Géographie physique – La Méditerranée

Géographie physique – La Méditerranée
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 1001-1024).

GÉOGRAPHIE PHYSIQUE





LA MÉDITERRANÉE.


The Mediterranean, a Memoir Physical, Historical and Nautical,

by rear-admiral William Henry Smyth ; London, John W. Parker, 1854.





La Méditerranée, dont le nom signifie « mer entourée de terre de tous côtés, » n’est cependant pas isolée des grandes masses d’eau salée qui constituent l’ensemble des océans et qui occupent plus des trois quarts de la surface de notre globe, car elle communique avec l’Atlantique par un détroit à la vérité très resserré, mais qui néanmoins autoriserait à la considérer comme une espèce de grand golfe par lequel l’Océan pénétrerait dans les terres de l’ancien continent pour baigner à la fois les côtes de l’Afrique, de l’Asie et de l’Europe. Il n’est guère de mer véritablement « méditerranéenne, » sinon la Mer-Caspienne, à moins qu’on ne veuille comprendre parmi les mers le lac ou mer d’Aral, la Mer-Morte, et quelques autres nappes d’eau salée de petites dimensions. La Méditerranée, qui n’est comparable en étendue ni à l’Atlantique, ni au Pacifique, ni même à la Mer des Indes, est cependant, au point de vue historique et politique, supérieure en importance à toutes les autres mers du globe.

L’Europe, l’Asie et l’Afrique peuvent la considérer comme étant la grande voie de communication entre les peuples riverains. Au midi, elle sert de base à l’Europe tout entière, sous l’Espagne, sous la France, sous l’Italie, sous la Grèce et même sous la Russie d’Europe, en y comprenant la Mer-Noire, qui en est une annexe que tous les géographes ont comprise dans le système méditerranéen. L’Asie touche la Méditerranée à l’occident par les côtes des provinces caucasiennes, par celles de l’Asie-Mineure jusqu’à Alep, et enfin, de ce point jusqu’à l’Égypte, par les côtes de la Syrie et de la Palestine. L’Afrique, au nord, est entièrement bornée par la Méditerranée, comme l’Europe l’est au sud. Les diverses nations civilisées qui tour à tour ont fixé l’attention du monde ont été presque exclusivement riveraines de cette mer. L’Espagne, la France, l’Italie orientale et occidentale, la Grèce antique et ses immenses populations, la Syrie, la Judée et l’Arabie, qui ont dominé le monde par leurs religions et leurs lois, enfin l’Égypte et les contrées africaines qui, sous les rois égyptiens, sous les Grecs et les Carthaginois, et plus tard sous la domination de l’islamisme, ont eu plusieurs civilisations, tout cet ensemble, dont l’histoire est presque exclusivement celle du monde entier, comprend encore, malgré le dépeuplement de l’Afrique et de l’Asie, la portion la plus puissante comme la plus civilisée du genre humain, puisque l’Europe seule pèse dans la balance par une population de 250 millions d’habitans et par la forte organisation des sociétés modernes. Là, les sciences et les arts par lesquels on domine la nature, les lois par lesquelles on règle les forces sociales et le rapprochement des populations, assurent une prépondérance qui ne pourra plus tard être balancée qu’au moment où d’aussi puissantes agglomérations se seront formées dans d’autres parties du globe. Quand on voyage par la pensée tout autour de cette belle nappe d’eau, les noms historiques se pressent en foule, et jusqu’ici l’histoire des peuples voisins de la Méditerranée est presque celle du monde entier. Leur part dans ce qu’on appelle la gloire ne laisse presque rien en dehors d’elle pour le reste du genre humain. Il suffit de citer Carthage et l’Afrique occidentale avec toutes ses civilisations successives ; — l’Afrique orientale et l’Égypte sous les Pharaons, sous les Grecs, sous les Romains et sous les princes musulmans, tant sarrasins que Turcs ; — l’Arabie et la Palestine avec la religion de Moïse, celle du Christ et celle de Mahomet ; — la Syrie et ses populations presque entièrement grecques ; — l’Asie-Mineure, colonisée de même par les Grecs, depuis Chypre jusqu’au Phase ; — la Grèce avec ses mille petits états, depuis l’Èbre, à l’orient, jusqu’à l’Adriatique, à l’occident ; puis toute la péninsule italique, puis la Gaule méridionale, tantôt celtique, tantôt romaine, et maintenant française ; puis enfin l’Espagne, qui fit presque à elle seule tout l’empire de Charles Quint. Les villes, les fleuves, les golfes, les promontoires, les détroits, les courans, les vents dominans, et tout ce que fournit la nature peut aider l’homme dans ses relations commerciales, les plus civilisatrices de toutes, tout est connu dans cette mer, tout y est célèbre, tout y a brillé, tout est resté dans la mémoire des hommes. Pas un lieu qui n’ait une renommée, nullum sine nomine saxum. Carthagène, Marseille et Lyon, — Gênes, Pise et Florence, Rome, Naples, Syracuse Venise, Malte et Cythère, — Lacédémone, Athènes, Constantinople, Smyrne, Rhodes, Alep, Antioche, Éphèse, Tyr, Jérusalem, Alexandrie et le Caire, — Tunis, Alger, voilà les illustrations sans rivales de la Méditerranée depuis trente ou quarante siècles. Avant la grande découverte de Christophe Colomb, c’était à peu près le monde entier civilisé, à part l’Allemagne et l’Angleterre. On a remarqué depuis longtemps que le pouvoir et les lumières avaient constamment marché vers l’Occident. Des parages de l’Inde, de l’Égypte et de l’Asie-Mineure, la force et l’intelligence étaient passées dans la Grèce continentale et insulaire, de la Grèce en Italie, puis de là en Espagne, en France et dans l’Allemagne occidentale, où elles semblent fixées pour longtemps. L’Angleterre, à l’extrême occident de l’Europe, est bien loin de donner un démenti à cette assertion. Espérons que, sans quitter l’occident de l’ancien monde, les principes organiques des sociétés européennes, — la science et le travail, — Produiront de l’autre côté de l’Atlantique une autre Europe compacte de 250 millions d’hommes dans un pays supérieur au nôtre en étendue et en fertilité, et placé du reste dans des latitudes analogues. Espérons encore que la civilisation renaîtra dans l’est de la Méditerranée, qui lui a déjà servi de berceau.

L’amiral Smyth, qui sous le nom de « capitaine Smyth » avait rendu son nom célèbre comme astronome, comme hydrographe, ayant travaillé à la détermination des points principaux des cartes de la Méditerranée, et comme navigateur civil et militaire, a eu l’heureuse idée de rassembler sous ce titre, la Méditerranée, tout ce que ses travaux et ceux de ses contemporains, comme aussi de ses devanciers, nous ont permis de recueillir sur ce vaste bassin, considéré par rapport à la terre entière, par rapport aux productions et au commerce des nations qui l’entourent, et surtout par rapport à leur caractère distinctif en général. Il décrit encore le climat, les vents régnans, les influences salubres ou malfaisantes de l’air dans chaque localité. Il donne des exemples et des applications de tous les principes qu’il établit. L’histoire et les sciences sont tour à tour mises utilement à contribution par M. Smyth. Le vent d’ouest, dominateur de nos latitudes, le mistral, le sirocco, le levantin, la bora, le libecchio, la tramontane et les vents étésiens arrivent et se chassent dans ce tableau, fortement conçu pour le plan et riche de détails innombrables. À côté d’un fait dont la date remonte à la Bible ou à Homère se trouvent des observations qui datent de la guerre anglo-française du commencement de ce siècle, et des explorations encore plus récentes de l’auteur et des marins français qui ont travaillé en même temps que lui et depuis lui à l’hydrographie de cette mer. M. Smyth est, comme il le dit d’un autre marin, homme de plume et d’épée. Comme il avait toujours été désigné dans le monde savant par le nom de capitaine (captain) Smyth, plusieurs personnes ne l’ont pas reconnu sous son nouveau titre, parfaitement mérité du reste, d’amiral Smyth. Ce grade semble presque avoir diminué la notoriété de son nom en la déguisant un peu. L’ouvrage déjà célèbre de l’amiral William Henry Smyth, membre correspondant de l’Institut de France, publié en 1854, sous le titre de la Méditerranée au point de vue physique, historique et nautique, ne contribuera pas peu à reporter sur l’amiral la renommée du capitaine.

