Génie du christianisme/Partie 1/Livre 1/Chapitre IV


CHAPITRE IV

De la Rédemption



De même que la Trinité renferme les secrets de l’ordre métaphysique, la Rédemption contient les merveilles de l’homme et l’histoire de ses fins et de son cœur. Avec quel étonnement, si l’on s’arrêtoit un peu dans de si hautes méditations, ne verroit-on pas s’avancer ces deux mystères qui cachent dans leurs ombres les premières intentions de Dieu et le système de l’univers ! La Trinité confond notre petitesse, accable nos sens de sa gloire, et nous nous retirons anéantis devant elle. Mais la touchante Rédemption, en remplissant nos yeux de larmes, les empêche d’être trop éblouis, et nous permet du moins de les fixer un moment sur la croix.

On voit d’abord sortir de ce mystère la doctrine du péché originel, qui explique l’homme. Sans l’admission de cette vérité, connue par tradition de tous les peuples, une nuit impénétrable nous couvre. Comment sans la tache primitive rendre compte du penchant vicieux de notre nature, combattu par une voix qui nous annonce que nous fûmes formés pour la vertu ? Comment l’aptitude de l’homme à la douleur, comment ses sueurs qui fécondent un sillon terrible, comment les larmes, les chagrins, les malheurs du juste, comment les triomphes et les succès impunis du méchant, comment, dis-je, sans une chute première, tout cela pourroit-il s’expliquer ? C’est pour avoir méconnu cette dégénération que les philosophes de l’antiquité tombèrent en d’étranges erreurs et qu’ils inventèrent le dogme de la réminiscence. Pour nous convaincre de la fatale vérité d’où naît le mystère qui nous rachète, nous n’avons pas besoin d’autres preuves que la malédiction prononcée contre Ève, malédiction qui s’accomplit chaque jour sous nos yeux. Que de choses dans ces brisements d’entrailles ! et pourtant dans ce bonheur de la maternité quelles mystérieuses annonces de l’homme et de sa double destinée, prédite à la fois par la douleur et par la joie de la femme qui l’enfante ! On ne peut se méprendre sur les voies du Très-Haut, en retrouvant les deux grandes fins de l’homme dans le travail de sa mère, et il faut reconnoître un Dieu jusque dans une malédiction.

Après tout, nous voyons chaque jour le fils puni pour le père, et le contre-coup du crime d’un méchant aller frapper un descendant vertueux : ce qui ne prouve que trop la doctrine du péché originel. Mais un Dieu de bonté et d’indulgence, sachant que nous périssons par cette chute, est venu nous sauver. Ne le demandons point à notre esprit, mais à notre cœur, nous tous foibles et coupables, comment un Dieu peut mourir. Si ce parfait modèle du bon fils, cet exemple des amis fidèles ; si cette retraite au mont des Oliviers, ce calice amer, cette sueur de sang, cette douceur d’âme, cette sublimité d’esprit, cette croix, ce voile déchiré, ce rocher fendu, ces ténèbres de la nature ; si ce Dieu, enfin, expirant pour les hommes, ne peut ni ravir notre cœur ni enflammer nos pensées, il est à craindre qu’on ne trouve jamais dans nos ouvrages, comme dans ceux du poëte, « des miracles éclatants », speciosa miracula.

« Des images ne sont pas des raisons, dira-t-on peut-être : nous sommes dans un siècle de lumière, qui n’admet rien sans preuves. »

Que nous soyons dans un siècle de lumière, c’est ce dont quelques personnes ont douté ; mais nous ne serons point étonné, si l’on nous fait l’objection précédente. Quand on a voulu argumenter sérieusement contre le christianisme, les Origène, les Clarke, les Bossuet, ont répondu. Pressé par ces redoutables adversaires, on cherchait à leur échapper, en reprochant au christianisme ces mêmes disputes métaphysiques dans lesquelles on voudroit nous entraîner. On disoit, comme Arius, Celse et Porphyre, que notre religion est un tissu de subtilités qui n’offrent rien à l’imagination ni au cœur, et qui n’ont pour sectaires que des fous et des imbéciles[1]. Se présente-t-il quelqu’un qui, répondant à ces derniers reproches, cherche à démontrer que le culte évangélique est celui du poëte, de l’âme tendre, on ne manquera pas de s’écrier : Eh ! qu’est-ce que tout cela prouve, sinon que vous savez plus ou moins bien faire un tableau ? Ainsi, voulez-vous peindre et toucher, on vous demande des axiomes et des corollaires. Prétendez-vous raisonner, il ne faut plus que des sentiments et des images. Il est difficile de joindre des ennemis aussi légers, et qui ne sont jamais au poste où ils vous défient. Nous hasarderons quelques mots sur la Rédemption, pour montrer que la théorie du christianisme n’est pas aussi absurde qu’on affecte de le penser.

Une tradition universelle nous apprend que l’homme a été créé dans un état plus parfait que celui où il existe à présent, et qu’il y a eu une chute. Cette tradition se fortifie de l’opinion des philosophes de tous temps et de tous pays, qui n’ont jamais pu se rendre compte de l’homme moral sans supposer un état primitif de perfection d’où la nature humaine est ensuite déchue par sa faute[2].

