Génie du christianisme/Partie 2/Livre 4/Chapitre XI

Chapitre XI - Suite des machines poétiques. — Songe d’Enée ; songe d’Athalie

Il ne nous reste plus qu’à parler de deux machines poétiques : les voyages des dieux et les songes.

En commençant par les derniers, nous choisirons le songe d’Enée dans la nuit fatale de Troie ; le héros le raconte lui-même à Didon :

Tempus erat, etc.

C’était l’heure où, du jour adoucissant les peines,

Le sommeil, grâce aux dieux, se glisse dans nos veines ;

Tout à coup, le front pâle et chargé de douleurs,

Hector, près de mon lit, a paru tout en pleurs,

Et tel qu’après son char la victoire inhumaine,

Noir de poudre et de sang, le traîna sur l’arène.

Je vois ses pieds encore et meurtris et percés

Des indignes liens qui les ont traversés.

Hélas !! qu’en cet état de lui-même il diffère !

Ce n’est plus cet Hector, ce guerrier tutélaire,

Qui, des armes d’Achille orgueilleux ravisseur,

Dans les murs paternels revenait en vainqueur,

Ou, courant assiéger les vingt rois de la Grèce,

Lançait sur leurs vaisseaux la flamme vengeresse,

Combien il est changé ! le sang de toutes parts

Souillait sa barbe épaisse et ses cheveux épars,

Et son sein étalait à ma vue attendrie

Tous les coups qu’il reçut autour de sa patrie.

Moi-même il me semblait qu’au plus grand des héros,

L’œil de larmes noyé, je parlais en ces mots :

" O des enfants d’Ilus la gloire et l’espérance !

Quels lieux ont si longtemps prolongé ton absence ?

Oh ! qu’on t’a souhaité ! mais, pour nous secourir,

Est-ce ainsi qu’à nos yeux Hector devait s’offrir,

Quand à ses longs travaux Troie entière succombe !

Quand presque tous les tiens sont plongés dans la tombe !

Pourquoi ce sombre aspect, ces traits défigurés,

Ces blessures sans nombre, et ces flancs déchirés ? "

Hector ne répond point ; mais du fond de son âme

Tirant un long soupir : " Fuis les Grecs et la flamme,

Fils de Vénus, dit-il, le destin t’a vaincu ;

Fuis, hâte-toi : Priam et Pergame ont vécu.

Jusqu’en leurs fondements nos murs vont disparaître ;

Ce bras nous eût sauvés, si nous avions pu l’être.

Cher Enée ! ah ! du moins, dans ses derniers adieux,

Pergame à ton amour recommande ses dieux !

Porte au delà des mers leur image chérie

Et fixe-toi près d’eux dans une autre patrie. "

Il dit ; et dans ses bras emporte à mes regards

La puissante Vesta qui gardait nos remparts

Et ses bandeaux sacrés, et la flamme immortelle

Qui veillait dans son temple et brûlait devant elle[1].

Ce songe est une espèce d’abrégé du génie de Virgile : l’on y trouve dans un cadre étroit tous les genres de beautés qui lui sont propres.

Observez d’abord le contraste entre cet effroyable songe et l’heure paisible où les dieux l’envoient à Enée. Personne n’a su marquer les temps et les lieux d’une manière plus touchante que le poète de Mantoue. Ici c’est un tombeau, là une aventure attendrissante, qui déterminent la limite d’un pays ; une ville nouvelle porte une appellation antique ; un ruisseau étranger prend le nom d’un fleuve de la patrie. Quant aux heures, Virgile a presque toujours fait briller la plus douce sur l’événement le plus malheureux. De ce contraste plein de tristesse résulte cette vérité, que la nature accomplit ses lois sans être troublée par les faibles révolutions des hommes.

