Génie du christianisme/Partie 3/Livre 5/Chapitre II

Chapitre II - Harmonies physiques. — Suite des monuments religieux ; couvents maronites, coptes, etc

Il y a dans les choses humaines deux espèces de natures, placées l’une au commencement, l’autre à la fin de la société. S’il n’en était ainsi, l’homme, en s’éloignant toujours de son origine, serait devenu une sorte de monstre ; mais, par une loi de la Providence, plus il se civilise, plus il se rapproche de son premier état : il advient que la science au plus haut degré est l’ignorance et que les arts parfaits sont la nature.

Cette dernière nature, ou cette nature de la société, est la plus belle : le génie en est l’instinct, et la vertu l’innocence, car le génie et la vertu de l’homme civilisé ne sont que l’instinct et l’innocence perfectionnés du sauvage. Or, personne ne peut comparer un Indien du Canada à Socrate bien que le premier soit, rigoureusement parlant, aussi moral que le second ; ou bien il faudrait soutenir que la paix des passions non développées dans l’enfant a la même excellence que la paix des passions domptées dans l’homme ; que l’être à pures sensations est égal à l’être pensant, ce qui reviendrait à dire que faiblesse est aussi belle que force. Un petit lac ne ravage pas ses bords, et personne n’en est étonné : son impuissance fait son repos ; mais on aime le calme sur la mer, parce qu’elle a le pouvoir des orages, et l’on admire le silence de l’abîme, parce qu’il vient de la profondeur même des eaux.

Entre les siècles de nature et ceux de civilisation il y en a d’autres, que nous avons nommés siècles de barbarie. Les anciens ne les ont point connus ; ils se composent de la réunion subite d’un peuple policé et d’un peuple sauvage. Ces âges doivent être remarquables par la corruption du goût. D’un côté, l’homme sauvage, en s’emparant des arts, n’a pas assez de finesse pour les porter jusqu’à l’élégance, et l’homme social pas assez de simplicité pour redescendre à la seule nature.

On ne peut alors espérer rien de pur que dans les sujets où une cause morale agit par elle-même, indépendamment des causes temporaires. C’est pourquoi les premiers solitaires, livrés à ce goût délicat et sûr de la religion, qui ne trompe jamais lorsqu’on n’y mêle rien d’étranger, ont choisi dans les diverses parties du monde les sites les plus frappants pour y fonder leurs monastères [NOTE 27]. Il n’y a point d’ermite qui ne saisisse aussi bien que Claude le Lorrain ou Le Nôtre le rocher où il doit placer sa grotte.

On voit çà et là, dans la chaîne du Liban, des couvents maronites bâtis sur des abîmes. On pénètre dans les uns par de longues cavernes, dont on ferme l’entrée avec des quartiers de roche ; on ne peut monter dans les autres qu’au moyen d’une corbeille suspendue. Le fleuve saint sort du pied de la montagne ; la forêt de cèdres noirs domine le tableau, et elle est elle-même surmontée par des croupes arrondies, que la neige drape de sa blancheur. Le miracle ne s’achève qu’au moment où l’on arrive au monastère : au dedans sont des vignes, des ruisseaux, des bocages ; au dehors, une nature horrible, et la terre qui se perd et s’enfuit avec ses fleuves, ses campagnes et ses mers, dans de bleuâtres profondeurs. Nourris par la religion, entre la terre et le firmament, sur ces roches escarpées, c’est là que de pieux solitaires prennent leur vol vers le ciel comme les aigles de la montagne.

Les cellules rondes et séparées des couvents égyptiens sont renfermées dans l’enceinte d’un mur qui les défend des Arabes. Du haut de la tour bâtie au milieu de ces couvents on découvre des landes de sable d’où s’élèvent les têtes grisâtres des pyramides, ou des bornes qui marquent le chemin au voyageur. Quelquefois une caravane abyssinienne, des Bédouins vagabonds, passent dans le lointain à l’un des horizons de la mouvante étendue ; quelquefois le souffle du midi noie la perspective dans une atmosphère de poudre. La lune éclaire un sol nu où des brises muettes ne trouvent pas même un brin et herbe pour en former une voix. Le désert sans arbres se montre de toutes parts sans ombre ; ce n’est que dans les bâtiments du monastère qu’on retrouve quelques voiles de la nuit.

