Fusains et eaux-fortes/Les Fêtes de juillet vue de Montmartre
LES FÊTES DE JUILLET
VUES DE MONTMARTRE
Deux fois dans ma vie il m’est arrivé de croire que j’avais une idée neuve ; je n’avais pas encore lu les vers de Namouna :
Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour croire que l’on trouve une seule parole
Qui n’ait pas été dite une fois avant nous ;
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux.
Le Nihil sub sole novi est cruellement vrai.
La première de ces idées était qu’Adam et Ève ne devaient pas avoir de nombril, n’ayant pas été portés dans les flancs d’une femme. J’imaginais sincèrement être le seul homme qui se fût jamais inquiété de ce détail anatomique, Hélas ! je lus par hasard dans je ne sais quel bouquin enfumé que cette question avait été vivement agitée au moyen âge, et que deux peintres, s’étant pris de querelle à ce sujet dans une église où ils peignaient des fresques, avaient passé des paroles aux voies de fait et s’étaient entre-tués, en l’honneur du nombril d’Adam : singulier motif de querelle.
La seconde de ces idées neuves consistait à monter sur les tours de Notre-Dame pour voir le feu d’artifice du quai d’Orsay.
Je dois avouer que je trouvai deux cent soixante-deux personnes assises sur la plate-forme, dont cent trente et une étaient tournées du côté de la barrière du Trône, à l’intention du feu d’artifice que l’on y tire pour faire diversion à celui du pont de la Concorde.
Je fus profondément humilié de voir une intention si délicate et si triomphante partagée par deux cent soixante-deux manants ; s’il n’y en avait eu que deux cent cinquante, compte rond, j’aurais pris mon parti, et je me serais consolé ; mais ce nombre de deux cent soixante-deux me parut ironique, et insultant.
Cette année, peu curieux de réciter le vers de Victor Hugo :
Voisin, votre coude est pointu,
je me hissai sur la croupe de Montmartre, cette butte boisée de moulins, qui semble un vrai Chimboraço aux débonnaires habitants de Paris, et j’éprouvai la même déception. Tout le monde craignant pour ses cors, ou pour ses côtes, s’était retiré sur la montagne comme la fille de Jephté pleurant sa virginité avec ses compagnes.
Il n’était pas encore nuit ; — mais déjà l’horizon avait mordu de sa mâchoire bleuâtre le disque enflammé du soleil qui semblait le bouclier d’un Titan rougi dans une fournaise. — Tout ce côté du ciel était d’un rouge violâtre traversé de veines de nuages gris comme un magnifique porphyre africain.
Cette teinte ardente, pareille à la fumée d’un incendie, se fondait par une dégradation insensible avec le lapis-lazuli de la portion suprême du firmament, piqué de quelques étoiles éveillées à peine qui entr’ouvaient en tremblant leurs paupières dorées. Le gris pur de la nuit envahissait tout le reste.
Des bancs de brumes blanchâtres moutonnaient sur Paris qui, vu de cette hauteur, faisait l’effet d’une mer pétrifiée dans un moment de tempête. Chaque toit formait une vapeur dont la fumée était l’écume ; de longs rayons d’un fauve sanglant glissaient horizontalement sur les crêtes des bâtiments, allumant de loin en loin une vitre, comme une écaille au flanc d’un poisson. C’était superbe, au-dessus de toute peinture et de toute description.
L’horizon acheva de dévorer le soleil ; il ne lui en restait plus entre les dents qu’une tranche d’un jaune pâle et qui s’amincissait de plus en plus. Le soleil englouti, l’ombre estompa la ville comme un dessin qu’on efface ; quelques tours seules, quelques hauts sommets conservaient encore sur leur front le blond baiser et la dernière caresse de l’astre disparu.
Alors, l’Arc de triomphe, ce gigantesque éléphant aux quatre pieds de granit, s’éclaira comme par enchantement ; deux ou trois lignes de points lumineux festonnèrent ses flancs noirs. Il soufflait une bise à décorner les bœufs, et les blanches étoiles de l’illumination vacillaient et plongeaient sous la violence de ce souffle nocturne et semblaient s’éteindre par instants ; mais elles reprenaient bientôt leur pétillement étincelant et le monument flamboyait dans la nuit comme un phare glorieux. L’Arc de triomphe allumé, une pluie de paillettes d’or s’éparpilla sur le velours noir de l’obscurité. L’illumination gagnait la ville.
Le Panthéon, gravement assis sur la croupe de sa colline, avait l’air, avec sa tiare de lampions, d’un pape donnant la bénédiction urbi et orbi ; Notre-Dame portait à son double front un simple fil de diamants lumineux ; quelques lueurs rougeâtres faisaient deviner Napoléon, le Stylite impérial, debout sur le haut de son grand canon de bronze tourné contre le ciel, et de l’autre côté de la Seine, dont le cours était indiqué par une large traînée de brume chaude et rousse, rayonnait, suspendue dans l’air comme dans un météore de gloire, l’étoile de la Légion d’honneur.
C’était un coup d’œil tout à fait babylonien, et je doute que Beelthedzer ou Teglath-Phalasar ait jamais contemplé un panorama plus magique du haut de la dernière des huit tours superposées du temple de Bélus ; figurez-vous une gravure de Martynn de sept lieues de grandeur.
La nuit étant tout à fait tombée, les premières fusées du feu d’artifice commencèrent à s’élever dans le bleu sombre du ciel, en faisant des ricochets lumineux, puis, arrivés à leur apogée, elles éclatèrent et se fondirent en une brume d’argent ; elles furent saluées par un hourra joyeux, car les dieux du faubourg, perchés sur l’Olympe de la butte Montmartre, commençaient à s’impatienter et à demander la toile.
Les pièces s’enflammaient les unes après les autres. De cette hauteur, on ne voyait guère que la réverbération. Ces éclairs intermittents, qui paraissaient sortir du ventre de la terre et dessinaient vivement les tranches et les îlots de maisons, produisaient un effet mystérieux et féerique. De petites boules tricolores qui montaient et descendaient, se croisant les unes avec les autres comme les globes de cuivre entre les mains d’un jongleur, formaient un spectacle très amusant à l’œil. Enfin, l’on arriva au bouquet ; il s’épanouit dans l’obscurité, comme une grande gerbe d’épis d’or, aux barbes d’argent entremêlées de pavots et de bluets de flamme, ou comme la queue du paon de Junon, faisant la roue auprès du trône lumineux de sa belle maîtresse ; puis tout s’éteignit et il ne resta qu’un grand nuage d’un blanc laiteux avec des ombres blondes comme celles des camées, que le vent pétrissait et déformait de ses mains invisibles.
Je relevai la tête, et je vis les étoiles avec leur prunelle jaune comme des yeux de lion, qui regardaient d’un air moqueur les lampions qui s’éteignaient elles brillaient, papillonnaient, scintillaient, flamboyaient dans l’air froid de la nuit et redoublaient d’éclat, à mesure que la fête pâlissait ; elles semblaient dire : Quelle illumination vaut la nôtre qui s’allume tous les soirs et à laquelle personne ne prend garde ? Quoique j’eusse trouvé le feu d’artifice fort beau, je ne puis m’empêcher d’être de l’avis des étoiles. Mon paradoxal ami me soutint que les lampions étaient plus agréables et finit la soirée en me démontrant que j’avais les cheveux rouges.