Fustel de Coulanges et l’Allemagne

Fustel de Coulanges et l’Allemagne
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 721-739).
FUSTEL DE COULANGES
ET
L’ALLEMAGNE

Les normaliens qui eurent, les premiers, — il y aura bientôt quarante-cinq ans, — l’honneur de compter parmi leurs maîtres Fustel de Coulanges, gardent, entre autres souvenirs de ce professeur éminent, l’image très présente de sa conférence d’entrée à l’Ecole de la rue d’Ulm. Je crois le voir encore, avec sa figure amaigrie, dont la gravité très marquée s’animait fort heureusement des étincelles d’un regard qui aurait paru acéré, s’il eût été moins lumineux ; une taille haute ou plutôt allongée ; une structure grêle et anguleuse ; une allure de corps hésitante et comme effacée. Le geste, si sobre qu’il fût, gardait on ne sait quoi d’indocile et de saccadé. La voix, métallique et nettement articulée, mais martelée et, on peut le dire, coupante, ne pouvait manquer d’arriver jusqu’à l’esprit des auditeurs, ni même d’y entrer profondément : il semblait qu’elle dédaignât de s’y insinuer. Les quelques paroles qu’il prononça pour nous dire son contentement sincère de venir à nous et pour nous assurer qu’il n’aurait désormais d’autre devoir ni d’autre ambition que de guider, dans la recherche exclusive du vrai, notre inexpérience et notre activité de débutans, étaient à mille lieues du convenu, du banal, du superficiel. Nous eûmes tous le même sentiment : ce professeur, qui nous arrivait de l’Université, si française, d’Alsace, ce fondateur du laboratoire ou séminaire historique de la Faculté des lettres de Strasbourg, serait certes le bienvenu à l’Ecole normale : il y entrait vraiment en honnête homme. Le maître qu’il était, allait tout de suite se manifester devant nous.

L’ordre du jour appelait un élève à faire une leçon sur Philippe de Macédoine. Cette leçon avait été préparée avec soin et par un des plus fermes esprits de la jeune bande. En écoutant l’ample étude se développer, personne de nous ne doutait qu’elle ne dût être approuvée du nouveau professeur, au moins pour la composition, qui nous faisait l’effet d’être très régulière. Notre surprise fut grande. Au dire de ce juge, si qualifié pour mesurer et l’effort et le résultat, cette leçon « n’était nullement composée. » Il s’expliqua : l’exposé, qu’on venait d’entendre, pouvait nous paraître ordonné ; mais cet ordre, n’étant pas fourni, déterminé et dominé impérieusement par une idée caractéristique, expression d’un fait incontestable et essentiel, restait un ordre extérieur au sujet ; et ne pouvait, par cela seul, fournir qu’un cadre artificiel, qu’un groupement sans cohésion, sans portée historique. Il ajouta que ce fait essentiel, cette idée caractéristique, il les découvrait, mais dissimulés, mais à peu près perdus dans un coin de cette leçon, abondamment informée et même trop remplie. Il ramena notre attention sur le passage suggestif, qu’aucun de nous n’avait su remarquer. Il dégagea le fait, il dégagea l’idée. Par des moyens d’une telle simplicité, qu’on n’en distinguait la puissance d’effet qu’à la réflexion, il fit surgir de cette idée et de ce fait une distribution nouvelle, et tout le plan s’organisa, pour ainsi dire de lui-même, avec une absolue rigueur. Un premier développement, ramassé en très peu de mots, entraînait après lui, comme un corollaire obligé, le développement qui devait suivre et qui se condensait tout aussi laconiquement, et l’on allait ainsi d’un anneau logique à un autre, sans que la chaîne fût jamais moins continue et moins serrée, jusqu’à la formule de conclusion. Dans cette correction ex tempore se révélait, sans ostentation, mais non pas sans dessein, le génie constructeur qui avait édifié, quelques années auparavant, le monument de la Cité antique.

Ce n’est pas pourtant à la Cité antique, ce chef-d’œuvre d’intuition sur les origines religieuses de la société grecque et romaine, ce n’est pas davantage à l’audacieuse et toutefois durable Histoire des institutions politiques de l’ancienne France que le moment semble venu de ramener les lecteurs. A l’heure présente, ce qui répand sur la personne et projette sur la pensée de notre historien un reflet d’actualité tout à fait saisissant, ce sont quelques écrits patriotiques, fiévreusement improvisés pendant le siège de Paris ; c’est aussi, c’est surtout une étude mémorable, un peu postérieure, sur la Manière d’écrire l’histoire en France et en Allemagne. J’ai rouvert la monographie magistrale de Fustel de Coulanges par son disciple Paul Guiraud. Il mentionne avec honneur, mais pour les louer seulement, sans les analyser, ces pièces de circonstance. Elles sont dignes, aujourd’hui, de plus d’attention. Ceux qui les reliront y trouveront comme un cordial savoureux et vivifiant [1].