Pour donner une idée de ce travail ou plutôt de ce recueil, nous indiquerons d’abord les cinq importantes parties qui en constituent l’ensemble. La première, comme nous l’avons dit, se rapporte aux productions, au commerce et à l’industrie des différentes contrées riveraines de la Méditerranée depuis le détroit de Gibraltar jusqu’à l’extrémité de la Mer d’Azof, en parcourant le bassin oriental et le bassin occidental de la Méditerranée séparés par la Sicile, entre l’Afrique et l’Italie, — Puis en pénétrant, par l’Archipel, les Dardanelles, la mer de Marmara et le Bosphore, dans la Mer-Noire jusqu’au pied de la chaîne du Caucase, — enfin en arrivant par le Bosphore cimmérien jusqu’à la limite des eaux méditerranéennes, à l’orient de la Grimée. Dans ce vaste périple, que de peuples ont été, sont ou seront ! Après les travaux de l’historien et du géographe, quel vaste champ ouvert à ceux de l’homme d’état pour les intérêts présens et futurs des peuples et de l’humanité !

Plus spécialement consacrée à la mer elle-même, que l’auteur considère comme voie de communication et comme soumise aux lois générales de la physique du globe ou de la météorologie, la seconde partie comprend la température, les courans, les marées, le système des fleuves, l’évaporation et ce qui est relatif aux peuplades de poissons et d’êtres vivans qui habitent cette mer et en enrichissent diverses contrées. La profondeur des eaux, l’aspect des rivages et les effets des volcans anciens et modernes sont décrits dans une juste mesure.

Dans la troisième partie se placent les questions relatives aux vents régnans, aux saisons et à la climatologie de cette mer avec tous les phénomènes de l’atmosphère, y compris les tempêtes, la pluie et les orages électriques.

La quatrième partie contient l’histoire des recherches géographiques qui ont établi les précieuses cartes actuelles de la Méditerranée, depuis les anciens jusqu’au moyen âge et jusqu’aux opérations modernes des Anglais et des Français. L’auteur a pris dans ces opérations une part aussi honorable qu’exempte de toute rivalité envieuse envers ses collaborateurs, et, au moment même où nous écrivons, la France les poursuit encore, pour ajouter à l’admirable catalogue des cartes de détail dues à l’amirauté française et à l’amirauté anglaise, depuis la forme des côtes et les dangers enregistrés jusqu’aux sondages qui nous ont fait connaître presque en chaque point la profondeur des eaux et les habitans qui les peuplent à divers étages.

La cinquième partie est plus spécialement technique ; elle traite des longitudes et des positions géographiques, et se termine par une précieuse table des positions méditerranéennes, accompagnée de symboles indiquant pour chaque point les ancrages, les havres, les rochers, les dangers sous-marins, les écueils, les lieux où l’on doit se tenir sur ses gardes, les coups de vent qui peuvent menacer les navigateurs, la pente graduée ou escarpée de la côte, la nature du terrain qui la borde, les terres, les rochers, les bois qui sont en perspective, et même les bandes d’oiseaux qui fréquentent telle ou telle localité. À la suite des positions de l’auteur sont celles du capitaine Gauttier, de la marine française, qui a travaillé plus à l’est, et jusque dans la Mer-Noire et dans la Crimée. Le nom de M. Daussy, chargé par le bureau des longitudes de la partie géographique de la Connaissance des temps, se trouve honorablement cité dans cette partie du livre, aussi bien que ceux de MM. Deloffre et Mathieu. Ce dernier, actuellement parvenu au grade de contre-amiral et directeur du dépôt hydrographique de la marine française, est à la tête des travaux qu’exécutent nos ingénieurs géographes conjointement avec les officiers de cette marine. Nous retrouverons bientôt les déterminations de profondeurs obtenues, d’après ses instructions, en octobre 1854, entre la Sardaigne et l’Algérie française, ainsi que dans le détroit de Gibraltar.

Après avoir rendu justice à l’œuvre de l’amiral Smyth, nous devons mettre sous les yeux de nos lecteurs les notions générales qui nous paraissent de nature à les intéresser spécialement.

Ainsi que nous l’avons dit, la Méditerranée se divise naturellement en deux grands bassins séparés l’un de l’autre par les deux détroits que forme la Sicile, l’un dans le voisinage de Carthage, du côté de l’Afrique, l’autre entre Messine et l’Italie. Le premier de ces bassins, qui est à l’occident, communique avec l’Océan par le détroit de Gibraltar, entre les deux escarpemens si célèbres dans l’antiquité sous le nom de colonnes d’Hercule ; mais comme le courant porte continuellement les eaux de l’Atlantique dans la Méditerranée, cette mer est privée de toute issue extérieure, comme si l’on eût fermé le fameux détroit entre l’Espagne et l’Afrique. Le second bassin ou bassin oriental est deux fois le premier en étendue, si l’on y comprend l’Adriatique et l’Archipel ; il reçoit au nord les eaux de la Mer-Noire, qui est un accessoire considérable, par un courant assez rapide qui traverse le Bosphore et les Dardanelles, et porte les eaux du Pont-Euxin au bassin oriental, comme, à l’autre extrémité de la Méditerranée, le courant de Gibraltar porte dans le bassin occidental les eaux de l’Océan. On remarque une grande différence entre le nord et le sud de cette immense nappe d’eau, car, tandis que les côtes méridionales qui bornent l’Afrique au nord sont peu tourmentées et n’ont que très peu d’îles dans leur voisinage, les côtes septentrionales, notamment celles de l’Adriatique et de la Grèce, sont excessivement découpées, sinueuses et peuplées d’une infinité d’îles. Sous ce point de vue, la Mer-Noire est remarquable par l’absence complète d’îles proprement dites, à moins qu’on ne compte le petit rocher qui, à une certaine distance des bouches du Danube, porte le nom d’île des Serpens. Quoique la Méditerranée appartienne par ses côtes aux trois grandes parties du monde ancien, on peut remarquer que l’Afrique, à cause du petit nombre de ses habitans, n’est presque rien parmi les puissances riveraines de la Méditerranée ; dans notre siècle, pour créer de puissantes populations, il faut des lois protectrices du travail et de la propriété. Les mêmes causes ont aussi dévasté l’Asie. Au temps des Romains et des Grecs, les masses d’habitans que nourrissaient la Palestine, la Syrie et l’Asie-Mineure étonnent l’imagination. Aujourd’hui ces contrées, dépeuplées par l’islamisme, l’instabilité du sort des propriétaires du sol et des commerçans, et enfin par l’arbitraire des gouvernans, offrent le spectacle affligeant d’une terre privilégiée d’où l’homme semble ne retirer que le moins d’avantages possible. Au moyen âge, les côtes d’Afrique ont eu des cités florissantes et nombreuses que la guerre et la dévastation des chrétiens, des païens et des musulmans ont successivement détruites. L’occupation française, par les soins éclairés du maréchal Vaillant, fait entrevoir l’époque où les évêchés grecs de l’Afrique, si nombreux du temps de Genseric et de saint Augustin, seront remplacés par autant de diocèses français, avec une population proportionnée, en sorte que la France africaine puisse rivaliser avec la France européenne, comme autrefois l’Afrique grecque et romaine rivalisait pour les arts et la civilisation avec Rome et Athènes. Dans l’économie politique bien entendue, peupler son pays c’est conquérir une nouvelle nation, de même que, dans l’économie agricole, fertiliser son domaine, c’est en acquérir un nouveau.

On a remarqué que la navigation de cette mer, comme celle de toutes les mers intérieures, est en général difficile, peu sûre et sujette à de grands coups de vent arrivant de l’intérieur des terres ; les vents étésiens ou du nord y dominent une grande partie de l’année, aussi bien que le vent d’ouest arrivant de l’Océan ; il n’y a point, comme sur l’Atlantique et le Pacifique, des vents réglés favorables au commerce. Sous ce point de vue, la navigation à vapeur est non-seulement un avantage, mais on peut même dire une nécessité pour les communications méditerranéennes. Malheureusement aucun des pays limitrophes ne fournit en abondance le charbon de terre nécessaire aux bâtimens à vapeur ; on peut s’en consoler d’après cette remarque déjà anciennement faite, que les besoins rapprochent les peuples, et que le plus puissant moyen de civilisation a été l’échange des produits des différentes nations, qui les a forcément mises en rapports. Lorsqu’à la foire de Nijney-Novogorod en Russie, où les affaires se font par centaines de millions, les produits de la Chine, de la Sibérie, de la Tartarie, de l’Inde, de la Perse, de l’Asie-Mineure et de la Grèce sont échangés pour les produits manufacturés de l’Europe, — y compris les articles de chimie et de médecine, — le mouvement matériel et intellectuel qui en est la suite surpasse infiniment l’effet de toutes les écoles de philosophie bouddhistes, musulmanes ou chrétiennes.

