Génie du christianisme/Partie 4/Livre 6/Chapitre VIII

Garnier Frères (p. 509-511).

Chapitre VIII - Villes et villages, ponts, grands chemins, etc

Mais si le clergé a défriché l’Europe sauvage, il a aussi multiplié nos hameaux, accru et embelli nos villes. Divers quartiers de Paris, tels que ceux de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain-l’Auxerrois, se sont élevés en partie aux frais des abbayes du même nom[1]. En général, partout où il se trouvait un monastère, là se formait un village : la Chaise-Dieu, Abbeville et plusieurs autres lieux, portent encore dans leurs noms la marque de leur origine. La ville de Saint-Sauveur, au pied du Mont-Cassin, en Italie, et les bourgs environnants, sont l’ouvrage des religieux de Saint-Benoît. A Fulde, à Mayence, dans tous les cercles ecclésiastiques de l’Allemagne, en Prusse, en Pologne, en Suisse, en Espagne, en Angleterre, une foule de cités ont eu pour fondateurs des ordres monastiques ou militaires. Les villes qui sont sorties le plus tôt de la barbarie sont celles mêmes qui ont été soumises à des princes ecclésiastiques. L’Europe doit la moitié de ses monuments et de ses fondations utiles à la munificence des cardinaux, des abbés et des évêques.

Mais on dira peut-être que ces travaux n’attestent que la richesse immense de l’Église.

Nous savons qu’on cherche toujours à atténuer les services : l’homme hait la reconnaissance. Le clergé a trouvé des terres incultes : il y a fait croître des moissons. Devenu opulent par son propre travail, il a appliqué ses revenus à des monuments publics. Quand vous lui reprochez des biens si nobles et dans leur emploi et dans leur source, vous l’accusez à la fois du crime de deux bienfaits.

L’Europe entière n’avait ni chemins ni auberges ; ses forêts étaient remplies de voleurs et d’assassins ; ses lois étaient impuissantes, ou plutôt il n’y avait point de lois : la religion seule, comme une grande colonne élevée au milieu des ruines gothiques, offrait des abris et un point de communication aux hommes.

Sous la seconde race de nos rois, la France étant tombée dans l’anarchie la plus profonde, les voyageurs étaient surtout arrêtés, dépouillés et massacrés aux passages des rivières. Des moines habiles et courageux entreprirent de remédier à ces maux. Ils formèrent entre eux une compagnie, sous le nom d’Hospitaliers pontifes ou faiseurs de ponts. Ils s’obligeaient, par leur institut, à prêter main-forte aux voyageurs, à réparer les chemins publics, à construire des ponts et à loger des étrangers dans des hospices qu’ils élevèrent au bord des rivières.

Ils se fixèrent d’abord sur la Durance, dans un endroit dangereux appelé Maupas ou Mauvais-pas, et qui, grâce à ces généreux moines, prit bientôt le nom de Bon-pas, qu’il porte encore aujourd’hui. C’est cet ordre qui a bâti le pont du Rhône à Avignon. On sait que les messageries et les postes, perfectionnées par Louis XI, furent d’abord établies par l’université de Paris.

Sur une rude et haute montagne du Rouergue, couverte de neige et de brouillards pendant huit mois de l’année, on aperçoit un monastère, bâti, vers l’an 1120, par Alard, vicomte de Flandre. Ce seigneur, revenant d’un pèlerinage, fut attaqué dans ce lieu par des voleurs ; il fit vœu, s’il se sauvait de leurs mains, de fonder dans ce désert un hôpital pour les voyageurs et de chasser les brigands de la montagne. Etant échappé au péril, il fut fidèle à ses engagements, et l’hôpital d’Abrac ou d’Aubrac s’éleva in loco horroris et vastae solitudinis, comme le porte l’acte de fondation. Alard y établit des prêtres pour le service de l’église, des chevaliers hospitaliers pour escorter les voyageurs et des dames de qualité pour laver les pieds des pèlerins, faire leurs lits et prendre soin de leurs vêtements.