I

Le 18 octobre 1870, Fustel de Coulanges adressait « à Messieurs les ministres du Culte évangélique de l’armée du Roi de Prusse » une lettre rendue publique, dans laquelle il les dénonçait comme ayant eu l’inconscience ou l’impudeur de prêcher à Versailles, non « la charité, » mais « la haine et la guerre. » Ils avaient reçu le mot d’ordre, ou s’étaient arrogé, d’eux-mêmes, la mission de justifier par avance l’assaut de Paris, que préparait l’état-major allemand : ils y « entraînaient » leurs soldats. « Comme il faut bien donner à cette lutte exécrable les dehors de la justice et de la religion, vous représentez Paris comme une ville corrompue, réprouvée de Dieu, damnée, et vous l’appelez dans vos sermons la moderne Babylone. » Avec une émotion, bien poignante dans sa candeur, le serviteur scrupuleux de la vérité opposait à cette image, toute romanesque, de la capitale française, une esquisse rapide, mais expressive, de ce peuple si ingénu ou si dégoûté de la tartufferie, qu’il affichait ses travers naturels, se targuait de vices qu’il n’avait pas, dissimulait, comme des ridicules, ses vertus. Il montrait, dans la beauté simple et la virilité de ses résolutions, cette « population civile, » pacifique par définition, prenant les armes « pour défendre l’honneur et l’intérêt de la France, et peut-être en même temps l’honneur et l’intérêt de l’Europe. » Comment oser traiter de ville corrompue, et réprouvée, et à jamais damnable, ce Paris « à qui tout manque, excepté le cœur ? » Ah ! nous avons été mieux instruits par l’expérience et nous savons jusqu’à quel point des argumens de cette sorte sont des traits impuissans, lorsqu’il s’agit de traverser la cuirasse de fer forgé, la muraille de diamant qui protège contre l’équité les consciences germaniques.

Cette doctrine sacrilège, prêchée par les pasteurs sous couleur de parole sainte, Fustel de Coulanges aurait pu rappeler, s’il l’eût jugé à propos, qu’avant de devenir l’acte de foi de la chaire évangélique chez les Prussiens, elle était, depuis cinquante ans, le catéchisme indiscuté des historiens allemands. Il avait lu Niebuhr, Ranke, Mommsen, Sybel, Droysen, Dahlmann, Giesebrecht et d’autres. Il connaissait leurs formules, ou tranchantes ou insinuantes, mais sans équivoque toujours, sur la supériorité de l’Etat de Prusse et de la lignée des Hohenzollern. Dans une des préfaces de son Histoire de l’époque révolutionnaire, Henri de Sybel, le pamphlétaire mordant, qui s’était rendu populaire dans les limites de l’Allemagne, et même fameux au delà, par son impitoyable discussion sur la Sainte tunique de Trêves, s’exprimait ainsi sur le problème religieux : « En embrassant le protestantisme, l’Electeur de Brandebourg devint, par cela même, le champion de l’Allemagne indépendante ; tout au rebours, l’Autriche, en ruinant chez elle l’œuvre de la Réforme et en livrant aux Jésuites l’éducation de ses sujets, a rompu pour jamais avec la tradition de l’esprit allemand [2], » Dans un écrit plus ample et plus documenté, dont j’essaierai plus loin de montrer le haut intérêt, Fustel de Coulanges signalera d’un trait rapide, mais profond, l’importance qu’il est juste d’attribuer, dans la fureur de haine des Allemands contre le peuple français, à leur fanatique aversion pour la croyance et les pratiques catholiques. Et qui donc pourrait en douter ? La guerre de 1870, celle de 1914 ont été, avant tout, organisées pour la conquête et pour l’annexion de territoires français ; mais elles gardent plus d’un trait, — l’anéantissement systématique et forcené de nos églises en fait foi, — des guerres de religion.

« De tous les temps, disait Fustel, les conquérans et les destructeurs ont osé se dire les fléaux de Dieu et les instrumens de sa colère. Mais vous, pasteurs d’âmes, vous devriez savoir mieux que personne qu’il faut y regarder à deux fois avant de mêler le nom de Dieu à nos luttes criminelles. Vous, ministres du Christ, vous invoquez le Dieu des combats. Vous connaissez donc un Dieu qui aime la violence et la guerre ? » Nous nous imaginons bien aisément la surprise irritée des prédicans. Nous connaissons aujourd’hui leur credo. C’est celui qu’Henri de Treitschke, le professeur et archiviste de Berlin, l’historien cher à Bismarck, a proféré plus d’une fois dans ses sursauts de mégalomanie, dans ses accès de rage gallophobe : « Tout théologien qui a le sens commun entend bien que l’expression biblique : tu ne tueras point, ne doit pas plus être prise au pied de la lettre que le précepte apostolique d’abandonner son bien aux pauvres. » Et encore : « Ce n’est pas à nous, Allemands, qu’il appartient de ressasser les lieux communs des apôtres de la paix ou des prêtres de Mammon, ni de nous refuser à voir les nécessités implacables de notre temps. » Treitschke, comme chacun sait, définissait l’époque actuelle une époque de guerre, et cet âge un âge de fer. Pour lui aussi, le danger de l’Europe était l’esprit jésuitique. Si la Prusse devait porter jusqu’au plus haut point la puissance des races de Germanie, c’est parce qu’elle seule avait la force suffisante pour amener les autres nations à se remettre en liberté, en secouant le joug de l’Eglise dite universelle. La Prusse n’était-elle pas la forteresse du protestantisme ? Le catéchisme de Luther n’était-il pas le sceau sacré de l’esprit allemand ?


II

Le 29 octobre 1870, Fustel de Coulanges se reprenait à son œuvre de polémiste pour apprécier, comme ils le méritaient, trois factums que Mommsen, « professeur à Berlin, » avait adressés sous forme de Lettres au peuple italien, et qui, réunis en brochure, constituaient « un véritable manifeste » contre la France.

Les deux premiers de ces écrits visaient surtout à établir que la Prusse, « malencontreusement attaquée, » n’avait fait que prendre la défensive pour repousser une insolente et imprudente agression. La supercherie effrontée du comte de Bismarck, falsifiant en compagnie de Moltke et de Roon la fameuse dépêche d’Ems, pour lui donner le caractère injurieux destiné à produire sur le « taureau français » l’effet d’un « haillon rouge, » restait encore, et pour longtemps, le secret des trois bons apôtres. Fustel se borna donc, sur ce point-là, à répondre très simplement, mais avec une force de conviction dont on n’espère pas donner l’idée en résumant, presque en trois mots, ses argumens : depuis l’entrevue de Ferrières, les rôles étaient renversés ; en repoussant toute demande de paix, la Prusse, à son tour, était devenue l’agresseur ; ses desseins ambitieux n’avaient rien de secret, elle étalait toutes ses convoitises.