Quand on veut établir le bilan de la Méditerranée relativement à la plus importante détermination de toute mer, savoir, la quantité d’eau qu’elle contient, on ne trouve qu’une seule cause de perte, l’évaporation, tandis qu’elle reçoit le tribut des eaux de toutes les mers et terres environnantes, et de plus la pluie qui tombe directement sur son bassin. Outre ce qu’elle tire de l’Océan et de la Mer-Noire, l’Èbre d’Espagne, le Rhône de France, le Tibre d’Italie, mentionné ici seulement à cause de l’illustration de son nom, le Pô de Lombardie, l’Èbre de Thrace, et enfin le Nil d’Égypte, sans compter un grand nombre de fleuves sans importance, viennent s’y perdre. On peut expliquer cette grande évaporation en remarquant que les vents dominans sont ceux du nord, qui sont généralement des vents secs, puisque l’air contient d’autant moins de vapeur qu’il est à une température moins élevée. Or ces vents du nord, en se réchauffant sur la France, sur l’Italie et sur la Grèce, deviennent aptes à enlever une plus grande quantité d’humidité qu’ils portent enfin au-dessus des déserts de l’Afrique, de l’Arabie et de la Perse, pour aller produire au sud la saison des pluies tropicales. Quant au vent d’ouest, qui généralement est un vent humide, il n’arrive à la Méditerranée que par-dessus les montagnes de l’Espagne et de la France, où il dépose en grande partie son humidité ; ce dépôt est l’origine de la Guadiana, du Tage, du Douro, de la Gironde, de la Loire et du Rhône. Ce vent d’ouest arrive donc presque desséché au bassin de la Méditerranée. Suivons les importantes conséquences de ces principes.

D’abord on a pensé que le niveau de cette mer, admettant d’une part le courant de l’Océan, de l’autre celui de la Mer-Noire, devait être beaucoup au-dessous de ces deux mers, et par suite de la Mer-Rouge, laquelle communique au Grand-Océan par le détroit de Bab-el-Mandel. L’expédition française en Égypte avait constaté que la Mer-Rouge surpassait la Méditerranée d’environ dix mètres. Ce résultat paraît avoir été infirmé par de nouvelles mesures, notamment par celles de M. Bourdaloue. Au reste un courant marchant avec la vitesse que produirait une différence de niveau de dix mètres serait bien plus rapide que celui qu’on observe aux colonnes d’Hercule ou à l’Hellespont, dans le voisinage de Troie, et la preuve de la faiblesse comparative de ces courans, d’ailleurs très constans, se tire de cette considération, que les brises aériennes, quand elles sont un peu fortes, suffisent pour renverser à la surface le sens du courant dans ces deux localités. Je suis disposé à avoir une grande confiance en M. Bourdaloue, dont les recherches sont hautement appréciées. Cependant, quand on considère les anciens travaux des Égyptiens, qui établissaient l’égalité de niveau entre le Nil au Caire et la Mer-Rouge à Suez, et qu’on songe de plus qu’entre le Caire et les bouches du Nil le fleuve a une pente qui produit, par le choc de ses eaux contre celles de la mer, les boghaz si poétiquement décrits par Homère, on en conclura naturellement que, si le résultat de l’expédition scientifique de l’Égypte était peut-être un peu exagéré en plus, les nouvelles déterminations le sont peut-être en moins. L’amiral Smyth attribue à l’action d’un vent soutenu des variations de niveau ou dénivellemens de plusieurs mètres, et comme l’action de ces vents est comparable à l’action des courans qu’elle renverse souvent, on doit en conclure que les courans, qui sont de même force que les vents, peuvent correspondre aussi à des dénivellemens de plusieurs mètres. Nous dirons en général cependant que les grands nivellemens français de Dunkerque à Perpignan, et de l’Océan à la Méditerranée, par la vallée de la Garonne et de l’Aude, n’ont donné aucune différence sensible de hauteur entre la Méditerranée et l’Océan, pas plus qu’en Amérique on n’en a constaté entre le Pacifique et l’Atlantique des deux côtés de l’isthme de Panama. Là comme ailleurs, ce que nous ne savons pas, nos descendans le sauront ; mais il y a un mérite considérable à pouvoir leur indiquer dès ce jour ce qu’ils auront à rechercher : on a dit depuis longtemps qu’une question bien posée était plus qu’à moitié résolue.

Puisque la Méditerranée reçoit de l’Océan et de la Mer-Noire des eaux salées qui n’en sortent que par l’évaporation, c’est-à-dire en y laissant toute leur salure par une vraie distillation, il est évident que, d’année en année, la salure de ses eaux doit augmenter. Nous sommes naturellement portés à nous plaindre de ce que les Grecs, il y a vingt-cinq siècles, n’ont pas déterminé la salure des eaux de leur mer, loin des courans fluviatiles. Ils pourraient à juste titre récriminer contre nous en nous demandant si nous-mêmes aujourd’hui nous avons pourvu à l’instruction de la postérité, en fixant pour notre époque ces données de la nature. L’ouvrage de M. Smyth, si complet du reste, nous montre la pauvreté actuelle de la science quant à cet important point de la géographie physique. Voici la maigre table des résultats connus jusqu’ici. En prenant l’eau douce de pluie pour point de départ, ou bien l’eau que donne la distillation, on trouve en général que l’Océan Atlantique est plus lourd que l’eau douce d’environ 28 millièmes, et que dans les localités suivantes l’eau de la Méditerranée, aux profondeurs indiquées, surpasse la même eau douce du nombre de millièmes suivans. Les profondeurs sont marquées en brasses anglaises de 6 pieds, qui équivalent chacune à 1m, 629.


LOCALITÉS PROFONDEUR EXCÈS DE POIDS
en brasses anglaises en millièmes
Détroit de Gibraltar
250
30
À 50 milles en-deçà du détroit
670
129
Devant Marseille
à la surface
27
Entre l’Espagne et les îles Baléares
8
27
Entre Minorque et la côte de Barbarie
450
29
Entre Carthagène et Oran
400
30
Entre la Sardaigne et Naples
60
29
À l’embouchure de l’Adriatique
45
29
Entre Malte et Cyrène
60
28
À l’entrée de l’Hellespont
34
28
À l’embouchure du Bosphore
30
14
La Mer-Noire
à la surface
14
L’Océan en général
28


La Mer-Noire, ce grand bassin isolé de la Méditerranée, est sensiblement moins salée que celle-ci, puisque son excédant de poids sur l’eau douce n’est que la moitié de celui de l’Océan, savoir 14 au lieu de 28. La raison de cette différence est évidente. Cette mer, d’une étendue restreinte, reçoit d’immenses cours d’eau : le Danube, le Dniester, le Dniéper ou Borystène, le Don ou Tanaïs, le Kouban ou Hypanis, et enfin le Phase et les petits fleuves de l’Asie-Mineure, qui ont perdu depuis longtemps leur nom grec et leur célébrité ; c’est donc une masse d’eau douce qui vient se mêler à ces eaux salées, et qui ressort par un trop plein dans la Méditerranée au moyen du Bosphore et de l’Hellespont. Lucain dit très poétiquement que la Propontide, qui Porte le poids de l’Euxin, se précipite par une étroite embouchure dans la Méditerranée :

Euxinumque ferens parvo ruit ore Propontis.


