Génie du christianisme/Partie 2/Livre 3/Chapitre II

Garnier Frères (p. 196-199).

Chapitre II - Amour passionné. — Didon

Ce que nous appelons proprement amour parmi nous est un sentiment dont l’antiquité a ignoré jusqu’au nom. Ce n’est que dans les siècles modernes qu’on a vu se former ce mélange des sens et de l’âme, cette espèce d’amour dont l’amitié est la partie morale. C’est encore au christianisme que l’on doit ce sentiment perfectionné ; c’est lui qui, tendant sans cesse à épurer le cœur, est parvenu à jeter de la spiritualité jusque dans le penchant qui en paraissait le moins susceptible. Voilà donc un nouveau moyen de situations poétiques que cette religion si dénigrée a fourni aux auteurs mêmes qui l’insultent : on peut voir dans une foule de romans les beautés qu’on a tirées de cette passion demi-chrétienne. Le caractère de Clémentine[1], par exemple, est un chef-d’œuvre dont la Grèce n’offre point de modèle. Mais pénétrons dans ce sujet, et avant de parler de l’amour champêtre considérons l’amour passionné.

Cet amour n’est ni aussi saint que la piété conjugale, ni aussi gracieux que le sentiment des bergers ; mais, plus poignant que l’un et l’autre, il dévaste les âmes où il règne. Ne s’appuyant point sur la gravité du mariage ou sur l’innocence des mœurs champêtres, ne mêlant aucun autre prestige au sien, il est à soi-même sa propre illusion, à sa propre folie, sa propre substance. Ignorée de l’artisan trop occupé et du laboureur trop simple, cette passion n’existe que dans ces rangs de la société où l’oisiveté nous laisse surchargés du poids de notre cœur avec son immense amour-propre et ses éternelles inquiétudes.

Il est si vrai que le christianisme jette une éclatante lumière dans l’abîme de nos passions, que ce sont les orateurs de l’Église qui ont peint les désordres du cœur humain avec le plus de force et de vivacité. Quel tableau Bourdaloue ne fait-il point de l’ambition ! Comme Massillon a pénétré dans les replis de nos âmes et exposé au jour nos penchants et nos vices ! " C’est le caractère de cette passion, dit cet homme éloquent en parlant de l’amour, de remplir le cœur tout entier, etc : on ne peut plus s’occuper que d’elle ; on en est possédé, enivré ; on la retrouve partout ; tout en retrace les funestes images ; tout en réveille les injustes désirs : le monde, la solitude, la présence, l’éloignement, les objets les plus indifférents, les occupations les plus sérieuses, le temple saint lui-même, les autels sacrés, les mystères terribles en rappellent le souvenir[2]. "

" C’est un désordre, s’écrie le même orateur dans la Pécheresse[3], d’aimer pour lui-même ce qui ne peut être ni notre bonheur, ni notre perfection, ni par conséquent notre repos ; car aimer, c’est chercher la félicité dans ce qu’on aime ; c’est vouloir trouver dans l’objet aimé tout ce qui manque à notre cœur ; c’est l’appeler au secours de ce vide affreux que nous sentons en nous-mêmes et nous flatter qu’il sera capable de le remplir ; c’est le regarder comme la ressource de tous nos besoins, le remède de tous nos maux, l’auteur de nos biens[4].