Dans les siècles de barbarie, les pèlerinages étaient fort utiles ; ce principe religieux, qui attirait les hommes hors de leurs foyers, servait puissamment au progrès de la civilisation et des lumières. Dans l’année du grand jubilé[2], on ne reçut pas moins de quatre cent quarante mille cinq cents étrangers à l’hôpital de Saint-Philippe de Néri, à Rome ; chacun d’eux fut nourri, logé et défrayé entièrement pendant trois jours.

Il n’y avait point de pèlerin qui ne revînt dans son village avec quelque préjugé de moins et quelque idée de plus. Tout se balance dans les siècles : certaines classes riches de la société voyagent peut-être à présent plus qu’autrefois, mais, d’une autre part, le paysan est plus sédentaire. La guerre l’appelait sous la bannière de son seigneur et la religion dans les pays lointains. Si nous pouvions revoir un de ces anciens vassaux que nous nous représentons comme une espèce d’esclave stupide, peut-être serions-nous surpris de lui trouver plus de bon sens et d’instruction qu’au paysan libre d’aujourd’hui.

Avant de partir pour les royaumes étrangers, le voyageur s’adressait à son évêque, qui lui donnait une lettre apostolique avec laquelle il passait en sûreté dans toute la chrétienté. La forme de ces lettres variait selon le rang et la profession du porteur, d’où on les appelait formatae. Ainsi, la religion n’était occupée qu’à renouer les fils sociaux que la barbarie rompait sans cesse.

En général, les monastères étaient des hôtelleries où les étrangers trouvaient en passant le vivre et le couvert. Cette hospitalité, qu’on admire chez les anciens et dont on voit encore les restes en Orient, était en honneur chez nos religieux : plusieurs d’entre eux, sous le nom d’hospitaliers, se consacrèrent particulièrement à cette vertu touchante. Elle se manifestait, comme aux jours d’Abraham, dans toute sa beauté antique, par le lavement des pieds, la flamme du foyer et les douceurs du repas et de la couche. Si le voyageur était pauvre, on lui donnait des habits, des vivres et quelque argent pour se rendre à un autre monastère, où il recevait les mêmes secours. Les dames, montées sur leur palefroi ; les preux, cherchant aventures ; les rois, égarés à la chasse, frappaient, au milieu de la nuit, à la porte des vieilles abbayes, et venaient partager l’hospitalité qu’on donnait à l’obscur pèlerin. Quelquefois deux chevaliers ennemis s’y rencontraient ensemble et se faisaient joyeuse réception jusqu’au lever du soleil, où, le fer à la main, ils maintenaient l’un contre l’autre la supériorité de leurs dames et de leurs patries. Boucicault, au retour de la croisade de Prusse, logeant dans un monastère avec plusieurs chevaliers anglais, soutint seul contre tous qu’un chevalier écossais, attaqué par eux dans les bois, avait été traîtreusement mis à mort.

Dans ces hôtelleries de la religion, on croyait faire beaucoup d’honneur à un prince quand on lui proposait de rendre quelques soins aux pauvres qui s’y trouvaient par hasard avec lui. Le cardinal de Bourbon, revenant de conduire l’infortunée Elisabeth en Espagne, s’arrêta à l’hôpital de Roncevaux, dans les Pyrénées ; il servit à table trois cents pèlerins, et donna à chacun d’eux trois réaux pour continuer leur voyage. Le Poussin est un des derniers voyageurs qui aient profité de cette coutume chrétienne ; il allait à Rome, de monastère en monastère, peignant des tableaux d’autel pour prix de l’hospitalité qu’il recevait et renouvelant ainsi chez les peintres l’aventure d’Homère.

  1. Histoire de la ville de Paris. (N.d.A.)
  2. En 1600. (N.d.A.)