Il doit s’ensuivre que la salure de cette masse considérable d’eau doit aller continuellement en diminuant, puisqu’elle reçoit sans cesse de l’eau douce tout en versant de l’eau salée par le Bosphore. Si les Argonautes ou les Grecs du temps d’Aristote en eussent déterminé la salure exacte, nous aurions aujourd’hui un moyen de plus pour vérifier l’âge du monde, c’est-à-dire l’époque où s’est établi l’ordre actuel des choses. En effet, puisque la salure de la Mer-Noire n’est que moitié de celle de l’Océan, on pourrait calculer combien il a fallu de temps pour ce dessalement partiel, sachant que depuis un certain nombre de siècles il se serait opéré une certaine déperdition de salure. En général, tous les lacs à écoulement qui sont traversés par des eaux douces se sont ou complétement dessalés, ou diminuent graduellement leur quantité de sel, tandis que ceux qui n’ont point d’issue, comme la Mer-Morte, la Mer-Caspienne, le lac d’Aral et autres nappes d’eau confinées, voient au contraire augmenter leur salure de plus en plus. Parmi les lacs d’eau douce ou plutôt parmi les lacs maintenant complétement dessalés, on peut citer le lac de Genève, traversé par le Rhône, et le lac de Constance, traversé par le Rhin, et, sur une plus grande échelle, les immenses lacs de l’Amérique du Nord, traversés par le fleuve Saint-Laurent. Entre la Sibérie et la Chine, pour le lac Baïkal, dont les eaux douces sont d’une pureté extrême, la salure primitive et l’origine maritime sont mises hors de doute par la présence de phoques et d’autres animaux marins qui se sont peu à peu acclimatés dans ces eaux devenues graduellement douces. Au contraire la Mer-Morte et le lac d’Ourmiah sont excessivement salés et paraissent augmenter graduellement en matières salines par ce que leur fournissent leurs affluens. L’excès de poids de l’eau de l’Océan étant de 28 millièmes, comme nous venons de le dire, l’eau de la Mer-Morte offre un excès de poids huit fois plus grand, c’est-à-dire 240 millièmes. Quand on pense qu’à l’opposé du Jourdain, la vallée d’El-Ghor, entre cette mer et la pointe voisine de la Mer-Rouge, est bordée par des montagnes de sel deux ou trois fois aussi hautes que notre Montmartre, et qui sont formées de sel comme Montmartre l’est de plâtre, on concevra qu’à chaque saison de pluie les torrens d’eau salée qui viennent s’y perdre y laissent à perpétuité leurs dépôts salins, que n’enlève point l’évaporation, laquelle, comme la distillation, ne sublime dans l’atmosphère que de l’eau parfaitement pure. Pour le lecteur peu habitué aux considérations physiques, je dirai qu’on ne se fait pas une juste idée de l’énorme quantité d’eau que peut enlever cette puissante cause de déperdition. Lorsque, pour la défense des places fortes (comme notamment à Metz en 1813 et 1814), on barre le cours d’une rivière, on se figure qu’on va produire une véritable mer intérieure. L’étendue de la nappe d’eau qui en résulte n’est pourtant que celle d’un vaste étang ou d’un très-petit lac, et si le Rhône et le Rhin, en traversant le lac de Genève et celui de Constance, ne sont pas épuisés par l’immense évaporation de ces belles nappes d’eau douce, c’est qu’ils reçoivent par des sources de fond bien d’autres eaux que celles des fleuves qui les traversent.

Nous avons déjà eu l’occasion[1] de mentionner les travaux analogues du savant ingénieur M. Belgrand, chargé de la navigation de la Seine entre Paris et Rouen. Dans la partie inférieure de son cours, à partir de la chute de l’Oise, la Seine reçoit si peu de cours d’eau considérables, que l’évaporation seule de son lit suffirait de reste pour épuiser complétement toute l’eau qui passe sous les ponts de Paris ; de même, si en amont de la capitale, à la hauteur de Charenton, au-dessous de la jonction de la Marne et de la Seine, on construisait une immense digue reliant transversalement les hauteurs de droite et les hauteurs de gauche, bien loin de produire un lac égal à celui de Genève ou de Constance, on n’aurait qu’un petit lac bifurqué, recouvrant seulement les plaines basses d’alluvion des deux rivières arrêtées. Il est honorable pour la puissance de l’industrie moderne que ces suppositions ne soient aucunement des hypothèses impraticables. J’ai déjà dit combien, dans les salons de Paris et dans les conversations de société, on acquiert de science positive, quand on sait écouter, interroger et se souvenir. Un jour qu’il était question des fontaines artificielles et en même temps des admirables travaux du génie civil à Paris pour le canal Saint-Martin (œuvre qui n’est pas assez admirée), pour l’île des Cygnes, pour les îles et les quais de la Cité, quelques personnes élevaient des doutes sur la possibilité de certains travaux hydrauliques qui faisaient le sujet de l’entretien. — Eh ! messieurs, s’écria le modeste M. Séguin, songez donc qu’à Lyon j’ai pu maîtriser le Rhône et lui tracer des quais qu’a respectés cette redoutable rivière. — Avec les progrès de l’industrie mécanique et physique, que ne feront pas nos descendans !

Une question bien posée, avons-nous dit, est plus qu’à moitié résolue ; nous devons donc saisir l’occasion de demander aux hommes de capacité, de loisir et de fortune convenable, comme aussi aux gouvernemens et aux administrations locales, des travaux purement scientifiques. La Tamise a été sondée de Londres à la mer, et la Seine est aussi assez bien connue pour la profondeur de son lit : pourquoi n’avons-nous point la carte détaillée des sondages du lac de Genève et la topographie de son bassin, tel qu’il paraîtrait si toute l’eau en avait été enlevée, et que ce fût une vallée à ciel découvert ? La question, si l’on veut, n’est pas de moi ; mais je saisis l’occasion de la proposer de nouveau, surtout en y joignant la notice des terrains sous-jacens, tant primitifs qu’alluvionnaires ; l’importance de l’étude des eaux à différentes profondeurs s’accroît encore de cette considération nouvellement introduite dans la science, que les plantes, les coquillages, les mollusques, les poissons, et en général tous les êtres vivans varient suivant la profondeur de l’eau douce ou salée, de même que le long des flancs des montagnes de l’équateur, la végétation et aussi les espèces animales varient depuis les peuplades tropicales jusqu’à celles des zones tempérées et de la Norwége ou de la Sibérie. La météorologie du fond de la Méditerranée, si différente de celle des plaines ou des vallées continentales, pour être plus difficile à connaître, n’en est pas moins curieuse. L’ouvrage de l’amiral Smyth donne l’énumération des produits ichthyologiques de cette mer ; mais l’influence de la profondeur, d’ailleurs bien indiquée dans l’ouvrage, n’y est pas mise en ligne de compte, quoiqu’il ait très bien établi que, d’après la profondeur des mers qui les entourent, la Sardaigne et la Corse sont, suivant lui, de véritables îles marines, tandis que la Sicile, à peine séparée de l’Italie et de l’Afrique par des mers peu profondes, est, suivant son expression pittoresque, une île continentale, c’est-à-dire une île tenant au continent par des terrains à peine submergés. En suivant cette nomenclature, on peut dire que l’Angleterre est, par rapport à l’Europe, une véritable île continentale, puisqu’elle n’est séparée de la France que par un canal de quelques centaines de mètres de profondeur, tandis qu’en dehors des deux Finistères anglais et français, la sonde n’atteint pas le fond à plusieurs milliers de brasses. On peut prendre pour terme de comparaison la mince couche d’eau qui couvre les parapets des ponts de la Seine pendant la pluie, comparée à la profondeur d’eau de la rivière elle-même, et on sera encore au-dessous de la vérité.

Pour en finir avec la question relative à la quantité d’eau de la Méditerranée, nous dirons qu’en certaines localités, même loin des embouchures des fleuves et des dépôts qu’ils charrient dans la mer, on remarque certaines étendues de terrain qui semblent avoir été abandonnées par la mer, tandis que celle-ci a gagné sur d’autres points, Ce fait se rapporte à une question bien plus générale, que nous ne pouvons examiner ici dans toute son étendue, savoir : le changement de forme de la terre quant à son noyau et à sa surface. Lors de la catastrophe, comparativement récente, qui a fait surgir les continens et déprimé le bassin des mers, un brusque changement a eu lieu dans l’aspect de notre globe ; mais ensuite les mêmes effets ont dû continuer à se produire sur une échelle infiniment moindre, et cependant, sensibles pour l’homme à cause de sa petitesse, ces changemens sont surtout apparens à la limite de la terre et des eaux, qui nous donnent un nivellement perpétuel des côtes. Toute la partie occidentale de l’Europe se soulève ainsi graduellement, comme j’ai pu le constater par plusieurs renseignemens authentiques. Le soulèvement des bords de la Baltique est connu et constaté depuis longtemps. Sur les côtes de France, qui s’enfoncent sous l’Océan par une pente douce et graduée, le moindre soulèvement est révélé par une retraite apparente de la mer, de même que les marées sur les côtes peu escarpées avancent ou reculent à de grandes distances. Dans les terrains disloqués et dont les assises brisées ne forment pas de masse continue, comme dans la Suisse, la Calabre et une partie de la Grèce, souvent une portion de terrain s’élève, tandis que la partie voisine s’abaisse. Je ne parle pas ici des terrains volcaniques essentiellement portés sur un fonds fluide de chaleur, dont les éruptions amènent une partie à la surface. Rien de plus célèbre que l’aventure du temple de Sérapis à Pouzzoles, dont les colonnes sont descendues au-dessous du niveau de la mer, ont été percées par les pholades et les vers lithophages, et, par la suite des siècles, se sont relevées de telle sorte, que la mer aujourd’hui baigne à peine leurs piédestaux. Je crois savoir, par les travaux de M. Capocci, astronome de Naples, que les débris du temple semblent disposés à s’enfoncer de nouveau sous la mer, pour y recommencer la bizarre pêche aux pholades qu’ils ont déjà exécutée entre le siècle des Romains et le nôtre ; c’est aussi l’opinion de M. Smyth, qui du reste fait très bien observer que dans la Méditerranée les soulèvemens sont bien plus nombreux que les enfoncemens.