Sur l’isthme de Panama en Amérique, le cénobite peut contempler du faîte de son couvent les deux mers qui baignent les deux rives du Nouveau Monde : l’une souvent agitée quand l’autre repose, et présentant aux méditations le double tableau du calme et de l’orage.

Les couvents situés dans les Andes voient s’aplanir au loin les flots de l’océan Pacifique. Un ciel transparent abaisse le cercle de ses horizons sur la terre et sur les mers, et semble enfermer l’édifice de la religion sous un globe de cristal. La fleur capucine, remplaçant le lierre religieux, brode de ses chiffres de pourpre les murs sacrés ; le Lamaz traverse le torrent sur un pont flottant de lianes, et le Péruvien infortuné vient prier le Dieu de Las Casas.

Tout le monde a vu en Europe de vieilles abbayes cachées dans les bois où elles ne se décèlent aux voyageurs que par leurs clochers perdus dans la cime des chênes. Les monuments ordinaires reçoivent leur grandeur des paysages qui les environnent ; la religion chrétienne embellit au contraire le théâtre où elle place ses autels et suspend ses saintes décorations. Nous avons parlé des couvents européens dans l’histoire de René et retracé quelques-uns de leurs effets au milieu des scènes de la nature ; pour achever de montrer au lecteur ces monuments, nous lui donnerons ici un morceau précieux que nous devons à l’amitié. L’auteur y a fait de si grands changements, que c’est, pour ainsi dire, un nouvel ouvrage. Ces beaux vers prouveront aux poètes que leurs muses gagneraient plus à rêver dans les cloîtres qu’à se faire l’écho de l’impiété.

La chartreuse de Paris.

Vieux cloître où de Bruno les disciples cachés

Renferment tous leurs vœux sur le ciel attachés ;

Cloître saint, ouvre-moi tes modestes portiques.

Laisse-moi m’égarer dans ces jardins rustiques

Où venait Catinat méditer quelquefois,

Heureux de fuir la cour et d’oublier les rois.

J’ai trop connu Paris : mes légères pensées,

Dans son enceinte immense au hasard dispersées,

Veulent enfin rejoindre et lier tous les jours

Leur fil demi-formé, qui se brise toujours.

Seul, je viens recueillir mes vagues rêveries.

Fuyez, brillants remparts, pompeuses Tuileries,

Louvre, dont le portique à mes yeux éblouis

Vante après cent hivers la grandeur de Louis !

Je préfère ces lieux où l’âme, moins distraite,

Même au sein de Paris peut goûter la retraite :

La retraite me plaît, elle eut mes premiers vers.

Déjà, de feux moins vifs éclairant l’univers,

Septembre loin de nous s’enfuit et décolore

Cet éclat dont l’année un moment brille encore.

Il redouble la paix qui m’attache en ces lieux ;

Son jour mélancolique et si doux à nos yeux,

Son vert plus rembruni, son grave caractère,

Semblent se conformer an deuil du monastère.

Sous ces bois jaunissants j’aime à m’ensevelir,

Couché sur un gazon qui commence à pâlir,

Je jouis d’un air pur, de l’ombre et du silence.

Ces chars tumultueux où s’assied l’opulence,

Tous ces travaux, ce peuple à grands flots agité,

Ces sons confus qu’élève une vaste cité,

Des enfants de Bruno ne troublent point l’asile ;

Le bruit les environne, et leur âme est tranquille.

Tous les jours, reproduit sous des traits inconstants,

Le fantôme du siècle emporté par le temps

Passe et roule autour d’eux ses pompes mensongères.

Mais c’est en vain : du siècle ils ont fui les chimères :

Hormis l’éternité, tout est songe pour eux.

Vous déplorez pourtant leur destin malheureux !

Quel préjugé funeste à des lois si rigides

Attacha, dites-vous, ces pieux suicides ?

Ils meurent longuement, rongés d’un noir chagrin ;

L’autel garde leurs vœux sur des tables d’airain,

Et le seul désespoir habite leurs cellules.

Eh bien, vous qui plaignez ces victimes crédules,

Pénétrez avec moi ces murs religieux :

N’y remplirez-vous pas l’air paisible des cieux ?

Vos chagrins ne sont plus, vos passions se taisent,

Et du cloître muet les ténèbres vous plaisent.

Mais quel lugubre son, du haut de cette tour,

Descend et fait frémir les dortoirs d’alentour ?

C’est l’airain qui, du temps formidable interprète.