Mais la troisième lettre de Mommsen allait plus loin que les deux autres. Il réclamait pour la patrie allemande, après l’écrasement des forces de l’ennemi, la liberté de retenir telle ou telle partie de notre territoire qu’elle voudrait s’annexer. C’était, selon lui, un devoir pour la Prusse que de « s’emparer de l’Alsace et de la garder. » Avant même que M. de Bismarck eût énoncé sa résolution de trancher « par la force » cette question : L’Alsace est-elle à la France où à l’ Allemagne ? les historiens de Germanie, armés en guerre à leur manière, mettaient leur érudition et leur dialectique au service de l’esprit de conquête le plus rapace et le plus immoral qu’on eût jamais imaginé. La Science allemande se faisait un sujet de gloire d’humilier aux pieds de la Force le Droit, ou d’affirmer brutalement que ces termes se confondaient. C’est cette criminelle confusion qu’il importait de signaler et de flétrir.

« Il faut que l’on sache bien s’il est vrai que, dans cet horrible duel, le Droit se trouve du même côté que la Force. » Sur quel support d’ordre moral s’appuyait donc l’ambition dévorante de l’Allemagne ? Sur le principe de la nationalité ? Mais, en faisant appel à ce principe, elle en dénaturait du tout au tout la signification. Ce n’était plus, comme tous les peuples sauf un seul en demeuraient d’accord, la faculté, « pour une province ou pour une population, de ne pas obéir malgré elle à un maître étranger. » C’était, au profit d’un « Etat puissant, » l’initiative assurée et indiscutable de « s’emparer d’une province par la force, à la seule condition d’affirmer que cette province est occupée par la même race que cet Etat. » Fustel de Coulanges montrait non seulement l’iniquité, mais l’absurdité du principe entendu à la manière de la Prusse, et il revendiquait la tradition « du bon sens de l’Europe, » c’est-à-dire le droit pour l’Alsace de ne pas se soumettre à une nation, si forte qu’elle fût, qui lui fût étrangère.

Mais, avait dit Mommsen, l’Alsace est de nationalité allemande : « Sa race est germanique, et son langage est l’allemand. » La nationalité, répond Fustel, plusieurs années avant qu’Ernest Renan n’ait repris cette thèse, n’est ni affaire de langue ni affaire de race. C’est le trésor des sentimens héréditaires, c’est le legs « des victoires et des défaites, de la gloire et des fautes, des joies et des douleurs » qui fait une patrie [3]. Par le cœur, par l’esprit, ajoutait-il, l’Alsace est de toutes nos provinces la plus française. On l’a vue à l’œuvre. « On a sommé Strasbourg de se rendre, et vous savez comment il a répondu... Comme les premiers chrétiens confessaient leur foi, Strasbourg, par le martyre, a confessé qu’il était Français. » Quelle cornélienne éloquence ! A ce « prétendu » principe de nationalité, il opposait un autre principe, celui de l’avenir, le principe du libre choix, par la population, soit des institutions qui doivent la gouverner, soit de l’Etat, auquel elle soumettra sa volonté constante. Il concluait ainsi : « La France n’a qu’un seul motif pour vouloir conserver l’Alsace, c’est que l’Alsace a vaillamment montré qu’elle voulait rester avec la France. Voilà pourquoi nous soutenons la guerre avec la Prusse... Nous combattons contre vous au sujet de l’Alsace ; mais, que nul ne s’y trompe : nous ne combattons pas pour la contraindre, nous combattons pour vous empêcher de la contraindre. »

Langage émouvant et viril, et qui saisit par sa noble naïveté, quand on le rapproche aujourd’hui des aphorismes germaniques. « Nous, Allemands, » proclamait Henri de Treitschke, faisant écho à la voix de Mommsen et tâchant de la dominer, « nous qui connaissons et l’Allemagne et la France, nous savons bien mieux ce qui est bon pour l’Alsace que ne le savent elles-mêmes ces malheureuses populations. » Le Teuton s’indignait à l’idée que ces populations, enveloppées et comme garrottées dans un réseau d’erreurs, grâce aux accointances françaises, eussent croupi dans un marasme honteux, « sans rien savoir de la moderne Allemagne. » Et il criait, comme un sourd, — il l’était, et au point d’avoir dû renoncer à la carrière du soldat, qui était celle de son père, général saxon : — « Nous leur rendrons leur propre identité, fût-ce au prix de leur volonté même. »

Quand les historiens allemands tenaient un tel langage, ce fut l’honneur de Fustel de Coulanges d’y répondre comme il l’a fait. Pour estimer à sa valeur cette inflexible dignité, cette roideur généreuse qui donnent tant de tenue et de résonance profonde à la discussion contre Théodore Mommsen, je ne vois rien de plus simple ni de plus sûr que d’en rapprocher la première lettre de Renan à Strauss. Ce n’est pas, on peut le penser, pour sacrifier à un souvenir révéré la moindre parcelle de l’admiration due à une autre mémoire, que j’indique le rapprochement. Mais qui n’éprouvera, surtout aux heures où nous sommes, un peu de gêne et de regret, en constatant combien l’auteur français de la Vie de Jésus gardait de déférence et d’apparente humilité devant l’exégète allemand ?