L’étude de la profondeur des mers semble à beaucoup de personnes un objet purement scientifique, et comme le vaisseau de guerre le plus grand et le plus chargé d’artillerie ne s’enfonce pas à plus d’une dizaine de mètres de profondeur, il leur semble que toute mer ou toute masse d’eau qui surpasse cette quantité est inutile à sonder. D’après la coupe du détroit de Gibraltar, insérée dans l’ouvrage de l’amiral Smyth, la profondeur du détroit dans son milieu n’excède guère 60 brasses anglaises (environ 110 mètres) ; mais cette donnée est importante pour la théorie du courant qui coule de l’Atlantique dans la Méditerranée, car une si petite profondeur admettrait difficilement le contre-courant dont l’on a souvent supposé l’existence pour expliquer comment la Méditerranée, recevant continuellement les eaux salées de l’Océan, n’augmente pas de salure, ce qui du reste n’est aucunement prouvé.

Dans la table donnée plus haut des quantités de poids de l’eau de mer, on trouve en général une salure plus grande que celle de l’Océan quand on est à une grande profondeur. L’excès de salure observée en dedans du détroit à six cent soixante-dix brasses semble difficile à expliquer, tandis que les faibles salures observées près de la surface en dehors de Marseille et près des Baléares sembleraient indiquer que l’eau des fleuves, se mêlant et se confondant difficilement avec l’eau salée sur laquelle elle s’étend, est promenée à la surface, dans un faible état de salure, à des distances considérables de l’embouchure de ces mêmes fleuves. L’Amazone, l’Orénoque, la Plata, l’Indus, le Gange et les rivières du pays de Siam dessalent l’Océan à sa surface à d’immenses distances dans la saison des crues. Le Rhône, le Pô, le Nil, sont cités pour la même particularité par M. Smyth. S’il était aussi commode de retirer le sel de l’eau de mer que d’en prendre la température, on reconnaîtrait à la surface de la Méditerranée l’origine des eaux que les courans y promènent d’une manière vagabonde d’après la quantité de sel dont elles sont imprégnées. Nous reviendrons tout à l’heure, à propos des courans, sur cette faible salure observée en dehors de Marseille et le long de la côte d’Espagne. Elle provient évidemment du Rhône et de l’Èbre ; mais en quelle saison a-t-elle été constatée ?

Parmi les applications étonnantes de la science à l’industrie, on peut citer les câbles sous-marins des télégraphes électriques, qui porteront à la postérité le nom de M. Bret. Le câble qui traverse le Pas-de-Calais a été suivi de deux autres communications de l’Angleterre avec le continent : l’une par la Belgique, l’autre par la Hollande. Tout en regrettant de voir que la France ne prenne aucune part à l’établissement de la ligne qui va d’Europe en Afrique par le golfe de la Spezzia, la Corse, le détroit de Boniface, et ensuite de la Sardaigne à la côte d’Afrique, en passant par la petite île de Galite, nous dirons que c’est à la marine française que l’on doit la reconnaissance du fond de la mer entre la Sardaigne et l’Afrique. M. le contre-amiral Mathieu a bien voulu nous communiquer plusieurs des beaux résultats obtenus par son active initiative dans plusieurs parties de la Méditerranée. On suit avec intérêt (je n’ose dire avec bonheur) le profil du fond des mers qui atteint en certains endroits près de deux kilomètres et demi, et qui cependant n’offre point d’escarpemens ni de précipices, comme on en rencontrerait au débouché du canal de la Manche en entrant dans l’Océan, et même, d’après quelques indications fournies par les sondages de M. Smyth, la même plongée abrupte s’observerait en dehors du détroit de Gibraltar. En jetant les yeux sur ces documens, qui sont l’œuvre de MM. Darondau et Lecoat de Kerveguen, on est tout étonné d’y voir la date d’octobre 1854. Sous la direction du même amiral français, et d’après ses instructions, d’autres observateurs relèvent et sondent le détroit de Gibraltar, et vont résoudre enfin, au grand honneur de la France, les questions si controversées des courans de ce fameux détroit. La difficulté de retirer des eaux d’une grande profondeur, sans mélange avec les eaux supérieures, nous fait craindre que les questions relatives à la salure dans ces parages ne soient encore ajournées.

Passons à la question des marées. Tout le monde répète qu’il n’y a point de marées dans la Méditerranée, si ce n’est dans le voisinage du détroit de Gibraltar, où se propagent celles de l’Atlantique. L’amiral Smyth combat victorieusement cette assertion, tout en convenant que l’action des vents, de la pression atmosphérique et des courans maritimes ou fluviatiles peut produire des effets comparables ou même supérieurs aux effets de la marée. Après l’observation des Grecs sur les mouvemens singuliers de l’Euripe entre l’Eubée et la côte d’Aulide, mouvemens auxquels les Grecs ont attaché la renommée qui suivait toutes leurs paroles, et mettant de côté l’anecdote très apocryphe d’Aristote se précipitant dans ce détroit de désespoir de ne point trouver la théorie de ses agitations, nous dirons qu’à Venise, au fond du golfe Adriatique, les marées, renforcées par le resserrement local, sont très sensibles et souvent dépassent un mètre. Il est vrai que l’action du vent est augmentée dans la même proportion ; mais en s’aidant d’observations faites dans les pleines et dans les nouvelles lunes et pendant des temps calmes, Toaldo nous a donné de bonnes études des influences des actions de la lune et du soleil sur le niveau de la mer dans ces localités. Alexandrie d’Égypte paraît avoir des marées d’au moins un demi-mètre, dont l’ignorance a été fatale à l’époque de la bataille d’Aboukir, en éloignant l’idée de la possibilité de mettre la flotte à l’abri. L’amiral Smyth cite encore d’autres localités où l’influence luni-solaire n’est pas douteuse. On voit avec étonnement qu’il attribue certains courans du détroit de Messine à l’action des marées ; il en résulterait que, les deux grands bassins de la Méditerranée verseraient tour à tour leurs eaux à l’orient ou à l’occident, et que par cet étroit passage l’effet des dénivellemens deviendrait bien plus sensible.

Je ne puis m’empêcher de citer les belles paroles de Newton sur ce point intéressant des mouvemens des marées en général. « Tandis que dans les mers ouvertes l’élévation des eaux est en proportion avec la force soulevante de la lune et du soleil, et ne monte qu’à quelques pieds, — dans les localités restreintes au contraire, la vitesse acquise par les eaux, tant pour le flux que pour le reflux, ne peut être détruite qu’après que la mer s’est élevée à trente, à quarante pieds, même à cinquante et au-dessus. » Newton fait preuve ici comme ailleurs d’une grande habileté dans le choix des expressions de la langue latine, et il cite plusieurs des ports de la Manche, tant sur la côte anglaise que sur la côte française, où les marées sont énormes. Nous ajouterons qu’il eût pu citer les marées de cent et cent vingt pieds qui s’observent dans la baie de Fundy au Canada, dans les anciennes possessions françaises. On peut rendre à l’amiral Smyth la justice qu’il ne lui échappe dans son ouvrage aucun trait de rivalité nationale contre la France militaire ou scientifique, et cependant il est un des officiers qui ont tenu le plus longtemps la mer dans le blocus des côtes de France qui a précédé 1815. On aime à lire dans le paragraphe relatif à nos côtes méditerranéennes ces mots encadrés dans la suite du discours : « La France, ce pays tour à tour royaume, république ou empire, mais toujours puissance de premier ordre. » Qu’on nous permette d’ajouter que c’est surtout sous son nouveau titre que nous devons espérer aujourd’hui que la France ne déchoira pas.

