Fusains et eaux-fortes/Au bord de l’Océan

G. Charpentier (p. 75-85).

de rapport avec les pluies d’étincelles diamantées dont les peintres paillètent leurs marines. L’étendue de la mer, dont les vagues moutonnaient sous le vent, présentait l’aspect d’un tapis de billard sur lequel on aurait cardé un matelas ; des schooners, des koffs et des bateaux de pêche, qui profitaient de la marée pour rentrer au port, se dandinaient disgracieusement sur la crête des houles et rappelaient d’une manière désagréable les petits vaisseaux de carton que l’on met sur les pendules et à qui le baiancier donne un mouvement d’oscillation. Je me croyais au spectacle mécanique de M. Pierre, et j’attendais à toute minute que le monsieur au canard vint tirer son coup de fusil mon espoir fut trompé.

Je n’ai jamais rien vu de ma vie de plus faux, de plus sec, de plus sale, de plus froid et de plus gris de ton que cet Océan tant vanté. Cela avait l’air d’une peinture exécrable, exécutée par un vitrier. Toutes ces mauvaises vagues bossues, mamelonnées, avec leur petit toupet de laine blanche sur la tête, sont du plus piètre effet, et les vaisseaux ont l’air de boutiques d’épicerie à la porte desquelles on ferait sécher des draps et des vieilles chemises.

Voici mon avis tout franc, et je suis fâché qu’il fasse dissonance avec le concerto d’admiration océanique. Ce n’est pas ma faute, je réponds de l’exactitude de ma description. Outre cette pauvreté pittoresque, l’Océan me sembla d’une dimension tout à fait exiguë, peut-être à cause de l’idée indéfinie que je m’étais faite de sa grandeur, sans songer à la perspective. Oh pauvres poètes qui avez tâché de vous former une idée de la mer sur les tableaux des peintres et les récits des auteurs, voilà les déceptions auxquelles vous êtes exposés si vous voulez admirer quelque chose et en faire de belles descriptions n’allez pas voir, tenez-vous-en à la tempête de Virgile ou de Cooper, ne voyez de bateaux de pêcheur que dans les régalantes pochades d’Isabey ; cela sera beaucoup plus sage.

Cependant, pour être juste avec l’Océan, je dois dire que j’y vis un coucher de soleil très passable et un lever de lune presque aussi beau qu’un décor à l’Opéra. Le temps était très clair, le ciel d’une teinte citron pâle ; la mer, frappée horizontalement par la lumière, tremblait et miroitait comme le ventre d’une ablette.

La plage cendrée, avivée d’un reflet orange, ne contrariait en rien cette douceur de ton et concordait à l’harmonie générale. Il n’y avait que trois couleurs le citron du ciel, le vif-argent de la mer et l’orange de la plage. Puis le soleil, pareil à un gros ballon de taffetas couleur de feu, dont le gaz s’échappe, qui tombait lentement à l’horizon. Quand il fut tout au bord de l’extrême ligne et qu’il eut plongé dans l’eau, il se dessina sur son disque échancré la silhouette noire d’une côte lointaine que son étincelante lueur nous révéla subitement et qui avait échappé à nos yeux et aux verres de nos lorgnettes dès qu’il fut enfoncé tout à fait, la dentelure noire disparut, et une belle lune épanouit sa grosse face pâle à l’autre bout du ciel. Un sillage argenté de la même largeur que le globe nocturne s’étalait sur les flots comme un I gigantesque, dont la lune aurait été le point. C’était en vérité très beau mais la lune et le soleil y étaient pour beaucoup.

(La Charte de 1830, 2 mars 1837.)


DÉCORATIONS DE STRADELLA

DÉCORATIONS DE STRADELLA



On n’a pas encore fait une critique sérieuse des décorations de théâtre. Cette phrase sacramentelle « Les décors sont magnifiques, » qui se trouve stéréotypée à la fin de tout compte rendu d’opéra nouveau, compose à elle seule tout le formulaire d’éloges à l’usage des feuilletonistes, gens d’ordinaire assez peu pittoresques.

Cependant, depuis quelques années, la décoration, de métier qu’elle était, s’est élevée au rang d’art, et beaucoup de toiles de fond méritent aussi bien les honneurs d’un examen détaillé que les tableaux pendus à l’exposition du Louvre.

Les décorateurs actuels de l’Opéra, MM. Feuchères, Desplechin, Séchan et Diéterle, quatre jeunes gens de talent, ont fait les plus louables efforts pour perfectionner leur art, et souvent ils sont arrivés à des succès d’illusion que l’on n’aurait cru possibles qu’au Diorama ; ils ont surmonté avec un rare bonheur les difficultés presque invincibles qu’opposent à la magie des effets l’éclairage beaucoup trop vif de la salle et la construction de la cage de la scène. L’on ne saurait donner trop de louanges à la manière adroite dont ils ont éludé le système des coulisses qu’une routine absurde force encore de conserver dans nos théâtres, et ces abominables guenilles pendues à des cordes qu’on appelle bandes d’air.

On surprendrait beaucoup tous les progressifs de l’époque si on leur apprenait que les théâtres sont encore bâtis et machinés comme au temps du marquis de Sourdéac ; rien n’a été changé ni amélioré.