III

Le 1er janvier 1871, sous ce titre : La politique d’envahissement, — Louvois et M. de Bismarck, Fustel de Coulanges retourne à ce sujet inépuisable du conflit de la France et de l’Allemagne, abordé de biais dans la Lettre aux pasteurs et dans la réponse à Mommsen. Est-il nécessaire de dire qu’il l’approfondit ? Il y aboutit à des conclusions, dont on ne voit bien qu’aujourd’hui la hardiesse et la lucidité, vérifiées par les événemens d’une façon presque miraculeuse.

Les débuts du règne de Louis XIV, au dire de l’historien, sont d’un prince ami de la paix. L’industrie renaît au moment de sa jeune majorité et prend un essor admirable. La noblesse est rentrée dans ses terres et les fait valoir. Il semble qu’on soit pour longtemps détourné de la guerre. L’Europe est aussi peu belliqueuse que notre roi. Si ce régime politique eût duré, on peut s’imaginer les progrès « de l’intelligence, de la conscience même » qui auraient pu en résulter. Mais Louvois vint contrecarrer et finit par réduire à rien ces pratiques laborieuses, imposées à la France entière par Colbert, le commis rémois, fils du marchand lainier, à l’enseigne du Long-Vêtu. Sous la nouvelle influence, la politique de conquête et d’envahissement s’empara de l’esprit du roi, né magnifique et glorieux. Le règne, qui avait semblé préluder comme un spectacle de l’âge d’or, devint un règne de luttes sans fin, tel qu’on n’en avait pas vu en France. Ces entreprises de guerre pour la guerre échouèrent dès le premier jour. La Hollande envahie fut, en réalité, notre vainqueur. Quand la convoitise croissante de Louis XIV inquiéta l’Allemagne, les souverains d’Europe formèrent la Ligue d’Augsbourg. Vint la triste aventure de la succession d’Espagne, et aux victoires sans résultats succédèrent les défaites les plus onéreuses. Notre pays fut envahi, et des revers, presque sans précédent, ramenèrent au roi les cœurs de ses infortunés, mais très loyaux, sujets. Dans l’opinion des peuples, la France fut, dès ce moment et pour toujours, la nation « dévorée de la manie de guerre. » Ils se trompaient sur elle, écrit très finement Fustel de Coulanges. « De ce qu’elle est courageuse, ils ont conclu qu’elle est belliqueuse. Ils l’ont appelée nation inquiète, parce qu’elle ne tend pas le cou au joug de l’étranger ; ils l’ont appelée nation agressive, parce qu’elle ne veut pas voir l’envahisseur sur son sol. » Il faudrait tout citer, et je dois m’excuser de ne savoir que résumer bien froidement des pages si expressives.

La politique d’envahissement, si funeste à l’Etat français sous le règne de Louis XIV, est abandonnée, après lui, sous les deux rois insoucians, ou incapables que l’on sait. Elle était si peu dans l’esprit de notre nation, que la Révolution française faillit prendre la résolution de « supprimer les armées. » Voilà encore, je me risque à le dire en passant, une de ces notations qui révèlent un observateur des données de l’histoire, ne marchant pas le même train que tous les moutons du troupeau. La République fut bien obligée, pour raisons de salut public, de recourir aux armes, mais jamais elle ne s’annexa « une province, que par le vœu formel de la population. » Vous entendez l’allusion à l’élan de l’Alsace. L’Empire, fondé par la guerre, fut, moitié de gré, moitié de force, du premier jour jusqu’au dernier, de plus en plus guerroyeur. Dès qu’il fut tombé, la France se reprit, passionnément, à ses traditions pacifiques. Faut-il insister sur les capitulations diplomatiques du gouvernement de Juillet ? La République de 1848 chanta surtout la Marseillaise de la Paix. Napoléon III lui-même, tout en aventurant l’armée, à l’aveuglette, en Crimée, en Italie, au Mexique, prétendait bien ne pas trahir la promesse de ses débuts et se flattait d’établir, à la fin, la paix impériale.

« Mais il s’est trouvé en Europe un souverain et un ministre qui ont relevé le vieil héritage tombé à terre de Louis XIV et de Louvois, et qui ont repris les vieilles idées, la vieille ambition, les vieilles convoitises. Cette restauration d’un passé détesté nous est revenue de la Prusse, comme si l’intelligence de la Prusse était en retard sur celle des autres peuples. Tandis que toute l’Europe comprenait depuis longtemps que la vraie grandeur des nations consiste dans leur travail, dans leur prospérité, dans le progrès régulier de leurs institutions libres, dans le développement de leur esprit, dans l’équilibre de leur conscience, tandis que tout ce qui était intelligent en Angleterre et en France, même en Allemagne, était unanime à reconnaître que les destinées des nations sont dans la paix et dans la liberté, )a Prusse en était encore à croire que la grandeur tient au nombre des armées, et que la gloire dépend de la force et de la violence. Elle en était encore à mettre son ambition à être une grande puissance militaire. Au moment où l’esprit de travail prévalait dans toute l’Europe, l’esprit de conquête régnait encore à Berlin. C’est par la Prusse que la vieille politique d’envahissement a reparu dans le monde. »

Au service de cette politique de conquête et d’envahissement, la Prusse, nous disait le logicien de l’histoire, a mis, non plus comme Louis XIV, une raison d’intérêt dynastique, de gloire royale, de droit divin, mais le prétexte spécieux de la grandeur de la patrie, mais les principes d’unité et de nationalité allemandes. Toute la race germanique a dû se plier à cette conception, y asservir son âme et ses moyens. Tout homme, né Allemand, a été appelé à se faire soldat pour cette cause et s’est persuadé qu’il était « tenu de devenir un conquérant et un envahisseur à la suite du roi de Prusse et du ministre prussien. » Si la morale répugnait à une telle conception, était-il donc si malaisé de faire taire la morale ? Par bonheur, au-dessus d’elle, « il y a la piété, et il y a le doigt de Dieu... Qu’on ne parle plus du Droit ; la religion commando. La conquête et l’occupation sont un devoir providentiel... Marchez donc devant vous, ô roi pieux, et ne vous inquiétez ni du sang ni des ruines ; c’est Dieu qui pille par vos mains et qui tue par vos canons. La dévotion est un bien doux oreiller pour la conscience. « Il passe dans cette ironie, d’une tristesse ardente, un frisson d’âme à la Pascal.

