Génie du christianisme/Partie 1/Livre 4/Chapitre I


CHAPITRE PREMIER.

Chronologie.



Depuis que quelques savants ont avancé que le monde portoit dans l’histoire de l’homme, ou dans celle de la nature, des marques d’une trop grande antiquité pour avoir l’origine moderne que lui donne la Bible, on s’est mis à citer Sanchoniathon, Porphyre, les livres sanscrits, etc. Ceux qui font valoir ces autorités les ont-ils toujours consultées dans leurs sources ?

D’abord, il est un peu téméraire de vouloir nous persuader qu’Origène, Eusèbe, Bossuet, Pascal, Fénelon, Bacon, Newton, Leibnitz, Huet, et tant d’autres, étaient ou des ignorants, ou des simples, ou des pervers parlant contre leur conviction intime. Cependant, ils ont cru à la vérité de l’histoire de Moïse, et l’on ne peut disconvenir que ces hommes n’eussent une doctrine auprès de laquelle notre érudition est bien peu de chose.

Mais, pour commencer par la chronologie, les savants modernes ont donc dévoré, en se jouant, les insurmontables difficultés qui ont fait pâlir Scaliger, Peteau, Usher, Grotius. Ils riroient de notre ignorance si nous leur demandions quand ont commencé les olympiades ; comment elles s’accordent avec les manières de compter par archontes, par éphores, par édiles, par consuls, par règnes, jeux pythiques, néméens, séculaires ; comment se réunissent tous les calendriers des nations ; de quelle manière il faut opérer pour faire tomber l’ancienne année de Romulus, de dix mois, et de 354 jours, avec l’année de Numa, de 355 jours, et celle de Jules César, de 365 ; par quel moyen on évitera les erreurs, en rapportant ces mêmes années à la commune année attique de 354 jours, et à l’année embolismique de 384 jours ?

Et pourtant ce ne sont pas là les seules perplexités touchant les années. L’ancienne année juive n’avait que 354 jours ; on ajoutoit quelquefois douze jours à la fin de l’an, et quelquefois un mois de trente jours après le mois Adar, afin d’avoir l’année solaire. L’année juive moderne compte douze mois, et prend sept années de treize mois en dix-neuf ans. L’année syriaque varie également, et se forme de 365 jours. L’année turque ou arabe reconnoît 354 jours, et reçoit onze mois intercalaires en vingt-neuf ans. L’année égyptienne se divise en douze mois de trente jours, et ajoute cinq jours au dernier ; l’année persane, nommée yezdegerdic, lui ressemble[1].

Outre ces mille manières de mesurer les temps, toutes ces années n’ont ni les mêmes commencements, ni les mêmes heures, ni les mêmes jours, ni les mêmes divisions. L’année civile des Juifs (ainsi que toutes celles des Orientaux) s’ouvre à la nouvelle lune de septembre, et leur année ecclésiastique à la nouvelle lune de mars. Les Grecs comptent le premier mois de leur année de la nouvelle lune qui suit le solstice d’été. C’est à notre mois de juin que correspond le premier mois de l’année des Perses, et la Chine et l’Inde partent de la première lune de mars. Nous voyons ensuite des mois astronomiques et civils qui se subdivisent en lunaires et solaires, en synodiques et périodiques ; nous voyons des sections de mois en kalendes, ides, décades, semaines ; nous voyons des jours de deux espèces, artificiels et naturels, et qui commencent, ceux-ci au soleil levant, comme chez les anciens Babyloniens, Syriens, Perses ; ceux-là au soleil couchant, ainsi qu’en Chine, dans l’Italie moderne, et comme autrefois chez les Athéniens, les Juifs et les barbares du Nord. Les Arabes commencent leur jour à midi, et la France actuelle à minuit, de même que l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et le Portugal. Enfin, il n’y a pas jusqu’aux heures qui ne soient embarrassantes en chronologie, en se distinguant en babyloniennes, italiennes et astronomiques ; et si l’on voulait insister davantage, nous ne verrions plus soixante minutes dans une heure européenne, mais mille quatre-vingts scrupules dans l’heure chaldéenne et arabe.

On a dit que la chronologie est le flambeau de l’histoire[2] : plût à Dieu que nous n’eussions que celui-là pour nous éclairer sur les crimes des hommes ! Que seroit-ce si, pour surcroît de perplexité, nous allions nous engager dans les périodes, les ères ou les époques ? La période victorienne, qui parcourt cinq cent trente-deux années, est formée de la multiplication des cycles du soleil et de la lune. Les mêmes cycles, multipliés par celui d’indication, produisent les sept mille neuf cent quatre-vingts années de la période julienne. La période de Constantinople, à son tour, renferme un égal nombre d’années à celui de la période julienne, mais ne commence pas à la même époque. Quant aux ères, ici on compte par l’année de la création[3], là par olympiade[4], par la fondation de Rome[5], par la naissance de Jésus-Christ, par l’époque d’Eusèbe, par celle des Séleucides[6], celle de Nabonassar[7], celle des martyrs[8]. Les Turcs ont leur hégire[9], les Persans leur yezdegerdic[10]. On compte encore par les ères julienne, grégorienne, ibérienne[11] et actienne[12]. Nous ne parlerons point des marbres d’Arundel, des médailles et des monuments de toutes les sortes, qui introduisent de nouveaux désordres dans la chronologie. Est-il un homme de bonne foi qui, en jetant seulement un coup d’œil sur ces pages, ne convienne que tant de manières indécises de calculer les temps suffisent pour faire de l’histoire un épouvantable chaos ? Les annales des Juifs, de l’aveu même des savants, sont les seules dont la chronologie soit simple, régulière et lumineuse. Pourquoi donc aller, par un zèle ardent d’impiété, se consumer l’esprit sur des chicanes de temps, aussi arides qu’indéchiffrables, lorsque nous avons le fil le plus certain pour nous guider dans l’histoire ? Nouvelle évidence en faveur des Écritures.


  1. La seconde année persane, appelée gélaléan, et qui commença l’an du monde 1089, est la plus exacte des années civiles, en ce qu’elle ramène les solstices et les équinoxes précisément aux mêmes jours. Elle se compose au moyen d’une intercalation répétée six ou sept fois dans quatre, et ensuite une fois dans cinq ans.
  2. Voyez la note VII, à la fin du volume.
  3. Cette époque se subdivise en grecque, juive, alexandrine, etc.
  4. Les historiens grecs.
  5. Les historiens latins.
  6. L’historien Josèphe.
  7. Ptolémée et quelques autres.
  8. Les premiers chrétiens jusqu’en 532, A. D., et de nos jours par les chrétiens d’Abyssinie et d’Égypte.
  9. Les Orientaux ne la placent pas comme nous.
  10. Nom d’un roi de Perse tué dans une bataille contre les Sarrasins, l’an de notre ère 632.
  11. Suivie dans les conciles et sur les vieux monuments de l’Espagne.
  12. Qui tire son nom de la bataille d’Actium, et dont se sont servis Ptolémée, Josèphe, Eusèbe et Censorinus.