En général, il nous semble que l’influence du vent a été un peu exagérée dans les estimes du savant amiral. Des soulèvemens de dix ou douze pieds anglais nous paraissent difficiles à admettre, tandis que si une partie considérable de la Méditerranée, par exemple le golfe de Lyon, est déchargée d’une certaine quantité de la pression barométrique, toute l’eau environnante affluera dans ce point, où la contre-pression ne fera plus équilibre, et alors, par un temps calme, dans le silence des vents et des orages électriques, la mer montera par un de ces soulèvemens assez rares et assez peu destructeurs sur nos côtes, mais qui, dans les parages de l’Inde, poussent à l’embouchure du Gange de vraies cataractes qui couvrent la plaine à une immense distance, en engloutissant les hommes et les animaux et en rasant au niveau du sol toutes les habitations, tous les travaux agricoles. Ces raz de marées ont paru tellement étonnans, qu’on les a souvent attribués au mouvement que les tremblemens de terre imprimaient au fond de la mer ; j’ai même partagé longtemps cette opinion, qui peut-être dans quelques circonstances expliquerait certaines particularités, si du moins les indications du vent et du baromètre n’indiquaient une cause plus naturelle. Dans la riche collection de faits cités par l’amiral Smyth, on trouve un certain nombre de secousses ressenties à bord des vaisseaux non plus par des tremblemens de terre, mais bien, suivant l’expression de l’auteur, par des tremblemens de mer. Remarquons ici que les mouvemens barométriques de la mer, constatés par M. Daussy d’après les observations des grandes marées de l’Europe occidentale, ne sont qu’une très-faible partie des marées de l’Atlantique, tandis que dans la Méditerranée ces effets sont de même ordre et de même grandeur que ceux de la marée elle-même. Que dire de cet ensemble de documens ? Ce sont toujours des questions posées, des questions bien posées ; les chercheurs scientifiques qui observeront dans chaque localité en fourniront plus tard la solution. Le mérite dans les sciences n’est pas de savoir, mais de savoir le premier. Un armateur du Havre ou de Dieppe envoie un bâtiment à New-York ou à Terre-Neuve ou aux grandes Indes, sous la conduite d’un patron qui certes n’est ni un Christophe Colomb, ni un Vasco de Gama, et celui-ci accomplit cette traversée fort obscurément, mais bien plus sûrement que ces illustres navigateurs. « C’est quelque chose, dit Horace, que d’arriver jusqu’à un certain point quand il est impossible d’aller plus loin. »

Est quodàm prodire tenùs, si non datur ultra.



On doit légitimement ajouter au mérite des découvertes, même incomplètes, une part de la gloire que ces tentatives ont permis de recueillir aux successeurs de ces premiers inventeurs, sans lesquels les découvertes subséquentes n’auraient pas été faites. L’orgueilleux Charles-Quint, qui avait supprimé le non dans la fameuse devise de l’antiquité sur les colonnes d’Hercule, non plus ultra, ne s’est enrichi des dépouilles du Mexique et du Pérou, et n’a possédé la Mer-Pacifique par les Fernand Cortez, les Pizarre et les Balboa qu’après les tristes expéditions de ce Christophe Colomb, qui, suivant son épitaphe, ne reçut qu’une prison en échange d’un monde, et des fers pour une couronne qu’il avait donnée à l’Espagne. À mesure que la civilisation fera des progrès, l’équitable postérité fera une meilleure part aux inventeurs, et les archives du genre humain conserveront avec reconnaissance les noms de ceux qui, par leurs travaux, ont été véritablement les bienfaiteurs de l’humanité, en mettant la force du côté de l’intelligence et réalisant ainsi ce vieil apophthegme : savoir, pouvoir !

Autant les lois de la mécanique se déploient majestueusement et complètement dans les courans qui sillonnent les grands océans, et qui font naître cinq grands circuits d’eaux chaudes et d’eaux froides dans l’Atlantique du nord, dans l’Atlantique du sud, dans l’Océan Pacifique du nord, dans l’Océan Pacifique du sud, et enfin dans la Mer des Indes, autant il est difficile de bien reconnaître les courans de la Méditerranée, resserrés dans deux bassins limités, contrariés par les vents, influencés par les fleuves qui s’y jettent, par les eaux qui arrivent de l’Océan, et enfin par celles qui descendent de la Mer-Noire. La belle carte des courans de M. Duperrey n’indique que le courant du détroit de Gibraltar. L’ouvrage de l’amiral anglais, tout en comprenant l’ensemble des notions que l’on possède en 1854 sur cette question, n’en est pas moins, comme il le remarque lui-même, bien au-dessous des exigences de la science moderne. Essayons de rattacher ces courans à la même théorie qui nous a donné le secret des mouvemens généraux de ces grands océans qui ne laissent aux continens qu’un quart au plus de la surface du globe.

Rappelons d’abord que toute masse fluide d’air ou d’eau, transportée vers le sud, y arrive, à cause de la rotation de la terre, avec une vitesse moindre vers l’est que celle des lieux où elle aborde, et que par suite elle doit se porter vers l’ouest, tandis qu’une masse qui remonte vers le nord y porte un excès de vitesse vers l’est, et par conséquent tend à se diriger vers l’orient. Ainsi les eaux du Rhône et de l’Èbre de l’Espagne, en descendant vers le sud, doivent prendre sensiblement vers l’ouest et raser les côtes d’Espagne ; c’est ce qui explique la moindre salure observée entre les Baléares et la côte de Valence ; c’est encore ce qui explique pourquoi, dans le courant rapide des Dardanelles, les eaux de la Mer-Noire suivent la côte d’Europe de préférence à la côte asiatique. De même le courant du Nil, qui marche en sens contraire, se porte à l’est, et il longe les côtes de Syrie. Il semble donc s’établir une espèce de circuit qui, dans le bassin du levant, suit la côte d’Asie, et, tournant ensuite à l’occident, vient rejoindre les eaux fournies par la Mer-Noire. Ce circuit se complète naturellement en revenant par l’Archipel, par la Grèce méridionale, par le sud de la Sicile et par le nord de l’Afrique, où, comme courant de retour, il est dirigé de l’ouest à l’est. Depuis la côte de Tunis jusqu’à celle de Tripoli et d’Alexandrie, ce courant s’observe indubitablement ; mais il reste fort douteux qu’il se relie avec le courant, dirigé aussi vers l’est, qui longe la côte d’Algérie jusqu’à Carthage, dans le bassin occidental. Tout porte à croire qu’il s’établit dans cet autre bassin un circuit tout pareil, formé par les eaux de l’Océan, qui entre par l’ouest dans le détroit de Gibraltar, côtoie l’Afrique française, et, remontant le long de l’Italie occidentale, vient rejoindre, par le golfe de Gênes, les eaux du Rhône et de l’Èbre. La salure de la mer, à la superficie et dans des profondeurs considérables, trahira l’origine des eaux qui la composent ; mais c’est surtout le courant de la Mer-Noire, dont les eaux sont si peu salées, qui sera facile à reconnaître dans les parages de Rhodes, de la Crète, des Cyclades et de Cythère. Dans la table des degrés de salure donnée plus haut, on voit pourquoi la salure est bien plus considérable à l’est et vers le milieu de la mer qu’à l’ouest et sur les côtes d’Espagne. Reste la question de savoir si la salure n’est pas beaucoup plus considérable au fond de la Méditerranée que vers la surface, qui reçoit immédiatement les eaux douces des fleuves et de la pluie. Il suffit d’avoir remarqué combien, dans une tasse de thé où l’on jette du sucre sans agiter le liquide, le fond sucré se mêle lentement à la surface qui ne l’est pas ; avec un peu de dextérité, on fait aussi cette expérience curieuse, de remplir d’abord à moitié avec de l’eau un verre sur lequel on met ensuite du vin sans que le mélange s’opère. Rumford allait encore plus loin, car, après avoir rempli à moitié un vase d’eau froide, il versait au-dessus de l’eau chaude qui ne s’y mêlait que tardivement. Il pourrait donc se faire que la plupart des courans méditerranéens ne fussent que des courans superficiels et pas du tout des courans de fond. Alors la salure du fond serait plus considérable que celle de la surface. Le sel qu’amène l’Océan serait ainsi logé dans les profondeurs de notre mer intérieure, ce qui expliquerait l’étonnante salure de 129 millièmes reconnue dans l’intérieur du détroit, à 670 brasses anglaises de profondeur. Attendons l’observation, et nous saurons ; jusque-là, malgré notre légitime impatience, sachons ignorer : c’est un principe que je ne cesserai de répéter. La traduction de ce mot dans le langage du sens commun est celui-ci : ne demandons pas l’impossible.