Dans chaque heure qui fuit, à d’humble anachorète

Redit en longs échos : Songe au dernier moment !

Le son sous cette voûte expire lentement,

Et, quand il a cessé, l’âme en frémit encore.

La méditation qui, seule dès l’aurore,

Dans ces sombres parvis marche en baissant son œil.

A ce signal s’arrête et lit sur un cercueil

L’épitaphe à demi par les ans effacée

Qu’un gothique écrivain dans la pierre a tracée.

O tableaux éloquents ! oh ! combien à mon cœur

Plaît ce dôme noirci d’une divine horreur,

Et le lierre embrassant ces débris de murailles

Où croasse l’oiseau chantre des funérailles !

Les approches du soir, et ces ifs attristés

Où glissent du soleil les dernières clartés,

Et ce buste pieux que la mousse environne,

Et la cloche d’airain à l’accent monotone

Ce temple où chaque aurore entend de saints concerts

Sortir d’un long silence et monter dans les airs ;

Un martyr dont l’autel a conservé les restes,

Et le gazon qui croît sur ces tombeaux modestes

Où l’heureux cénobite a passé sans remords

Du silence du cloître à celui de la mort !

Cependant sur ces murs l’obscurité s’abaisse,

Leur deuil est redoublé, leur ombre est plus épaisse ;

Les hauteurs de Meudon me cachent le soleil,

Le jour meurt, la nuit vient ; le couchant, moins vermeil,

Voit pâlir de ses feux la dernière étincelle.

Tout à coup se rallume une aurore nouvelle

Qui monte avec lenteur sur les dômes noircis

De ce palais voisin qu’éleva Médicis[1] ;

Elle en blanchit le faîte, et ma vue enchantée

Reçoit par ces vitraux la lueur argentée.

L’astre touchant des nuits verse du haut des cieux

Sur les tombes du cloître un jour mystérieux,

Et semble y réfléchir cette douce lumière

Qui des morts bienheureux doit charmer la paupière.

Ici je ne vois plus les horreurs du trépas :

Son aspect attendrit et n’épouvante pas.

Me trompé-je ? Ecoutons : sous ces voûtes antiques

Parviennent jusqu’à moi d’invisibles cantiques,

Et la religion, le front voilé, descend ;

Elle approche : déjà son calme attendrissant

Jusqu’au fond de votre âme en secret s’insinue.

Entendez-vous un Dieu dont la voix inconnue

Vous dit tout bas : Mon fils, viens ici, viens à moi ;

Marche au fond du désert, j’y serai près de toi ?

Maintenant, du milieu de cette paix profonde,

Tournez les yeux : voyez dans les routes du monde

S’agiter les humains que travaille sans fruit

Cet espoir obstiné du bonheur qui les fuit.

Rappelez-vous les mœurs de ces siècles sauvages

Où, sur l’Europe entière apportant les ravages,

Des Vandales obscurs, de farouches Lombards,

Des Goths, se disputaient le sceptre des Césars.

La force était sans frein, le faible sans asile :

Parlez, blâmerez-vous les Benoît, les Basile,

Qui, loin du siècle impie, en ces temps abhorrés,

Ouvrirent au malheur des refuges sacrés ?

Déserts de l’Orient, sables, sommets arides,

Catacombes, forêts, sauvages Thébaïdes

Oh ! que d’infortunés votre noire épaisseur

A dérobés jadis au fer de l’oppresseur !

C’est là qu’ils se cachaient, et les chrétiens fidèles,

Que la religion protégeait de ses ailes

Vivant avec Dieu seul dans leurs pieux tombeaux,

Pouvaient au moins prier sans craindre les bourreaux.

Le tyran n’osait plus y chercher ses victimes.

Et que dis je ? accablé de l’horreur de ses crimes

Souvent dans ces lieux saints l’oppresseur désarmé

Venait demander grâce aux pieds de l’opprimé.

D’héroïques vertus habitaient l’ermitage.

Je vois dans les débris de Thèbes, de Carthage,

Au creux des souterrains, au fond des vieilles tours,

D’illustres pénitents fuir le monde et les cours.

La voix des passions se tait sous leurs cilices,

Mais leurs austérités ne sont point sans délices :

Celui qu’ils ont cherché ne les oublira pas ;

Dieu commande au désert de fleurir sous leurs pas.

Palmier qui rafraîchis la plaine de Syrie,

Ils venaient reposer sous ton ombre chérie !

