Génie du christianisme/Partie 1/Livre 3/Chapitre III


CHAPITRE III.

Constitution primitive de l’Homme.
Nouvelle preuve du péché originel.



Nous avons rappelé, au sujet du Baptême et de la Rédemption, quelques preuves morales du péché originel. Il ne faut pas glisser trop légèrement sur une matière aussi importante. « Le nœud de notre condition, dit Pascal, prend ses retours et ses replis dans cet abîme, de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme[1]. »

Il nous semble qu’on peut tirer de l’ordre de l’univers une preuve nouvelle de notre dégénération primitive.

Si l’on jette un regard sur le monde, on remarquera que, par une loi générale et en même temps particulière, les parties intégrantes, les mouvements intérieurs ou extérieurs, et les qualités des êtres, sont en un rapport parfait. Ainsi, les corps célestes accomplissent leurs révolutions dans une admirable unité, et chaque corps, sans se contrarier soi-même, décrit en particulier la courbe qui lui est propre. Un seul globe nous donne la lumière et la chaleur : ces deux accidents ne sont point répartis entre deux sphères : le soleil les confond dans son orbe, comme Dieu, dont il est l’image, unit au principe qui féconde le principe qui éclaire.

Dans les animaux, même loi : leurs idées, si on peut les appeler ainsi, sont toujours d’accord avec leurs sentiments, leur raison avec leurs passions. C’est pourquoi il n’y a chez eux ni accroissement ni diminution d’intelligence. Il sera aisé de suivre cette règle des accords dans les plantes et dans les minéraux.

Par quelle incompréhensible destinée l’homme seul est-il excepté de cette loi, si nécessaire à l’ordre, à la conservation, à la paix, au bonheur des êtres ? Autant l’harmonie des qualités et des mouvements est visible dans le reste de la nature, autant leur désunion est frappante dans l’homme. Un choc perpétuel existe entre son entendement et son désir, entre sa raison et son cœur. Quand il atteint au plus haut degré de civilisation, il est au dernier échelon de la morale : s’il est libre, il est grossier ; s’il polit ses mœurs, il se forge des chaînes. Brille-t-il par les sciences, son imagination s’éteint ; devient-il poëte, il perd sa pensée : son cœur profite aux dépens de sa tête, et sa tête aux dépens de son cœur. Il s’appauvrit en idées à mesure qu’il s’enrichit en sentiments ; il se resserre en sentiments à mesure qu’il s’étend en idées. La force le rend sec et dur ; la faiblesse lui amène les grâces. Toujours une vertu lui conduit un vice, et toujours, en se retirant, un vice lui dérobe une vertu. Les nations considérées dans leur ensemble présentent les mêmes vicissitudes : elles perdent et recouvrent tour à tour la lumière. On dirait que le génie de l’homme, un flambeau à la main, vole incessamment autour de ce globe, au milieu de la nuit qui nous couvre ; il se montre aux quatre parties de la terre, comme cet astre nocturne qui, croissant et décroissant sans cesse, diminue à chaque pas pour un peuple la clarté qu’il augmente pour un autre.

Il est donc raisonnable de soupçonner que l’homme, dans sa constitution primitive, ressembloit au reste de la création, et que cette constitution se formoit du parfait accord du sentiment et de la pensée, de l’imagination et de l’entendement. On en sera peut-être convaincu si l’on observe que cette réunion est encore nécessaire aujourd’hui pour goûter une ombre de cette félicité que nous avons perdue. Ainsi, par la seule chaîne du raisonnement et les probabilités de l’analogie, le péché originel est retrouvé, puisque l’homme tel que nous le voyons n’est vraisemblablement pas l’homme primitif. Il contredit la nature : déréglé quand tout est réglé, double quand tout est simple, mystérieux, changeant, inexplicable, il est visiblement dans l’état d’une chose qu’un accident a bouleversée : c’est un palais écroulé et rebâti avec ses ruines : on y voit des parties sublimes et des parties hideuses, de magnifiques péristyles qui n’aboutissent à rien, de hauts portiques et des voûtes abaissées, de fortes lumières et de profondes ténèbres : en un mot, la confusion, le désordre de toutes parts, surtout au sanctuaire.