Si l’homme a été créé, il a été créé pour une fin quelconque : or, étant créé parfait, la fin à laquelle il étoit appelé ne pouvait être que parfaite.

Mais la cause finale de l’homme a-t-elle été altérée par sa chute ? Non, puisque l’homme n’a pas été créé de nouveau ; non, puisque la race humaine n’a pas été anéantie, pour faire place à une autre race.

Ainsi l’homme, devenu mortel et imparfait par sa désobéissance, est resté toutefois avec ses fins immortelles et parfaites. Comment parviendra-t-il à ses fins dans son état actuel d’imperfection ? Il ne le peut plus par sa propre énergie, par la même raison qu’un homme malade ne peut s’élever à la hauteur des pensées à laquelle un homme sain peut atteindre. Il y a donc disproportion entre la force et le poids à soulever par cette force : ici l’on entrevoit déjà la nécessité d’une aide ou d’une rédemption.

« Ce raisonnement, dira-t-on, seroit bon pour le premier homme ; mais nous, nous sommes capables de nos fins. Quelle injustice et quelle absurdité de penser que nous soyons tous punis de la faute de notre premier père ! »

Sans décider ici si Dieu a tort ou raison de nous rendre solidaires, tout ce que nous savons et tout ce qu’il nous suffit de savoir à présent, c’est que cette loi existe. Nous voyons que partout le fils innocent porte le châtiment dû au père coupable ; que cette loi est tellement liée au principe des choses, qu’elle se répète jusque dans l’ordre physique de l’univers. Quand un enfant vient à la vie, gangrené des débauches de son père, pourquoi ne se plaint-on pas de la nature ? car, enfin, qu’a fait cet innocent pour porter la peine des vices d’autrui ? Eh bien ! les maladies de l’âme se perpétuent comme les maladies du corps, et l’homme se trouve puni dans sa dernière postérité de la faute qui lui fit prendre le premier levain du crime.

La chute ainsi avérée par la tradition universelle, par la transmission ou la génération du mal moral et physique ; d’une autre part les fins de l’homme étant restées aussi parfaites qu’avant la désobéissance, quoique l’homme lui-même soit dégénéré, il suit qu’une rédemption ou un moyen quelconque de rendre l’homme capable de ses fins est une conséquence naturelle de l’état où est tombée la nature humaine.

La nécessité d’une rédemption une fois admise, cherchons l’ordre où nous pourrons la trouver. Cet ordre peut être pris ou dans l’homme ou au-dessus de l’homme.

Dans l’homme. Pour supposer une rédemption, il faut que le prix soit au moins en raison de la chose à racheter. Or, comment supposer que l’homme imparfait et mortel se pût offrir lui-même pour regagner une fin parfaite et immortelle ? Comment l’homme, participant à la faute primitive, auroit-il pu suffire, tant pour la portion du péché qui le regarde que pour celle qui concerne le reste du genre humain ? Un tel dévouement ne demandoit-il pas un amour et une vertu au-dessus de la nature ? Il semble que le Ciel ait voulu laisser s’écouler quatre mille années depuis la chute jusqu’au rétablissement, afin de donner le temps aux hommes de juger par eux-mêmes combien leurs vertus dégradées étoient insuffisantes pour un pareil sacrifice.

Il ne reste donc que la seconde supposition : à savoir que la rédemption devoit procéder d’une condition au-dessus de l’homme. Voyons si elle pouvait venir des êtres intermédiaires entre lui et Dieu.

Milton eut une belle idée lorsqu’il supposa qu’après le péché l’Éternel demanda au ciel consterné s’il y avoit quelque puissance qui voulût se dévouer pour le salut de l’homme. Les divines hiérarchies demeurèrent muettes, et parmi tant de séraphins, de trônes, d’ardeurs, de dominations, d’anges et d’archanges, nul ne se sentit assez de force pour s’offrir au sacrifice. Cette pensée du poëte est d’une rigoureuse vérité en théologie. En effet, où les anges auroient-ils pris pour l’homme l’immense amour que suppose le mystère de la croix ? Nous dirons en outre que la plus sublime des puissances créées n’auroit pas même eu assez de force pour l’accomplir. Aucune substance angélique ne pouvoit, par la foiblesse de son essence, se charger de ces douleurs, qui, selon Massillon, unirent sur la tête de Jésus-Christ toutes les angoisses physiques que la punition de tous les péchés commis depuis le commencement des races pouvait supposer, et toutes les peines morales, tous les remords qu’avoient dû éprouver les pécheurs en commettant le crime. Si le Fils de l’homme lui-même trouva le calice amer, comment un ange l’eût-il porté à ses lèvres ? Il n’aurait jamais pu boire la lie, et le sacrifice n’eût point été consommé.

