » Sans cet avertissement, j’allais être ridicule. « Ah ! c’est toi, grand frisé ! dis-je, c’est toi, le même qui m’as retiré de l’ieau.’ » Sylvie riait aux éclats de cette reconnaissance, « Sans compter, disait ce garçon en m’embrassant, que tu avais une belle montre en argent, et qu’en revenant tu étais bien plus inquiet de ta montre que de toi-même, parce qu’elle ne marchait plus ; tu disais : « La bête est nayée, ça ne fait plus tic-tac ; qu’est-ce que mon oncle va dire ?… »

« — Une bête dans une montre ! dit le père Dodu, voilà ce qu’on leur fait croire à Paris, aux enfants !

« Sylvie avait sommeil, je jugeai que j’étais perdu dans son esprit. Elle remonta à sa chambre, et, pendant que je l’embrassais, elle dit : —  À demain, venez nous voir !

« Le père Dodu était restéà table avec Sylvain et mon frère de lait ; nous causâmes longtemps autour d’un ratafiat de Louvres. — Les hommes sont égaux, dit le père Dodu entre deux couplets, je bois avec un pâtissier comme je ferais avec un prince. —  Où est le pâtissier ? dis-je. — Regarde à côté de toi un jeune homme qui a l’ambition de s’établir !

« Mon frère de lait parut embarrassé. J’avais tout compris. C’est une fatalité qui m’était réservée d’avoir un frère de lait dans un pays illustré par Rousseau —  qui voulait supprimer les nourrices. Le père Dodu m’apprit qu’il était fort question du mariage de Sylvie avec le grand frisé, qui voulait aller former un établissement de pâtisserie à Dammartin. Je n’en demandai pas plus. La voiture de Nanteuil-le-Haudouin me ramena le lendemain à Paris. »