Mais cet amour des créatures est suivi des plus cruelles incertitudes : on doute toujours si l’on est aimé comme l’on aime ; on est ingénieux à se rendre malheureux et à former à soi-même des craintes, des soupçons, des jalousies ; plus on est de bonne foi, plus on souffre ; on est le martyr de ses propres défiances vous le savez, et ce n’est pas à moi à venir vous parler ici le langage de vos passions insensées[5]. "

Cette maladie de l’âme se déclare avec fureur aussitôt que paraît l’objet qui doit en développer le germe. Didon s’occupe encore des travaux de sa cité naissante : la tempête s’élève et apporte un héros. La reine se trouble, un feu secret coule dans ses veines : les imprudences commencent ; les plaisirs suivent ; le désenchantement et le remords viennent après eux. Bientôt Didon est abandonnée ; elle regarde avec horreur autour d’elle, et ne voit que des abîmes. Comment s’est-il évanoui, cet édifice de bonheur dont une imagination exaltée avait été l’amoureux architecte ? palais de nuages que dore quelques instants un soleil prêt à s’éteindre ! Didon vole, cherche, appelle Enée :

Dissimulare etiam sperasti ? etc[6].

Perfide ! espérais-tu me cacher tes desseins et t’échapper clandestinement de cette terre ? Ni notre amour, ni cette main que je t’ai donnée, ni Didon prête à étaler de cruelles funérailles, ne peuvent arrêter tes pas ! etc.

Quel trouble, quelle passion, quelle vérité dans l’éloquence de cette femme trahie ! Les sentiments se pressent tellement dans son cœur, qu’elle les produit en désordre, incohérents et séparés, tels qu’ils s’accumulent sur ses lèvres. Remarquez les autorités qu’elle emploie dans ses prières. Est-ce au nom des dieux, au nom d’un sceptre, qu’elle parle ? Non : elle ne fait pas même valoir Didon dédaignée ; mais, plus humble et plus aimante, elle n’implore le fils de Vénus que par des larmes, que par la propre main du perfide. Si elle y joint le souvenir de l’amour, ce n’est encore qu’en l’étendant sur Enée : par notre hymen, par notre union commencée, dit-elle :

Per connubia nostra, per inceptos hymenaeos[7].

Elle atteste aussi les lieux témoins de son bonheur, car c’est une coutume des malheureux d’associer à leurs sentiments les objets qui les environnent ; abandonnés des hommes, ils cherchent à se créer des appuis en animant de leurs douleurs les êtres insensibles autour d’eux. Ce toit, ce foyer hospitalier, où naguère elle accueillit l’ingrat, sont donc les vrais dieux pour Didon. Ensuite, avec l’adresse d’une femme, et d’une femme amoureuse, elle rappelle tour à tour le souvenir de Pygmalion et celui de Iarbe, afin de réveiller ou la générosité ou la jalousie du héros troyen. Bientôt, pour dernier trait de passion et de misère, la superbe souveraine de Carthage va jusqu’à souhaiter qu’un petit Enée, parvulus Aeneas[8], reste au moins auprès d’elle pour consoler sa douleur, même en portant témoignage à sa honte ! Elle s’imagine que tant de larmes, tant d’imprécations, tant de prières, sont des raisons auxquelles Enée ne pourra résister dans ces moments de folie, les passions, incapables de plaider leur cause avec succès, croient faire usage de tous leurs moyens lorsqu’elles ne font entendre que tous leurs accents.

  1. Richardson. (N.d.A.)
  2. Massillon, l’Enfant prodigue, première partie, t. II. (N.d.A.)
  3. Première partie. (N.d.A.)
  4. Massillon, l’Enfant prodigue, seconde partie, t. II.(N.d.A.)
  5. Massillon, l’Enfant prodigue, seconde partie, t. II. (N.d.A.)
  6. Aeneid, lib. IV, v. 305. (N.d.A.)
  7. Aeneid., lib.IV. v. 316. (N.d.A.)
  8. Aeneid., lib. IV, v. 328 et 329. Le vieux Loïs des Masures, Tournisien qui nous a laissé les quatre premiers livres de l’Enéide en carmes français, a traduit ainsi ce morceau : . . . . . . . . . . . . . . . Si d’un petit Enée, Avec ses yeux, m’estoit faveur donnée, Qui seulement te ressemblas de vis, Point ne serois du tout, à mon advis, Prinse et de toi laissée entièrement.(N.d.A.)