Génie du christianisme/Partie 1/Livre 5/Chapitre IV


CHAPITRE IV.

Instinct des Animaux.



Après avoir reconnu dans l’organisation des êtres un plan régulier, qu’on ne peut attribuer au hasard et qui suppose un ordonnateur, il nous reste à examiner d’autres causes finales, qui ne sont ni moins fécondes ni moins merveilleuses que les premières. Ici nous ne suivrons personne. Nous avions consacré à l’histoire naturelle des études que nous n’eussions jamais suspendues, si la Providence ne nous eût appelé à d’autres travaux. Nous voulions opposer une Histoire Naturelle Religieuse à ces livres scientifiques modernes où l’on ne voit que la matière. Pour qu’on ne nous reprochât pas dédaigneusement notre ignorance, nous avions pris le parti de voyager et de voir tout par nous-même. Nous rapporterons donc quelques-unes de nos observations sur les instincts des animaux et des plantes, sur leurs habitudes, leurs migrations, leurs amours, etc. : le champ de la nature ne peut s’épuiser, et l’on y trouve toujours des moissons nouvelles. Ce n’est point dans une ménagerie où l’on tient en cage les secrets de Dieu qu’on apprend à connoître la sagesse divine : il faut l’avoir surprise, cette sagesse, dans les déserts, pour ne plus douter de son existence ; on ne revient point impie des royaumes de la solitude, regna solitudinis ; malheur au voyageur qui auroit fait le tour du globe, et qui rentreroit athée sous le toit de ses pères !

Nous l’avons visitée au milieu de la nuit, la vallée solitaire habitée par des castors, ombragée par des sapins et rendue toute silencieuse par la présence d’un astre aussi paisible que le peuple dont elle éclairoit les travaux. Et je n’aurois vu dans cette vallée aucune trace de l’Intelligence divine ! Qui donc auroit mis l’équerre et le niveau dans l’œil de cet animal qui sait bâtir une digue en talus du côté des eaux et perpendiculaire sur le flanc opposé ? Savez-vous le nom du physicien qui a enseigné à ce singulier ingénieur les lois de l’hydraulique, qui l’a rendu si habile avec ses deux dents incisives et sa queue aplatie ? Réaumur n’a jamais prédit les vicissitudes des saisons avec l’exactitude de ce castor, dont les magasins, plus ou moins abondants, indiquent au mois de juin le plus ou le moins de durée des glaces de janvier. À force de disputer à Dieu ses miracles, on est parvenu à frapper de stérilité l’œuvre entière du Tout-Puissant ; les athées ont prétendu allumer le feu de la nature à leur haleine glacée, et ils n’ont fait que l’éteindre ; en soufflant sur le flambeau de la création, ils ont versé sur lui les ténèbres de leur sein.

D’autres instincts, plus communs et que nous pouvons observer chaque jour, n’en sont pas moins merveilleux. La poule si timide, par exemple, devient aussi courageuse qu’un aigle quand il faut défendre ses poussins. Rien n’est plus intéressant que ses alarmes lorsque, trompée par les trésors d’un autre nid, de petits étrangers lui échappent et courent se jouer dans une eau voisine. La mère, effrayée rôde autour du bassin, bat des ailes, rappelle l’imprudente couvée ; elle marche précipitamment, s’arrête, tourne la tête avec inquiétude, et ne cesse de s’agiter qu’elle n’ait recueilli dans son sein la famille boiteuse et mouillée qui va bientôt la désoler encore.

Entre ces divers instincts que le Maître du monde a répartis dans la nature, un des plus étonnants sans doute, c’est celui qui amène chaque année les poissons du pôle aux douces latitudes de nos climats : ils viennent, sans s’égarer dans la solitude de l’Océan, trouver à jour nommé le fleuve où doit se célébrer leur hymen. Le printemps prépare sur nos bords la pompe nuptiale ; il couronne les saules de verdure, il étend des lits de mousse dans les grottes et déploie les feuilles du nénuphar sur les ondes, pour servir de rideaux à ces couches de cristal. À peine ces préparatifs sont-ils achevés, qu’on voit paraître les légions émaillées. Ces navigateurs étrangers animent tous nos rivages : les uns, comme de légères bulles d’air, remontent perpendiculairement du fond des eaux ; les autres se balancent mollement sur les vagues, ou divergent d’un centre commun, comme d’innombrables traits d’or ; ceux-ci dardent obliquement leurs formes glissantes à travers l’azur fluide ; ceux-là dorment dans un rayon de soleil qui pénètre la gaze argentée des flots. Tous s’égarent, reviennent, nagent, plongent, circulent, se forment en escadron, se séparent, se réunissent encore ; et l’habitant des mers, inspiré par un souffle de vie, suit en bondissant la trace de feu que sa compagne a laissée pour lui dans les ondes.