Or, si la constitution primitive de l’homme consistoit dans les accords, ainsi qu’ils sont établis dans les autres êtres, pour détruire un état dont la nature est l’harmonie, il suffit d’en altérer les contrepoids. La partie aimante et la partie pensante formoient en nous cette balance précieuse. Adam étoit à la fois le plus éclairé et le meilleur des hommes, le plus puissant en pensée et le plus puissant en amour. Mais tout ce qui est créé a nécessairement une marche progressive. Au lieu d’attendre de la révolution des siècles des connoissances nouvelles, qu’il n’auroit reçues qu’avec des sentiments nouveaux, Adam voulut tout connoître à la fois. Et remarquez une chose importante : l’homme pouvoit détruire l’harmonie de son être de deux manières, ou en voulant trop aimer, ou en voulant trop savoir. Il pécha seulement par la seconde : c’est qu’en effet nous avons beaucoup plus l’orgueil des sciences que l’orgueil de l’amour : celui-ci auroit été plus digne de pitié que de châtiment ; et si Adam s’étoit rendu coupable pour avoir voulu trop sentir plutôt que de trop concevoir, l’homme peut-être eût pu se racheter lui-même, et le Fils de l’Éternel n’eût point été obligé de s’immoler. Mais il en fut autrement : Adam chercha à comprendre l’univers, non avec le sentiment, mais avec la pensée ; et touchant à l’arbre de science, il admit dans son entendement un rayon trop fort de lumière. À l’instant l’équilibre se rompt, la confusion s’empare de l’homme. Au lieu de la clarté qu’il s’étoit promise, d’épaisses ténèbres couvrent sa vue : son péché s’étend comme un voile entre lui et l’univers. Toute son âme se trouble et se soulève ; les passions combattent le jugement, le jugement cherche à anéantir les passions ; et dans cette tempête effrayante, l’écueil de la mort vit avec joie le premier naufrage.

Tel fut l’incident qui changea l’harmonieuse et immortelle constitution de l’homme. Depuis ce jour les éléments de son être sont restés épars, et n’ont pu se réunir. L’habitude, nous dirions presque l’amour du tombeau, que la matière a contractée, détruit tout projet de réhabilitation dans ce monde, parce que nos années ne sont pas assez longues pour que nos efforts vers la perfection première puissent jamais nous y faire remonter[2].

Mais comment le monde auroit-il pu contenir toutes les races, si elles n’avoient point été sujettes à la mort ? Ceci n’est plus qu’une affaire d’imagination ; c’est demander à Dieu compte de ses moyens, qui sont infinis. Qui sait si les hommes eussent été aussi multipliés qu’ils le sont de nos jours ? Qui sait si la plus grande partie des générations ne fût point demeurée vierge[3], ou si ces millions d’astres qui roulent sur nos têtes ne nous étoient point réservés comme des retraites délicieuses où nous eussions été transportés par les anges ? On pourroit même aller plus loin : il est impossible de calculer à quelle hauteur d’arts et de sciences l’homme parfait et toujours vivant sur la terre eût pu atteindre. S’il s’est rendu maître de bonne heure de trois éléments ; si, malgré les plus grandes difficultés, il dispute aujourd’hui l’empire des airs aux oiseaux, que n’eût-il point tenté dans sa carrière immortelle ? La nature de l’air, qui forme aujourd’hui un obstacle invincible au changement de planète, étoit peut-être différente avant le déluge. Quoi qu’il en soit, il n’est pas indigne de la puissance de Dieu et de la grandeur de l’homme de supposer que la race d’Adam fut destinée à parcourir les espaces et à animer tous ces soleils qui, privés de leurs habitants par le péché, ne sont restés que d’éclatantes solitudes.

  1. Pensées de Pascal, c. III, pens. 8.
  2. Et c’est en ceci que le système de perfectibilité est tout à fait défectueux. On ne s’aperçoit pas que si l’esprit gagnoit toujours en lumières et le cœur en sentiments ou en vertus morales, l’homme, dans un temps donné, se retrouvant au point d’où il est parti, seroit de nécessité immortel : car, tout principe de division venant à manquer en lui, tout principe de mort cesserait. Il faut attribuer la longévité des patriarches et le don de prophétie chez les Hébreux à un rétablissement plus ou moins grand des équilibres de la nature humaine. Ainsi les matérialistes qui soutiennent le système de perfectibilité ne s’entendent pas eux-mêmes, puisqu’en effet cette doctrine, loin d’être celle du matérialisme, ramène aux idées les plus mystiques de la spiritualité.
  3. C’est l’opinion de saint Chrysostome. Il prétend que Dieu eût trouvé des moyens de génération qui nous sont inconnus. Il y a, dit-il, devant le trône de Dieu une multitude d’anges qui ne sont point nés par la voie des hommes. De Virginit., lib. II.