L’on donne à la scène une trop grande profondeur qui est parfaitement inutile ; avec la perspective aérienne et linéaire on a toute la profondeur qu’on veut. Ce qui manque à toutes nos scènes, même à l’Opéra, le plus vaste de tous nos théâtres, c’est la largeur et la hauteur. Il faudrait que la toile de fond, disposée demi-circulairement, fût plus rapprochée des acteurs, qui joueraient sur une espèce de proscénium, à la façon antique. La voix ne se perdrait pas dans tout cet espace inutile et serait répercutée du côté de la salle ; on n’aurait plus besoin de ces feuilles de paravent ni de ces torchons suspendus aux frises. Une salle construite sur forme d’arc de cercle aurait beaucoup moins de places obliques. Cette réforme si simple et si urgente ne sera assurément accomplie que dans plusieurs siècles. La première décoration de Stradella représente un canal de Venise au clair de lune. Il est difficile de voir un effet nocturne plus moelleux et plus velouté le ciel est piqué çà et là d’étoiles scintillantes, fleurs du parterre de la nuit ; Phébé la blonde montre un coin de son pâle visage à l’angle d’un toit, et le reflet de ses beaux yeux s’allonge en traînée lumineuse sur l’eau paisible du canal tout écaillée de paillettes d’argent ; de grands édifices, baignés de cette ombre violette et brumeuse que répand l’astre mystérieux, s’élèvent de chaque côté de cette eau miroitante et se prolongent jusqu’à une profondeur qui fait bien voir qu’avec des peintres comme les décorateurs de l’Opéra il suffit d’une toile plate pour les plus immenses perspectives. La lueur rouge de quelque fanaux contraste heureusement avec l’azur vaporeux des demi-teintes et la blancheur des portions frappées par la lumière. Cela égayé et réchauffe la froideur inévitable des effets nocturnes. L’architecture a bien le caractère du pays ; la maison de gauche, entre autres, produit une illusion parfaite ; on oublie complètement la peinture et rien ne vous empêche de vous croire réellement au bord du canal Orfano, sous le pont des Soupirs. Nous ne connaissons que le Clair de lune des ruines d’Holyrood, de Daguerre, qui soit en état de lutter avec cette décoration.

La décoration du second acte, bien qu’élégante et riche, n’a rien qui surprenne de la part de MM. Séchan, Feuchères et Diéterle ; les statuettes, les tableaux, les cadres qui ornent les murailles sont d’un bon style et spirituellement touchés mais je ne comprends rien à cette quantité de blasons et d’émaux de couleurs différentes, avec leurs cartouches, leurs supports, leurs lambrequins ; ce ne peuvent être les armes du maitre de la maison, car elles seraient répétées ; ni les armes de ses alliés, car, dans ce cas, elles seraient écartelées avec l’écu même qu’on divise en autant de quartiers qu’il est nécessaire. Mais, sans pousser plus loin ces observations, bornons-nous à dire à ces messieurs que leurs blasons pèchent souvent contre les règles héraldiques, ce qui est une faute très légère, et, pour en finir avec les critiques, demandons-leur comment il se fait que l’on puisse, par le balcon d’un appartement, voir en travers le pont de Rialto, qui joint les deux rives du grand canal ; il faudrait pour cela être dans une barque, au milieu de l’eau, ou sur le parapet d’un autre pont ; mais le pont de Rialto est trop caractéristique et indiquait trop bien le lieu où se passait la scène, et MM. Feuchères et Séchan ont bien fait de le peindre sur leur fond.

La troisième décoration, qui a été applaudie avec fureur au lever du rideau, nous montre la campagne de Rome. Le plancher du théâtre est complètement défoncé à l’exception du premier plan.

La droite du théâtre est occupée par une fabrique d’un effet très pittoresque ; la gauche par des pins, des picéas, des chênes verts et tous ces arbres à sombre et forte verdure des pays chauds un chemin creux s’enfonce à travers la campagne, qui s’étend au loin, flamboyante et fauve comme une peau de panthère ; des plaques de soleil étincellent vivement sur le sol crayeux qu’il traverse et lui donnent un air merveilleusement aride ; des ruines d’anciennes constructions romaines en briques rouges, toutes hérissées de lentisques et d’aloès, par leur ton austère et vigoureux, repoussent et font fuir à cent lieues les derniers plans. L’ombre de ces petites collines rugueuses, dont la campagne romaine est bossuée, qui s’allonge, bleuâtre, sur les tons dorés de la plaine, parsemée çà et là de quelques figuiers sauvages, de quelques lièges au feuillage brûlé, est admirablement rendue ; cette ardeur de la lumière et cette fraîcheur de l’ombre prêtent aux lointains, dans les climats méridionaux, une teinte de gorge de pigeon, une apparence de velours épinglé d’une richesse singulière. Tout au fond, l’on voit se dessiner, avec cette foudroyante blancheur italienne, la silhouette de la ville éternelle et la ronde coupole de Saint-Pierre de Rome ; et plus loin, par derrière les crêtes bleuâtres de la