Génie du christianisme/Partie 3/Livre 2/Chapitre V

Garnier Frères (p. 311-313).

Chapitre V - Moralistes. — La Bruyère

Les écrivains du même siècle, quelque différents qu’ils soient par le génie, ont cependant quelque chose de commun entre eux. On reconnaît ceux du bel âge de la France à la fermeté de leur style, au peu de recherche de leurs expressions, à la simplicité de leurs tours, et pourtant à une certaine construction de phrase grecque et latine qui, sans nuire au génie de la langue Française, annonce les modèles dont ces hommes s’étaient nourris.

De plus, les littérateurs se divisent, pour ainsi dire, en parties qui suivent tel ou tel maître, telle ou telle école. Ainsi les écrivains de Port-Royal se distinguent des écrivains de la Société ; ainsi Fénelon, Massillon et Fléchier se touchent par quelques points, et Pascal, Bossuet et La Bruyère par quelques autres. Ces derniers sont remarquables par une sorte de brusquerie de pensée et de style qui leur est particulière. Mais il faut convenir que La Bruyère, qui imite volontiers Pascal[1], affaiblit quelquefois les preuves et la manière de ce grand génie. Quand l’auteur des Caractères, voulant démontrer la petitesse de l’homme, dit : " Vous êtes placé, ô Lucile ! quelque part sur cet atome, etc., " il reste bien loin de ce morceau de l’auteur des Pensées : " Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? qui le peut comprendre ? "

La Bruyère dit encore : " Il n’y a pour l’homme que trois événements : naître, vivre et mourir ; il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre. " Pascal fait mieux sentir notre néant. " Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. " Comme ce dernier mot est effrayant ! On voit d’abord la comédie et puis la terre, et puis l’éternité. La négligence avec laquelle la phrase est jetée montre tout le peu de valeur de la vie. Quelle amère indifférence dans cette courte et froide histoire de l’homme[2] !

Quoi qu’il en soit, La Bruyère est un des beaux écrivains du siècle de Louis XIV. Aucun homme n’a su donner plus de variété à son style, plus de formes diverses à sa langue, plus de mouvement à sa pensée. Il descend de la haute éloquence à la familiarité, et passe de la plaisanterie au raisonnement sans jamais blesser le goût ni le lecteur. L’ironie est son arme favorite : aussi philosophe que Théophraste, son coup d’œil embrasse un plus grand nombre d’objets, et ses remarques sont plus originales et plus profondes. Théophraste conjecture, La Rochefoucauld devine et La Bruyère montre ce qui se passe au fond des cœurs.

C’est un grand triomphe pour la religion que de compter parmi ses philosophes un Pascal et un La Bruyère. Il faudrait peut-être, d’après ces exemples, être un peu moins prompt à avancer qu’il n’y a que de petits esprits qui puissent être chrétiens.

" Si ma religion était fausse, dit l’auteur des Caractères, je l’avoue, voilà le piège le mieux dressé qu’il soit possible d’imaginer : il était inévitable de ne pas donner tout au travers et de n’y être pas pris. Quelle majesté ! quel éclat de mystères ! quelle suite et quel enchaînement de toute la doctrine ! quelle raison éminente ! Quelle candeur ! quelle innocence de mœurs ! Quelle force invincible et accablante de témoignages rendus successivement et pendant trois siècles entiers par des millions de personnes les plus sages, les plus modérées qui fussent alors sur la terre, et que le sentiment d’une même vérité soutient dans l’exil, dans les fers, contre la vue de la mort et du dernier supplice ! "

Si La Bruyère revenait au monde, il serait bien étonné de voir cette religion, dont les grands hommes de son siècle confessaient la beauté et l’excellence, traitée d’infâme, de ridicule, d’absurde. Il croirait sans doute que les esprits forts sont des hommes très supérieurs aux écrivains qui les ont précédés, et que devant eux Pascal, Bossuet, Fénelon, Racine, sont des auteurs sans génie. Il ouvrirait leurs ouvrages avec un respect mêlé de frayeur. Nous croyons le voir s’attendant à trouver à chaque ligne quelque grande découverte de l’esprit humain, quelque haute pensée, peut-être même quelque fait historique auparavant inconnu qui prouve invinciblement la fausseté du christianisme. Que dirait-il, que penserait-il dans son second étonnement, qui ne tarderait pas à suivre le premier ?

La Bruyère nous manque ; la révolution a renouvelé le fond des caractères. L’avarice, l’ignorance, l’amour-propre, se montrent sous un jour nouveau. Ces vices, dans le siècle de Louis XIV, se composaient avec la religion et la politesse ; maintenant ils se mêlent à l’impiété et à la rudesse des formes : ils devaient donc avoir dans le dix-septième siècle des teintes plus fines, des nuances plus délicates ; ils pouvaient être ridicules alors, ils sont odieux aujourd’hui.

  1. Surtout dans le chapitre des Esprits forts. (N.d.A.)
  2. Cette pensée est supprimée dans la petite édition de Pascal avec les notes ; les éditeurs n’ont pas apparemment trouvé que cela fût d’un beau style. Nous avons entendu critiquer la prose du siècle de Louis XIV, comme manquant d’harmonie, d’élégance et de justesse dans l’expression. Nous avons entendu dire : " Si Bossuet et Pascal revenaient, ils n’écriraient plus comme cela. " C’est nous, prétend-on, qui sommes les écrivains en prose par excellence et qui sommes bien plus habiles dans l’art d’arranger des mots. Ne serait-ce point que nous exprimons des pensées communes en style recherché, tandis que les écrivains du siècle de Louis XIV disaient tout simplement de grandes choses ? (N.d.A.)