Génie du christianisme/Partie 2/Livre 3/Chapitre IV

Garnier Frères (p. 201-203).

Chapitre IV - Julie d’Etange ; Clémentine

Nous changeons de couleurs : l’amour passionné, terrible dans la Phèdre chrétienne, ne fait plus entendre chez la dévote Julie que de mélodieux soupirs : c’est une voix troublée qui sort du sanctuaire de paix, un cri d’amour que prolonge, en l’adoucissant, l’écho religieux des tabernacles.

Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité ; et tel est le néant des choses humaines, que hors l’Etre existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. (…) Une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre ; l’attachement que j’ai pour ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper : il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens, mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse, le bonheur m’ennuie. (…) Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon âme avide cherche ailleurs de quoi la remplir ; en s’élevant à la source du sentiment et de l’être, elle y perd sa sécheresse et sa langueur : elle y renaît, elle s’y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie ; elle y prend une autre existence, qui ne tient plus aux passions du corps, ou plutôt elle n’est plus en moi-même, elle est toute dans l’Etre immense qu’elle contemple ; et, dégagée un moment de ses entraves, elle se console d’y rentrer, par cet essai d’un état plus sublime qu’elle espère être un jour le sien. (…)

En songeant à tous les bienfaits de la Providence, j’ai honte d’être sensible à de si faibles chagrins et d’oublier de si grandes grâces. (…)

Quand la tristesse m’y suit malgré moi (dans son oratoire), quelques pleurs versés dans celui qui console soulagent mon cœur à l’instant. Mes réflexions ne sont jamais amères ni douloureuses, mon repentir même est exempt d’alarmes ; mes fautes me donnent moins d’effroi que de honte : j’ai des regrets et non des remords.

Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un père ; qui me touche, c’est sa bonté : elle efface à mes yeux tous ses autres attributs ; elle est le seul que je conçois. Sa puissance m’étonne, son immensité me confond, sa justice… Il a fait l’homme faible ; puisqu’il est juste, il est clément. Le Dieu vengeur est le Dieu des méchants. Je ne puis ni le craindre pour moi ni l’implorer contre un autre. O Dieu de paix, Dieu de bonté ! c’est toi que j’adore : c’est de toi, je le sens, que je suis l’ouvrage, et j’espère te retrouver au jugement dernier tel que tu parles à mon cœur durant la vie.

Comme l’amour et la religion sont heureusement mêlés dans ce tableau ! Ce style, ces sentiments n’ont point de modèle dans l’antiquité[1]. Il faudrait être insensé pour repousser un culte qui fait sortir du cœur des accents si tendres, et qui a, pour ainsi dire, ajouté de nouvelles cordes à l’âme.

Voulez-vous un autre exemple de ce nouveau langage des passions, inconnu sous le polythéisme. Ecoutez parler Clémentine ; ses expressions sont peut-être encore plus naturelles, plus touchantes et plus sublimement naïves que celles de Julie :

Je consens, monsieur, du fond de mon cœur (c’est très sérieusement, comme vous voyez), que vous n’ayez que de la haine, du mépris, de l’horreur pour la malheureuse Clémentine ; mais je vous conjure, pour l’intérêt de votre âme immortelle, de vous attacher à la véritable l’Église. Eh bien, monsieur, que me répondez-vous (en suivant de son charmant visage le mien, que je tenais encore tourné, car je ne me sentais pas la force de la regarder) ? Dites, monsieur, que vous y consentez ; je vous ai toujours cru le cœur honnête et sensible : dites qu’il se rend à la vérité. Ce n’est pas pour moi que je vous sollicite ; je vous ai déclaré que je prends le mépris pour mon partage : il ne sera pas dit que vous vous serez rendu aux instances d’une femme ; non, monsieur, votre seule conscience en aura l’honneur. Je ne vous cacherai point ce que je médite pour moi-même. Je demeurerai dans une paix profonde (elle se leva ici avec un air de dignité, que l’esprit de religion semblait encore augmenter), et lorsque l’ange de la mort paraîtra, je lui tendrai la main : Approche, lui dirai-je, ô toi, ministre de paix ! je te suis au rivage où je brûle d’arriver, et j’y vais retenir une place pour l’homme à qui je ne la souhaite pas de longtemps, mais auprès duquel je veux être éternellement assise.

Ah ! le christianisme est surtout un baume pour nos blessures quand les passions, d’abord soulevées dans notre sein, commencent à s’apaiser, ou par l’infortune, ou par la durée. Il endort la douleur, il fortifie la résolution chancelante, il prévient les rechutes, en combattant, dans une âme à peine guérie, le dangereux pouvoir des souvenirs ; il nous environne de paix et de lumière ; il rétablit pour nous cette harmonie des choses célestes que Pythagore entendait dans le silence de ses passions. Comme il promet toujours une récompense pour un sacrifice, on croit ne rien lui céder en lui cédant tout ; comme il offre à chaque pas un objet plus beau à nos désirs, il satisfait à l’inconstance naturelle de nos cœurs : on est toujours avec lui dans le ravissement d’un amour qui commence, et cet amour a cela d’ineffable, que ses mystères sont ceux de l’innocence et de la pureté.

  1. Il y a toutefois dans ce morceau un mélange vicieux d’expressions métaphysiques et de langage naturel. Dieu, le Tout-puissant, le Seigneur, vaudraient beaucoup mieux que la source de l’être, etc.(N.d.A.)