Avec une clairvoyance bien pénétrante et bien rare, pour un Français de ce temps-là, Fustel de Coulanges décrit la frénétique exaltation des sentimens belliqueux, non dans les classes ignorantes de l’Allemagne, mais dans les classes « élevées et instruites. » Il sait que les anciennes idées sur « la guerre et la gloire » sont l’aliment de la conversation des salons berlinois et « trônent dans les chaires de l’Université. » Il montre qu’à la guerre d’autrefois, « loyale et sans fiel, » la maison des Hohenzollern a substitué un art de combattre nouveau. « Elle a compris, avant tous les autres hommes, que, pour récolter plus sûrement la victoire, il faut commencer par semer la haine. Elle s’est mise à l’œuvre longtemps à l’avance ; bien avant de nous combattre, elle a répandu parmi ses sujets les calomnies les plus incroyables sur notre caractère. Elle n’a cessé de leur parler de notre orgueil, de notre ambition, de notre athéisme, de notre immoralité ; elle a dévotement fait couler la haine dans les âmes. Elle y a employé la religion et a fait du piétisme une arme de combat contre nous. Elle y a employé aussi la science : ses professeurs se sont attachés à travestir notre Révolution française et à dénaturer toute notre histoire pour nous rendre haïssables ; j’en connais qui ont altéré jusqu’à l’histoire romaine pour la remplir d’allusions contre nous. »

La nation haineuse, qui s’était ainsi formée, ne faisait plus la guerre à l’Etat français, mais à la France, mais à tout homme de notre race, mais à toute existence, forte ou faible, alimentée d’un flot de notre sang. « Son orgueil voulait effacer notre nom, son envie voulait détruire nos arts et nos sciences, sa cupidité voulait emporter nos richesses. Par-dessus tout, sa dévotion prétendait châtier nos vices, et elle commençait par nous enlever notre argent, afin d’en faire à Berlin un meilleur usage que nous. Voilà jusqu’où a été poussée la politique d’envahissement... Jamais monarques ni ministres n’avaient si bien su employer un peuple à en frapper un autre. »

Tout cela, sans doute, est noté, déterminé, décrit avec la justesse et la force d’un penseur, qui est un écrivain. Mais que dire de cette vue fatidique de l’avenir ? Quand l’Allemagne aura accompli, jusqu’où elle le veut, son œuvre de conquête et de spoliation, que lui en reviendra-t-il ? Elle aura volé une ou deux provinces. Et elle aura perdu, à tout jamais, non seulement notre ancienne sympathie, mais l’amitié des autres peuples. « Sa sécurité ne sera pas mieux affermie, car plusieurs nations auront intérêt à l’affaiblir. Elle a, il est vrai, l’armée la mieux organisée qui soit au monde, mais la supériorité militaire est ce qu’il y a de plus instable dans l’humanité. »

Autre conséquence à redouter pour l’Allemagne victorieuse : perturbation de son état moral, altération profonde de son âme. Que nos ennemis ne dédaignent pas l’expérience de notre nation ! « Beaucoup des défauts dont on nous accuse sont venus de nos guerres, surtout de nos guerres heureuses. La vantardise, la fanfaronnade, l’admiration naïve de nous-mêmes, le dédain pour l’étranger, n’étaient pas plus dans notre nature que dans celle de tout autre peuple ; ils y ont été introduits par nos guerres, par nos conquêtes, par notre habitude du succès. Toute nation qui recherchera comme nous la gloire militaire, et qui comptera autant de victoires que nous, aura aussi les mêmes défauts. L’Allemagne n’échappera pas à cette destinée. »

Il va plus loin. Il constate que déjà « la vieille Allemagne n’existe plus, » que c’en est fait « des vertus allemandes. » Et il ose, à ce moment-là, prévoir la résurrection de toute l’énergie de notre race. En homme qui doit à son sens de l’histoire l’avantage de « distinguer dans les faits et dans la marche des sociétés ce qui est apparent de ce qui est réel, ce qui est l’illusion des contemporains de ce qui est la vérité [4], » il présage le déchet fatal, l’inévitable affaissement de la nation triomphante : » Qu’on ne pense pas que ce soit nous que cette détestable guerre ait le plus frappés, car nous, nous levons la tête, sûrs de notre droit et de notre conscience. Ceux qui souffriront le plus, ce sont les envahisseurs. Il n’est pas impossible que cette guerre soit le commencement de notre régénération ; elle est peut-être le commencement de la décadence de l’Allemagne. » Mais ce qui peut nous ménager une surprise et ce qui doit nous pénétrer d’admiration, c’est qu’à cette heure de nos grands désastres, Fustel entrevoit le jour où l’Allemagne maudira son comte de Bismarck, sa colossale idole. « Alors, » dit-il avec ce tour d’esprit profond et cette concision de style lapidaire qui font de lui l’héritier des maitres anciens, « la haine qui pèsera le plus sur la mémoire du ministre prussien ne sera pas la haine de la France, d’est la haine de l’Allemagne. »


IV

La guerre était achevée depuis une année et demie. Un deuil silencieux, mais qui serrait les cœurs comme un étau, enveloppait tout le pays de France. On lui avait arraché, malgré lui, pour les asservir, malgré elles, ces deux belles provinces de l’Est, l’Alsace et la Lorraine. Elles sont captives encore ; mais, au cri d’appel et au pas, sans cesse rapproché, des courageux enfans des autres provinces, leurs sœurs, elles se relèvent, et, selon la parole imagée du poète, elles nous apparaissent,


Détachant les nœuds lourds du joug de plomb du Sort.