Prophétique Jourdain, ils erraient sur tes bords !

Et vous qu’un roi charmait de ses divins accords,

Cèdres du haut Liban, sur votre cime altière

Vous portiez jusqu’au ciel leur ardente prière !

Cet antre protégeait leur paisible sommeil.

Souvent le cri de l’aigle avança leur réveil,

Ils chantaient l’Eternel sur le roc solitaire,

Au bruit sourd du torrent dont l’eau les désaltère,

Quand tout à coup un ange, en dévoilant ses traits,

Leur porte, au nom du ciel, un message de paix.

Et cependant leurs jours n’étaient point sans orages.

Cet éloquent Jérôme, honneur des premiers âges,

Voyait sous le cilice, et de cendres couvert,

Les voluptés de Rome assiéger son désert.

Leurs combats exerçaient son austère sagesse.

Peut-être, comme lui, déplorant sa faiblesse,

Un mortel trop sensible habita ce séjour.

Hélas ! plus d’une fois les soupirs de l’amour

S’élevaient dans la nuit du fond des monastères ;

En vain, le repoussant de ses regards austères,

La pénitence veille à côté d’un cercueil :

Il entre déguisé sous les voiles du deuil ;

Au Dieu consolateur en pleurant il se donne ;

A Comminge, à Rancé, Dieu sans doute pardonne :

A Comminge, à Rancé, qui ne doit quelques pleurs ?

Qui n’en sait les amours ? qui n’en plaint les malheurs :

Et toi dont le nom seul trouble l’âme amoureuse,

Des bois du Paraclet vestale malheureuse,

Toi qui, sans prononcer de vulgaires serments,

Fis connaître à l’amour de nouveaux sentiments ;

Toi que l’homme sensible, abusé par lui-même,

Se plaît à retrouver dans la femme qu’il aime,

Héloïse ! à ton nom quel cœur ne s’attendrit ?

Tel qu’un autre Abeilard ton amant te chérit.

Que de fois j’ai cherché, loin d’un monde volage,

L’asile où dans Paris s’écoula ton jeune âge,

Ces vénérables tours qu’allonge vers les cieux

La cathédrale antique où priaient nos aïeux !

Ces tours ont conservé ton amoureuse histoire.

Là tout m’en parle encor[2] ; là revit ta mémoire ;

Là du toit de Fulbert j’ai revu les débris.

On dit même, en ces lieux par ton ombre chéris,

Qu’un long gémissement s’élève chaque année

A l’heure où se forma ton funeste hyménée.

La jeune fille alors lit, au déclin du jour,

Cette lettre éloquente où brûle ton amour :

Son trouble est aperçu de l’amant qu’elle adore,

Et des feux que tu peins son feu s’accroît encore.

Mais que fais-je, imprudent ? quoi ! dans ce lieu sacré

J’ose parler d’amour, et je marche entouré

Des leçons du tombeau, des menaces suprêmes !

Ces murs, ces longs dortoirs, se couvrent d’anathèmes,

De sentences de mort qu’aux yeux épouvantés

L’ange exterminateur écrit de tous côtés ;

Je lis à chaque pas : Dieu, l’enfer, la vengeance.

Partout est la rigueur, nulle part la clémence.

Cloître sombre, où l’amour est proscrit par le ciel,

Où l’instinct le plus cher est le plus criminel,

Déjà, déjà ton deuil plaît moins à ma pensée.

L’imagination, vers tes murs élancée,

Chercha le saint repos, leur long recueillement :

Mais mon âme a besoin d’un plus doux sentiment.

Ces devoirs rigoureux font trembler ma faiblesse.

Toutefois, quand le temps, qui détrompe sans cesse,

Pour moi des passions détruira les erreurs

Et leurs plaisirs trop courts souvent mêlés de pleurs ;

Quand mon cœur nourrira quelque peine secrète,

Dans ces moments plus doux et si chers au poète,

Où, fatigué du monde, il veut, libre du moins,

Et jouir de lui-même et rêver sans témoins,

Alors je reviendrai, solitude tranquille,

Oublier dans ton sein les ennuis de la ville

Et retrouver encor sous ces lambris déserts

Les mêmes sentiments retracés dans ces vers.

  1. Le Luxembourg.(N.d.A.)
  2. Héloïse vivait dans le cloître Notre-Dame ; on y voit encore la maison de son oncle le chanoine Fulbert. (N.d.A.)