L’amiral Smyth, dont l’ouvrage a servi de texte à cette étude, est membre correspondant de l’Institut de France pour la section d’astronomie, et il est lui-même, ainsi que son fils, un astronome de première distinction ; son ouvrage intitulé Cycle de notions astronomiques (Cycle of celestial objects) a reçu la grande médaille de la Société royale de Londres. Après la guerre du commencement de ce siècle, il a déterminé avec précision les positions géographiques d’un grand nombre de points du bassin occidental de la Méditerranée, et même il est arrivé jusqu’à la Morée, en retournant ensuite à la Sicile, à l’Algérie et au Maroc. On voit dans son ouvrage, à la suite de ses nombreuses déterminations dans l’ouest, les déterminations du capitaine Gauttier sur les côtes de Candie, l’Archipel, la Turquie d’Europe, la Mer-Noire tout entière, enfin l’Anatolie et l’Asie-Mineure, la Syrie et l’Égypte. La longitude de Palerme, point essentiel entre les deux bassins de la Méditerranée, est déterminée par lui et par M. Daussy. Il se montre toujours empressé de rendre justice à ses compétiteurs en hydrographie comme en toute autre chose. On peut lui appliquer cette pensée que Sophocle met dans la bouche d’OEdipe : En avançant dans la vie, j’ai appris à être bienveillant ; mais cette bienveillance est naturelle aux âmes élevées. »

Comment donc résumer un ouvrage plein de faits qui se rapportent à la nature entière, en y comprenant, avec l’homme, tous les êtres animés qui foisonnent sur les rivages, sur les bords, enfin au milieu de cette mer africaine, asiatique et européenne ? Les migrations seules des poissons qui suivent les courans et les côtes depuis les colonnes d’Hercule jusqu’à la Mer d’Azof, à l’extrémité de la Mer-Noire, réclameraient une étude à part. L’auteur met en doute s’il est un seul individu de ces espèces neptuniennes qui arrive au terme de sa carrière et meure de vieillesse ; mais la nature a compensé ces grandes destructions par une prodigieuse fécondité, car dans plusieurs cas l’éclosion des œufs produit de véritables bancs marins vivans, qui fournissent amplement à la consommation active des espèces carnassières, de manière à limiter, d’une part, la population de chaque poisson, et de l’autre à en conserver le nombre à peu près constant. On peut regretter que l’auteur ne parle presque pas de nos pêcheries de corail sur la côte de Bône. La difficile question de la quantité d’eau que la Méditerranée perd par l’évaporation est aussi peu développée ; mais les déterminations scientifiques manquent ici complétement. On doit considérer l’ouvrage de l’amiral Smyth comme le point de départ des travaux futurs qui le compléteront, et en mettront les parties faibles au niveau des parties les plus brillantes.

Il ne faut pas croire qu’en marchant sur les erremens d’un auteur célèbre, il n’y ait rien à gagner, même pour les découvertes originales. Dans l’état actuel des sciences, l’imprévu, comme disait Arago, garde encore la meilleure part : en cherchant à vérifier une assertion connue, on rencontre presque toujours des choses nouvelles. Mille exemples pourraient en être cités ; mais la logique seule nous crie que, pour trouver, il faut chercher. Admettre l’hypothèse contraire, suivant l’expression populaire, ici fort appropriée aux éventualités de la science, ce serait vouloir gagner à la loterie sans avoir pris de billets.

Les vents, ces dominateurs des mers, n’offrent point, sur la Méditerranée, cette constance qui a fait donner à beaucoup des mouvemens de l’atmosphère au-dessus des grands océans le nom de vents réglés et de vents périodiques. Lorsque Magellan, ouvrant ses voiles aux alisés de l’Océan Pacifique du sud, traversa la moitié du globe pour retrouver les possessions espagnoles qu’il avait déjà visitées en marchant vers l’est, il ne connut pas toutes les chicanes des vents inconstans des mers méditerranéennes. Plus tard les galions chargés de l’or du Mexique et du Pérou se décidèrent à traverser l’immense Océan Pacifique et à revenir par le cap de Bonne-Espérance plutôt que de traverser l’Atlantique à contre-courans d’air et d’eau. D’après la constitution générale de l’Europe, le vent d’ouest semblerait devoir dominer sur la Méditerranée ; mais la grande chaleur que prennent les déserts de l’Afrique, de l’Égypte, de l’Arabie et de la Perse cause dans l’atmosphère de ces régions un courant ascendant que viennent remplacer les couches d’air plus froides qui reposent sur l’Europe méridionale. De là un transport continu des masses d’air européennes vers le sud, par-dessus la Méditerranée. Avant la navigation à vapeur, il était fort difficile de quitter les côtes du Maroc, de l’Algérie et de la Mauritanie pour remonter vers l’Europe. La traversée de Marseille à Alexandrie était sept ou huit fois plus facile que le retour en France. Suivant l’observation du maréchal Marmont, l’Égypte semble être faite pour être conquise. César et Napoléon y sont descendus à pleines voiles, l’un du bassin oriental, l’autre du bassin occidental. Comme il n’est point de vérité absolue, nous dirons que ces mêmes courans d’air assuraient aux pirates du Maroc, d’Alger et de Tunis une impunité qu’ils conservèrent encore, à la honte de l’Europe, trois cents ans après Charles-Quint, dont le grand amiral Doria disait, en parlant de la Méditerranée : « Il n’y a que trois ports sûrs dans cette mer : Juin, Juillet et Carthagène. » Tout le monde connaît l’épouvantable désastre de Charles-Quint devant Alger au mois d’octobre 1541. « Ce fut là, dit l’amiral Smyth, que le sanguinaire Fernand Cortez perdit les bijoux et les trésors de pierres précieuses avec lesquels il comptait racheter la faveur de son souverain. » Ajoutons que si les conquérans de l’Amérique, les Fernand Cortez, les Pizarre et même les gens de Christophe Colomb ont encouru le reproche de férocité en détruisant par millions les paisibles habitans des deux Amériques, leurs descendans, dans les guerres civiles de nos jours, ne se sont pas montrés moins sanguinaires et moins cruels. Il semble que la Providence, après l’extermination des races autres que la race conquérante, armait les Espagnols les uns contre les autres et les décimait sur le théâtre même des immenses exterminations dont s’étaient souillés leurs ancêtres. Mais, dira-t-on, le savant amiral doit-il s’occuper à moraliser les peuples ? À cela je répondrai hardiment : — Oui, l’humanité est encore cent fois au-dessus de la science.

Aujourd’hui même la cause de l’humanité triomphe sur les bords qui furent témoins du désastre de Charles-Quint. La France a fait justice des pirates barbaresques, et la navigation à vapeur a permis le retour comme l’arrivée sur les côtes de l’Afrique française.

Puisque nous parlons ici des ports de la Méditerranée, qui dans le premier comme dans le second bassin sont extrêmement peu nombreux, je dirai, d’après des autorités compétentes, que si à Carthage on fondait un Gibraltar anglo-français, non visité par la peste et servant de station, de port-franc entre les deux bassins de la Méditerranée, Carthage renaîtrait de ses ruines, et qu’avant la fin du siècle il y aurait là une ville européenne de 100,000 âmes, sans compter Tunis, qui en a déjà 150,000. Une de mes autorités, qui le croirait ? est celle du roi Charles X, transmise par son ancien ministre M. Lainé. Malheureusement cet homme d’état a emporté dans la tombe toutes ses idées et toutes ses connaissances politiques, qui eussent été si utiles à la France et à l’humanité. C’était, suivant l’expression de Quintilien, le vir bonus dicendi peritus, c’est-à-dire l’homme de bien doué d’éloquence ; mais sa modestie l’emportait encore sur sa capacité. Après Carthage et Malte, il n’y a plus guère dans le second bassin de la Méditerranée que le port de Milo et celui de Lesbos. Je ne sais lequel des deux les États-Unis d’Amérique voulaient acquérir à tout prix. Ils paraissent du reste y avoir renoncé.