Cette délivrance, que nos yeux voient poindre, Fustel voulait en hâter la venue, et c’est le sens profond de l’étude qu’il écrivit en septembre 1872, et qu’il intitula : L’Histoire en France et en Allemagne. Il n’attendait qu’une occasion pour reparler à fond de l’esprit allemand et de l’esprit français. Il avait ses raisons pour les opposer. C’était une guerre d’une autre sorte, où nous avions été vaincus depuis longtemps, mais où la revanche pouvait être prise, sans attendre même que les ennemis eussent fini d’évacuer tout notre sol. Fustel reprit sa plume, aussi aiguë, aussi loyale qu’une épée.

Il déchira le rideau qui nous avait caché les procédés insidieux des historiens de pays germanique et, d’autre part, il mit au jour aussi résolument les imprudences, les erreurs, les crimes de lèse-patrie de la plupart de nos historiens. C’est ici surtout que l’on voudrait recueillir la moindre parole. Si je ne cite pas in extenso ces pages qu’il faut lire, c’est que j’espère bien que nos éducateurs sauront, en attendant qu’elles aillent aux anthologies, les rechercher dans la Revue des Deux Mondes, et qu’ils les livreront, avec ou sans commentaire, à la méditation de leurs écoliers.

On ne peut mieux montrer comment, à dater de 1815, le besoin d’admirer l’étranger et surtout l’Allemagne fut en France « plus fort que l’amour du vrai et que l’esprit critique. » Ce fut un enthousiasme sans nom pour la tradition germanique, « en dépit des documens, en dépit des chroniques et des écrits de chaque siècle, en dépit des faits les mieux constatés. » La mode fut d’exalter les Germains les plus reculés, et, tout en chargeant par plaisir la Gaule d’iniquités, personne ne parut tenir le moindre compte de ce que les historiens latins avaient su, avaient vu, avaient affirmé, démontré de la débauche et de la cruauté des barbares de Germanie. Passe encore pour les origines. Hélas ! « Nous portions les mêmes illusions et cet engouement irréfléchi dans toutes les parties de l’histoire. Partout nos yeux prévenus ne savaient voir la race germanique que sous les plus belles couleurs. Nous reprochions presque à Charlemagne d’avoir vigoureusement combattu la barbarie saxonne et la religion sauvage d’Odin. Dans la longue lutte entre le sacerdoce et l’empire, nous étions pour ceux qui pillaient l’Italie et exploitaient l’Eglise. Nous maudissions les guerres que Charles VIII et François Ier firent au delà des Alpes. Mais nous étions indulgens pour celles que tous les empereurs allemands y portèrent depuis cinq siècles. Plus tard, quand la France et l’Italie, après le long travail du moyen âge, produisaient ce fruit incomparable qu’on appelle la Renaissance, d’où devait sortir la liberté de conscience avec l’essor de la science et de l’art (l’admirable formule !), nous réservions la meilleure part de nos éloges pour la Réforme allemande, qui n’était pourtant qu’une réaction contre cette Renaissance, qui arrêta et ralentit cet essor dans l’Europe entière, et qui trop souvent n’engendra que l’intolérance et la haine. » O merveilles de Reims, de Louvain, d’Arras, d’Ypres, lacérées et jetées à bas par les obus incendiaires que les Allemands dirigeaient sur vous, entre deux reprises sans doute du cantique luthérien,


Ein feste Burg ist unser Gott,


que notre maître n’est-il là pour appeler en témoignage vos ruines [5] !

A noter, aussi, ce que dit Fustel de Coulanges des « médisances et des ignorances de Saint-Simon, » et de notre docilité à jurer par ce duc et pair, ulcéré jusqu’à la fureur. Ses indiscrétions, plus d’une fois suspectes, ont eu le déplorable inconvénient d’ouvrir école de scandale, de faire pulluler les commérages sans génie ou même sans talent, toujours accueillis, puisqu’ils étaient dénigrans. « Nous accusions Louis XIV d’avoir fait la guerre à l’Allemagne (entendons l’Empire allemand d’autrefois) pour les motifs les plus frivoles, et nous négligions de voir dans les documens authentiques que c’était lui, au contraire, qui avait été attaqué trois fois par elle. Nous n’osions pas reprocher à Guillaume III d’avoir détruit la république en Hollande et d’avoir usurpé un royaume ; nous pardonnions à l’Electeur de Brandebourg d’avoir attisé la guerre en Europe, pendant quarante ans, pour s’arrondir aux dépens de tous ses voisins ; mais nous étions sans pitié pour l’ambition de Louis XIV, qui avait enlevé Lille aux Espagnols et accepté Strasbourg, qui se donnait à lui. Au siècle suivant, nos historiens sont tous pour Frédéric II contre Louis XV. Le tableau qu’ils font du XVIIIe siècle est un perpétuel éloge de la Prusse et de l’Angleterre, une longue malédiction contre la France. Sont venus ensuite les historiens de l’Empire ; voyez avec quelle complaisance ils signalent les fautes et les entraînemens du gouvernement français, et comme ils oublient de nous montrer les ambitions, les convoitises, les mensonges des gouvernemens européens. A les en croire, c’est toujours la France qui est agresseur ; elle a tous les torts ; si l’Europe a été ravagée, si la race humaine a été décimée, c’est uniquement par notre faute. »