Nous ne pouvions donc avoir pour rédempteur qu’une des trois personnes existantes de toute éternité : or, de ces trois divines personnes, on voit que le Fils, par sa nature même, devait être le seul à nous racheter. Amour qui lie entre elles les parties de l’univers, Milieu qui réunit les extrêmes, Principe vivifiant de la nature, il pouvait seul réconcilier Dieu avec l’homme. Il vint, ce nouvel Adam, homme selon la chair par Marie, homme selon la morale par son Évangile, homme selon Dieu par son essence. Il naquit d’une vierge, pour ne point participer à la faute originelle et pour être une victime sans tache ; il reçut le jour dans une étable, au dernier degré des conditions humaines, parce que nous étions tombés par l’orgueil : ici commence la profondeur du mystère ; l’homme se trouble et les voiles s’abaissent.

Ainsi le but que nous pouvions atteindre avant la désobéissance nous est proposé de nouveau, mais la route pour y parvenir n’est plus la même. Adam innocent y seroit arrivé par des chemins enchantés : Adam pécheur n’y peut monter qu’au travers des précipices. La nature a changé depuis la faute de notre premier père, et la rédemption n’a pas eu pour objet de faire une création nouvelle, mais de trouver un salut final pour la première. Tout donc est resté dégénéré avec l’homme ; et ce roi de l’univers, qui, d’abord né immortel, doit s’élever sans changer d’existence, au bonheur des puissances célestes, ne peut plus maintenant jouir de la présence de Dieu sans passer par les déserts du tombeau, comme parle saint Chrysostome. Son âme a été sauvée de la destruction finale par la rédemption ; mais son corps, joignant à la fragilité naturelle de la matière la faiblesse accidentelle du péché, subit la sentence primitive dans toute sa rigueur : il tombe, il se fond, il se dissout. Dieu, après la chute de nos premiers pères, cédant à la prière de son Fils, et ne voulant pas détruire tout l’homme, inventa la mort comme un demi-néant, afin que le pécheur sentît l’horreur de ce néant entier, auquel il eût été condamné sans les prodiges de l’amour céleste.

Nous osons présumer que, s’il y a quelque chose de clair en métaphysique, c’est la chaîne de ce raisonnement. Ici point de mots mis à la torture, point de divisions et de subdivisions, point de termes obscurs ou barbares. Le christianisme n’est point composé de ces choses, comme les sarcasmes de l’incrédulité voudraient nous le faire croire. L’Évangile a été prêché au pauvre d’esprit, et il a été entendu du pauvre d’esprit ; c’est le livre le plus clair qui existe : sa doctrine n’a point son siége dans la tête, mais dans le cœur ; elle n’apprend point à disputer, mais à bien vivre. Toutefois, elle n’est pas sans secrets. Ce qu’il y a de véritablement ineffable dans l’Écriture, c’est ce mélange continuel des plus profonds mystères et de la plus extrême simplicité, caractère où naissent le touchant et le sublime. Il ne faut donc plus s’étonner que l’œuvre de Jésus-Christ parle si éloquemment ; et telles sont encore les vérités de notre religion, malgré leur peu d’appareil scientifique, qu’un seul point admis vous force d’admettre tous les autres. Il y a plus : si vous espérez échapper en niant le principe, tel, par exemple, que le péché originel, bientôt, poussés de conséquence en conséquence, vous serez forcés d’aller vous perdre dans l’athéisme : dès l’instant où vous reconnoissez un Dieu, la religion chrétienne arrive malgré vous avec tous ses dogmes, comme l’ont remarqué Clarke et Pascal. Voilà, ce nous semble, une des plus fortes preuves en faveur du christianisme.

Au reste, il ne faut pas s’étonner que celui qui fait rouler, sans les confondre, ces millions de globes sur nos têtes, ait répandu tant d’harmonie dans les principes d’un culte établi par lui ; il ne faut pas s’étonner qu’il fasse tourner les charmes et les grandeurs de ses mystères dans le cercle d’une logique inévitable, comme il fait revenir les astres sur eux-mêmes pour nous ramener ou les fleurs ou les foudres des saisons. On a peine à concevoir le déchaînement du siècle contre le christianisme. S’il est vrai que la religion soit nécessaire aux hommes, comme l’ont cru tous les philosophes, par quel culte veut-on remplacer celui de nos pères ? On se rappellera longtemps ces jours où des hommes de sang prétendirent élever des autels aux vertus sur les ruines du christianisme. D’une main ils dressoient des échafauds ; de l’autre, sur le frontispice de nos temples, ils garantissoient à Dieu l’éternité, et à l’homme la mort ; et ces mêmes temples où l’on voyoit autrefois ce Dieu qui est connu de l’univers, ces images de Vierge qui consoloient tant d’infortunés, ces temples étaient dédiés à la Vérité, qu’aucun homme ne connoît, et à la Raison, qui n’a jamais séché une larme !

  1. Orig., C. Cel. l. iii, p. 144. Arius appelle les chrétiens ὦ δεολοί. Arr. Antonin. ap. Tertul. at scap., cap. IV, lib. in Joh. Malala Chronic. Porphyre donne à la religion l’épithète de βάρϐαρον τολμημα. Porph. ap. Eus., Hist. eccl., VI, c. IX.
  2. Vid. Plat. Arist., Sén., les SS. PP., Pascal, Grot., Arn.,etc.