Si le vent d’ouest et le vent du nord soufflaient alternativement sur la Méditerranée, la navigation à voile pourrait tirer parti de ces directions diverses ; mais il arrive presque toujours qu’ils soufflent en même temps, et qu’il en résulte un vent de nord-ouest. Sur plusieurs parties de la Méditerranée, notamment dans les provinces illyriennes, ce vent, connu sous le nom de bora, est un vent désastreux qui détruit la végétation, comme le fait le vent d’ouest sur les côtes occidentales de France. Les vents étésiens sont aussi un fléau sous le beau climat de Constantinople. La côte sud de la Crimée, qui en est abritée par la chaîne prolongée du Caucase, paraît offrir le plus beau climat du monde pour la salubrité, pour la douceur des saisons et la richesse des productions de la terre, tandis que la partie nord, balayée par ces impitoyables courans d’air, n’offre, comme la partie méridionale de la Russie, que des steppes sans végétation arborescente. Par un singulier effet d’abritement local, tandis que la partie méridionale de la Mer-Noire est sujette aux tempêtes qui lui avaient valu le nom de Pont-Axin, c’est-à-dire «mer inhospitalière, » la partie septentrionale est comparativement calme et sûre. À voir dans l’ouvrage de M. Smyth tout ce que la science peut encore obtenir de notions importantes par l’observation, on se demande dans quel siècle futur pourra être terminée l’histoire naturelle de cette mer ; ce ne sera évidemment qu’après que la civilisation aura fait naître sur chaque point des observateurs sédentaires, qui recueilleront sans peine plus de renseignemens précis que toutes les expéditions scientifiques de France et d’Angleterre n’en pourraient rassembler dans leurs stations temporaires.

Si l’action du vent est souvent incommode et même nuisible, son absence est aussi souvent pire. On connaît le dicton populaire qui prétend que la ville d’Avignon est ennuyeuse quand il fait du vent, et malsaine quand il n’en fait pas.

Avenio ventosa,
Cum vento fastidiosa.
Sine vento venenosa,
Omni tempore odiosa.

Sans vouloir garantir l’exactitude de cette boutade, remarquons que l’homme se plaint bien souvent de ce qui lui est utile, et qu’en satisfaisant à ses vœux, la Providence lui rendrait un fort mauvais service. Il est, suivant l’expression de Virgile, « ingrat par ignorance. »

Ignarus rerum, ingratusque salutis.

Tout ceci s’applique à cette terrible malaria qui infeste tant de localités sur les côtes d’Espagne, de France et surtout de la Corse orientale et de la campagne de Rome, et dont le vent d’ouest préserve les côtes occidentales d’Europe. Sans doute l’abri des montagnes de Corse est pour beaucoup dans la production de la malaria des rivages bas de la Corse et des côtes d’Italie qui lui font face. L’amiral Smyth examine la question de savoir si, depuis Romulus, qui, dit-on, choisit un lieu salubre au milieu d’une région pestilentielle, le climat de la campagne de Rome a changé ou est resté le même ; je pense qu’il a sensiblement empiré, puisque certains quartiers de Rome sont aujourd’hui envahis par ce fléau qui n’admet aucune acclimatation. Comme le sulfate de quinine est cher et peu abondant, ce ne seront que les travaux hydrauliques exécutés sur une grande échelle qui assainiront les côtes de France et d’Italie. Ainsi que nous l’avons dit plusieurs fois, la France est encore à conquérir pour les Français ; heureusement la science n’a pas dit son dernier mot, et nous avons trente-six millions de Français.

On peut être assuré qu’en ouvrant au hasard le livre de l’amiral Smyth on rencontrera des notions solides et intéressantes. La partie géographique, avec l’histoire de la géographie pratique depuis Hipparque et Ptolémée jusqu’à l’époque de Christophe Colomb, et depuis cette époque jusqu’à nos jours, est un chef-d’œuvre de science positive. L’auteur cite honorablement les somptueuses publications du vicomte de Santarem, qui a recueilli tous les documens manuscrits depuis le Xe siècle, et qui les a publiés en fac-simile au grand profit de la science. Nous avons nous-même examiné cette précieuse publication du compatriote de Vasco de Gama, qui peut servir à fixer bien des points débattus en géographie et en histoire. Dans cette collection comme dans l’ouvrage de l’amiral Smyth, on voit les Juifs, les Égyptiens et les Grecs primitifs bornant l’Océan à l’Archipel et atteignant tout au plus les côtes de Sicile. Plus tard la Méditerranée est explorée jusqu’aux colonnes d’Hercule, et les voiles lançant les vaisseaux en pleine mer, la rame cesse de les guider le long des côtes et d’être, suivant Sophocle, la dominatrice des mers. Puis viennent les expéditions par terre, qui d’une part arrivent à l’Europe occidentale et de l’autre atteignent l’extrémité des Indes. Cependant même dans cette étendue restreinte on se figure à peine jusqu’à quel degré l’ignorance des chartographes était poussée au moyen âge. Ils ne donnaient à l’Europe, l’Asie et l’Afrique aucune forme approchant de la réalité. L’Afrique, coupée en deux par une mer équatoriale hypothétique, laissait supposer un monde inconnu faisant pendant à l’Europe ; quant au reste de la terre, malgré les paroles d’Aristote et de Sénèque, son existence n’était pas même soupçonnée. L’impossibilité où les anciens étaient de déterminer les longitudes et leur négligence à prendre les latitudes produisaient les effets les plus extraordinaires. On ne comprend pas qu’au moins ils n’aient pas donné aux côtes maritimes leurs directions vraies, car rien n’est plus facile que de voir si l’ensemble d’un rivage court au nord, à l’est, à l’ouest ou dans les directions intermédiaires. Les meilleurs portulans du moyen âge sont tous incroyablement défectueux. Au reste ce n’est guère que depuis le commencement de ce siècle ou tout au plus vers la fin du siècle dernier que la connaissance des mouvemens de la lune et le perfectionnement des montres marines ont permis de bonnes déterminations géographiques. Après les calculs d’Euler, qui, comme on sait, perdit un œil dans ses veilles obstinées sur la théorie de notre satellite, les marines de France, d’Angleterre et plus récemment des États-Unis ont pu se guider dans les voyages maritimes les plus hasardeux, et obtenir des cartes exactes du monde entier. Ces cartes forment maintenant une des richesses de l’humanité tout entière, et les récens travaux des Américains, sous la direction de M. Bache, l’arrière-petit-fils de Franklin, ajoutent de jour en jour, sur une immense échelle, à ces trésors de science pratique. C’est une chose curieuse que pendant longtemps on ait mieux connu la distance de la lune à la terre que celle de Paris à Constantinople. Louis XIV se plaignait que les astronomes de l’Académie des sciences, en rectifiant et resserrant la côte de Gascogne d’après les observations astronomiques, l’avaient privé d’une partie de son royaume. À cette époque, et même beaucoup plus tard, la latitude du détroit de Gibraltar était en erreur de plusieurs degrés ; on peut juger d’après cela de l’état où en était l’hydrographie du reste du monde.

Depuis 1815, les travaux de l’amiral Smyth pour la Méditerranée, combinés avec ceux de nos hydrographes, ont rectifié des centaines d’erreurs et marqué une ère nouvelle honorable à notre siècle. Nous n’avons pas même indiqué tout ce que la publication récente qui nous occupe renferme de questions importantes. L’étendue des divers bassins maritimes y est donnée avec soin. Chose remarquable, la Sicile y est reconnue un peu plus petite que la Sardaigne. La Corse ne vient qu’au sixième rang après la Sardaigne, la Sicile, la Crète, Chypre et l’Eubée. Il eût été curieux de donner l’étendue superficielle des contrées européennes, asiatiques et africaines qui versent leurs eaux dans la Méditerranée par les fleuves qui s’y déchargent depuis l’Espagne et le Maroc jusqu’à l’extrémité des Palus-Méotides. C’est là, pour ainsi dire, le bassin continental de cette mer dont Napoléon voulait faire le lac français, et que les Romains appelaient notre mer, mare nostrum. Elle sera bien mieux un jour la mer des peuples civilisés, quand, sous l’influence de l’ascendant moral et des lois de la France et de l’Angleterre, la Grèce, l’Asie-Mineure, la Syrie, l’Égypte, la Mauritanie et les provinces limitrophes de la Mer-Noire auront vu renaître les immenses populations qu’elles peuvent encore nourrir comme autrefois, et que les guerres entre nations seront prévenues par le développement des droits et des relations internationales, comme le sont les rixes sanglantes entre les hommes privés dans toute cité bien policée. En dépit de l’état actuel des choses, et, nous osons le dire, par cela même, ce temps n’est pas éloigné.


Babinet, de l’Institut.
  1. Voyez l’étude sur Quillebœuf, dans la Revue du 1er  novembre 1854.