Quelle peut être la raison d’une aberration semblable ? Ce « travers de nos historiens » n’est qu’une « suite de nos discordes. » Et l’homme, qui vient d’assister à l’insurrection de la Commune de Paris, qui a vu la guerre civile s’ajouter comme « complication » à la guerre étrangère, tire de cet exemple cette tragique assimilation : « Il en est parmi nous qui préfèrent la victoire de leur parti à la victoire de la patrie. Nous faisons de même en histoire... Ecrire l’histoire de France était une façon de travailler pour un parti et de combattre un adversaire. L’histoire est ainsi devenue chez nous une sorte de guerre civile en permanence. Ce qu’elle nous a appris, c’est surtout à nous haïr les uns les autres... L’histoire ainsi enseignée n’enseignait aux Français que l’indifférence, aux étrangers que le mépris. »

Cette façon d’écrire et d’apprendre l’histoire, poursuit-il, a fait surgir chez nous un « patriotisme nouveau. » Pour beaucoup de Français, « être patriote, c’est être ennemi de l’ancienne France. Notre patriotisme ne consiste le plus souvent qu’à honnir nos rois, à détester notre aristocratie, à médire de toutes nos institutions. Cette sorte de patriotisme n’est au fond que la haine de tout ce qui est français. Il ne nous inspire que méfiance et indiscipline ; au lieu de nous unir contre l’étranger, il nous pousse tout droit à la guerre civile. » Fustel aurait pu ajouter ce qu’il a d’ailleurs fait entendre : ce patriotisme à rebours nous remet à l’école de l’Allemagne ; il nous ramène dans ses bras.

Il fait observer seulement que nos plus cruels ennemis n’ont pas à se mettre en frais pour inventer, à notre endroit, « les calomnies et les injures, » ils se font l’écho complaisant de nos assertions téméraires, et tout propos, qui, par sottise, nous trahit, est propagé par eux comme un article de foi. Les plus cruelles définitions de notre société, de notre esprit, de nos tendances dangereuses, les Sybel comme les Bismarck, les ont prises chez nous. « Nous avons appris récemment que l’étranger nous détestait ; il y avait cinquante ans que nous nous appliquions à convaincre l’Europe que nous étions haïssables. L’histoire énervait chez nous le patriotisme ; elle le surexcitait chez nos ennemis. Elle nous apprenait à nous diviser, elle enseignait aux autres à se réunir contre nous, et elle semblait justifier d’avance leurs attaques et leurs convoitises. »

Quelle autre façon de faire chez les Allemands ! Leurs historiens sont disciplinés. Ils forment une armée, où les soldats travaillent au service national et sous le mot d’ordre de chefs. L’humble et infatigable investigateur ne sait pas même où il va, mais il arrive où on le mène. Point d’initiative, chez la plupart ; mais « l’effort » d’aucun « n’est perdu. » Tout ce corps savant est animé par une seule volonté ; « il n’a qu’une vie et qu’une âme. »

Quelle est cette âme ? Celle du pays. Tout au rebours de nous, Français, qui jetons aux vents cette définition : « La science n’a pas de patrie, » les Allemands professent hautement que la patrie et la science se confondent. Fustel cite M. de Giesebrecht : « La science ne doit pas être cosmopolite, elle doit être nationale, elle doit être allemande. »

Le patriotisme historique est pour les Allemands la source et la raison d’être d’énormes contradictions. Ce qu’ils détestent dans autrui, ils l’exaltent chez eux. Fustel multiplie les exemples ; en voici un, dont la France a cruellement, et par deux fois, vérifié l’exactitude : « Ils ne peuvent pardonner aux autres peuples d’avoir quelquefois aimé la guerre ; ils ont de généreuses indignations contre les conquérans toutes les fois que les conquérans sont des étrangers, mais ils admirent dans leur propre histoire tous ceux qui ont envahi, conquis, pillé. »

Fustel développe avec force une idée profonde : la science allemande n’est jamais désintéressée. Elle est une arme. Elle met la main sur l’Alsace et la Lorraine, vingt ans avant que les armées se lèvent pour les conquérir. Fustel saurait aujourd’hui que l’audace de ces savans a fait parfois reculer le plus audacieux diplomate. Dans un mémoire adressé par Treitschke à Bismarck, l’armée prussienne s’emparait, en un tour de main, et sans plus de souci du qu’en dira-t-on, de toute la Suisse allemande. On prétend que le diplomate, si dénué qu’il fût de scrupules en matière d’usurpation, ne put se défendre d’un haut-le-corps et qu’il annota d’un triple point d’exclamation cette suggestion d’entreprise à la cavalière.

Mais Fustel de Coulanges ne garde-t-il pas lui-même un reste de l’ancien préjugé français, si favorable aux Allemands, lorsqu’il fait cette concession, qu’en agissant comme on l’a vu, « ces savans sont d’une sincérité parfaite » et que « leur imputer la moindre mauvaise foi serait les calomnier ? » Il n’a bien connu, il est vrai, que les historiens antérieurs à 1870. Dans le catalogue de vente des livres de sa bibliothèque, je crois bien n’avoir vu qu’un ouvrage d’auteur allemand qui soit entré, depuis la guerre, dans sa collection : c’est un ouvrage de Georges Waitz, l’historien médiéviste, qu’il plaçait à son rang, un rang élevé. Et il n’a pas assez vécu pour lire, s’il en avait eu le loisir, les écrits qui nous éclairent maintenant sur le degré de bonne foi de la science allemande au service de l’esprit prussien. Je ne parle pas de ce dernier manifeste, rédigé sans doute avec autant de scrupule scientifique que les communiqués de la fameuse agence Wolff. Mais qui croira que le roué Mommsen ou même que le pur Treitschke, dans leurs attaques véhémentes contre nous, aient été à ce point sincères ? Tout au plus dirons-nous qu’ils se payaient de mauvaises raisons et s’illusionnaient. Ils se flattaient que l’Allemagne humaniserait la Prusse, et il est arrivé que la Prusse, en inoculant ses instincts barbares à l’Allemagne, n’a réussi qu’à propager dans tout le sang germain une monstrueuse maladie morale.