De là nous passons à la peinture de l’ombre d’Hector. Ce fantôme qui regarde Enée en silence, ces larges pleurs, ces pieds enflés, sont les petites circonstances que choisit toujours le grand peintre, pour mettre l’objet sous les yeux. Le cri d’Enée : quantum mutatus ab illo ! est le cri d’un héros, qui relève la dignité d’Hector. Squalentem barbam et concretos sanguine crines. Voilà le spectre. Mais Virgile fait soudain un retour à sa manière. — Vulnera… circum plurima muros accepit patrios. Tout est là-dedans : éloge d’Hector, souvenirs de ses malheurs et de ceux de la patrie pour laquelle il reçut tant de blessures. Ces locutions, ô lux Dardaniae ! Spes ô fidissima Tencrum ! sont pleines de chaleur, autant elles remuent le cœur, autant elles rendent déchirantes les paroles qui suivent. Ut te post multa tuorum fanera… adspicimus ! Hélas ! c’est l’histoire de ceux qui ont quitté leur patrie ; à leur retour, on peut dire comme Enée à Hector : Faut-il vous revoir après les funérailles de vos proches ! Enfin, le silence d’Hector, son soupir, suivi du fuge, eripe flammis, font dresser les cheveux sur la tête. Le dernier trait du tableau mêle la double poésie du songe et de la vision ; en emportant dans ses bras la statue de Vesta et le feu sacré, on croit voir le spectre emporter Troie de la terre.

Ce songe offre d’ailleurs une beauté prise dans la nature même de la chose. Enée se réjouit d’abord de voir Hector qu’il croit vivant ; ensuite il parle des malheurs de Troie arrivés depuis la mort même du héros. L’état où il le revoit ne peut lui rappeler sa destinée ; il demande au fils de Priam d’où lui viennent ses blessures, et il vous a dit qu’on l’a vu ainsi le jour qu’il fut traîné autour d’Ilion. Telle est l’incohérence des pensées, des sentiments et des images d’un songe.

Il nous est singulièrement agréable de trouver parmi les poètes chrétiens quelque chose qui balance, et qui peut-être surpasse ce songe : poésie, religion, intérêt dramatique, tout est égal dans l’une et l’autre peinture, et Virgile s’est encore une fois reproduit dans Racine.

Athalie, sous le portique du temple de Jérusalem, raconte son rêve à Abner et à Mathan :

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit ;

Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée,

Comme au jour de sa mort pompeusement parée ;

Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté :

Même elle avait encore cet éclat emprunté

Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage

Pour réparer des ans l’irréparable outrage.

" Tremble ! m’a-t-elle dit, fille digne de moi ;

Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi :

Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,

Ma fille ! " En achevant ces mots épouvantables,

Son ombre vers mon lit a paru se baisser,

Et moi, je lui tendais les mains pour l’embrasser ;

Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange

D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,

Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux

Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

Il serait malaisé de décider ici entre Virgile et Racine. Les deux songes sont pris également à la source des différentes religions des deux poètes : Virgile est plus triste, Racine plus terrible : le dernier eût manqué son but, et aurait mal connu le génie sombre des dogmes hébreux, si, à l’exemple du premier, il eût amené le rêve d’Athalie dans une heure pacifique. Comme il va tenir beaucoup, il promet beaucoup par ce vers :

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.

Dans Racine il y a concordance, et dans Virgile contraste d’images. La scène annoncée par l’apparition d’Hector, c’est-à-dire la nuit fatale d’un grand peuple et la fondation de l’empire romain, serait plus magnifique que la chute d’une seule reine, si Joas, en rallumant le flambeau de David, ne nous montrait dans le lointain le Messie et la révolution de toute la terre.

La même perfection se remarque dans les vers des deux poètes : toutefois, la poésie de Racine nous semble plus belle. Tel Hector paraît au premier moment devant Enée, tel il se montre à la fin ; mais la pompe, mais l’éclat emprunté de Jézabel,

Pour réparer des ans l’irréparable outrage,

suivi tout à coup non d’une forme entière, mais

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .De lambeaux affreux

Que des chiens dévorants se disputaient entre eux,

est une sorte de changement d’état, de péripétie, qui donne au songe de Racine une beauté qui manque à celui de Virgile. Enfin, cette ombre d’une more qui se baisse vers le lit de sa fille, comme pour s’y cacher, et qui se transforme tout à coup en os et en chairs meurtris, est une de ces beautés vagues, de ces circonstances effrayantes de la vraie nature du fantôme.

  1. Nous devons cette belle traduction à M. de Fontanes.(N.d.A.)