Ce n’est pas un Français qui a le premier constaté et dénoncé ce résultat. C’est l’Allemand Treitschke lui-même. Homme austère, religieux, son sentiment intime a fini par se révolter devant la corruption du principe vital de la Germanie actuelle. Presque à la veille de sa mort, en 1895, il fit publiquement cette confession : « Dans tous les sens nos mœurs se sont détériorées. Le respect, que Goethe déclarait être la vraie fin de toute éducation morale, disparaît dans la nouvelle génération avec une rapidité vertigineuse. » Il affirmait que le respect de Dieu, le respect des limites que la nature et la société ont établies entre les deux sexes, que le respect de la Patrie disparaissaient de jour en jour devant la poussée égoïste des appétits et des jouissances brutales. Quant au jeune empereur, il n’avait pas attendu jusque-là pour se révéler, aux yeux du confident des pensées de Bismarck, comme un « charlatan dangereux. » Le germe de déchéance, démêlé par Fustel de Coulanges, dans le triomphe même de l’esprit de conquête des Allemands, avait mûri mystérieusement, et les yeux, devenus perspicaces, du professeur allemand considéraient avec terreur cette moisson qui se levait. Périr de corruption ou subjuguer l’Europe, c’est le choix qui s’offrait à ce peuple victorieux.

Les nations alliées, comme Fustel de Coulanges le prévoyait, ont formé le faisceau. Rien ne pourra le rompre, et la hache des peuples libres achèvera, le jour venu, le colosse oppresseur. Ce jour, qu’il a prophétisé, Fustel de Coulanges ne le verra pas.


V

« Les Strasbourgeois, » a écrit Paul Guiraud, dans le livre que je citais en commençant, « n’oublièrent pas le professeur qu’ils avaient tant goûté. Peu de temps après la guerre, ils le prièrent de donner encore une conférence. Quoiqu’il évitât de parler à ses élèves des choses du dehors, il nous communiqua, à son retour, les tristes réflexions que lui avait suggérées le voyage, et il termina par ces mots : « Si Strasbourg nous est rendu et que l’un de vous y occupe mon ancienne chaire, je le prie, le jour où il en prendra possession, d’accorder un souvenir à ma mémoire. »

C’est le seul honneur que Fustel ait jamais souhaité. Il avait cette modestie si fière des âmes hautes. On sait qu’il fallut le presser beaucoup pour qu’il acceptât la direction de l’Ecole normale supérieure, et, dès qu’il eut une raison de dignité pour s’éloigner de ce poste élevé, qu’il avait accepté par sentiment de son devoir, il reprit son enseignement et ses rudes études.

Il était membre de l’Institut. Gaston Boissier, qui admirait chez son collègue l’humaniste accompli et l’écrivain de tradition classique, aurait voulu le conduire à l’Académie française. Il détourna ses instances par cette excuse qui doit être rare chez les candidats : il n’avait pas assez fait. Il ne pouvait présenter que bien peu d’ouvrages ; quand il aurait terminé ses travaux sur le moyen âge, il aurait peut-être les titres que l’on doit avoir.

Mais nous connaissons, grâce à la confidence de Paul Guiraud, quel fut le vœu secret du grand historien. Je me permets de le transmettre au directeur de l’Enseignement supérieur, notre camarade normalien Lucien Poincaré. Le jour où il ira inaugurer l’Université française de Strasbourg, qu’il nous fasse une joie de plus et donne le nom de Fustel de Coulanges à la salle d’histoire où l’on enseignera, sans faiblesse, mais humainement, l’histoire de la patrie.


ERNEST DUPUY.

  1. Presque tous les écrits de Fustel de Coulanges, dont j’ai à parler, furent d’abord publiés dans la Revue des Deux Mondes. Ils ont été recueillis par M. Camille Jullian dans le volume posthume des Questions historiques, édité par ses soins.
  2. Le passage est mis en bon jour par M. Antoine Guilland, professeur d’histoire à l’École polytechnique suisse, dans son remarquable ouvrage : L’Allemagne nouvelle et ses historiens. Qui n’a, parfois même sans le nommer, profité de ce livre ?
  3. Cette définition exprime l’idée essentielle de la conférence : « Qu’est-ce qu’une nation, » qui fit sensation sous les voûtes de la Sorbonne. Renan aurait dû y nommer Fustel.
  4. Ces paroles où, sans le vouloir, et en définissant l’idéal de l’historien, Fustel de Coulanges semble s’être défini lui-même, sont tirées d’une des notes intimes que M. Jullian a retrouvées. Il a fait de ce feuillet de prix, portant l’épigraphe Quaero, la préface des Questions historiques (Hachette).
  5. Il vaut mieux prévenir certaines objections. Un de mes amis me rappelle que, dans une supplique adressée à Guillaume II, de nombreux sujets allemands, membres d’un des grands ordres religieux de la catholicité, ont sollicité « la faveur de servir contre la France impie. » D’autre part, dans nos armées, si quelque chose égale l’esprit de sacrifice des prêtres catholiques enrégimentés, c’est la bravoure résolue des fils des protestans français. Est-il nécessaire d’ajouter que le sémitisme. l’islamisme, la pensée libre ont leurs jeunes héros ? Le bloc pangermaniste s’est heurté à la concorde sublime des âmes de nos soldats.